Avis_de_recherche_pour_Dora_Bruder_Paris-Soir_31_décembre_1941
Avis de recherche pour Dora Bruder paru dans Paris-Soir, le 31 décembre 1941.

En quête de Dora Bruder,

avec Patrick Modiano

par Aurélie Touraine



Patrick MODIANO, Dora Bruder, Éditions Gallimard, Collection Blanche, 1997 ;  repris en 1999 dans la Collection « Folio ».



Patrick Modiano n’a écrit que des romans quand, en 1997, il publie Dora Bruder. Comme nombre de ses fictions précédentes, ce nouveau récit évoque la France sous l’Occupation et poursuit le travail mémoriel inauguré par La Place de l’Étoile (1968). Pourtant, il occupe une place spéciale dans l’édifice romanesque construit par l’auteur : on remarque que, sur la première de couverture de Dora Bruder, ne figure pas la mention de son appartenance générique. Le romancier, si l’on peut encore désigner ainsi l’auteur de cette œuvre, en croisant un essai de reconstitution biographique et des bribes d’autobiographie, nous entraîne dans une recherche où passé et présent s’appellent sans cesse, où l’exigence objective et les obsessions intimes luttent contre l’oubli

Une enquête minutieuse

Le récit en effet s’ouvre sur l’avis de recherche paru dans un journal de 1941, découvert par le narrateur des années plus tard et qui est à l’origine de son parcours pour retrouver la trace de cette jeune fille juive de quinze ans. Dès lors, commence toute une quête d’indices, au sein de laquelle les lieux sont essentiels.

L’ancrage réaliste est d’autant plus fort que tous les lieux cités, l’auteur les connaît bien. La topographie narrative, qui se veut celle de l’adolescence de Dora Bruder, se construit en écho à celle de Patrick Modiano, de son enfance notamment. Les précisions nous font visualiser ces quartiers où l’un et l’autre ont grandi ; nous sommes guidés par des noms de rues, d’arrêts d’autobus, et les suivons au fil de la reconstruction feutrée d’un décor presque figé dans le temps, sinon dans la mémoire : « Le dernier café, au bout du boulevard Ornano, côté numéros pairs, s’appelait « Verse toujours». À gauche, au coin du boulevard Ney, il y en avait un autre, avec un juke-box. Au carrefour Ornano-Championnet, une pharmacie, deux cafés, l’un plus ancien, à l’angle de la rue Duhesne.» , p. 9.

Dans cette cartographie de la jeunesse perdue, tout semble conduire au 41 boulevard Ornano, à cette adresse récurrente au fil des pages, à cet immeuble où vécurent les parents de Dora, à ce lieu de rendez-vous où « adresser toutes indications » (p. 7) selon la formulation figurant dans l’avis de recherche.
« On se dit qu’au moins les lieux gardent une légère empreinte des personnes qui les ont habités. Empreinte : marque en creux ou en relief. Pour Ernst et Cécile Bruder, pour Dora, je dirai : en creux.» , p. 28-29.

D’où cette volonté de donner du relief à ce « creux », de reconstruire le trajet et le quotidien de Dora lors de cette période où elle est portée disparue, en remontant aux origines, en n’occultant rien, en ne négligeant aucun détail – pas même climatique (p. 89). La chronique d’une investigation se déroule sous nos yeux, pleine d’humilité et d’incertitude : fréquentes sont les phrases interrogatives, nombreux, les verbes tels que « elle a dû » (p. 34), « je me demande » (p. 37), « j’ignore », « je devine à peu près », « je suppose » (p. 39), « il est probable » (p. 75), « je crois que », p. 110.
Comme dans une enquête de police, comme dans un rapport administratif parfaitement circonstancié, les pièces sont fournies : acte de naissance (p. 18-19), mais aussi extraits d’archives (p. 84), mains courantes (p. 87), circulaires et rapports de police (p. 102), registres (p. 112), lettres (p. 121).

Dora Bruder entourée de ses parents Cécile et Ernest


La chronologie des événements antisémites apparaît (p. 55), tout comme l’ordre des convois à destination des camps (p.141-143) ; mais, sous la plume de Patrick Modiano, ils ne sont pas juste donnés comme tels : ce qui aurait pu être purement documentaire ne reste jamais dépourvu d’humanité, l’Histoire croise le destin personnel, le contextualise pour presque s’effacer devant lui. 

De troublantes coïncidences

Retracer le chemin emprunté par Dora fait résonner les souvenirs personnels du narrateur.  Du quartier de son enfance (p. 7) à l’arrestation de son père (p. 62, 81), en passant par sa propre fugue (p. 57), Patrick Modiano voit se tisser des liens, le Paris des années 1940 fait signe à travers le décor de sa jeunesse. On retrouve certaines caractéristiques de l’écriture autobiographique : la première personne du singulier bien sûr, des « je me souviens » (p. 7, 21) qui ne sont pas sans rappeler Georges Perec, le va-et-vient constant entre différentes strates temporelles (p. 11, 22).
Les hivers 1965 et 1942 « se brouillent » parfois (p. 10), dans une atmosphère vaporeuse, dans cette présence flottante mais permanente du passé où l’on cherche à distinguer des figures connues, des lieux encore actuels. Tout fait sens, « en filigrane » (p. 11) : même du temps où l’auteur ignorait l’existence même de Dora Bruder, c’est un peu comme si, pour lui, ses pas le menaient déjà inévitablement à elle. Ses impressions fugitives et inexpliquées, « de marcher sur les traces de quelqu’un » (p. 49) font apparaître le travail de l’écrivain qui, rappelons-le, est né en 1945: 

« J’ai l’impression d’être tout seul à faire le lien entre le Paris de ce temps-là et celui d’aujourd’hui, le seul à me souvenir de tous ces détails», p. 50.

