Lire Le Complot contre l’Amérique,

roman de Philip ROTH (5/5)

par Didier POURQUIÉ


Cours dispensé en CPGE (Scientifiques),

Lycée Montaigne de Bordeaux (2019-2020).


QUELS ESPOIRS POUR LA DÉMOCRATIE ?


Philip ROTH, Le complot contre l’Amérique, Titre original : Plot against America (2004), Traduit de l’anglais par J. Kamoun, Paris, Gallimard, 2007, Collection Folio, N°4637.


Le Complot contre l’Amérique ne saurait à aucun égard être considéré comme un « roman à thèse » ou un « roman patriotique » dans la mesure où, en recourant à l’uchronie, il se borne à imaginer et à construire un univers de pure (ou d’impure?) fiction. Il décrit cependant les dangers  qui menacent la démocratie américaine et met en scène aussi la mobilisation des garde-fous qui la protègent : les règles régissant l’action politique et l’opposition institutionnelles.

1. L’action politique

1.1. L’action institutionnelle
On peut trouver que l’action des institutions est muselée par l’action du nouveau gouvernement, il n’empêche, ces institutions continuent de fonctionner et de prémunir l’Amérique d’une dérive despotique pendant un certain temps. Face à l’évolution de la situation, deux comportements se dessinent chez les opposants à Lindbergh : fuir ou rester. Shepsie Tirschwell choisit de fuir au Canada pour s’y protéger des mesures discriminatoires qui se multiplient. Son ami Herman, lui, décide de rester. Il est remarquable de noter que les deux personnages sont informés de l’actualité de la même manière, par des projections cinématographiques. Mais s’ils ne tirent pas la même conclusion, c’est que leur foi en l’action institutionnelle est différente. Telle est du moins l’interprétation que fournit Herman dans ce passage.

Lire l’extrait p. 286-287 : « Si Shepsie pense que l’heure est venue (…) leur dire ce qu’ils ont à faire. »
Citation : « Il y a encore la Cour suprême dans ce pays, et grâce à Franklin Roosevelt, elle est libérale, et elle est là pour veiller sur nos droits. », p. 286.

Herman croit fondamentalement dans les principes de justice établis en Amérique. Ce que Roosevelt a construit, nul ne saurait le déconstruire, d’une part parce que les institutions sont solides, d’autre part parce que le peuple n’est pas assez stupide pour renoncer aux libertés acquises par la démocratie. Il y a chez Herman la conviction que l’Amérique évolue selon une dialectique favorable à l’autonomie de chacun. Il n’est pas totalement naïf dans la mesure où il s’informe et où il apprend quotidiennement les progrès du fascisme dans le monde. Mais, selon lui, la jeunesse de l’Amérique, la noblesse de ses valeurs la mettent à l’abri des conséquences d’un épisode ultranationaliste. Et, avec la liste des personnalités qu’il énumère, il rappelle à Bess que les contreforts du régime démocratique sont encore solides, et en particulier la Cour Suprême des États-Unis. Rappelons, au passage, quelles sont ses attributions : elle décide si les lois fédérales ou les lois étatiques sont conformes ou non à la Constitution. Son jugement est définitif et sans appel. 

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Le bâtiment de la Cour Suprême, terminé et occupé à partir de 1935.

On peut également se souvenir avec quelle vigueur FDR défend la liberté américaine menacée par les relations obséquieuses qu’entretient Lindbergh avec Hitler au nom de l’attachement du peuple à la liberté, de sa détestation de la servitude : il se réfère explicitement à « la Charte des droits, ce document fondateur » (p. 259). Autrement dit, tant que les institutions du pays existent, elles seront toujours en mesure de faire barrage à toute dérive autocratique.

