A la recherche du réel perdu :

Lecture d’une lecture lévinassienne

par Raphaël Benoilid


Emmanuel LÉVINAS, « Désacralisation et désensorcellement ». Première publication dans le recueil collectif dirigé par J. Halpérin : L’autre dans la conscience juive, Paris, PUF, 1973, p. 55-74.
Cette leçon talmudique a été recueillie dans :
Du sacré au saint : Cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988, p. 82-121.


Rabbi :Lernen

Emmanuel Lévinas, parallèlement à son œuvre philosophique, a, sans discontinuer, enseigné la Torah. Exégète du Talmud, il en fut un passeur, un « traducteur ».
Or, c’est bien comme talmudiste qu’il a entrepris de « dé-mythiser le religieux » (Du sacré au saint, Avant-propos, p. 10).  Il intitule même une de ses leçons « Désacralisation et désensorcellement » …
Que peuvent bien signifier ces expressions et le projet, paradoxal à tout le moins, qu’elles résument? surtout pour qui veut lire et apprendre à lire ce qui est considéré non sans quelque raison comme le texte religieux juif par excellence, le Talmud ?
Ce sont pourtant bien là les mots dont use Lévinas dans l’introduction à Du sacré au saint, ouvrage où est recueillie une de ses leçons talmudiques, consacrées à un long passage du traité Sanhédrin (67a-68b).
Pour mieux entendre son propos, il faut, attentivement, relire cette « lecture » !

***

Dé-mythiser le religieux

Lévinas entend substituer à l’imagerie puérile d’une divinité omnipotente, tapie dans les arrière-mondes et qui manigancerait en coulisse le destin des hommes, la vérité d’une religion d’adultes révélant à chacun sa « difficile liberté », c’est à-dire sa responsabilité, entendue comme le principe même de la subjectivation et non pas comme simple qualité morale – ou la plus éminente.
En « traduisant la Bible en  grec »,  en effet, Lévinas n’a nullement pour projet de mettre à disposition du monde le « patrimoine culturel » juif. Jamais la Tradition ne perd sa hauteur, jamais la Leçon ne sombre dans l’immanence : c’est la Torah, au contraire, qui constitue l’extra-territorialité à partir de laquelle le monde moderne peut faire l’objet d’un jugement ; c’est encore elle qui rend seulement possible la distance critique et qui nous épargne la noyade dans l’implacable flux de l’histoire.
Toutefois, la dé-mythisation du religieux ne prépare pas, pour autant, une religion purement rationnelle, asséchante et fade. Bien au contraire. Loin de n’être qu’un ensemble de préceptes insipides, qu’il faudrait suivre par simple soumission à Dieu en marge de la vie du monde, le savoir de la Torah, selon Lévinas, fait souffler un idéal éthique et une inspiration joyeuse qui donnent sens et saveur à chaque instant de l’existence et annoncent une vie sociale promise à une paix véritable dans la mesure où l’indigent, la veuve et l’orphelin s’assiéront à notre table. 

Affirmer la dignité intellectuelle du Midrache

La Michnah que s’apprête à commenter Lévinas nous entretient d’un bien étrange sujet :« (…) Le sorcier, s’il exerce une activité, est passible de sanctions, mais non point s’il fait seulement illusion. Rabbi Aquiba, au nom de Rabbi Yehochoua : Deux personnes cueillent des concombres ; l’une d’entre elles est passible de sanctions, l’autre est absoute ; celle qui exerce l’acte est passible de sanctions, celle qui en donne l’illusion est absoute » (Traité Sanhédrin, 67a).
La Guémara, qui explicite cette Michnah et en montre ses implications ne laisse pas d’étonner, sinon d’amuser, les lecteurs modernes et éclairés que nous sommes : elle relate entre autres, à la manière du fait divers, différentes histoires de sorcières plus farfelues les unes que les autres …
Or, en introduction à la leçon qu’il donne ce dimanche 31 octobre 1971 à l’occasion du XIIème Colloque des Intellectuels Juifs de Langue Française, Lévinas, fidèle à son habitude, confesse son incompétence et dit sa crainte d’être bien en-deçà de la tâche qui lui a été confiée. Anodine précaution oratoire ? Non pas. Avec humilité et révérence devant le texte qu’il tente de lire, l’enseignant invite son auditoire à tendre l’oreille pour se hisser à la hauteur d’une très haute pensée, portée par des dires qui, « à première vue », pourraient bien sembler formels, abrupts, maladroits ou naïfs.
Il veut rendre ses auditeurs attentifs à la dignité du Midrache, à la puissance signifiante qui anime non seulement les versets bibliques mais aussi les paroles des Maîtres de la Torah. Car dans le Talmud s’élabore la pensée juive autant que la loi pratique. Les discussions de la Guémara ne font pas seulement le régal des amateurs de dialectique juridique (pilpoul), elles nourrissent aussi tout esprit qui cherche des réponses fécondes à ses questions existentielles.

