Libérer le ghetto,

se libérer du ghetto

par Armand Croissant


Présentation et traduction de l’article de Ludwig BÖRNE,  « Pour les Juifs », 1819.


Je tiens à exprimer mes plus vifs remerciements à Serge Niémetz qui a eu la générosité de relire ma traduction et, quand cela était nécessaire, de l’amender ; ses suggestions et son sens du détail nous ont été extrêmement précieux.

Présentation

Le 21 août 1819, quand paraît l’article « Pour les Juifs », des pogroms d’une rare violence font rage dans de nombreuses villes allemandes et se répandent comme une traînée de poudre un peu partout en Europe centrale, orientale et septentrionale. Ce texte, paru dans une revue d’Offenbach en Hesse, prend publiquement fait et cause pour les Juifs et tente, sur le vif, d’identifier les causes d’un tel déferlement de haine. Son auteur, Ludwig Börne, injustement oublié aujourd’hui, est à l’époque un intellectuel en passe de se faire un nom, une sorte de franc-tireur de la plume, redouté pour sa liberté de ton, son ironie cinglante et la radicalité politique de ses textes. Il vaut la peine de faire sa connaissance.

***

Les peines et les joies de l’arrachement

Cet écrivain, au patronyme qui sonne germanique, est né Juda Löw (Löb) Baruch et a vu le jour dans la Judengasse de Francfort en 1786 ; il mourra de tuberculose, en 1837, à Paris où il s’est exilé en 1830. D’un ghetto infamant et sordide/1/ jusqu’à Paris, la ville-monde des révolutions, la capitale du « cadran de l’Europe », comme il aimait l’appeler ! Les humiliations du ghetto où il passe toute son enfance et l’aspiration, immense et persistante, à la liberté, qu’éveille très tôt en lui la Révolution française, telles sont les deux traits distinctifs qui caractérisent, jusqu’au plus profond, l’existence de cet homme révolté. Sa trajectoire manifeste exemplairement la tentative littéraire et politique d’un Juif pour renverser les murs du ghetto et briser, en Allemagne, les chaînes d’un système politique encore largement féodal. Mais elle révèle aussi l’effort d’un individu pour suivre contre vents et marées sa propre voie, ce qui suppose de s’arracher aux pesanteurs et au conformisme de son milieu d’origine. Libérer le ghetto tout en se libérant du ghetto : dialectique douloureuse.
Ainsi, pour donner corps à sa vocation d’écrivain, le jeune Baruch doit « tuer le père » qui, de son côté, envisage le meilleur pour son fils… une carrière de médecin!
Or, en lui offrant la possibilité, peu fréquente à l’époque, de faire des études – c’est alors, avec la pharmacie, le seul cursus universitaire ouvert aux Juifs –, il sème les germes de sa propre déconvenue en mettant involontairement à la disposition de son fils tous les moyens de se soustraire aux ambitions familiales. Riche courtier d’échange et membre respecté de la communauté juive /2/, ce père, très religieux, attache une grande importance à l’éducation, pas seulement confessionnelle, de ses cinq enfants. Or, le jeune Börne prend rapidement ses distances avec l’orthodoxie ambiante : par le biais d’un de ses précepteurs, Jakob Sachs, il se familiarise de bonne heure avec les écrits de Mendelssohn et le mouvement de la Haskalah, les Lumières juives, dont les partisans, très minoritaires dans la communauté juive de Francfort, sont accusés de la fragiliser, si ce n’est de la mettre en péril /3/.

Alors qu’il est mis en pension en 1803 à Berlin, pour préparer son entrée à l’Université, dans la maison de Marcus Herz, célèbre médecin juif proche de David Friedländer /4/ et ancien élève de Kant, ce séjour, décisif à plus d’un titre, a raison d’un goût plus que modéré pour les études académiques. Börne se laisse en effet happer par les multiples attraits de la grande ville, découvre notamment les joies du théâtre qu’il fréquente passionnément – il deviendra plus tard un critique de théâtre de tout premier plan – et tombe éperdument amoureux de la maîtresse de maison, Henriette Herz, une femme brillante dont le salon est un des hauts lieux de l’intellectualité allemande libérale : on y croise notamment Schleiermacher, les frères Humboldt, Jean Paul, Schlegel.
Parti faire ses études à Halle, il assiste euphorique à l’entrée des troupes napoléoniennes dans cette ville le 17 octobre 1806 : il n’en faut pas plus pour le convaincre que la vraie vie est ailleurs, dans l’espace public, dans l’action politique, et pas sur les bancs des amphithéâtres ni dans le conformisme étriqué d’une existence de notable. L’époque est aux bouleversements révolutionnaires, il faut être en première ligne /5/.

Un écrivain-journaliste

Sur le plan littéraire, Börne souhaite aussi se montrer à la hauteur. Pour ce faire, il construit dans les années qui suivent une figure inédite d’intellectuel en Allemagne, le « Zeitschriftsteller » (le néologisme est de Jean Paul), que l’on pourrait traduire par « l’écrivain-journaliste » ou encore « l’écrivain du temps présent », et privilégie, dans son écriture, les formes littéraires mineures et brèves (articles de journaux, critiques littéraires et théâtrales, essais, aphorismes, nouvelles, lettres) : l’essentiel n’est pas d’être connu des cercles d’érudits, mais d’atteindre les larges masses. Sur la brèche, Börne trouvera ainsi dans le journalisme, à partir de 1818, la forme idoine pour être le sismographe de son époque, restituant aussi finement que possible les tressaillements du corps social, le passeur d’idées entre le monde savant et la société et l’inlassable agitateur intervenant, par ses analyses et ses prises de position, dans la chair des événements.

« Oublier le fils »

La confrontation avec le père finit par éclater dans une lettre remarquable. Börne, vingt-et-un ans, y aborde sans fard les différends qui les opposent au sujet de son avenir et de leur conception de l’existence, puis fait part à son père de sa décision irrévocable d’abandonner ses études de médecine pour se consacrer entièrement à la politique, en particulier à l’émancipation des Juifs :
« Pourquoi devrais-je m’efforcer de te cacher plus longtemps encore certaines de mes convictions qui ne recueillent pas ton approbation puisque, un jour ou l’autre, il me faudra bien de te les révéler ? Je sais qu’elles ne me quitteront qu’avec mon dernier souffle. Je dois oublier le fils que je suis dès que je pense que je suis un Juif. Là, je suis aussi solide qu’une muraille, les larmes de l’amour, les poignards de la haine, le ciel et la terre viendront s’échouer contre mon obstination. On peut bien me dépouiller jusqu’à n’être plus qu’une vie nue, je ne laisserai cependant pas qu’on me vole les droits majestueux et innés de l’humanité. […] Lorsque je serai désavantagé pour la raison que je suis un Juif, que me restera-t-il d’autre que d’exterminer l’ignoble préjugé par la plume et l’épée, et de chercher mon salut dans mon courage ? »/6/.
Cette « scène de parricide » /7/, ramassée en une formule frappante, se noue autour de l’identité juive : « je dois oublier le fils que je suis dès que je pense que je suis un Juif ». Selon Börne, être juif commande de lutter, « par la plume et l’épée », pour « les droits majestueux et innés de l’humanité ». Judéité oblige semble-t-il dire. Mais que signifie au juste être un Juif ?
Manifestement, Börne semble distinguer, sinon deux définitions, du moins deux façons de percevoir cette identité. L’une, intrinsèque, est religieuse et culturelle ; c’est sans doute celle que le fils attribue au père : ce qui rassemble d’abord les Juifs, c’est un culte, des langues, des traditions, une histoire. L’autre, sur laquelle Börne s’appuie, est si l’on veut extrinsèque, car avant tout sociale et politique. Son identité  est moins donnée par des ascendants que construite par la société dans laquelle il vit : en l’occurrence, elle est fondamentalement l’effet de l’oppression et de la stigmatisation, que des règlements autorisent et que la haine entretient. Elle se constitue dans et par la violence de la dépossession des droits, dans et par les humiliations continues auxquelles une partie de la population vivant en Allemagne est systématiquement exposée.
De ces deux façons de concevoir la judéité découleraient, selon Börne, deux manières d’être juif. Son père, occupé à préserver l’intégrité de la culture juive en milieu hostile, soucieux qu’elle ne perde pas ses spécificités propres – par le biais de l’assimilation culturelle ou sociale –, incarne à ses yeux la lâcheté d’un arrangement contraint avec un monde injuste. En s’accommodant du sort juridique réservé aux Juifs, il donne l’impression de préférer le salut de la tradition à l’établissement de droits égaux.              
 « Oublier le fils » qu’il est, par conséquent, ne consisterait pas, pour Börne, à tourner le dos à la communauté juive en tant que telle. En un sens, cela lui est parfaitement impossible, puisque tout, dans l’espace social, lui rappelle d’où il vient et qui il est. Il désire en réalité plutôt s’affranchir une fois pour toutes de la prudence paternelle qui, au nom de la sécurité de la communauté, entérine un insupportable statu quo politique. Or c’est lui qui, en définitive, dessert le plus les Juifs. L’infamie que Börne subit à maintes reprises, comme bien d’autres, le renvoie bien à son identité particulière de Juif, mais en même temps la dépasse : protester contre cette forme déterminée d’oppression, c’est indissociablement lutter contre toute forme d’oppression. L’exigence éthique à laquelle il déclare sa fidélité lorsqu’il revendique sa judéité est donc une exigence universelle et n’aurait aucun sens à être étroitement communautaire.

