Une âme pure pour exister  

par Aurélie Touraine


Isaac Bashevis SINGER, Shosha, New York, 1978, Traduit de l’anglais par M.-P. Bay et J. Chnéour, Paris, Stock, 1979, coll. « Nouveau Cabinet cosmopolite » , Paris, 2013, réédition dans la collection : J’ai Lu no 10577,


L’écrivain  Isaac Bashevis Singer et le narrateur de son roman Shosha, Aaron Greidinger se ressemblent fort : outre qu’ils sont tous deux issus de familles hassidiques, ils ont en commun leurs lectures, leurs carrières littéraire et journalistique, leur émigration de la Pologne vers les  États-Unis, sans doute aussi une certaine philosophie de vie… Pourtant, Shosha est bien présenté comme un roman. Les échos autobiographiques n’en sont pas moins présents, enrichissant l’œuvre foisonnante de celui qui, lors de la cérémonie de réception du Prix Nobel en 1978, parvint à dérider et émouvoir la digne assemblée suédoise, en parlant de fantômes, de résurrection des morts et de la langue yiddish. Fabuleux conteur donc, mais aussi précieux témoin pour qui veut découvrir les traditions juives d’Europe orientale, telles qu’elles existaient avant la Shoah.
Mais ce n’est pas non plus un récit « documentaire » ou un roman historique ! Bien qu’il reconstitue de manière vivante la Varsovie des années 1930, le narrateur est, avant tout, un homme comme un autre, qui se cherche, qui doute, et que les retrouvailles avec cette mystérieuse Shosha vont guider, sinon révéler.

Isaac Bashevis Singer à sa table de travail/1988

***

Au cœur des traditions juives

La première phrase du roman situe le lecteur au cœur de l’éducation du jeune Aaron ou, selon le diminutif affectueux en yiddish surnommé Arele, laquelle « s’est faite dans trois langues ‘ mortes ‘ : l’hébreu, l’araméen et le yiddish » (p. 11), conformément à la pratique ancestrale des Juifs d’Europe de l’Est. La seconde phrase évoque avec sobriété un ‘hédère (l’école primaire traditionnelle où l’on enseigne les rudiments de la Torah) et quiconque est novice en matière de culture juive comprend qu’il va découvrir tout un lexique, toute une culture traditionnelle. 
Des vêtements aux papillotes masculines et aux perruques féminines, de l’alimentation aux fêtes, c’est à une précieuse initiation par une authentique immersion que nous convie Isaac Bashevis Singer.  Il évoque les textes sacrés (p. 12), les peintres (p. 86) comme il décrit des objets juifs, même s’il ne peut s’empêcher de s’interroger quant à la valeur de ces derniers : « il m’était difficile d’admettre que tous ces objets si étroitement liés à la religion juive n’étaient plus que des bibelots de décoration, leur sens profond depuis longtemps perdu pour beaucoup d’entre nous. », p. 86. Exposés chez Celia, ces objets, arrachés à leur lieu d’origine, semblent avoir perdu la force vitale qu’ils possédaient quand ils avaient leur place dans le foyer familial.
Le lecteur a l’impression d’assister aux préparatifs de Yom Kippour (p. 195, 224), à la célébration de ‘Hanoukah (p. 263), sacrée pour la mère et le frère d’Arele, très pratiquants. De même il salive devant la description des menus du Sabbat (p. 318), et s’émerveille en voyant luire les bougies, les jolis habits et même la vaisselle qui acquiert ici, telle qu’elle est utilisée chez Shosha et sa mère Bashele, une valeur bien plus importante et respectée. On assiste à la cérémonie du mariage juif (p. 289-292), aux débats talmudiques (p. 271), Moishe, le frère du narrateur, étant devenu rabbin comme leur père et vivant de manière « strictement casher », p. 262. Il y a quelque chose de suranné, sinon de cocasse, dans les déplacements de ce jeune homme et de sa mère, l’une portant ses affaires « empaquetées dans un drap », l’autre dans un petit panier « fermé par un morceau de fil de fer et un petit cadenas » (p. 258), faisant ainsi s’arrêter les passants pour les regarder.
Mais de ce pittoresque du monde juif, Aaron, le narrateur de Shosha, s’est détaché. Il a pris ses distances avec ce qui faisait de lui, tout petit déjà « un personnage anachronique à tous points de vue, mais [il] l’ignorai[t] », p. 11. Il n’aspire pas à devenir rabbin comme son père, mais…  écrivain. L’éducation stricte reçue chez ses parents (« Tout ce que j’avais envie de faire était défendu », p. 14), contrastant avec l’accueil chaleureux qu’il trouve chez Bashele, les livres qui lui sont interdits et qui nourrissent son imaginaire (p. 18), les moqueries subies de la part des garçons qui l’« avaient remarqué parce qu’[il]étai[t] le fils du rabbin, et qu[’il] portai[t] un long caftan et une calotte de velours » (p. 16), ont sans doute contribué à le faire embrasser d’autres horizons, tout comme ce fut le cas aussi pour Isaac Bashevis Singer lui-même.
Mais cette nécessaire remise en question de la foi hassidique est sans doute aussi liée au contexte historique.