Les deux principes herméneutiques

Encore faut-il, pour donner un sens satisfaisant pour la pensée – c’est-à-dire de portée universelle, au-delà de tout particularisme –, suivre une méthodologie spécifique, user d’un ensemble de clés de lecture qui permette au lecteur/étudiant de déchiffrer le texte talmudique. Lévinas expose et surtout applique dans ses leçons, les principes qui lui ont été transmis par ses maîtres, au premier rang desquels il faut compter le prestigieux et mystérieux « Monsieur Chouchani ».
En voici deux, et fondamentaux :
1/ Le Talmud n’est pas une compilation folklorique de textes ajointés comme un habit d’Arlequin, mais le développement méthodique d’une argumentation ; il faut donc traquer l’enchaînement des dires et réfléchir chaque fois aux transitions pour restituer dans sa cohérence le mouvement de la pensée.
2/ Les versets cités par les Maîtres, en guise de « preuve » à l’appui de leur position, éclairent aussi, par l’analyse des concepts qu’ils proposent ainsi que par le contexte dans lequel ils s’insèrent, le sens de la Loi.
Georges Hansel, dans ses Explorations talmudiques (p. 273-282), souligne à juste titre que le Midrache n’est pas une exégèse mais une interprétation.

Ces principes, que nous nommerons désormais (I) et (II), s’avèrent souvent extrêmement difficiles à mettre en œuvre dans la compréhension d’une page de Talmud. Et même si tous les savants interprètes traditionnels de la Torah ne les adoptent pas, Lévinas s’inscrit bien dans l’esprit de la loi orale, telle que la Tradition la conçoit.
Armés de ces principes herméneutiques, suivons les principales articulations de la réflexion du philosophe/talmudiste autour des notions de sacré et de sainteté.

Une opposition paradoxale

L’usage commun fait des termes « sacré » et « saint » des synonymes ou des termes proches. Pour Lévinas qui se place sur un plan conceptuel, ils s’opposent radicalement. Sa thèse est la suivante : la sainteté – qu’il nomme aussi pureté ou Esprit – ne trouve à se loger que dans un monde complètement désacralisé. Non sans quelque ironie, il lui arrive de formuler cette idée en disant qu’on ne saurait devenir véritablement juif sans en être passé, au préalable, par l’étape de l’athéisme !
Mais cette assertion nous apparaitra peut-être moins incongrue dès lors que l’on se rappellera que le geste inaugural d’Abraham fut de briser les idoles de son père. Partant, la grande affaire du judaïsme est peut-être moins de faire admettre l’existence de Dieu à un monde qui l’ignorerait, que de le débarrasser du sacré qui toujours, quoique sous des formes variées selon les lieux et les époques, sévit et fait barrage à la sainteté véritable.
Dès lors, par voie de conséquence : nul n’est indemne du sacré ; l’Occident y baigne aussi, même si c’est sous des formes séculières ; voire, la pratique juive elle-même n’est pas à l’abri de toute dérive ; elle se tient au bord du précipice et court le risque de l’idolâtrie, quand bien même son plus fidèle zélateur réunirait tous les signes extérieurs de piété. 