1.2. L’action de l’opposition
Mais il existe aussi en démocratie une liberté de parole qui autorise l’opposition au gouvernement à s’exprimer sans réserve. Cette action de la parole critique est essentielle pour brider, voire empêcher les dangereux écarts que pourrait prendre une législation sous influence fasciste.
L’investiture républicaine de Lindbergh inspire une peur irrationnelle chez les Juifs qui prend racine dans des souvenirs de pogroms du début du siècle. Mais l’opposition existe, elle détient des postes clés dans l’administration, et elle est entièrement dévouée à la cause de FDR. 

Lire l’extrait p. 35 : « À elle seule, l’investiture surprise de Lindbergh (…) pour être les amis des Juifs. »
Citation : « À elle seule, l’investiture surprise de Lindbergh avait suffi à réveiller la hantise atavique de n’avoir aucun défenseur(…). Du coup, on avait oublié que Roosevelt avait nommé Frankfurter à la Cour suprême, Henry Monrgenthau aux finances, en choisissant pour proche conseiller le financier Bernard Baruch ; on avait oublié Mrs Roosevelt, Ickes, et le vice-président Wallace, qui, comme le président lui-même, étaient connus pour être les amis des Juifs. », p.35.

La « hantise atavique » évoquée ici repose sur le pogrom de 1903. Pour le narrateur qui n’est  alors qu’un enfant, il s’agit de préhistoire. Il est naturel qu’il souscrive à la position d’Herman, son père, plus progressiste et plus résolument optimiste. La peur de la communauté juive est inspirée par des faits désormais prescrits, et elle domine de ses cris la règle démocratique qui a pourtant les moyens de se faire entendre et d’agir, notamment en organisant des élections, contre la menace républicaine. 

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Felix Frankfurter (1882-1965)
Juge américain siégeant à la Cour Suprême des États-Unis.
Il conseilla FDR pour de nombreuses mesures du New Deal

2. Formes de lutte et de résistance

2.1.  la parole libérée
Dans l’énumération des instances en mesure d’agir pour protéger la démocratie du péril fasciste, le narrateur mentionne également les journaux américains.

Lire  l’extrait p. 35-36 : « Il y avait Roosevelt (…) le second de Hitler. »
Citation : « PM […] s’en prenait aux républicains dans toutes ses colonnes […]. Une photo de la médaille nazie décernée à l’aviateur s’étalait en première page. », p. 36.

La presse – ordinairement appelée le « quatrième pouvoir » – peut se mettre au service d’un gouvernement. Mais elle a aussi et surtout le rôle essentiel de contre-pouvoir, autrement dit elle peut se dresser contre les pouvoirs de l’État, à savoir le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Dans l’extrait que nous venons de lire, on peut remarquer que cette tendance à la contestation active est une sorte de réflexe médiatique. Le Newark Evening News, nous dit-on, « pourtant républicain », s’insurge contre l’investiture de Lindbergh. Le PM, un quotidien libéral publié à NY de juin 1940 à juin 1948, n’hésite pas à faire figurer en première page la photo de Lindbergh arborant la décoration offerte par Goering. Il faut prendre conscience que, à une époque où l’Internet et la télévision n’existaient pas encore, les journaux à fort tirage ainsi que les émissions de radio avaient un rôle considérable sur les esprits. Très attentif à la presse, Herman y trouve une raison de se rassurer. Tant que la presse reste libre, la démocratie n’est pas en danger.

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Le salut nazi de Lindbergh

On se réjouit de cette résistance verbale dont le héros est Walter Winchell. Ne reculant devant aucun effet, multipliant les jeux de mots, forçant la causticité jusqu’à un apparent cynisme, le chroniqueur ose tout.

Lire l’extrait p. 329-330 : « Pour preuve, le vice-président Wheeler (…) dans l’Amérique aryenne d’Adolf Lindbergh ? »
Citation : «À qui le tour,’Amérique, à présent que le pays n’est plus régi par les droits de l’homme et que la haine raciale mène le jeu? De…mandez le programme des pogroms Wheeler-Ford pour des persécutions finances par l’État! Sera-ce le tour des Noirs, ces éternels souffre-douleur? Des Italiens, ces bourreaux de travail? Du dernier des Mohicans? Lequel d’entre nous est devenu indésirable dans l’Amérique aryenne d’Adolf Lindbergh? », p.330.

