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Le Pharisien est encore présent

par Patrick Sultan


Rav Éric SMILEVITCH, Le corps vivant : Réflexions talmudiques sur la sexualité contemporaine, Préface de J.-P. Adjedj, Paris, Hermann, 2017.


Élaborer une réflexion rigoureuse sur les enjeux contemporains d’une question prise dans son ensemble, en réfléchissant exclusivement à partir des antiques sources bibliques et talmudiques, n’est pas à la portée de n’importe quel hébraïsant amateur. Ce travail exige en effet non seulement une connaissance vaste et très sûre de textes hébraïques et araméens, une fine compréhension de la langue concise, voire énigmatique, des Maîtres du Talmud, un art d’interprétation aiguisé par l’expérience, un sens aigu du questionnement philosophique mais surtout une intelligence synthétique peu commune. Dans l’essai qu’il consacre à la sexualité, Le corps vivant : Réflexions talmudiques sur la sexualité contemporaine (2017), Éric Smilevitch déploie toutes ces qualités, écrivant ainsi une oeuvre appelée à marquer durablement les études juives comme la pensée contemporaine d’expression française.

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Un projet inédit

Lévinas, en offrant au public, dans les années soixante, ses lectures talmudiques, avait accompli un travail sans équivalent et resté inégalé à ce jour : il commentait, dans une langue européenne, d’un bout à l’autre, sans en omettre une ligne, un passage de la Guemara ! Il ouvrait à l’intelligence de tout lecteur moderne ce livre, déconcertant pour le sens commun. Il en scrutait la formulation afin d’en exprimer le sens ‘actuel’, rompant avec l’hégémonie de la méthode historico-critique. Les paroles des Sages étaient étudiées avec le même sérieux que l’on mettait à interroger Platon, Aristote ou Hegel… Cependant ce travail de traduction et d’interprétation exégétique, juive mais à portée universelle, comportait des limites étroites que reconnaissait humblement l’auteur de Totalité et Infini : sa lecture ne portait que sur des morceaux choisis et ceux -ci, extraits de la Haggada, donc de la partie narrative du Talmud, ne concernaient jamais la Loi dans son versant juridique (Halakha); enfin, jamais elle ne traitait une question dans toute son extension. É. Smilévitch entreprend rien moins que de mener une réflexion d’ensemble sur les questions liées à la sexualité telles qu’elles sont formulées et pensées dans le la Bible, le Talmud et son cortège de commentateurs.

Un sujet épineux


Déjà le projet d’aborder avec justesse le sujet de la sexualité humaine réclame soit une folle inconscience soit une ambition intellectuelle remarquable mais dont il faut avoir les moyens.Et cela pour plusieurs raisons.
D’abord, il est peu de dire que ce sujet touche au vif toute l’humanité dans sa chair, ses moeurs, dans toutes les manifestations et à tous les âges de sa vie. Les polémiques les plus vives éclatent de toutes parts et dans toutes les instances sociales et politiques, les affirmations les plus péremptoires sont affichées; toutes les disciplines scientifiques sont sollicitées et tant d’éminents spécialistes interviennent dans le débat public pour éclairer la question qu’elle apparaît toujours plus obscure et controversée. Confusion et division règnent et l’incertitude domine. Les évidences que l’on tenait naguère pour « naturelles » sont battues en brèche et contestées : l’atomisme des sociétés européennes s’affirme avec force au détriment des valeurs traditionnelles de la famille ; on déclare périmés les antiques interdits qui pèsent sur toutes les pratiques sexuelles ; on revendique le « droit à la jouissance », le « mariage pour tous » ; on fustige comme un archaïsme la répartition des rôles dévolus traditionnellement aux hommes et aux femmes. Et il n’est pas jusqu’à la différentiation des sexes qui ne soit contestée.
Ensuite, les techniques chirurgicales les plus sophistiquées rendent possibles, ou du moins envisageables à brève échéance, toutes les transformations du corps et la science médicale multiplie les voies de la procréation et de la fécondation artificielles.
Enfin, traiter ces questions brûlantes d’actualité au moyen de la Bible lue dans la perspective juive constitue un défi d’autant plus considérable que, il faut bien le reconnaître,
« (a)u regard de la sexualité moderne, le judaïsme fait figure de vieillerie désuète. La place accordée à la famille, les limites strictes imposées à la liberté sexuelle, l’interdiction de l’avortement, l’inégalité entre les sexes, tout ce qui relève des lois et des valeurs de la Torah semble aujourd’hui appartenir à un passé révolu. En outre, la plupart des considérations que l’on jugeait « naturelles » concernant le corps, le couple et l’enfant, sont en passe de disparaître complètement… », p. 29.