La fin d’un monde

La culture et la langue juives sont directement la cible d’ Hitler. Les allusions aux menaces d’extermination sont récurrentes dans ce roman dont l’action se situe principalement dans les années 1930. Si le début de la Grande Guerre surgit dans les premiers chapitres du roman (p. 22), ainsi que l’occupation russe de Varsovie en 1917 (p. 24), c’est la montée du nazisme qui accompagne Aaron à l’âge adulte : « J’étais là, dans ce pays coincé entre deux ennemis puissants, bloqué avec une langue et une culture que personne ne reconnaissait en dehors d’un petit cercle de yiddishistes et de radicaux juifs», p. 29.
Les craintes sont fortes envers Staline (p. 61),  exprimées notamment par le personnage de Dora (p. 245) ; mais Hitler est davantage redouté : « À en juger par la façon dont Hitler occupait les territoires les uns après les autres, et celle dont les Alliés le regardaient faire sans lever le petit doigt pour l’arrêter, il n’y avait plus d’espoir pour les Juifs en Pologne», (p. 168).
L’invasion et l’anéantissement semblent un fait incontestable, une réalité inéluctable, dont seule la date reste incertaine, cette perspective étant souvent conjuguée au futur. 
« Les Juifs polonais sont pris au piège. […]  L’amère vérité c’est qu’un grand nombre de Juifs d’aujourd’hui ne veulent plus être des Juifs. Mais il est trop tard pour s’assimiler complètement. Celui, quel qu’il soit, qui va gagner la guerre qui ne va pas tarder à éclater, nous liquidera», p. 183. 

Si Moishe reste confiant, pensant en quelque sorte que Dieu sera plus fort qu’Hitler et Staline, ce n’est pas le cas de la majorité des figures du roman. Au fil des échos des rencontres entre dictateurs (p. 309), on découvre non pas des faits historiques datés ou chiffrés, mais les sentiments éprouvés presque quotidiennement par des personnages, humbles et lucides, presque fatalistes. Dachau et Auschwitz sont nommés (p. 268, 354), mais ce qui constitue le cœur bouleversant de nombreux livres se déroulant au moment de la Seconde guerre mondiale, de l’exode, de la déportation, constitue ici une ellipse. L’épilogue nous projette treize ans plus tard, à New York : ce n’est sans doute pas l’aspect historique qu’il faut chercher en premier dans Shosha.
Quand l’heure semble à la résignation, quand le peuple et les traditions juives semblent voués à s’éteindre, le massacre dont les Juifs seront les premières victimes est sans cesse rappelé (p. 239). Face à cette disparition programmée, l’Amérique représente une chance de salut, notamment pour un écrivain et un possible dramaturge.


I.B. Singer écrivain « américain »