Winchell exagère-t-il ? Il semble avoir au contraire une longueur d’avance sur la révélation qui sera faite au public de la loi Homestead 42. Sa lucidité est telle qu’on peine à accepter ses conclusions, lesquelles pourtant se vérifient ensuite. Ses ennemis estiment qu’il ne raconte que des boniments ; ses partisans l’écoutent, avec des frissons d’angoisse, mais ils ne semblent pas toujours prendre la mesure de la vérité dénoncée. L’allusion au camp de Buchenwald est, par exemple, incapable de se frayer un chemin dans les esprits parce que la réalité des camps de concentration ne sera admise que beaucoup plus tard aux États-Unis. Ainsi, Bruno Bettelheim, par exemple, n’a pas pu publier aux États-Unis, avant 1960, son essai, Le Cœur conscient. Sa première version, destinée à la publication pendant la guerre, n’avait reçu aucun écho : personne ne voulait croire les élucubrations de ce jeune homme échappé des camps de concentration en 1939.
On écoute, dans la communauté juive, les interventions de Winchell comme on assiste au spectacle. 

Lire l’extrait  p. 37 : « C’était le dernier soir de juin 1940  (…) le plus connu après Albert Einstein. »
Citation : « … lorsque Winchell eut fini son speech, à neuf heures et quart, nos parents eurent envie d’aller faire un tour  pour profiter en famille de cette belle soirée », p.37.

On s’aperçoit que le porte-parole de la minorité juive est accueilli comme la preuve rassurante que les institutions fonctionnent parfaitement. La parole vindicative réjouit les foyers juifs ; on se retrouve autour d’elle sans éprouver l’angoisse contenue dans ses messages, parce que l’existence même de la libre expression garantit celle de la démocratie.
Au fil du roman, quand les mesures prises par le gouvernement privent graduellement les Juifs de leurs libertés fondamentales, on se raccroche encore à la presse, comme à un fétiche. C’est le cas d’Herman qui ne quitte pas son journal une minute : « Désormais, il ne déambulait jamais dans la maison sans son exemplaire de PM, soit roulé comme une arme avec laquelle partir au front si besoin était, soit ouvert à une page où il voulait lire quelque chose à ma mère » (p. 150).
Les lignes qui suivent montrent l’exaspération d’un homme qui ne comprend pas pourquoi, malgré l’avalanche d’informations, les Russes ne luttent pas contre la progression nazie. Le coup de sang d’Herman traduit les limites du pouvoir des médias qui, malgré leur influence, ne parviennent pas à ouvrir les yeux du peuple américain.

On ne peut donc pas faire de cet instrument de résistance la porte du salut pour la démocratie. Les médias sont à la fois puissants et fragiles. Les acteurs de la radio et de la presse écrite n’ont que leur notoriété pour protection. Ils peuvent espérer que la censure qu’on peut leur infliger, leur éventuelle mise à pied, voire leur arrestation susciteront un scandale assez retentissant pour infléchir toute initiative gouvernementale vers une restriction de leur liberté. Mais, à découvrir le déroulé des événements, on voit bien que cette protection n’est qu’illusoire. Winchell est aussi bien conspué qu’acclamé quand il se présente aux élections. Il finit par être abattu, et soudain, avec la disparition de ce  fragile rempart humain, tout semble désormais s’effondrer. Les pogroms éclatent et  s’intensifient, les Juifs se barricadent, la mère de Seldon est assassinée, des Italiens prennent la place des Wishnow, etc.