Construire « un discours approximatif »


Un tel travail peut se concevoir au sein d’une école talmudique (Yeshivah), dans le cadre d’un enseignement oral dispensé selon les modalités traditionnelles de l’étude juive collective (Limoude).

É. Smilevitch part donc d’un constat : «La Bible et la Nature sont devenues des références surannées», p. 29. Il convient donc de procéder à «une redécouverte et une réévaluation des principes, impliquant une sérieuse mise en ordre des moeurs et des représentations», p. 31. Et paradoxalement, pour réaliser ce projet, il se fonde sur l’analyse des prescriptions de la Torah telles qu’elles sont énoncées dans le Pentateuque, explicitées et délimitées dans les discussions et les apologues du Talmud puis commentées au cours des siècles par des exégètes et des décisionnaires jusqu’à notre époque.. Mais quelle forme prendra cette réflexion qui rebondit perpétuellement et se nourrit de questionnements permanents, une fois qu’elle aura été rédigée, ramassée et ordonnée dans un essai publié et, de ce fait, destiné à un public qui ne soit pas versé dans l’étude de la Torah? Comme le très dense Avertissement liminaire (p. 13-28) nous le rappelle : le Talmud ne se conforme à aucun des genres littéraires tels que les a conçus l’Occident.

« Le Talmud ne pratique guère la synthèse, ni au sein de chaque expérience singulière ni au sein de l’existence humaine prise dans son ensemble ni, à fortiori, au sein du genre humain. Les thèmes eux-mêmes sont éparpillés dans l’océan talmudique et traités à chaque fois partiellement. En sorte que l’examen de chaque question, dont on pressent pourtant l’indubitable unité, révèle toujours à terme une complexité intrinsèque insurmontable ; non pas une aporie à proprement parler, plutôt une réserve et un retranchement perpétuels, même lorsque le savoir talmudique s’efforce de simplifier et d’articuler ses énoncés. Il en ressort un genre rhétorique singulier dans lequel les propositions les plus élémentaires et les plus décisives cultivent souvent le paradoxe » p.15.

É. Smilevitch prend donc acte du caractère foncièrement hybride et mouvant de ce texte dérangeant pour construire ce qu’il appelle «un discours approximatif» (p. 18) sur la sexualité, ce qui n’exclut ni rigueur ni fermeté du propos mais se présente plutôt comme une tentative pour se conformer, sans céder à l’incohérence, aux méandres d’un mode de pensée souple et sinueux. Ainsi dans une première partie (Les signes de corps : p. 29-159), il rend compte de la manière dont la Torah envisage, met en scène, décrit et conçoit le corps sexué. Il aborde puis déploie les conséquences éthiques qui en découlent. dans une seconde (Couple, mariage et prohibitions sexuelles : p. 161-289) puis une troisième partie (Sexualité et procréation : p. 291-342).

Avant d’exposer les grands axes de ce développement, il faut dire d’emblée ce que cet essai n’est pas, tant il diffère de tout ce que l’on peut lire concernant le judaïsme. Ce n’est pas, tant s’en faut, une méditation spirituelle ou théologique qui convoquerait Anges, Sefirote et Tout-Autre en renfort d’une apologétique religieuse. Une dialectique serrée (hypothèses, arguments, contre-arguments, objections, réponses…) soutient chaque point de cet exercice d’interprétation.
C’est encore moins un livre d’histoire des idées qui passerait en revue chronologiquement les opinions principales exposées dans le Talmud car les textes convoqués et explicités, bien qu’ils soient antiques, donnent à penser et à répondre aux questions que pose, ici et maintenant, l’intrigue de la sexualité humaine. La réflexion engagée sur les textes talmudiques aide à « soulever les bonnes questions, celles qui éclairent l’esprit et donnent goût à la vie, celles qui transforment l’existence brute en réalité humaine, celle qui font de l’univers matériel un monde que l’on souhaite habiter, celles qui ne se dérobent pas devant les impasses et les difficultés (…) », p.19.
Ce livre n’est cependant pas non plus un essai philosophique ou psychanalytique (malgré les nombreuses références signalées en notes qui établissent des parallèles ou des convergences avec Lacan, Jean-Claude Milner ou Pierre Legendre) car les concepts qui sont mis en oeuvre ne sont pas construits, ou élaborés a priori, mais dérivent d’une Parole donnée.
Enfin, bien que ce soit la Loi qui est exposée, ce n’est pas pour autant un livre (comme il en existe de très bons) qui détaille, à la manière d’un code, les articles des lois juives, avec leur jurisprudence. En effet, É. Smilevitch opére une distinction fondamentale entre le légal et le juridique. Le juridique – plan sur lequel il situe son propos- consiste à bien nommer, à qualifier, à délimiter les notions en jeu ; c’est ce que les Sages du Talmud enseignent, nous apprenant à savoir ce qu’on dit quand on parle. Il est, par la suite, une fois les significations éclaircies, du ressort des tribunaux de fixer les conduites à adopter et à adapter en fonction du contexte social, des rapports de force, des cas particuliers, des circonstances par définition toujours sujettes à variation. C’est  pourtant « seulement à travers la pensée juridique que la loi « enseigne » quelque chose, qu’elle a quelque chose à « dire », p. 21. Et pour É. Smilevitch seul ce travail sur les signifiants, jamais achevé, toujours relancé par un questionnement incessant et une étude ardente et minutieuse de la Torah, permet de vivifier le sens des rites et arrache la pratique religieuse au légalisme vide.