Changer le nom

Il est de ce point de vue très excessif de trouver chez Börne un désir d’assimilation ou de voir dans les choix qu’il a dû faire pour acquérir une certaine notoriété littéraire l’expression de la « haine de soi ». Non seulement il ne cherche pas à se fondre dans un ordre social qu’il abhorre – il n’a nullement l’ambition de « parvenir » –, mais tout ce qu’il entreprend pour effacer les traces administratives de sa judéité s’apparente à une stratégie de camouflage en temps de lutte.
À l’image de toute une génération de Juifs instruits et peu portés sur la chose religieuse /8/, il adopte un nom à consonance chrétienne en avril 1818 et se convertit dans la foulée (en catimini) au protestantisme. Mais, dans l’effacement du nom juif et le changement d’appartenance confessionnelle, on ne saurait déceler quelque reniement que ce soit ; il n’est pas question pour lui, en franchissant ce pas, de dissoudre son identité juive. Cela doit l’aider très pragmatiquement à gagner sa vie comme journaliste /9/, alors qu’il a décidé de fonder à compte d’auteur une revue, Die Wage (La Balance), dont il est à la fois l’unique contributeur, le directeur de publication et l’éditeur, dans un premier temps du moins ; des plumes célèbres se joindront à lui par la suite. Or, jusqu’à la fin de ses jours, l’« immense douleur des Juifs » (der ungeheure Judenschmerz) ne cessera de le tourmenter et de hanter ses textes. Il n’avance donc masqué que jusqu’à un certain point et en un sens bien précis : il ne dissimule ni ses opinions, tranchées et tranchantes, ni ses engagements, d’une incontestable constance ; en revanche, il croit pouvoir soustraire à la connaissance de ses lecteurs son nom juif. Il fait le calcul suivant : en ne donnant aucune prise à la stigmatisation, en désamorçant la logique conduisant à discréditer le contenu de ses propos en raison de son nom, il croit détenir le moyen d’être entendu pour ce qu’il a à dire et de conserver intacte la charge subversive de ses textes. De son propre aveu, c’est un échec cuisant /10/. Il a décidément sous-estimé ses contempteurs qui, jusqu’à sa mort, débusqueront – c’est leur obsession –  Baruch derrière Börne /11/.

Un trésor d’ambivalence

L’identité de Börne a toutefois bien quelque chose d’insaisissable, tendue par des forces et des désirs contradictoires. Elle se compose aussi bien de celle qu’il a reçue en partage, de celle qu’il s’est forgée lui-même que de celle qu’on lui assigne et contre laquelle il proteste avec véhémence. Conflictuelle et sans aucun doute éprouvante, constitutive de son rapport au monde et à l’écriture, cette ambivalence est dans le même temps revendiquée comme un précieux trésor : « il y a une chose qui me remplit de joie : c’est que je suis juif. Cela fait de moi un citoyen du monde, ce qui m’évite d’avoir honte de ma germanité » /12/. Ou bien encore : « si je n’étais pas moi-même un Juif, j’aimerais bien adresser quelques louanges aux Juifs ; mais la vanité allemande me contraint d’affecter l’humilité » /13/. Ou enfin : « je connais la chance incomparable d’être en même temps un Allemand et un Juif, de pouvoir aspirer à toutes les vertus des Allemands, sans partager aucune de leurs erreurs » /14/.
La vision binoculaire rend possible la perception de la profondeur. De la même façon, le double foyer de l’identité de Börne aiguise son regard et le rend apte à saisir les points aveugles de son temps. Il permet tous les effets de mise à distance qu’offre l’ironie du polémiste et le « regard éloigné » de l’ethnologue étudiant sa propre société. Il déleste de tous ses accents nationalistes et conquérants le patriotisme qu’il aime proférer, qui est celui d’un sans-patrie profondément cosmopolite /15/ pour qui « aucune liberté ne sera possible tant qu’existeront les nations » (Sämtliche Schriften, t. III, p. 758):
« Oui, c’est parce que je suis né serviteur que j’aime la liberté davantage que vous. Oui, c’est parce que j’ai appris ce qu’était l’esclavage que je comprends la liberté mieux que vous. Oui, c’est parce que je ne suis né dans aucune patrie que j’en désire une plus ardemment que vous et c’est parce que mon lieu de naissance n’était pas plus grand que la Judengasse derrière les portes de laquelle commençait pour moi le pays étranger que la ville ne me suffit pas comme patrie, pas plus d’ailleurs qu’une province ; seule la grande patrie peut-elle me suffire, aussi loin que porte sa langue » (III, 511).

Nulle part chez lui et partout chez lui, doublement exclu et soucieux de sa totale indépendance, Börne semble le précurseur de ce qu’au XXème siècle Kracauer, à la suite de Georg Simmel, théorise, pour se définir lui-même, sous le terme d’« exterritorial » : comment se rapporter au monde quand on est privé du sentiment d’y appartenir pleinement ? Extérieur à la tradition religieuse qui a façonné et consolidé la communauté juive, étranger par sa complexion politique à la définition ethnique de la nation allemande dont il est, en tant que Juif, de toutes les façons banni, éternel opposant politique, Börne subit et choisit une existence à la marge, jusque dans l’exil parisien où la mélancolie du déracinement finit par se confondre avec la splendide solitude de l’ironiste.

Saisir le temps présent

L’article « Pour les Juifs » est un texte particulièrement obscur pour qui n’est pas au fait de l’histoire allemande. Il porte indéniablement la trace des circonstances politiques troublées et confuses dans lesquelles il est rédigé. Mais il n’a pas pour objet de les expliciter. Börne s’adresse dans une sorte d’urgence fiévreuse à ses contemporains : tous, ils sont embarqués et tous, ils savent de quoi il retourne. N’ayant pas l’intention de livrer une simple chronique, il souhaite bien plutôt fournir une analyse du présent en restituant dans toute leur densité les lignes de force qui le traversent. L’intérêt de cet article tient, nous semble-t-il, en quatre points :
1/ expliquer l’impasse, selon lui fatale, dans laquelle on a placé les Juifs allemands.
2/ comprendre pourquoi l’émancipation juridique des Juifs, décrétée dans les diverses régions allemandes entre 1811 et 1813, loin de mettre un terme à l’hostilité qui les frappe, semble au contraire la nourrir.
3/ dessiner les contours d’une forme naissante d’antisémitisme, nationaliste et proprement germanique, qui se substitue à l’antique haine chrétienne.
4/ défendre une ligne politique extrêmement claire à l’adresse des républicains allemands tentés, pour un nombre non négligeable d’entre eux, par l’antisémitisme : tout mouvement révolutionnaire qui se repaît de l’oppression et de la ségrégation d’une partie de la population est condamné à l’échec et fait le jeu du pouvoir réactionnaire.