Lire p. 393-394 : « Le soir même, dans notre rue (…) dans leurs proportions superbes. »
Citation : «« [L]e meurtre avait eu lieu à quelques mètres seulement [du] palais de justice Jefferson, avec son imposante statue de Jefferson dominant la rue.», p.394.

Le contexte dans lequel s’est produit le meurtre de Winchell est éloquent. Il a eu lieu à proximité des édifices qui constituent des symboles démocratiques. Une manière symbolique de montrer que les institutions ne sont pas en mesure de protéger ceux qui parlent librement.

3. L’écriture comme résistance

Roth ou le choix de l’uchronie
3.1. Adopter l’angle de l’autofiction
Chez Roth, la critique politique n’est pas ouvertement proclamée . L’idée de la composition du Complot contre l’Amérique lui est venue par hasard. Il l’affirme lui-même dans « Mon uchronie », dans un article paru dans la New York Times Book review ( numéro du 19 septembre 2004), paru sous le titre de « The Story Behind ‘‘The Plot Against America’’ »/« Ce qu’il y a derrière Le Complot contre l’Amérique ». Cet article est repris in extenso dans Pourquoi écrire ? p. 472-487, Gallimard, 2019, Collection Folio n°6646.
C’est la lecture de l’autobiographie de l’historien Arthur Schlesinger Jr : A Life in the Twentieth Century: Innocent Beginnings (2000) qui lui servit de déclencheur du projet romanesque.  Cette lecture faisait en effet écho chez le romancier à sa propre jeunesse, à Newark. Bien qu’enfant en 1940 (il n’avait que sept ans), il assure avoir eu très tôt une conscience aiguë de l’antisémitisme, non seulement des nazis, mais aussi des Américains. Il faut dire, précise-t-il, qu’à l’époque, des personnalités comme Lindbergh ou Henry Ford étaient au moins aussi célèbres que des vedettes de cinéma comme Chaplin ou Rudolf Valentino. Roth signale même que, dans l’ouvrage de Schlesinger, c’est une phrase précise qui a suscité son projet d’écriture : elle stipulait que le Parti républicain comptait, à un moment donné, présenter la candidature de Lindbergh à la présidentielle. Ce passage l’a amené à se demander : « Et s’ils l’avaient fait ? »
Roth n’avait jusque-là jamais entrepris d’ouvrage d’uchronie comparable à son projet. Il n’avait en tête que le roman d’Orwell, 1984, pour concevoir la possibilité d’une dystopie. Mais il ne souhaitait pas pour autant élaborer une œuvre similaire : la fiction orwellienne propose une vision panoramique du régime policier, en assumant très volontiers ses outrances et ses invraisemblances. Pour Roth au contraire, tout devait être décrit le point de vue de sa propre famille, ce qui devait atténuer au maximum la description d’événements improbables. En faisant revivre ses parents, en collant au plus près de leur vérité personnelle, Roth faisait reculer le risque de tomber dans le loufoque ou le grand-guignol. Surtout, il adoptait la perspective tout humaine des réactions spontanées face au désordre et à l’imprévisibilité des événements. « Orwell a imaginé un avenir né d’un changement énorme, avec des conséquences épouvantables pour tout le monde ; moi, j’ai imaginé un autre passé à une échelle bien plus réduite qui serait effrayant pour relativement peu de personnes» dans Pourquoi écrire?, p. 477.
Le principe n’est simple qu’en apparence. Choisir de narrer cette fiction par l’intermédiaire d’un enfant ne va pas sans poser des problèmes. L’enfant n’a pas de recul analytique, il n’a pas non plus toutes les données historiques, il ne peut comprendre l’ implicite des discours politiques prononcés à la radio ou figurant dans les journaux. Dans l’explication que Roth donne de son choix d’écriture, on mesure les difficultés rencontrées et le talent qu’il a su déployer pour les surmonter : « Au cours des premiers mois d’écriture, je trouvais assez contraignant de devoir observer cette calamité par-dessus l’épaule d’un enfant. Je n’ai compris qu’après plusieurs tentatives et autant d’impasses comment je pouvais laisser ce petit garçon se comporter en petit garçon tout en introduisant, par le biais de la voix de l’adulte, une intelligence capable de faire la part des choses. Il me fallait, d’une manière ou d’une autre, arriver à fondre ces deux voix en une seule, l’intelligence capable d’évaluer la situation et la replacer dans un cadre plus général, et le cerveau d’un enfant qui tend à particulariser le général et se montre incapable de voir au-delà de sa propre vie d’enfant », dans Pourquoi écrire, p. 479. C’est quasiment réussir la quadrature du cercle, puisqu’il faut en même temps s’en tenir à la réalité perçue sans la distance interprétative qui vient avec le recul du temps, et combiner le ressenti authentique de l’enfant à la compréhension des adultes.
Dans le passage suivant, nous pouvons nous faire une idée des moyens mis en œuvre par le romancier pour faire tenir ensemble ces contraintes. La scène se produit peu après une dispute entre Herman et sa belle-sœur au sujet de Sandy. Tante Evelyn souhaitait que Sandy participe au repas organisé par le président, le père s’y opposait. Bess, maintenant, essaie de calmer les esprits.