Ce « don de voyance » (p. 52) auquel il croit chez les romanciers – qu’il corrige en de « brèves intuitions [provoquées] à la longue » – s’accompagne de références littéraires : la traversée nocturne de Paris par Jean Valjean et Cosette (p. 51),  la maison Usher (p. 83), des écrivains allemands aux Notes et impressions dont il doit se sentir proche (p. 93-94), le poète Roger Gilbert-Lecomte (p. 96 à 98), Robert Desnos et La Place de l’Étoile de Patrick Modiano (p 100), Jean Genet, qui aurait pu croiser Dora Bruder (p. 138).
Cette envie aussi incorrigible que touchante de voir des signes, de trouver des liens, l’auteur en est conscient au fil de ce récit des possibles, sans doute parce que la mission qu’il s’est – inconsciemment ? – donnée est plus universelle :
«Ceux à qui elles [les lettres] étaient adressées n’ont pas voulu en tenir compte et maintenant, c’est nous qui n’étions pas encore nés à cette époque, qui en sommes les destinataires et les gardiens.» , p. 84.
Tel Orphée
Dora Bruder se comprend finalement à la lumière de ce mythe par lequel Patrick Modiano se dit bouleversé : « aller chercher dans le royaume des morts des anonymes et les ramener à la vie » (entretien dans la Grande Librairie du 2 octobre 2019).
Patrick Modiano redonne corps à Dora et ses parents en offrant d’eux « une photo souvenir » (p. 8) dans son livre. Leur vie de famille se dévoile sous nos yeux grâce aux albums feuilletés et décrits (p. 32) :
« Des photos comme il en existe dans toutes les familles. Le temps de la photo, ils étaient protégés quelques secondes et ces secondes sont devenues une éternité.
On se demande pourquoi la foudre les a frappés plutôt que d’autres»
, p. 92.
Mais Dora n’est pas une jeune fille isolée : aux autres enfants juifs nés dans la même maternité qu’elle (p. 19), aux femmes du même âge que Dora que l’auteur a connues et qui pourraient avoir eu un destin semblable (p. 54), aux inconnus arrêtés dans des rafles, aux femmes déportées, Patrick Modiano redonne vie, rend leur nom, réhabilite leur histoire : il les arrache à l’oubli.

« Si je n’étais pas là pour l’écrire, il n’y aurait plus aucune trace de la présence de cette inconnue et de celle de mon père dans un panier à salade en février 1942, sur les Champs Élysées. Rien que des personnes – mortes ou vivantes – que l’on range dans la catégorie des « individus non identifiés », p. 65.

Aux frontières de divers genres littéraires, ce livre replace dans la lumière tous ceux que l’organisation nazie a enfouis dans l’ombre ; il humanise ceux que la Police « des questions juives » (p. 69) puis les prisons, les convois et les camps, ont déshumanisés et annihilés, sous prétexte notamment de leur judaïsme.

« Il faut longtemps pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé », p. 13.

On comprend que cette exigence envers les victimes anonymes de l’Histoire implique un souci de l’exactitude, un soin méticuleux accordé à la reconstruction fidèle de leur vie. Mais les détails glanés au gré des recherches n’en feront pas une « affaire classée » : « Et cette précision topographique contraste avec ce que l’on ignorera pour toujours de leur vie – ce blanc, ce bloc d’inconnu et de silence », p. 28
Assassinée comme ses parents à Auschwitz, sans doute un peu symbole ou allégorie, Dora Bruder n’en reste pas moins une jeune fille unique, à la famille et à l’adolescence avérées, rendues vivantes au lecteur. Celui-ci ressent souvent une impression d’indéfinissables mélancolie et beauté au fil des pages où il découvre une démarche sincère et touchante.
Le 1er juin 2015, dans le dix-huitième arrondissement de Paris, a été inaugurée la « Promenade Dora-Bruder ». Ce n’est pas le moindre paradoxe que ce récit d’une fugue, puis d’une errance parisienne accomplie dans des conditions aussi tragiques et qui déstabilise et désoriente le lecteur, ait pu inspirer le nom d’une « Promenade ». Car ce récit n’est pas un mémorial, ou tout au moins en évite-t-il les attendus et les écueils. Sous le signe du secret et de l’insaisissable, c’est un livre où plusieurs fils se mêlent et s’enrichissent et qui continue à nous habiter une fois la (re)lecture achevée. 
Dans une langue simple et poétique, au fil de chapitres assez courts empreints de tristesse comme de détermination, il rend hommage à cette Dora que, sans lui, nous ignorerions sans doute ou que nous réduirions à son statut non désiré de « victime de la Shoah » (mot qui n’apparaît jamais). Patrick Modiano se refuse à l’amnésie mais laisse à chacun son secret.

«Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire, le temps tout ce qui vous souille et vous détruit – n’auront pas pu lui voler », p. 145.


Indications bibliographiques 

Ces deux sites, alimentées et entretenues avec un soin amoureux par des lecteurs avides et méticuleux de Patrick Modiano fourmillent d’informations et de précisions, de références et de documents.
Denis Cosnard, Le réseau Modiano : Un site pour lire entre les lignes de Patrick Modiano,

Bernard Obadia, Au Temps : Dictionnaire Patrick Modiano