Une émancipation octroyée

On a beaucoup écrit sur l’« émancipation manquée » des Juifs allemands, selon l’expression de l’historien Julius H. Schoeps /16/. Börne en est comme la conscience malheureuse.
Très jeune, il a en effet compris, en raison de son expérience francfortoise, qu’une liberté qui n’est pas conquise, mais qui est accordée de l’extérieur et d’en haut, en l’occurrence par l’occupant napoléonien, n’en est pas vraiment une. Rappelons que les murs du ghetto ne sont pas tombés sous l’effet d’une mobilisation populaire ou par la volonté d’une assemblée nationale, mais sous les coups de canon du général Kléber en juin 1796 /17/, puis à la faveur d’un décret de Dalberg. Cet ancien archevêque de Ratisbonne, nommé par Napoléon en 1806 Président de la Confédération du Rhin (qui regroupait les régions allemandes conquises par l’Empire) et Grand-Duc de Francfort, appliqua la stricte égalité juridique entre tous les citoyens, suivant en cela la législation française, dans une ordonnance de 1811. Une liberté nouvelle et heureuse, mais octroyée et non conquise de haute lutte.
Ambiguë, cette émancipation l’est surtout quand on rappelle dans quelles conditions elle est obtenue et appliquée. Au sens propre comme au figuré, le pouvoir en place la fait payer aux Juifs. Pour jouir de droits prétendument imprescriptibles, la communauté juive est en effet sommée de souscrire au principe d’une transaction marchande, c’est-à-dire, très matériellement, de s’endetter pendant plus de cinquante ans parce qu’elle doit débourser la considérable somme de 440 000 Florins. Mais ce n’est pas tout : elle doit encore dire merci. Comment donc ? En suivant, pleine de gratitude, les injonctions de plus en plus pressantes à l’« amélioration » et à l’« utilité publique » qui lui sont faites, à l’instar de ce que Dalberg avait déjà suggéré lorsqu’il l’invita à participer au grand Sanhedrin organisé par Napoléon en 1807 :

« L’intention de l’Empereur Napoléon est de rendre cette nation profondément spirituelle utile et active, productive et laborieuse, une fois qu’elle aura perdu l’habitude de paresser tous les jours, de trafiquer et de prêter à usure ».

Difficile d’imaginer déclaration plus retorse, où l’apparente bienveillance cache un calcul politique et une manœuvre de subordination : tenus à l’écart de la société par les «ordonnances de résidence » (la Judenstättigkeit) en vigueur depuis le XVème siècle, contraints bien souvent de vivre de l’usure, les Juifs sont priés désormais de s’ « améliorer », c’est-à-dire, en se conformant aux impératifs économiques d’une société bourgeoise en pleine essor, de gagner la confiance des citoyens honnêtes. L’exclusion comme l’intégration des Juifs obéissent à des injonctions apparemment opposées, mais en réalité formellement identiques : dans les deux cas, les Juifs sont traités comme une communauté à part qui pose problème ; ils demeurent l’objet d’une politique publique sans jamais disposer pleinement des moyens de devenir les sujets de leur existence au sein de la société. « On le[s] forcera d’être libre[s] ». Parfois, quand elle est mal comprise, la phrase de Rousseau résonne bien étrangement.
Börne, d’une façon plus générale, peut témoigner de ce que l’émancipation politique des Juifs, en son temps, demeure un chantier inachevé et qu’une fois décrétée, elle reste précaire et étroitement dépendante des circonstances. En France, le « Décret infâme » de Napoléon avait déjà suggéré en 1808 que ce qui est déclaré inaliénable pour le genre humain est parfaitement aliénable pour les Juifs – signalons, en passant, que cet universalisme sélectif n’a rien d’une première : dans les colonies françaises, l’esclavage est rétabli par la loi le 20 mai 1802. En Allemagne, tous les droits acquis par les Juifs à Francfort sont suspendus après le Congrès de Vienne /18/ et le processus d’émancipation connaît une pause dans l’ancienne Confédération du Rhin. L’Édit prussien de 1812 considère de son côté bel et bien les Juifs comme « des ressortissants du pays et des citoyens prussiens », c’est-à-dire comme des personnes disposant des mêmes droits civils et soumis aux mêmes devoirs que les autres Allemands. De la sorte, les anciennes restrictions touchant à la liberté de se marier, d’étudier, au choix de la profession et du lieu de résidence, à l’accession à la propriété foncière, sont levés ; toutefois, l’accès à plusieurs fonctions au sein de l’appareil d’État leur reste défendu, que ce soit dans l’administration, à l’université ou dans l’armée.

Au cœur des turbulences 

L’article qui nous occupe paraît alors que l’étau se resserre autour des activités journalistiques de Börne, déjà dans le collimateur des censeurs et des espions de Metternich, et que les décrets d’émancipation des Juifs apparaissent de plus en plus pour ce qu’ils sont : un acquis des plus fragiles et une très vacillante protection contre le ressentiment populaire. Il est écrit à la confluence de deux événements décisifs qu’il convient de rappeler succinctement : les pogroms et l’adoption de lois liberticides par la Confédération Germanique.
Le 2 août 1819, la ville de Wurtzbourg en Bavière devient l’épicentre d’émeutes antisémites qui se répandent à toutes les villes allemandes ; considérant l’émancipation comme une profonde injustice et, sur le plan économique, comme une mise en concurrence déloyale, des foules incontrôlables défilent, pillent et assassinent des Juifs aux cris (rimés) de : « Hep ! Hep ! Hep ! Aller Juden Tod und Verderben / Ihr müßt fliehen oder sterben ! » [libre traduction: Hop ! Hop ! Hop ! À tous les Juifs mort et putréfaction / Fuyez, sinon c’est l’élimination]. L’armée s’interpose, souvent très mollement, mais le mal est fait. Un funeste engrenage vient de s’enclencher : les Juifs sont, aux yeux des émeutiers, les protégés des nantis et les bénéficiaires d’une politique de privilèges qu’il faut abattre, tandis que, pour le pouvoir, ils sont un danger pour l’ordre public justifiant que l’émancipation demeure inachevée sur le plan juridique /19/.  Dans tous les cas, ils sont les fauteurs de trouble.
Depuis la chute de Napoléon et le Congrès de Vienne de 1814-1815, les forces absolutistes de la Sainte Alliance restaurent activement leur pouvoir, également dans les régions qui étaient passées sous protectorat français, en instituant la Confédération germanique, et s’emploient à étouffer toute forme de contestation. L’assassinat en mars 1819, perpétré par un étudiant républicain partisan de l’unité nationale, d’August von Kotzbue, écrivain et consul général de Russie à Weimar soupçonné d’être un espion à la solde de Metternich, donne aux gouvernements prussien et autrichien l’occasion de se réunir en Bohême pour adopter le 1er août les Accords préalables de Teplitz puis, le 20 septembre 1819, les Dix Décrets de Carlsbad, qui restreignent drastiquement les libertés publiques, instaurent une censure sévère de la presse, interdisent les confréries étudiantes (les séditieuses Burschenschaften) et placent sous contrôle les universités allemandes, connues pour abriter les foyers de la contestation libérale et démocratique.