Lire p. 277-278 : « Qu’est-ce qu’on fait Sandy ? (…) il enfonça le visage dans son oreiller. »
Citation : « Ma mère me sourit : « Pourquoi? Qu’est-ce que tu veux savoir, toi?
– Pourquoi tout le monde crie.
– Parce que tout le monde voir les choses différemment», p.278.

Le dialogue montre que le jeune Philip Roth ne comprend pas bien les enjeux de la dispute, voilà pourquoi il demande à sa mère de continuer à expliquer. Mais le point de vue de la mère permet de comprendre la psychologie d’une tante qui a cédé aux charmes discrets de ceux qui détruisent la démocratie, et de saisir en même temps que Bess a une perception plus fine et lucide de la situation dans son pays. 

3.2.  La grande histoire en oblique
Plusieurs critiques, comme Stephen Milowitz (dans Philip Roth Considered : The Concentrationary Universe, 2000), considèrent que toute l’œuvre de Roth est conditionnée par la Shoah. Dans son étude ( Contre-histoire et contre-mémoires dans Le Complot contre l’Amérique de Philip Roth in Revue d’Histoire de la Shoah, 2009/2 (N°191), p. 79 à 94),  Ada Savin remarque : « la sensation de vide qui se dégage des romans de l’écrivain indique une coupure avec le judaïsme tel qu’il a été vécu par les Juifs européens, avant et pendant la Shoah. Combler ce vide est bien évidemment impossible ; tout au plus, l’écrivain peut-il emprunter des voies tangentes pour approcher cette expérience limite qui lui a été épargnée.» Il y aurait en effet un sentiment de culpabilité chez Roth comme chez beaucoup de Juifs américains récemment venus d’Europe : celui d’avoir échappé au massacre, et ce sentiment serait en partie à l’origine du Complot contre l’Amérique.

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Scène de pogrom à Lviv en Ukraine, 1941.

Ce qu’il s’agit de faire, à travers la chronique de deux années d’une famille juive américaine, c’est le tableau d’une Amérique devenue le contraire de ce qu’elle représentait pour eux, un véritable cauchemar. Cette image du cauchemar est restituée à travers une image récurrente, une sorte de fil rouge, celui des timbres du jeune Philip. Ces timbres symbolisent en effet les valeurs, les emblèmes et les paysages mythiques de l’Amérique. Mais quand l’enfant imagine retrouver toute sa collection barrée de la croix gammée, c’est la fin de la ‘pastorale américaine’. Bien qu’il se défende de recourir à des symboles ou à des allégories, force est de constater que l’évocation de cette collection de timbres (que l’enfant finit par perdre en essayant de quitter sa famille : autre symbole) joue un rôle signifiant très fort et qu’elle éclaire singulièrement l’évocation du sort des Juifs pendant la guerre.