Le métier d’écrivain

Arele a lu des philosophes, des romanciers en cachette de ses parents, il se sent coupable de ne pas être un croyant fervent. Arele comme Isaac ont lu Spinoza jeunes et ont fait partie d’un Club des Écrivains à Varsovie : « Lorsque, enfin, je parvins à regagner la grande ville ; lorsque j’y trouvai du travail comme correcteur d’épreuves et traducteur, et que je fus accueilli au Club des Écrivains, tout d’abord comme invité, puis comme membre à part entière, j’eus l’impression de sortir d’une sorte de coma», p. 27.
Aaron finira par ne plus s’y reconnaître et donc s’éloigner de ce club, mais la littérature occupe une place centrale dans les préoccupations des personnages de Shosha : Feitelzohn et Celia en sont passionnés et en parlent, le riche Sam commande une pièce à Aaron Greidinger pour y faire jouer sa compagne Betty, actrice. 
Lui qui souffrait jusque-là d’une sorte de complexe de l’écrivain (« Que pouvais-je écrire que l’on n’ait déjà su ? » p. 42) se retrouve entraîné dans cette création dramatique à propos de « la vierge de Ludmir » (p. 45) dont il avoue avoir commencé l’ébauche. Le roman met alors en scène l’écriture de la pièce à laquelle participe Betty (p. 68). Mais elle en dénature totalement le propos, en dépossède son auteur et mène à une catastrophe littéraire et théâtrale, à l’intrigue rocambolesque, dans un langage obscur (p. 157-158). Or, on connaît l’importance de la langue pour Isaac Bashevis Singer, qui écrit en yiddish puis traduit souvent lui-même son œuvre en anglais (ou le fait faire, comme pour Shosha, par des proches). Les incongruités et les exagérations qui font sourire le lecteur lors des répétitions deviennent une source de honte, un synonyme d’échec pour le narrateur ainsi que pour son mécène (p. 164). 
Or, plutôt qu’un sujet religieux déformé et devenu aussi grotesque que ses acteurs, le narrateur rêve depuis l’enfance du livre qu’il écrirait (p. 17). La mise en abyme surgit à plusieurs reprises, l’auteur créant un narrateur-personnage en proie aux affres de la création et du doute. La réflexion sur la fiction (p. 230), sur le théâtre yiddish, le clin d’œil littéraire lorsque Tekla perd une pantoufle et que, juste après, Arele se met à son bureau et rédige un conte (p. 240), les nouveaux livres qu’il écrit et qui semblent mieux lui correspondre (p. 312), la publication de feuilletons dans les journaux (p. 336) : tout cela montre que la littérature est au cœur des préoccupations d’Isaac Bashevis Singer. Peut-être même est-ce un des personnages de son œuvre – personnage féminin sans doute, à l’image des nombreuses conquêtes du narrateur comme de l’auteur…
Le métier d’écrivain est aussi une porte de salut financier : l’argent gagné doit permettre une vie plus confortable, un exil possible en Amérique. La reconnaissance en tant qu’écrivain est ce qui permet à Arele de revenir dans le quartier de son enfance, auréolé d’un certain prestige, c’est ce qui a permis à Shosha et sa mère de continuer à avoir de ses nouvelles, un voisin se faisant l’écho de ses parutions. Mais mieux vaut-il vivre chichement et être libre, ou gagner en confort et être dépendant, sinon entretenu ? Arele semble attaché aux chambres modestes qu’il loue (peut-être grâce à la charmante domestique qu’il y rencontre)…

Il y a de l’humour sous la plume de l’auteur, et sans doute un peu de provocation amusée (« De nos jours les Juifs n’aiment que trois choses – le sexe, la Torah et la révolution, le tout ensemble », dans la bouche du non moins provocateur Feitelzohn, p. 53). On se régale donc de l’art du conteur, de sa capacité à dépeindre, à faire parler une multitude de personnages hauts en couleurs (jusque dans leurs amusantes injures, p. 107), à narrer d’incroyables anecdotes (p. 19) pouvant parfois dérouter car nous éloignant du fil de l’intrigue, mais illustrant une vision de la littérature.
Mais c’est bien quand il retrouve sa chère rue Krochmalna qu’il semble le plus inspiré.

Rue du quartier juif de Varsovie, dans les années 30/Pinterest

Un paradis perdu 

« Ce n’était plus ma rue. Personne ne s’y souviendrait de moi ou de ma famille. Lorsque j’y pensais, j’avais l’étrange sentiment que ce que j’avais vécu là ne faisait pas partie de ce monde. […] La rue Krochmalna était comme la couche la plus profonde d’un site archéologique que je ne mettrais jamais au jour. Mais je me souvenais parfaitement de chacun des immeubles, cours, heders, maisons d’étude hassidiques, boutiques – je me rappelais chaque petite fille, chaque badaud, chaque ménagère – leurs voix, leurs gestes, leurs intonations, leurs traits particuliers », p. 29.
Et si l’objectif de son œuvre était justement de mettre à jour ce « site archéologique » et de le faire revivre, grâce à la littérature ?
Cette rue citée dès la première page de Shosha (parmi d’autres ingrédients essentiels du roman, p. 11) est aussi celle où la famille d’Isaac Bashevis Singer a vécu, à Varsovie. « Vous parlez toujours de la rue Krochmalna. Pourquoi ne m’y avez-vous jamais emmenée ? » demande Betty. Arele répond : « Pour moi, cette rue est étroitement liée à mon enfance. Pour vous ce ne sera qu’un lieu sordide. », p. 101. Devant l’insistance de son amie, il en reprend le chemin et c’est avec un « enthousiasme de petit garçon » (p. 102) qu’il retrouve la rue où il a grandi tout près de Shosha, là où le déménagement de son amie, bien qu’à quelques numéros seulement, avait constitué une première séparation dans l’enfance.