Le réel et son ombre

Aussi, la Michnah que commente Lévinas a beau parler d’un sorcier qui cueille des concombres dans un champ… l’enjeu de la leçon n’en est pas moins très actuel. Il s’agit d’arracher la Torah à ces pseudo-divinités démolies par Abraham, de purifier le saint de son double caricatural et de sa grimace grotesque. De faire, en somme, le départ entre le sacré et le saint.
La Michnah (Sanhédrin 67a) distingue en fait deux situations : celle où le sorcier se contente de leurrer les spectateurs : il simule la cueillette alors qu’au vrai il n’en est rien ; et celle où il « exerce une activité », c’est-à-dire fait en sorte que l’illusion qu’il produit « arrive à s’intégrer dans un processus économique », lui procure, par conséquent, un profit. Le sorcier est pénalement condamnable pour ce dernier cas uniquement, pas pour le premier qui le met cependant hors-la-loi.
A la suite de la Michnah, Lévinas range donc la sorcellerie – manifestation du sacré, du côté du mirage, du trompe-l’œil, ou encore de ces « bulles de néant » dans les choses qui transforment une simple équivoque en énigme. Fort bien !
Mais il reste, pour l’intelligibilité du propos, à mieux cerner ce qu’est ce « réel » dont le sacré serait l’envers ou, mieux, « l’autre côté » (la sitra a’hra / סטרא אחרא, littéralement l’« Autre Côté » opposé à la sainteté, pour les Kabbalistes). Lévinas désigne par le mot de « réel » la situation dans laquelle les hommes sont présents les uns aux autres et se font face. La question du visage parcourt l’ensemble de la leçon.

Vous avez dit « sorcière » ?

Les sorcières de MacBeth (Alexandre Marie Colin)
The Three Witches from « Macbeth » (1827), Alexandre-Marie Colin

Le Talmud, au début de son commentaire nous laisse entendre que la sorcellerie procèderait fondamentalement d’une dégradation du féminin : « C’est à partir d’une certaine dégradation du féminin (…) qu’opérerait le charme de la sorcellerie (…) » (p. 93).
Lévinas commente : une équivoque s’attache, dans nos sociétés, à la femme ; elle est certes un sujet humain à part entière mais aussi, dans le regard des hommes, un objet de désir : le visage de ces êtres singuliers, créés à la ressemblance divine, est donc d’une certaine manière nié pour mieux retenir le corps, en tant qu’il peut être convoité ou possédé.
L’auteur suggère en passant que le genre masculin n’est pas le seul à blâmer de cette situation, pour la raison que « chaque essence est responsable de ses modes propres de dégradation » (p. 93).

Une suspension de la Loi

Lévinas ajoute que l’effacement du visage induit, dans la « bagatelle ressentie comme extase du sacré » (p. 93), une suspension de la Loi. S’impose pour comprendre cette remarque le bref rappel de deux passages extraits d’œuvres proprement philosophiques de Lévinas, dans lesquels il est question de magie.
Dans Totalité et Infini d’abord, un long chapitre (p. 94-104) établit que seul autrui a le pouvoir de nous arracher au manège silencieux du « malin génie ». Cette expression est empruntée aux Méditations où Descartes, à la recherche d’un sol ferme sur lequel bâtir un savoir vrai, accepte, dans le mouvement d’un doute radical, hyperbolique et méthodique, que tout ce qui apparaît puisse n’être qu’illusion et œuvre de chimères.
Car la Vérité, affirme Lévinas, suppose la Justice : autrui, seul, détient la clé qui me réveille de la torpeur où je suis engourdi. La responsabilité irrécusable que j’ai à l’égard d’autrui est le seul moyen de me libérer du labyrinthe d’incertitudes où, sans lui, j’errerais sans fin.
Dans Dieu, la mort et le temps, l’auteur relève, pour une idée semblable, une déclaration de Don Quichotte fort à propos :
« Je sais et je tiens pour moi que je suis enchanté, et cela me suffit pour la sécurité de ma conscience : car je me ferais fort grand scrupule, si je pensais n’être point enchanté et que je me tinsse en cette cage, paresseux et couard, en privant plusieurs affligés et nécessiteux du secours que je leur pourrais donner, tandis qu’ils auraient pour l’heure présente un précis et extrême besoin de mon aide et protection » (p. 484).
Le philosophe commente : « peut-être n’ y-t-il pas de surdité qui permette de se dérober à la voix des affligés et des nécessiteux, voix qui en ce sens serait le désensorcellement même », p. 198. 