Un nouvel antisémitisme 

Plutôt que donner une analyse trop détaillée de ce texte, nous aimerions nous intéresser plus particulièrement à la façon dont il décrit l’émergence d’une nouvelle forme d’antisémitisme. Börne y défend l’idée qu’il n’est pas un phénomène marginal, mais une donnée essentielle du paysage politique allemand. Il n’est pas la perpétuation d’une tendance constitutive de la nature humaine, mais une « fureur meurtrière » dont les causes sont socialement et historiquement déterminées. Il n’est pas non plus une relique du passé, mais une forme de haine absolument inédite.
A quoi tient précisément sa nouveauté ? Essentiellement à deux éléments, selon l’auteur. Elle tient premièrement à sa nature, qui n’est plus religieuse, mais nationaliste, où la défense de la nation devient celle d’un « peuple » biologiquement et culturellement homogène. Son moteur n’est plus la trahison du Christ, mais l’exigence de préservation de la pureté du sang et, on le pressent déjà, de la race germanique qui serait menacée par la présence, sur son sol natal, d’une communauté venue d’ailleurs, aux mœurs étranges et aux pratiques suspectes. L’identité ethnique du peuple est, si l’on suit bien l’article, le sordide succédané de l’unité politique de la nation que les Allemands sont incapables d’établir, et la seule mixture idéologique que des esprits trop peu acclimatés à la liberté peuvent assimiler. Börne se fait ici l’écho de textes qui circulent alors, et qui présentent les Juifs comme les agents de l’« abâtardissement des nations » (formule d’Ernst Moritz Arndt, écrivain nationaliste connu de Börne, dont les tirades enflammées sont un excellent exemple). Tout un « théâtre de l’envoûtement » se déploie à cette occasion, où l’on comprend que l’unité du peuple allemand ne peut se faire qu’au détriment des Juifs et sans eux :

« On voulait, comme dans un opéra, un chœur uniforme à l’unisson ; on voulait des Allemands tout droit sortis des forêts de Tacite, chevelure rousse et yeux bleu clair. Les Juifs aux mèches noires détonnaient affreusement. »

La transformation en profondeur de cette haine s’explique, deuxièmement, par la configuration sociale et politique spécifique de l’Allemagne pendant et après l’épisode napoléonien. Durant ces années, Börne est le témoin privilégié de la combinaison de deux formes de ressentiment qui, entrant en fusion, forment une substance hautement explosive : la haine unanime des Français et, dans le monde intellectuel et étudiant notamment, le rejet toujours plus marqué de l’absolutisme prussien.
L’émergence, puis le rapide développement, lors des « guerres de Libération » contre la France, d’un courant nationaliste agressif repose de plus en plus sur le fantasme d’une germanité immaculée, menacée tant par ceux qui divisent le « peuple » (les puissants) que par ceux qui le dénaturent (les Juifs).

Entre le marteau et l’enclume

Coincés entre deux fronts, pris entre le marteau et l’enclume, les Juifs concentrent sur leur personne ces deux formes d’animosité populaire, car ils incarnent non seulement l’occupant français et son universalisme juridique jugé niveleur, mais aussi le pouvoir arbitraire d’un régime féodal accordant une protection spécifique à un corps étranger à la nation. L’identification des Juifs à la classe dominante, qu’elle soit française ou prussienne, est sur le point de devenir l’antienne de nombreux Allemands épris de            « liberté ».
L’émancipation des Juifs, introduite en premier par les troupes napoléoniennes, est en effet perçue par beaucoup comme une blessure narcissique qui ne se referme pas. Bien que défait et enterré, Napoléon continuerait au travers d’elle à narguer les Allemands : « le penchant à la liberté et la haine des Français se fondirent en un seul et même sentiment » écrit Börne. Libérer l’Allemagne ne peut rien signifier d’autre, dans cette perspective, que de débarrasser le pays de toutes les traces de l’esprit français, notamment de sa conception de la citoyenneté et de la nation.
Ce n’est donc pas un hasard si plusieurs auteurs développent, dans ces années-là, le projet concret d’expulser les Juifs hors du territoire national. Des fantasmes de déportation massive, voire d’extermination, s’expriment aussi publiquement, par exemple sous la plume de Hundt-Radowsky, qui fait publier à l’automne 1819 et en 1823, sous pseudonyme puis en Suisse, deux brûlots antisémites qui connaîtront un franc succès : Der Judenspiegel [Le miroir des Juifs, non traduit] et Die Judenschule [L’École des Juifs, non traduit]. « Le mieux serait de nettoyer entièrement le pays de cette vermine » peut-on notamment y lire. Lorsqu’il s’agit d’apporter un traitement radical au problème que les Juifs sont censés poser à l’Allemagne, l’imagination de cet auteur paraît sans limite : les réduire en esclavage pour les vendre aux Anglais, les envoyer comme travailleurs forcés dans les mines, les déporter en Turquie pour qu’ils se fassent massacrer par les Musulmans, castrer les hommes, prostituer leurs épouses et leurs filles afin de décourager la clientèle chrétienne…
L’identification des Juifs au féodalisme découle, quant à elle, d’une fausse conscience de la domination, aussi bien politique qu’économique : « les Juifs et la noblesse, c’est-à-dire l’argent et la domination, l’aristocratie matérielle et l’aristocratie personnelle, constituent les deux derniers soutiens du féodalisme ». Comment  comprendre ce « soutien » ? Faut-il y voir une pleine adhésion des Juifs à l’absolutisme lui-même ? Il est permis d’en douter. Comme toute communauté vulnérable et marginalisée, les Juifs ont dépendu très longtemps du bon vouloir des seigneurs locaux pour leur propre survie. Cela explique en partie pourquoi ils sont tombés à plusieurs reprises dans des conflits de loyauté, se sont montrés politiquement passifs et ont exprimé des positions prudemment conservatrices – avec lesquelles Börne, justement, souhaite rompre définitivement –, lorsque ces mêmes seigneurs ont commencé à être contestés, au temps de Napoléon et après lui.
Par ailleurs, comme le rappelle Hannah Arendt, il est vrai que les quelques « Juifs de cour », les Hofjuden, ont joué un rôle déterminant dans la consolidation des monarchies européennes, en leur prêtant de l’argent et en facilitant les rapports commerciaux entre elles, et ont pu bénéficier, en contrepartie de leurs précieux services, de traitements spéciaux et d’avantages en tous genres de la part des puissants :

« À partir de la fin du XVIIème siècle, on assiste […] à une expansion sans précédent de l’activité économique de l’Etat et, parallèlement, de son besoin en capitaux. Parmi les populations européennes, aucun groupe n’était en mesure de fournir à l’Etat les capitaux nécessaires, ni de prendre une grande part au développement d’activités économiques étatiques. Les Juifs, au contraire, avaient une longue expérience du prêt et des relations avec la noblesse européenne, qui souvent les protégeait localement et les employait comme hommes d’affaires. Il était donc naturel qu’on eût recours à eux. Pour ses nouvelles activités économiques, l’État avait tout intérêt à accorder aux Juifs certains privilèges et à les traiter comme un groupe à part »/20/.
Inférer de ce fait historiquement établi que tous les Juifs sont les collaborateurs et les protégés des seigneurs est un paralogisme promis à une certaine postérité : la haine des Juifs,  le triste produit d’une pensée hors de ses gonds.

L’instrumentalisation politique de la haine

Börne ne sacrifie pourtant pas, dans son article, à la facilité d’une analyse binaire, considérant uniquement la haine des Juifs comme la forme substitutive de la détestation populaire de l’absolutisme. Ce dernier n’est pas en reste et sait tirer profit de l’inconfortable situation dans laquelle se trouvent les Juifs pour renforcer son pouvoir. Ils  sont en effet pour lui une aubaine inespérée, car un dérivatif utile : cibles du déchaînement de la violence populaire, ils neutralisent ainsi son énergie contestataire en la détournant et en la déportant sur le membre le plus démuni du corps social. « L’Allemand ne rechigne pas à être un serviteur s’il en possède un lui-même » /21/ écrit Börne dans ses Lettres de Paris. La servitude comporte toujours une part de consentement que le pouvoir sait exploiter. La Boétie l’avait bien compris : les tyrans peuvent compter sur la docilité des hommes dès lors qu’on leur donne les moyens de devenir des « tyranneaux » eux-mêmes/22/.
Börne attire donc notre attention sur l’instrumentalisation des émeutes antisémites par l’État. Elles permettent en effet à celui-ci de tirer prétexte de leur virulence pour étendre son pouvoir de contrôle et de répression. Comme l’auteur l’explique : « Le peuple, une fois éclairé, finira par s’apercevoir qu’il n’a pas même tiré avantage du mal qu’il a commis, mais qu’il a dû se défaire du fruit de ses forfaits au profit de quelques aristocrates insatiables. Il comprendra qu’on l’a incité à abuser de sa liberté pour pouvoir dire ensuite qu’il n’en était pas digne, et qu’on l’a institué geôlier des Juifs parce que les geôliers ne sont pas plus que les prisonniers autorisés à quitter le cachot. Qu’une porte de plus ou de moins les sépare de l’air libre ne change rien à l’affaire. Prisonniers, ils le sont les uns et les autres. »