Pendant plusieurs pages, les énumérations, les descriptions très détaillées visuellement, l’évocation de personnages phares de sa jeunesse, rythment notre lecture de façon très légère et agréable. Souvenirs et réminiscences de l’enfance, bruits et odeurs reviennent (p. 106) dans un fascinant « spectacle de la rue », p. 103. On a l’impression d’assister à la renaissance du narrateur, y compris en tant qu’écrivain. Chaque numéro de la rue Krochmalna – qui continuera d’inspirer l’œuvre de Bashevis Singer – est l’occasion d’un tableau vivant et empli d’émotion… jusqu’à ce qui était sans doute le terme espéré, l’enjeu inavoué de ce pèlerinage :« Brusquement j’aperçus le 7, où Bashele et ses trois filles s’étaient installées après leur déménagement. […] Et si Shosha se souvenait des histoires que je lui racontais… ?», p. 108.

Les retrouvailles avec la jeune fille éponyme du roman, qui était déjà présente dans la première page comme la petite voisine pour laquelle il ressentait « quelque chose à voir avec l’amour » (p. 11), marquent un tournant dans le récit : « Ne t’en va pas, dit Shosha. Tu es parti une fois et j’ai cru que tu ne reviendrais jamais plus », p. 114. Dès lors, le narrateur va pouvoir tenir sa promesse. Sans doute assigne-t-il ainsi  une autre fonction à l’écriture : « Non, Shoshele, n’aie pas peur. Je ferai en sorte que tu vives éternellement», p. 17.

Shosha

Quand le narrateur retrouve Shosha, il constate avec stupéfaction qu’elle n’a pas changé : « Ses yeux avaient la même expression enfantine et fascinée qu’ils prenaient autrefois lorsque je lui racontais des histoires. », p. 111. Serait-ce elle la vraie destinataire du narrateur, comme s’il comprenait s’être fourvoyé dans ses essais dramatiques et ses aventures avec les autres femmes ?
Il a pensé à elle durant ces années où il ne l’a pas vue, a rêvé d’elle et, désormais, promet de ne plus la quitter. C’est un mystère pour autrui que son attachement à cette jeune fille maladive, plutôt laide, naïve, peu instruite. Il a décliné l’offre d’exil, de richesse, de mariage arrangé, de Sam et Betty, pour rester avec Shosha. 
De nombreux termes péjoratifs sont utilisés pour la désigner (p. 220), beaucoup se moquent (p. 189) et lui demandent ce qu’il lui trouve : « Moi-même » (p. 117), « un moyen magique d’arrêter la marche du temps », p. 131. 

L’écriture d’Isaac Bashevis Singer n’en fait pas pour autant un amour mièvre ou idéal. Si un voisin les compare à Roméo et Juliette (p. 149) – lui-même envisagera par ailleurs de se suicider avec elle – le narrateur reste réaliste dans sa description un peu ironique de sa bien-aimée : « Dieu merci, elle avait toutes ses dents », p. 131. 
En refusant l’offre de Sam, il s’interroge même sur la véracité et l’intensité de son amour (p. 230) mais annonce à Shosha qu’ils vont se marier : « Je venais de commettre la pire folie de toute mon existence, et je n’en éprouvais aucun regret », p. 237. 