Il suffirait pourtant d’ignorer cette voix, plus ancienne que toute vision, pour que l’image capture et fascine. Comment dès lors ne succomberait-on pas à « l’apparence, essentiellement mêlée au vrai » (Du sacré au saint, p. 90), que Lévinas tient pour la définition même du sacré ?
On pourrait même également suggérer que Lévinas médite, au fil de toutes ces réflexions, l’enseignement des maîtres de la Kabbale selon lequel « le Juste est le fondement du monde » (Proverbes 10, 25) ; peut-être même pense-t-il plus précisément à Joseph, l’homme qui sut interpréter les rêves, qui déjoua les pièges de la beauté – la sienne propre et celle de la femme d’un autre ; Joseph, l’homme qui ne succomba pas au fantasme mais, nourricier, organisa l’approvisionnement de toute l’Égypte en temps de famine ; Joseph enfin, le Juste, fils de Jacob dont la vertu cardinale est Vérité.
Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, la dimension éthique de l’ensorcellement, est finalement très peu explicitée dans la leçon que nous lisons. Lévinas préfère dire ici, plus sobrement, que l’enchantement « suspend la loi ». Cette remarque n’est assurément pas anodine : alors même que tout le commentaire que déploie l’auteur peut se lire dans la perspective du visage, il n’y est pas une fois question d’autrui. La question de la sainteté – et partant celle de la relation de l’homme à Dieu – à laquelle Lévinas réfléchit ici, déborderait-elle le cadre de l’éthique ?

Comment tue-t-on un magicien ?

Les Maîtres, dans la suite du texte, appliquent aux versets des principes traditionnels d’interprétation pour déterminer quelle est la peine capitale qu’encourt le sorcier de la première espèce, celui qui « exerce une activité ». Mais la façon dont il convient d’administrer la mort ne passionne guère le penseur, d’autant plus que cette cruauté demeure, rappelle-t-il, de pure théorie, la plupart du temps. Par l’analyse des contextes où ces versets prennent place – conformément au principe  II –  il entreprend une tâche bien plus exaltante : celle de définir précisément, selon les différents Maîtres qui prennent part au débat, l’essence du sacré !
Disons qu’il la découvre principalement dans la tentation humaine à s’évader, à fuir sa condition – sa nature amphibie dirait Jankélévitch – le milieu qu’il occupe entre l’ange et la bête et qui fait de lui un être en perpétuel devenir. Ainsi, le sacré s’origine autant dans la bestialité où se vautrent les êtres prétendument naturels que dans l’illusion du tout voir et du tout connaître qui menace le peuple appelé à la Révélation. Le visage proprement humain n’est ni une gueule, ni l’icône d’un dieu !
S’il est exact que l’homme vivant se définit par son infinie perfectibilité, il est aussi faux de le penser rivé au sol et incapable de s’élever que le croire arrivé à sa destination céleste : l’une comme l’autre de ces représentations nient le chemin, figent le devenir et substituent un masque de pierre au visage vivant qui est infiniment changeant. Dans cette perspective, on comprend peut-être aussi l’idée selon laquelle l’essence de la sorcellerie est à chercher dans la nécromancie : la sacralisation du passé interdit toute évolution ; et la fascination pour la mort troque l’intrigue de l’existence contre le pseudo-mystère du néant.
« Il n’y aura pas pour toi de dieux autres sur Mon visage » ordonne la seconde des dix Paroles (Exode, 20 : 3).

Un clignement d’œil

Nous demandions en commençant : comment le sacré et le saint peuvent-il se confondre ? A cause de la fatigue, répond Lévinas, commentant dans la suite de sa lecture l’enseignement talmudique selon lequel la sorcellerie serait une « contestation de l’Assemblée d’en-haut ». Il suffit en effet d’un léger défaut de vigilance, d’un repli dans son quant-à-soi, d’un clignement d’œil en somme pour perdre de vue le Très-Haut, la trace du divin qui se lit en creux dans le visage. L’élan printanier pour le Bien et l’engagement spontané font alors place aux calculs mesquins et à la pesée des hypothèses.