***

Dans l’article « Pour les Juifs », Börne tente en fin de compte de défendre une thèse qui renvoie dos à dos deux attitudes apparemment opposées, mais sur le fond similaires. L’une considère que la haine des Juifs est une vieillerie condamnée à se dissiper rapidement, l’autre prétend que le ver de l’antisémitisme est dans le fruit de l’émancipation politique portée par le projet révolutionnaire.
On connaît, concernant la première, les mots fameux d’Engels dans sa lettre sur l’antisémitisme : « L’antisémitisme est la marque d’une culture arriérée, ce qui fait qu’il n’y en a qu’en Prusse et en Autriche ou en Russie. Si on s’avisait de faire de l’antisémitisme ici en Angleterre, ou en Amérique, on ne s’attirerait tout simplement que des moqueries » /23/.
Appliquant le déterminisme de la thèse du Manifeste du parti communiste /24/ au phénomène de l’antisémitisme, Engels le rend, dans les sociétés capitalistes développées, littéralement impossible. La puissance intégrative de la société bourgeoise étant sans limites, le développement des forces productives entraînerait mécaniquement la modernisation des structures sociales, dissoudrait toutes les appartenances communautaires, toutes les identités, et transformerait les individus soit en bourgeois, soit en prolétaires. « En un mot, la bourgeoisie se forge un monde à son image ». Il n’est pas ici question de discuter un tel aveuglement ni d’analyser une foi si confondante en la puissance de la nécessité logique au sein des processus historiques. Notons simplement qu’ils ont pour conséquence de minimiser l’importance du combat politique contre cette forme de haine puisque, d’elle-même, elle serait appelée à disparaître.
La thèse adverse, qui s’évertue à condamner à l’échec toute forme d’émancipation des Juifs dans les sociétés européennes, dispose à n’en pas douter, en raison de sa radicale noirceur, d’un pouvoir de séduction certain : elle exprimerait la lucidité de ceux qui ne s’en laissent pas conter. Mais il se pourrait qu’elle ne soit en réalité qu’une illusion rétrospective qui, se laissant obnubiler par l’incommensurabilité des crimes nazis, ne cherche dans le passé que les prodromes et les confirmations de la catastrophe majuscule. Börne insiste bien sur ce point : « Dans l’acte accompli gît la nécessité, la liberté, quant à elle, se trouve uniquement dans l’acte en voie de s’accomplir. » Penser l’acte « en voie de s’accomplir », c’est présupposer non pas sa fatalité, mais sa contingence. C’est privilégier le point de vue d’une pensée embarquée, pas encore arrivée au port. «Ce n’est que lorsqu’on peut changer ce qui est que ce qui est n’est pas tout » disait Adorno dans la Dialectique négative. Peut-être Börne est-il lui aussi victime d’une certaine naïveté : en rejeton des Lumières, il croit encore possible de transformer le cours des choses et confère à la raison une certaine efficace pour convaincre, critiquer, démystifier. Illusion tout aussi contestable ? Voire. Entre les passions tristes de la résignation et les périls du combat politique, Börne choisit sans la moindre hésitation les aventures de « la plume et de l’épée » /25/. 

Notes

1/ Le ghetto de Francfort, lieu en partie coupé du reste de la ville, connu pour son insalubrité, était soumis à un règlement spécifique discriminatoire qui n’avait pratiquement pas changé depuis 1611. Börne, convoquant ses souvenirs, manie l’ironie pour sublimer l’opprobre : « [Les Juifs] se réjouissaient de la minutie attendrissante des autorités locales. Le dimanche, ils n’avaient pas le droit de quitter leur rue, afin de ne pas recevoir de coups de la part des passants avinés. Avant leur vingt-cinquième anniversaire, ils n’avaient pas le droit de se marier, afin que les enfants soient vigoureux et en bonne santé. Les jours de fête, ils n’avaient le droit de franchir les portes du ghetto qu’à partir de six heures du soir, afin que leur soit épargnées les trop grandes chaleurs. Les promenades aux yeux de tous hors de la ville leur étaient interdites, ils devaient marcher à travers champs, afin d’éveiller leur sens de l’agriculture. Si un Juif traversait la rue et qu’un chrétien lui lançait : « « Mach Mores Jud » [à l’époque, expression idiomatique utilisée par les Francfortois pour héler les Juifs en pleine rue : « Tiens-toi bien, Juif », « Juif, montre un peu de décence » ; le terme Mores ne renvoie sans doute pas ici au yiddish où il signifie la « crainte » et le « respect », mais bien plutôt au latin : en Hesse, on l’utilise aujourd’hui encore pour désigner « les bonnes manières », la « décence »], il était prié d’ôter son couvre-chef. Cette forme de politesse pleine d’attention était censée raffermir l’amour entre ces deux communautés religieuses. » (Börne, Sämtliche Schriften [Œuvres Complètes, non traduites], Joseph Metzler Verlag, Düsseldorf, 5 tomes, 1964-1968, t. II, 238). Nous traduisons tous les extraits tirés de ces volumes pour les besoins du présent article.
2/ Jakob Baruch (1763-1827), qui disposait par ses activités professionnelles d’excellentes relations diplomatiques, avait été nommé par la communauté juive de Francfort délégué au Congrès de Vienne pour y défendre ses intérêts.
3/ Pour connaître plus en détail les tensions traversant la communauté juive de Francfort, voir Detlev Claussen, Grenzen der Aufklärung (1987) [Les Frontières des Lumières, non traduit], Fischer Taschenbuch Verlag, Francfort, pp. 114-116.
4/ Tête de proue du courant réformateur en matière de pédagogie juive, il fonde en 1778 à Berlin avec Isaak Daniel Itzig (1750-1806) l’École juive libre qui prodiguait un enseignement dépassant largement le seul domaine religieux et qui eut une importance décisive dans la formation intellectuelle de la bourgeoisie juive libérale.
5/ Dans les archives Börne, il existe un manuscrit inédit rédigé pendant les études à Halle portant ce titre : Memoiren zu der Geschichte der Juden [Mémoires au sujet de l’histoire des Juifs, non traduit].
6/ Lettre au père, 24 juillet 1807, citée presque intégralement par Willi Jasper dans son ouvrage Keinem Vaterland geboren : Ludwig Börne, eine Biographie [Né dans aucune patrie, Ludwig Börne, une biographie, non traduit], Hoffmann und Campe, Hambourg, 1989, pp. 56-60.
7/ Les amateurs de « parricide épistolaire » se reporteront à la Lettre au père de Kafka (1919).
8/ Que l’on songe par exemple à quelques contemporains de Börne, que ce soit l’historien et philosophe Eduard Gans ou bien encore le poète Heinrich Heine, qui considérait la conversion comme l’indispensable « ticket d’entrée » dans la société.
9/ Soumettant au Sénat de Francfort sa demande de changement de nom, il la justifie en prétendant que son nom juif pourrait lui porter préjudice auprès de ses lecteurs sur un point bien précis : en matière politique, les Juifs, vivant retranchés des affaires communes, passent pour être inaptes à  dire quelque chose qui soit en phase avec l’esprit de leur époque. Cf Börne, Sämtliche Schriften, t. V, p. 635 sq. Car là est le scandale pour les Allemands : passe encore que des Juifs, tel Mendelssohn, se piquent de faire de la philosophie (qui les lira après tout ?) ; mais qu’ils aient l’effronterie, tels Börne, Ascher ou Heine, de donner leur avis sur l’actualité politique, sur les injustices en cours en Allemagne, sur la façon dont il faudrait réformer – ou renverser – l’État… c’en est trop ! De ce point de vue, Börne fait un geste éminemment « politique » si par là on entend l’un des termes de la dichotomie « police » / « politique » chère à Jacques Rancière : en prenant la parole, en faisant effraction dans l’espace public, il prend part à ce à quoi on lui dénie le droit en tant que Juif, il vient détruire le partage des places, maintenu par la « police », c’est-à-dire par la gestion gouvernementale d’un ordre inégalitaire.
10/ Voici ce qu’il écrit, plein d’amertume, en 1831 à propos de ses détracteurs les plus acharnés : « Juif, Juif ! C’est l’ultime clinquaille qu’on trouve dans la misérable tirelire de leurs saillies. Mais après tout, je souhaiterais que cela me rende l’un des trois louis d’or dont j’ai honoré monsieur le Pasteur pour devenir chrétien. Je suis baptisé depuis dix-huit ans et cela ne me sert à rien. Trois louis d’or pour un strapontin dans la maison des fous allemande ! Quel gâchis insensé ! » (Sämtliche Schriften, t. III, p. 419).
11/ Un critique anonyme inspiré, qui se présente comme un « habitant de Francfort », écrit à propos de Börne lors de la parution de ses Lettres de Paris en 1831 (nous traduisons) : « Juif frivole, persifleur sans cœur, misérable jaseur, pitoyable âme de Juif, sans honneur, bavardage insipide, insolence éhontée, arrogance juive, misérable mouche à merde » (cité par l’historien Götz Aly dans son article « Knechtsinn und Freiheitsangst » [« Servilité et peur de la liberté »], paru le 9 juin 2012 dans le journal Die Welt).
12/ Börne, Sämtliche Schriften, t. I, p. 145, aphorisme 41.
13/ Börne, Sämtliche Schriften, t. I, p. 142, aphorisme 24.
14/ Börne, Sämtliche Schriften, Briefe aus Paris [Lettres de Paris, partiellement traduites sous le titre Lettres écrites de Paris dans les années 1830 et 1831 par M. F. Guiran, Paris, Paulin, 1832] (74ème), t. III, p. 511.
15/ Dans la lignée de Saul Ascher.
16/ Julius H. Schoeps, Die missglückte Emanzipation : Wege und Irrwege deutsch-jüdischer Geschichte [L’émancipation manquée : chemins et impasses de l’histoire germano-juive, non traduit], Berlin, Philo, 2002.
17/ Cela força la municipalité à reloger dans le reste de la ville les familles juives qui avaient perdu leurs habitations dans les destructions, mettant fin de facto à la dimension quasi carcérale du ghetto.
18/ Börne, devenu actuaire auprès de la Police de Francfort en 1811, est remercié en 1815 pour cette raison. Ironie du sort : il parvient à obtenir de la ville, suite à ce licenciement, une pension à vie qui lui permet de financer ses activités littéraires et subversives … et de mener une véritable guérilla éditoriale contre les services de censure de la police.
19/ L’émancipation politique ne deviendra réellement effective en Allemagne qu’en 1869, sous Bismarck.
20/ Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme (1951), Traduction de l’allemand par M. Pouteau, Révisée par H. Frappat,  Paris, Seuil, 2005, Collection Points Essais, p. 34.
21/ Börne, Lettres de Paris, lettre du 8 mars 1831, Sämtliche Schriften, t. II, p. 193.
22/ La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576.
23/ Engels, lettre du 19 avril 1890. Marx Engels Werke [Œuvres de Marx et Engels, toujours en cours d’édition],  Dietz, Berlin, 1990, T. 22, p. 49.
24/ Marx et Engels, Le Manifeste du parti communiste, 1848.
25/ «  La tyrannie peut nous vaincre une fois encore ; mais ça n’arrivera qu’au cours d’une bataille ouverte, après que nous nous serons défendus. Nous rosser comme des chiens et nous mettre en laisse, c’est terminé. Simplement ne pas tomber désarmé. » Börne, Sämtliche Schriften, Briefe von Paris, lettre du 25 décembre 1830, t. III, p. 99.