Lire l’extrait p. 70 : « Au moment où je regardais la page (…) une croix gammée noire. »
Citation : « [S]ur tout ce que l’Amérique avait de plus bleu, de plus vert, de plus blanc, et qui devait être préservé à jamais dans ces réserves des origines, était imprimée une croix gammée noire. », p. 70.

Par ces inventions (le cauchemar de Philip), par ses pastiches (les discours de Lindbergh président), par la construction autobiographique imaginaire (la vie des Roth sous présidence fasciste), l’écriture romanesque donne à voir l’histoire hypothétique de l’Amérique telle qu’elle a bien failli se produire. Cette semi-fiction jette une lumière crue et inquiétante sur l’Amérique contemporaine. Au fond, ce qui se découvre, c’est que l’antisémitisme aux États-Unis est une réalité qui se contient, mais qu’il suffirait d’une opportunité pour que les vannes de la haine s’ouvrent enfin. 

Lire  l’extrait p. 381-382 : « Là, dans les quartiers juifs les plus importants (…) et Euclid Street. »
Citation : « Les Juifs piégés dehors avaient été agressés et frappés, des croix arrosées de kérosène avaient été enflammées sur les pelouses des belles maisons de Chicago Boulevard aussi bien que devant les modestes pavillons à deux logements des peintres en bâtiment, des plombiers, des bouchers, des boulangers, des brocanteurs, et des épiciers établis sur Webb Street et Tuxedo Street et dans les petites cours crasseuses des Juifs les plus pauvres sur Pingry Street et Euclid Street », p.382.

3.3. En guise de conclusion : modestie et ambition du projet
Roth se défend cependant d’avoir voulu écrire un roman à clés sur l’Amérique d’aujourd’hui. « Mon objectif n’est ni la métaphore ni l’allégorie », dans Pourquoi écrire?, p. 483. Il prétend qu’il n’avait pas l’intention d’insinuer ce qui peut arriver ou qui arrivera un jour, que ce roman n’est pas un exercice de prédiction historique mais de spéculation historique. Il n’empêche. On ne peut manquer d’être saisi aujourd’hui par la pertinence des questions qu’il aborde dans une Amérique qui, aujourd’hui, ne condamne qu’à demi-mot un racisme à peine voilé – pour ne pas dire assumé – dans les plus hautes instances de l’État.
Et de toute façon, Roth, dans les commentaires qu’il ajoute à son œuvre, insiste particulièrement sur l’appendice final de 27 pages où il fournit des éléments attestés pour étayer l’irréalité historique qui précède. Il ne veut pas donner d’affabulation irréfléchie ou inconsidérée – mais en quoi la fiction pure est-elle un problème pour un romancier puisque c’est l’aliment principal de son travail ?
À la fin de son article, il cite Aristophane.
« Et voilà Aristophane, ce clown qui, à n’en pas douter, doit être Dieu, nous a donné George W. Bush, un homme incapable d’assurer la bonne marche d’une quincaillerie et encore moins celle d’un pays comme le nôtre, un homme qui a, en ce qui me concerne, redonné tout son sens à cette maxime qui préside à l’écriture de tous ces livres, et qui a rendu notre vie d’Américains tout aussi précaire que celle de n’importe qui : ‘toutes les assurances que l’on vous donne sont soumises à conditions’, même ici, dans notre démocratie vieille de deux cents ans. », Ph. Roth, « Mon uchronie », in Pourquoi écrire, p. 486.
 Preuve que Roth avait une idée très précise de l’actualité de son ouvrage, et qu’il n’était pas seulement destiné à distraire. Il livre à ses lecteurs (présents et futurs) une réflexion politique toujours actualisable, toujours active.