Les deux bulles

Le visage est liberté incarnée, indice de l’infini dans la chair. En regard, la sorcellerie trouve à se loger dans le réel selon deux canaux privilégiés : la technique déshumanisante et la magie de l’intériorisation. Telles sont les deux catégories que dégage Lévinas, à la suite de la Guémara, de l’analyse des sortilèges utilisés par les mages égyptiens. La Torah emploie en effet deux mots distincts : Lahate d’une part – qui renvoie aussi à l’épée flamboyante qui tournoyait, sans intervention humaine, devant le jardin d’Eden – suggère une magie qui recourt à une technique ; Late d’autre part, qui signifie voilement et malédiction, suggère une magie de pur murmure, de profération.
Aussi, les sorcières de Macbeth, ces bulles d’air qui s’élèvent à partir de la terre (« The earth hath bubbles, as the water has … » / « De la terre comme de l’eau s’élèvent des bulles d’air … » Shakespeare, Macbeth, I, 3 ; cette formule de Banquo est citée par Lévinas en exergue de sa lecture) nous sont-elles en vérité très familières. Lévinas nous invite à les rencontrer à Wall Street par exemple, auprès des traders qui jouent des techniques de spéculations boursières pour cueillir d’illusoires concombres (qui enflent jusqu’à devenir d’immenses bulles … immobilières par exemple !), mais aussi dans le discours « onctueux et bénisseur » d’un certain christianisme qui, à force de glorifier l’esprit au mépris de la lettre, en finit par noyer dans le tout-amour et le tout-pardonner le sang des victimes qui crie justice.
Gardons-nous pourtant d’un contresens : Lévinas n’est pas du tout un contempteur de la technologie ; il lui arrive, au contraire, d’en faire l’éloge, et s’enflamme, par exemple, pour l’exploit de Yuri Gagarine qui a montré qu’il était possible à l’homme de se soustraire momentanément aux paysages, de quitter son ancrage terrestre : « La technique nous arrache au monde heideggerien et aux superstitions du Lieu. Dès lors une chance apparaît : apercevoir les hommes en dehors de la situation où ils sont campés, laisser luire le visage humain dans sa nudité » (Difficile liberté, « Heidegger, Gagarine et nous », p. 350). Contre l’auteur de Sein und Zeit et sa philosophie du retour à l’Etre aux forts relents de paganisme, Lévinas se réjouit de ce que la science nous délivre du « sacré filtrant à travers le monde » et du « génie du lieu », qui sont « la scission même de l’humanité en autochtones et en étrangers » (p. 349).

youri-gagarine-astronaute

Il n’en reste pas moins que la technique devient dangereuse dès lors que, livrée à son propre mouvement, l’homme ne constitue plus sa fin mais un moyen dont elle se sert ; la machine ne saurait prendre le pas sur l’humain sans porter atteinte à ce qui définit son être nucléaire : « une liberté infinie à l’égard de tout attachement », « l’austère pureté d’un souffle transcendant » (p. 25)- que l’on appelle aussi l’âme – comme Lévinas le souligne, dès 1934, dans un texte prémonitoire qui met en garde contre le spectre menaçant du nazisme (« Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », recueilli dans Les imprévus de l’histoire).
De manière plus générale, le rapport à la Nature dans ce qu’elle a de froid et d’impersonnel, cette relation à un monde anonyme et sans visage constitue peut-être une des modalités essentielles du sacré. Rachi ne nous invite-t-il pas à comprendre que l’essence de l’idolâtrie n’est pas l’adoration d’autres divinités mais bien de divinités autres c’est-à-dire foncièrement étrangères à ceux qui les vénèrent ? (Commentaire de rachi sur Exode 20, 3).
On ne s’étonnera donc pas que le philosophe mette à profit sa lecture talmudique pour dénoncer l’idéologie structuraliste, cette sorcellerie moderne qui ne voit en l’homme qu’un objet soumis à d’impitoyables lois.
Il est plus surprenant toutefois que le penseur s’acharne sur la psychanalyse qui dit-il, soupçonnant toujours un non-dit derrière un dit, empêche toute parole de commencer véritablement ; parmi les « médecines » contemporaines et leurs dérivées plus ou moins fantaisistes, la psychanalyse n’est-elle pas la seule discipline qui accorde une importance véritable à la parole, apanage de l’être humain ?
Si l’engloutissement dans l’être constitue un envoûtement pour la créature appelée à la transcendance, le refuge dans la zone éthérée de l’intériorité – où seule compte l’intention – n’est pas moins œuvre du malin génie. Les « merveilles de la réserve mentale » ne justifient-elles pas tous les crimes ? En abolissant la loi, le christianisme se prive des signes extérieurs qui, seuls, permettent de garantir sur le long terme la pureté intérieure. 