Traduction de

«  Pour les Juifs »

Cet article a été publié dans le numéro 67 de la revue Zeitschwingen (Les ailes du temps), le 21 août 1819 /1/. Notre traduction s’appuie sur le texte de l’édition des Œuvres Complètes (non traduites) de Ludwig Börne, établie par Inge et Peter Rippmann, parue en cinq tomes entre 1964 et 1968 chez l’éditeur Joseph Metzler à Düsseldorf : t. I, pp. 871-877.

1.

Pour le droit et la liberté, devrais-je dire. Mais si les gens comprenaient cela, nulle urgence ne commanderait d’écrire ces lignes et ce propos ne serait d’aucune utilité.

Parce qu’ils manquent de l’assiette que donneraient à leur esprit le droit et à leur cœur l’amour, ils trébuchent et tombent à chaque mouvement, chaque pas les éloigne davantage de leur destination, chaque expérience les rend plus inexpérimentés, chaque phénomène leur est étranger et, chaque matin quand ils s’éveillent, ils sont pareils à de  nouveau-nés. Parce qu’ils ne savent pas comment est constitué le genre humain, il ne leur paraît être qu’un mélange d’individus ; parce qu’ils ne savent pas comment est constitué l’État, il n’est à leurs yeux qu’un amas de prétentions hétéroclites et de passions rivales, toutes tendues vers la conquête de la suprématie. C’est pourquoi tant de choses troublent les sens de ces pauvres gens, et la Providence se montre presque trop cruelle en faisant peser sur une seule lignée l’expiation de siècles de culpabilité.
Malade, notre patrie est à terre. La guérir, telle devrait être notre tâche. Mais il règne une si grande confusion parmi ceux qui nous gouvernent que l’on doit souhaiter qu’il n’y ait en leur sein que des malveillants, car ce sont les mieux intentionnés qui causent les plus grands dégâts. Les premiers observent avec une joie mauvaise le mal progresser et ne font bien souvent rien de pire que de l’abandonner à son cours naturel. Les seconds en revanche, compatissants, serviables et ignorants, s’empressent d’agir. Alors que tous les membres sont atteints, ils appliquent à chacun d’eux, et pour soulager chaque douleur, un remède particulier. Ils sont tellement extravagants qu’ils couvrent le pouls fiévreux d’un emplâtre afin de l’apaiser, comme si c’était là que résidait la cause du mal. Ou bien en irait-il autrement ? Connaissez-vous la circulation sanguine de la vie du peuple ? N’aurais-je pas dû tout d’abord vous demander pardon si, partant de principes si vastes, je m’abaisse, comme vous le direz, à parler des Juifs ? Je ne parle pas de ceux qui haïssent ces malheureux, mais des indulgents et des indifférents. La persécution des Juifs, pensent-ils peut-être, n’est pas une affaire d’importance pour la patrie, c’est une broutille. Des lèvres hideuses et desséchées n’incitent guère les jeunes filles à les embrasser, sans doute ; mais les médecins devraient savoir qu’elles sont le symptôme d’humeurs morbides.
Si l’on veut parler de cette haine irréconciliable qui poursuit les Juifs depuis dix-huit siècles déjà, alors il ne faut pas parler du passé, mais de ce qui est en train de se passer et de ce qui doit se passer. Dans l’acte accompli gît la nécessité ; la liberté, quant à elle, se trouve uniquement dans l’acte en voie de s’accomplir. Seules les fautes des hommes peuvent être redressées, non celles de l’humanité ; une erreur qui a perduré presque deux mille ans passe toute espèce de blâme. Mais si l’esprit observateur, en s’élevant, en flottant calmement au-dessus des brumes et des eaux agitées, au-dessus des passions, des circonstances troublées, est en mesure de réparer chaque péché et chaque erreur, les hommes ignobles, méchants, infâmes et insensés ne sauraient chercher dans ces hauteurs de quoi justifier leurs forfaits. Car de même que la Terre tourne autour de son axe tout en accomplissant ses révolutions autour du Soleil, de même l’homme effectue-t-il deux mouvements simultanés, l’un particulier et l’autre général. Le premier l’emporte sans cesse au loin, il s’agit de son destin. Le second est déterminé par sa volonté, il s’agit de la liberté.
Il est difficile de saisir à quoi tient la funeste destinée des Juifs dans la mesure où elle n’a pas encore achevé sa course et où la signification de la nature des choses ne se dévoile que dans leur mort. Elle semble prendre sa source à une obscure et inexplicable épouvante que le judaïsme inspire et qui, comme un fantôme, comme l’esprit d’une mère tuée, a accompagné, ricanant et menaçant, le christianisme depuis son berceau.
Mais nous voulons descendre explorer les libres actions humaines, jusqu’au tréfonds des contrées marécageuses où séjourne l’engeance, hideuse et venimeuse, du serpent qui répand ses exhalaisons mauvaises, empeste l’existence de tant de lignées innocentes et les escroque en volant leur vie.
Jadis, c’est une fureur religieuse qui conduisait les Juifs et les hérétiques au bûcher. Ces pratiques, en raison de leur inhumanité, se dérobent à toute juridiction humaine. On dépouillait les assassinés de leurs biens, car la graisse des victimes sacrifiées était depuis toujours le tribut des offices sacerdotaux. Mais maintenant, puisque même le plus infâme des hypocrites n’ose pas dire qu’il persécute les Juifs en raison de leur confession, comment enjolive-on la vilenie ? Alors qu’on pensait en outre que les Juifs n’iraient de toutes façons pas au ciel, on ne voulait pas les tolérer sur terre. Mais maintenant, puisque désormais on leur concède le ciel, pourquoi voudrait-on encore les éliminer de la surface de la terre ?
On procède contre les Juifs avec une hypocrisie si éhontée, on profère à leur endroit des assertions mensongères avec une telle effronterie que même les mieux intentionnés s’y laissent prendre : ils n’arrivent pas à croire qu’on puisse vouloir les tromper aussi grossièrement. Je veux pour cette raison démasquer les enragés et regarder en face les scélérats. Ils feront du tapage et pousseront des cris d’orfraie. Les laquais pleins de sagesse qui nous gouvernent diront : « Il ne faut pas prononcer de paroles qui excitent les esprits ». Ils sont d’avis que, si tout reste sagement plongé dans l’obscurité, les ennemis ne se voient pas, et qu’il leur faut rester calmes. Mais il vaut mieux que la nuit soit éclairée par le flambeau de la vérité plutôt que par la flamme qui distille la fureur meurtrière. La vérité irrite, certes, car elle est irritante, mais elle n’exaspère pas. La honte est douloureuse, mais elle conduit les coupables à se repentir, non pas à répéter leur crime. Le peuple, une fois éclairé, finira par s’apercevoir qu’il n’a pas même tiré avantage du mal qu’il a commis, mais qu’il a dû se défaire du fruit de ses forfaits au profit de quelques aristocrates insatiables. Il comprendra qu’on l’a incité à abuser de sa liberté pour pouvoir dire ensuite qu’il n’en était pas digne, et qu’on l’a institué geôlier des Juifs parce que les geôliers ne sont pas plus que les prisonniers autorisés à quitter le cachot. Qu’une porte de plus ou de moins les sépare de l’air libre ne change rien à l’affaire. Prisonniers, ils le sont les uns et les autres.