Mais alors pourquoi une telle importance accordée à une jeune fille « débile physiquement et mentalement retardée », p. 240 ? Il semble qu’elle lui permette de retrouver son enfance, ses racines, à travers les comptines, les odeurs… L’innocence de celle qui a physiquement aussi l’apparence d’une enfant (le contrôleur la prend pour sa fille p. 295), est telle que ses dialogues avec son mari désormais ne sont pas sans rappeler même certains dialogues socratiques : par ses questions, elle semble le ramener à l’essentiel. Cette « tendre petite âme » (p. 307) l’éclaire, le révèle, redonne du sens ou permet de prendre conscience de ce qui n’en avait pas. 
Celle qui aurait souffert d’une « maladie du sommeil », qui demeure hantée par la mort de sa sœur, garde une silhouette et un visage enfantins, mais son mariage la fait changer. Touchante, elle devient femme, s’occupe d’Arele, éprouve des envies de maternité et, surtout devient essentielle dans une fonction quasiment ontologique, elle le fait exister : « De plus en plus fréquemment, elle m’interrogeait sur les sujets qui m’intéressaient le plus », p. 314. Il peut même expérimenter, en conversant avec elle, l’écriture automatique pour progresser et créer. Elle ne l’affuble pas, elle, du surnom de « Tsutsik ». Bien loin de celui qu’il devenait sous l’influence de Betty et de Sam, il semble prendre confiance, se réaliser. Ses tourments disparaissent presque après son mariage, ou en tout cas s’atténuent et parviennent à s’exprimer. 
En effet, que ce soit au sujet des femmes, de l’écriture, du bonheur, du destin individuel comme de celui du monde, Aaron s’interroge souvent dans la première partie du récit. Il peine à prendre des décisions, cherche des réponses chez les philosophes, qu’il s’agisse de Spinoza, Schopenhauer, Nietzsche, ou de son ami Feitelzohn. Fréquemment en proie au doute, à la mélancolie, au pessimisme, il aspire à vivre plus en paix avec lui-même, avec ses ancêtres et la religion juive (p. 253). 
Ses retrouvailles et sa prise de décision envers Shosha donnent l’impression que les choses changent. Il semble tout d’abord se réfugier derrière un certain fatalisme dénué de libre arbitre : « Il me semblait n’avoir rien du tout décidé moi-même. Une puissance inconnue avait pris toutes les décisions à ma place. Il ne me restait même plus l’illusion d’avoir librement fait mon choix », p. 286.
C’est un homme fidèle, lui qui collectionnait les conquêtes. À Betty, qui paraît le contraire de Shosha et essaie de lui faire dire les raisons de ce mariage : « Je ne le sais pas vraiment mais je te répondrai quand même. Elle est la seule femme en qui je peux avoir confiance, dis-je, choqué par mes propres paroles », p. 342.
Dans l’épilogue, âgé de quarante-trois ans, il apparaît comme ayant pris en main son destin, plus mûr et affirmé : grâce à Shosha ?
Les dernières pages évoquent succinctement et pudiquement la mort de Shosha, le lendemain de leur départ de Varsovie (p. 357). Aaron aura finalement eu recours à l’aide de Betty pour obtenir les papiers lui permettant de partir pour New York, où il a rencontré un certain succès. Faut-il y voir une fin pessimiste ?
Néanmoins, les derniers mots du roman sont : « Nous attendons une réponse » (p. 372), accompagnés du rire de Haiml qu’il a retrouvé à New York et avec qui il a fait le bilan de leurs vies… Faut-il y voir une fin optimiste et la malice d’Isaac Bashevis Singer ?

***

De ce titre énigmatique, de ce personnage déconcertant, il reste après la lecture une figure de femme presque pure par sa sincérité, sa naïveté, son don de soi envers un homme jusque-là souvent en proie au mal-être, au doute. Ce roman n’est pas juste l’histoire en partie autobiographique d’un Juif. Ce qui aurait pu être le chant du cygne d’un narrateur voué à disparaître sous l’effet dévastateur de l’Histoire, devient un récit foisonnant, riche d’une vie pleine de quêtes et d’humanité. Le préambule d’Isaac Bashevis Singer nous en avertissait (p. 7). Ce qui s’intitula d’abord Soul Expeditions dans sa parution originale en feuilleton (1974) touche sans doute à quelque chose de l’universalité de la destinée, de la complexité de l’âme humaine, mais sans emphase ni arrogance. Shosha, celle dont il aurait dû avoir honte, devient peut-être celle grâce à qui il n’a plus honte de rien, ni d’elle, mais ni non plus de son identité, juive, familiale, littéraire.


Indications bibliographiques 

Conférences données au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, à Paris, janvier 2013 : : « Isaac Bashevis Singer, le dernier écrivain yiddish » par G. Brisac, A. Desarthe, G. Desarthe, I. Morgensztern, F. Noiville.

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