Dès lors, le thème du Sabbat s’inscrit tout naturellement dans la suite du propos talmudique – pour qui sait, comme Lévinas, manier le principe de méthode (I) et déchiffrer les transitions ! Il constitue – non sans ironie pour le « sabbat des sorcières » – le parfait antidote aux charmes du sacré en cela qu’il vise l’ordre proprement humain (contre la technique déshumanisante) par l’entremise d’un certain nombre de rites bien concrets (contre la magie de l’intériorité). Qu’est-ce que Sabbat, en effet, sinon le temps dans lequel je peux prendre du recul sur mon activité quotidienne et me demander si elle est bien adéquate à ma vocation d’homme ? Qu’est-ce que Sabbat encore sinon le temps qui m’est offert pour rencontrer l’autre homme de manière désintéressée, hors de tout rapport d’utilité ? Et comment parviendrais-je à ces fins sinon par le biais de lois qui modifient mon rapport aux objets et me font entrevoir les délices d’un monde conforme à son Projet ?
Aussi, même la science la plus prométhéenne est parfaitement licite, enseigne notre passage de Talmud, dès lors qu’elle est au service du Sabbat ! Ainsi, Rabbi Hanina et Rabbi Uchia créaient chaque semaine un veau au tiers de sa maturité pour le consommer vendredi soir. Cela ne laisse pas d’évoquer, bien sûr, le champ très actuel des manipulations génétiques !

Eloge du commandement divin

La notion de sainteté n’a été jusqu’ici évoquée qu’en négatif, c’est-à-dire en regard de son odieuse caricature. Le récit de la mort de Rabbi Eliezer, par lequel continue la page de Guémara (Sanhédrin 68a), va permettre à Lévinas de préciser ce qu’il entend positivement par ce terme.
De quoi s’occupe le Maitre de la loi orale aux ultimes instants de son existence ? De la mort, comme dans le Phédon, de l’au-delà et de l’éternité de l’âme ? Pas du tout. Rabbi Eliezer s’évertue à transmettre à ses disciples des lois très précises au sujet de la pureté rituelle. Ce qui l’intéresse, en effet, à l’approche de l’heure dernière, c’est moins, semble-t-il, l’au-delà et ses promesses que la sainteté qui s’attache à ce monde-ci et qui s’exprime, en l’espèce, par le discernement qu’il convient de mettre en œuvre à l’égard des objets du quotidien  – jusqu’au plus prosaïque – dans le but de préserver les hommes de l’impureté qui s’attache à l’être – c’est-à-dire des assauts de la mort, même sous ses formes les plus subtiles. Ce sont donc le souci du détail, le geste juste, et pour tout dire l’approche pharisienne du monde, qui composent, selon Lévinas, le subtil encens de la sainteté.

Arrive le moment fatidique :

Et de la chaussure qui est sur la forme, qu’en est-il ?

Il dit : « elle reste pure ». Et son âme sortit dans la pureté.

(Sanhédrin 68a)

Une chaussure achevée, mais encore sur la forme, est-elle déjà réceptacle de l’impureté ? Elle reste pure répond Rabbi Eliezer juste avant de s’éteindre, pur lui aussi. Est-ce à dire que, semblable à cette chaussure, dérisoire et sublime, ne meurt « saint » que celui qui, jusqu’au bout de son parcours, a su rester en chemin, inaccompli, toute tension vers l’avenir ?