2.

Dans la décennie qui précéda la Révolution française, des savants allemands versés dans l’étude de l’État établirent des principes plus humains et plus raisonnables touchant aussi bien la législation en général que la condition politique des Juifs /2/. Les Français donnèrent vie à ces principes en bouleversant de fond en comble leur État. En Westphalie, dans le Grand Duché de Francfort ainsi que dans d’autres États allemands, où la manière française de gouverner s’était imposée à la faveur de la domination napoléonienne, l’égalité juridique des Juifs avec les autres citoyens fut inscrite dans la Constitution. Cela ne suscita pas la moindre résistance, ni d’ailleurs le moindre murmure de la part du peuple. À la chute de Napoléon, l’Allemagne devint libre. Aussitôt, quelques écrivains du nord de l’Allemagne protestèrent /3/, s’emportèrent contre les Juifs, et les villes libres, en particulier Francfort l’ensommeillée, exhumèrent de la poussière des archives l’ancien droit des Juifs – disons plutôt l’ancienne condition de sans-droits qui leur était imposée. Examinons l’origine de ces phénomènes.
Chez les Allemands, qui mirent entièrement sur le compte de Napoléon la tyrannie dont ils subissaient le joug (quel rêve séduisant que de réduire la tyrannie à un seul visage !), le penchant à la liberté et la haine des Français se fondirent en un seul et même sentiment. Or, de même qu’est méconnu et dédaigné le bien que des mains ennemies apportent, de même l’on méconnut et l’on dédaigna tout ce que la législation française avait introduit d’estimable dans notre pays. Après avoir chassé les Français, on considéra ici et là comme funeste la liberté civile qui avait été accordée aux Juifs. En outre, on tint les Juifs pour des amis de la domination française parce qu’eux seuls trouvèrent dans cette misère, alors même qu’ils n’étaient pas moins opprimés que les autres Allemands, quelque dédommagement. Il est excusable d’éprouver quelque malaise à l’endroit de ceux qui tirent profit de la source de nos souffrances – je veux dire que c’est une faiblesse excusable.
Les glorieux orateurs publics qui enflammèrent et armèrent le peuple allemand souhaitaient enseigner ce qu’ils avaient appris : c’est uniquement à cause de son morcellement que la patrie pouvait être assujettie. Incapables d’établir l’unité politique, du moins souhaitaient-ils susciter l’unité du peuple en lui prodiguant un esprit et un cœur qui s’alimenteraient à une même source. Mais ils considéraient que les Allemands ne pourraient digérer cette nourriture avec aisance que si elle convenait à la nature infantile et à la faiblesse de leur liberté. Or les Juifs, avec leur étrangeté et leur culture hermétique, leur paraissaient trop indépendants pour être assimilés au régime général de la liberté. Ils leur faisaient l’effet d’un mets coriace et indigeste. À cela s’ajouta tout un théâtre de l’envoûtement. On voulait, comme dans un opéra, un chœur uniforme à l’unisson ; on voulait des Allemands tout droit sortis des forêts de Tacite, chevelure rousse et yeux bleu clair. Les Juifs aux mèches noires détonnaient affreusement. Finalement se manifesta au grand jour l’obscur penchant qui, lors des guerres de Libération/4/, avait dirigé toutes les aspirations, tous les combats du peuple allemand contre l’aristocratie et qui suscitait désormais l’hostilité des écrivains envers les Juifs. Car les Juifs et la noblesse, c’est-à-dire l’argent et la domination, l’aristocratie matérielle et l’aristocratie personnelle, constituent les deux derniers soutiens du féodalisme. Ils sont étroitement solidaires. Les Juifs, menacés par le peuple, cherchent protection auprès des seigneurs distingués et ces derniers, terrifiés par l’égalité, cherchent armes et remparts dans l’argent. On les séparerait les uns des autres si l’on parvenait à rendre inutile aux Juifs la protection des puissants, afin que ceux-ci ne puissent plus trouver refuge dans le moindre emprunt juif et qu’ils soient placés sous la tutelle de représentants du peuple qui accèderaient ou non à leurs requêtes.
À présent qu’il n’est plus besoin de symbole, de cris de guerre ni de bannière reconnaissable et visible de tous ; à présent que tous les Allemands savent au nom de quoi ils se battent et doivent se rassembler, la haine des Français, tout comme les sermons enflammés qu’ils suscitèrent, ont cessé. Oui, nous nous tournons même amicalement vers le peuple français, car c’est pour nous qu’il s’est battu, a versé son sang, payé son tribut et péché. Le cœur pur, nous pouvons récolter ce qu’une main criminelle sema. Cela nous enseigne ce qu’est la vraie liberté, comment on la mérite et comment on la poursuit sur des chemins où le sang ne coule pas. Désormais, on n’entend plus aucune profession de haine se répandre contre les Juifs. Les écrivains qui cherchaient à diffuser ce genre de leçons nuisibles se taisent à présent. Il faut leur pardonner leur erreur puisqu’ils en sont revenus. Ils étaient de bonne foi et la vérité ne s’achète jamais assez cher, même si le prix à payer a été une folie passagère/5/.

 NOTES

1. Après avoir été licencié, sous la pression de la cour viennoise, du Journal de la ville libre de Francfort pour avoir publié en avril 1819 un texte extrêmement critique à l’égard de Metternich dont il prétendait être le simple traducteur, Börne participe, à partir du 1er juillet 1819, à la revue Zeitschwingen, éditée hors de Francfort, à Offenbach en Hesse, afin d’éviter de passer sous les fourches caudines de la censure locale. Il en devient le rédacteur en chef du 1er juillet au 09 octobre 1819, date à laquelle la revue est réduite au silence par la police. Dans la « déclaration d’intention » (« Ankündigung ») qu’il publie lors de sa prise de fonction, Börne promet de s’assagir et d’abandonner ses traits d’esprit irrespectueux envers les autorités. Pour ce faire, il prétend  vouloir désormais dégager dans son travail de journaliste une voie médiane entre les « opinions dominantes et les opinions serviles » ; il projette également de prendre pour modèle le « citoyen pieux et déférent envers la police »… Son ambition pédagogique reste cependant  intacte, il compte bien remplir la mission dont il se sent investi : « l’éducation politique du peuple allemand est encore trop insuffisante. Il ne connaît pas le rapport qui existe entre un régime représentatif et son estomac » (Börne, Sämtliche Schriften, t. I, pp. 777-778). (N.d.T.).
2. Börne fait sans doute référence à Christian Konrad Wilhelm von Dohm (1751 – 1820), juriste, écrivain et diplomate prussien, qui fit paraître en 1781 un texte, Über die bürgerliche Verbesserung der Juden [De la Réforme politique des juifs. Préface et notes de Dominique Bourel, 1984],  qui contient l’une des premières défenses, issue de la haute administration prussienne, de l’émancipation politique des Juifs. (N.d.T.)
3.  Il est difficile de déterminer avec certitude quels sont les écrivains visés ici, mais on peut risquer quelques hypothèses. Parmi les intellectuels les plus virulents contre les Juifs à l’époque, citons ces quatre noms :
– a. Ernst Moritz Arndt  (1769 – 1860), poète et figure de proue de la contestation contre Napoléon, originaire de l’île de Rügen, futur député de la première Assemblée issue de la révolution de 1848 (dans la Paulskirche à Francfort), est l’un des premiers à avoir confondu haine des Français (qui n’était pour lui qu’un « peuple de Juifs », c’est-à-dire dans son esprit un peuple de sang-mêlés) et haine des Juifs. Selon lui, ceux-ci menacent la pureté de la race germanique d’ « abâtardissement » (Verbastarderung) : cf Weltgeschichte im Aufriss [Vue d’ensemble de l’histoire du monde, non traduit], Band 2, Verlag Diesterweg, Francfort, 1978, p. 191.
– b. Jakob Friedrich Fries (1773 – 1843), philosophe et auteur d’un ouvrage antisémite, Über die Gefährdung des Wohlstandes und Charakters der Deutschen durch die Juden, [De la mise en péril du bien-être et du caractère des Allemands par les Juifs,  non traduit], Mohr u. Winter, Heidelberg, 1816. Selon lui, il fallait faire pression sur l’État pour qu’il contraigne les Juifs à s’« améliorer » et à cesser leurs activités d’usurier : les Juifs seraient en effet responsables de l’influence grandissante de l’argent dans la société allemande. En cas d’échec, il se prononce pour leur exil forcé hors d’Allemagne.
– c. Christian Ludwig Paalzow (1753 – 1824), juriste et écrivain, publie en 1817 Helm und Schild, Gespräche über das Bürgerrecht der Juden, Schöne, Berlin [Le casque et le bouclier, Conversations au sujet des droits civiques des Juifs, non traduit], roman dialogué qui affronte ce qu’il considère être un dilemme : convient-il d’accorder aux Juifs le statut de citoyen et ainsi prendre le risque de mettre le pays sens dessus dessous, les Juifs étant, par leur messianisme, portés à la rébellion et, par leur puissance économique, capables à terme de s’emparer du pouvoir politique, ou bien vaudrait-il mieux avoir la prudence de les expulser hors d’Allemagne, quitte à se priver des précieuses ressources financières que, par l’impôt, leurs activités rapportent à l’État ? Paalzow, grand seigneur, se prononce en faveur de l’expulsion sans expropriation des Juifs.
– d. La palme de la plus grande véhémence antisémite revient sans nul doute à Hartwig von Hundt-Radowsky (1780 – 1835), poète et publiciste, connu pour ses vers violemment anti-napoléoniens, mais aussi pour ses tracts appelant ouvertement au meurtre des Juifs, ainsi que pour deux œuvres, l’une publiée sous pseudonyme à l’automne 1819, Judenspiegel – ein Schand- und Sittengemälde alter und neuer Zeit [Le miroir des Juifs, un tableau d’infâmie et de mœurs dans les temps anciens et nouveaux, non traduit] et l’autre en 1822 en Suisse, Judenschule [L’école des Juifs, non traduit], où se trouve esquissée pour la première fois dans la littérature allemande la « solution finale ». Cf, sur l’antisémitisme littéraire pendant les « pogroms Hep Hep », Die Nachtseite der Judenemanzipation [La face obscure de l’émancipation des Juifs, non traduit], Rainer Erb und Werner Bergmann, Metropol, Berlin, 1989, pp. 218-241. Concernant Hundt-Radowsky, nous recommandons la lecture d’un article de Peter Fasel paru dans le journal Die Zeit le 22 janvier 2004, « Vordenker des Holocaust » [« Un précurseur de l’holocauste »]  (N.d.T.)

4. Cette expression désigne les guerres menées contre le joug napoléonien. Börne remarque ici qu’à la faveur de la résistance contre l’envahisseur français, s’est développé un mouvement républicain qui a pris pour cible les structures féodales de l’ancien pouvoir. Chasser Napoléon signifiait donc aussi, pour beaucoup, en finir avec l’absolutisme. Selon Börne, la haine contre les Juifs est bien une des tendances constitutives du mouvement républicain allemand, ce qui rend ce dernier, dès le départ, profondément ambigu. Pour rappel : en octobre 1817, des étudiants et des intellectuels d’obédience nationaliste et républicaine se réunissent au château de la Wartburg, ancienne résidence de Luther près d’Eisenach, pour célébrer les trois cents ans de la publication de ses 95 thèses ainsi que l’anniversaire de la défaite de l’armée française à Leipzig en 1813. Ils expriment dans leurs discours leur soif de réformes démocratiques et d’unité nationale – ce qui donne naissance aux 35 Principes et 12 Décisions, considérés par les historiens comme le premier programme politique appelant à la constitution d’une République allemande unifiée. Ces festivités sont restées également célèbres pour avoir organisé un autodafé où partent en fumée, outre le Code Napoléon et des livres jugés trop proches du pouvoir absolutiste prussien, le livre Germanomanie d’un écrivain et philosophe juif de Berlin, Saul Ascher, alors qu’on prononce au même instant ces paroles : « Gare aux Juifs qui restent attachés à leur judaïsme, qui ridiculisent et diffament notre nation ainsi que notre germanité ! » (Cf Maßmann, Kurze und wahrhaftige Beschreibung des großen Burschenfestes auf der Wartburg bei Eisenach am 18ten und 19ten des Siegesmondes 1817, Frommann, Iéna, 1817 [Brève et véridique description de la grande fête des étudiants de corporation à la Wartburg près d’Eisenach les 18 et 19 octobre 1817, non traduit ]). Dans son livre paru en 1815, Ascher, partisan d’un dépassement des nations, s’inquiète de la montée en puissance d’une mouvance nationaliste et xénophobe en Allemagne et perçoit l’antisémitisme comme un moyen de conserver ardente la flamme de l’enthousiasme et du fanatisme politique des « germanomanes » (c’est-à-dire, à proprement parler, des « fanatiques », des « maniaques » de la Germanie). Voir Saul Ascher, La Germanomanie, Traduction et appareil critique de Jacques Aron, L’Harmattan,  2017. (N.d.T.)
5. Étrange note finale ! Il faut, nous semble-t-il, lire ce dernier paragraphe comme une conclusion ironique et un happy end caustique. Les « déments » et les « scélérats » ont été démasqués, le lecteur a bénéficié des lumières de Börne : la haine des Juifs s’explique, certes, mais elle est désormais sans objet. L’arme de la raison l’a dissoute. (N.d.T)