Interrogation

Qu’il nous soit maintenant permis de soulever un point qui nous semble problématique.
La leçon de Lévinas s’articule autour d’une certaine lecture de la Michnah selon laquelle il convient de différencier la sorcellerie qui se contente de produire un leurre de celle dont l’illusion procure un benefice économique. Il ne fait donc pas de doute pour le philosophe qu’aucune espèce de réalité ne puisse jamais s’attacher à la magie ; celle-ci n’est à ses yeux que trompe-l’œil, prestidigitation ou tour de passe-passe plus ou moins sophistiqué. Il se pourrait bien pourtant que Lévinas cherche ici à … nous envoûter ! Le texte en effet, tel qu’il se présente à nous dans sa littéralité – et Rachi confirme cette lecture – fait passer ailleurs la frontière qui sépare la magie condamnable de celle qui ne l’est pas : il distingue celui qui agit vraiment de celui qui opère par simulacre. Lévinas fait donc, en quelque sorte, violence au texte et ce forçage apparent de la lettre est d’autant plus difficile à admettre que la Guémara ne dément explicitement à aucun endroit l’existence de tels actes et leur efficacité réelle ; elle semble plutôt les attester, dans le passage même que Lévinas commente ; mieux, elle qualifie de sorcellerie licite celle des Rabbins qui créaient un veau au tiers de sa maturité pour le manger le jour du Sabbat – et Lévinas ne métaphorise pas ce récit.
Comment nommer, en outre, les actes miraculeux dont Rabbi Eliezer s’est autrefois rendu l’auteur ? Lévinas les rapporte dans le fil de son propos, sans toutefois relever la question. Le Maitre a tout de même, nous dit-on, déraciné un arbre et changé la direction du cours d’un fleuve pour démontrer qu’il avait raison, contre l’avis majoritaire. Toute cette thaumaturgie lui a d’ailleurs valu d’être, jusqu’à sa mort, sous le coup d’une excommunication pour la raison que « la Torah n’est pas aux Cieux ».
Le Rav Léon Askénazi (alias Manitou) réfléchissant, dans le même Colloque, à la notion de sacré à partir des enseignements kabbalistes du Rav Kook , s’exprime ainsi : « Le dévoilement du Nom du Créateur (…) se fait de deux manières : soit de façon directe (Yocher), soit d’une manière enveloppante, impersonnelle ( igoulime). Le yosher est révélation de la sainteté par le visage, dans la perspective de la qualité des personnes (…) Igoulime signifie les sphères, la perfection de la sphère enveloppant le monde extérieur, le monde de la nature, c’est-à-dire l’impersonnel (…) Reprenant les termes de notre Colloque, on pourrait dire que les igoulim, c’est le sacré opposé à la sainteté ; et le yosher la sainteté opposée au sacré » (« La notion de sainteté dans la pensée du rav Kook », p. 92).

Dans cette perspective, le sacré serait donc aussi « réel » que la sainteté ! Au vrai, la question de la sorcellerie divise les maîtres et Lévinas a sur qui s’appuyer : Maïmonide affirme en plusieurs endroits (par exemple dans Michné Torah, Livre de la Connaissance, « Culte idolâtre et coutumes des nations », 11, 16) que ce ne sont là que des sornettes auxquelles il ne faut pas prêter attention et nombre de ses pairs se rangent à son avis. Il faut bien que ceux-là aient trouvé à s’accommoder de notre Michnah !
Beaucoup d’autres, cependant, non moins éminents, tels que Nahmanide et le Gaon de Vilna, considèrent que la sorcellerie existe bel et bien et que son interdiction procède, non de sa vacuité mais de sa dangerosité.
Ajoutons que la notion même d’illusion pose question. Que dirait par exemple le philosophe de l’effet placebo, dont l’efficacité thérapeutique est scientifiquement prouvée alors que la substance employée ne contient aucun principe actif ? Le rangerait-il parmi les charmes qui procurent du profit ?
Peut-être le philosophe rejette-t-il la sorcellerie à cause de son caractère surnaturel, qui heurte la rationalité ? Il faudra alors se demander si la tradition juive est compatible jusqu’au bout avec le refus, par principe, des miracles ; cela, (même) Maïmonide ne le pense pas.
La science moderne, enfin, dans ses développements récents (mécanique quantique et relativité) ne bouleverse-t-elle pas notre représentation du monde en nous révélant des potentialités insoupçonnées du réel ? Ne rend-elle pas, de ce fait, moins nette la frontière qui sépare le naturel du surnaturel ?
Quelles que soient les réponses à ces vastes et très complexes questions, la leçon de Lévinas est pour l’essentiel intacte et demeure très précieuse : la sorcellerie rôde dès lors que se voilent les visages.

Conclusions

La torpille lévinassienne, pensée profonde doublée d’une langue exquise, ruine les bondieuseries et aide à redonner du sens aux notions les plus élémentaires de la piété. Ainsi la crainte de Dieu évoquera, après les lectures talmudiques, moins la peur du bâton que l’inquiétude de mal agir. L’amour de Dieu cessera, quant à lui, de se consumer dans de belles déclarations creuses ; il témoignera plutôt d’un vécu, dira la gratitude de celui à qui le texte parle et qui se reconnaît dans les vérités vivantes qu’il a mises au jour dans le fil de son étude et auxquelles il adhèrera dès lors plus volontiers.


Indications bibliographiques

Emmanuel Lévinas

  • Dieu, la mort et le temps, Publié en 1993 chez Grasset, repris dans Le Livre de Poche,  Paris, LGF, 2002, Collection « Biblio Essais ».
    Voici la présentation qu’en donne l’éditeur (Grasset) : « Il s’agit d’un volume original, composé de deux cours professés en Sorbonne par Emmanuel Lévinas, entre 1975 et 1976. L’un a pour titre {la Mort et le temps}, l’autre s’intitulait lorsqu’il fut prononcé : {Dieu et la philosophie}. Les deux textes ont été établis par Jacques Rolland, un jeune philosophe proche de Lévinas, puis revus et corrigés par Lévinas lui-même. {La Mort et le temps} : le philosophe dialogue et débat avec Heidegger et Bloch, mais aussi avec quelques-uns des grands maîtres de la tradition, Aristote, Hegel et Kant notamment. {Dieu et la philosophie} : comment nommer Dieu ? Comment énoncer le concept ? Comment le formuler ? Levinas examine les diverses conceptions que nous avons de la divinité».
  • Totalité et Infini : Essai sur l’extériorité, Publié pour la première fois en 1961 à La Haye chez Martinus Nijhoff dans la collection Phaenomenologica, Repris dans Le Livre de Poche, LGF, Paris, 1996, Coll. « Biblio Essais».
    Voici une excellente présentation, librement consultable en ligne,  de ce maître-livre de Lévinas par le Professeur Philippe Fontaine : Emmanuel Levinas (1906-1995) : Présentation générale de sa philosophie.
  • Les imprévus de l’histoire, Publié pour la première fois en 1994 chez Fata Morgana à Fonfroide-le-Haut avec une Préface de Pierre Hayat, Repris dans Le Livre de Poche, Paris, LGF, 2008, Collection « Biblio Essais ».
    Ce recueil rassemble quinze textes publiés dans une période qui va de 1929 à 1992.
  • Difficile Liberté : Essais sur  le judaïsme, Paris, Publié par Albin Michel en 1963, Repris dans Le Livre de Poche, , Paris, LGF, 1984, Collection « Biblio Essais ».
    On peut écouter sur Akadem une série de conférences sur cet ouvrage, décisif pour saisir l’articulation, dans la pensée de Lévinas, du concept et du verset, de la philosophie et du judaïsme. Ce colloque de haute tenue a été organisé par la Société Internationale de Recherche Emmanuel Levinas … Elles ont eu lieu à Toulouse en Juillet 2010 et sont consultables sur le site Akadem.

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Ouvrages cités dans le cours de l’article

  • Miguel de Cervantés, Don Quichotte, Traduit de l’espagnol castillan par C. Oudin et F. Rosset ; Traduction revue  par  J. Cassou, Paris, Gallimard, 1963, Collection Bibliothèque de la Pléiade.
  • René Descartes, Méditations métaphysiques suivi des Objections, Texte établi par J-M. et M. Beyssade, Traduit du latin par le duc de Luynes, Paris, Flammarion, 2009, Collection GF/Philosophie.
  • Platon, Phédon, Traduit du grec par M. Dixsaut, Paris, Flammarion, 1999, Collection GF/Philosophie.
  • Georges Hansel, Explorations talmudiques, Paris, Odile Jacob, 2006.
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