Ainsi, cette démarche se situe aux antipodes d’un judaïsme historiciste qui chercherait à accommoder l’antique judaïsme à la modernité, et qui, au prix d’un époussetage idoine, le débarrasserait de ses prétendus archaïsmes. Mais elle n’est pas moins défiante envers un judaïsme qui, pour suivre avec exactitude les prescriptions légales, serait assuré de son bon droit alors qu’il a cessé de s’interroger sur le bien-fondé des signes dont il fait usage, les conduisant à terme à un assèchement puis à une extinction certain.

Les deux lois

É. Smilevitch part donc d’un constat : «La Bible et la Nature sont devenues des références surannées», p. 29. Il convient donc de procéder à «une redécouverte et une réévaluation des principes, impliquant une sérieuse mise en ordre des moeurs et des représentations», p. 31. Et paradoxalement, pour réaliser ce projet, il se fonde sur l’analyse des prescriptions de la Torah telles qu’elles sont énoncées dans le Pentateuque, explicitées et délimitées dans les discussions et les apologues du Talmud puis commentées au cours des siècles par des exégètes et des décisionnaires jusqu’à notre époque.É. Smilevitch, à la suite des commentateurs juifs à l’école desquels il se met, se fie à la sagacité et la pertinence des énoncés talmudiques pour éclairer le sens des versets. Pour y voir plus clair concernant ce que la Bible dit, il convient de savoir si son propos se situe dans le cadre de la Loi des Noa’hides (p. 35-43) ou dans celui, plus détaillé et spécifique, de la Loi donnée sur le Mont Sinaï (43-47). La première, énoncée dans la Genèse est une  «loi originaire coextensive à l’humanité», p.37 ; elle est originelle et universelle en droit sans pour autant se confondre avec la loi naturelle telle qu’on a pu la déduire en philosophie politique car elle est une Parole adressée, enseignée au genre humain. La seconde ouvre, avec Abraham, un espace dialogique entre Dieu et l’homme et porte, dans toute sa radicalité et sa cohérence, l’exigence de la Parole à son achèvement par la Révélation sinaïtique. L’essai d’É. Smilevitch passe en permanence de celle-là à celle-ci, d’une loi universelle à une loi universelle-singulière, si l’on peut dire.

Langage, saint honneur du couple

Ainsi, la parole, dans tous les cas, est ce qui donne la mesure de l’humanité. Même le corps humain, dès lors doit se penser dans l’horizon propre à l’humanité, celui de l’ordre symbolique qui est d’abord un ordre langagier. Cela se dit dans les versets 1, 2 et 3 du chapitre 5 de la Genèse ; voilà ce que donne la traduction d’É. Smilevitch  :  « 1. Voici l’énumération des filiations de l’être humain : le jour où Dieu créa le genre humain, il le fit à la ressemblance de Dieu. 2. Il les créa mâle et femelle, il fut provident envers eux et leur donna pour nom « Humanité » le jour de leur création. L’être humain vécut cent trente ans et il engendra un enfant qui lui ressemble et porte son empreinte, qu’il appela ‘Seth’», p. 55.
Pour bien comprendre la portée de la traduction «talmudique» de ce passage, comparons à la version qu’en donne la TOB : « 1. Voici le livret de famille d’Adam : Le jour où Dieu créa l’homme, il le fit à la ressemblance de Dieu, 2. mâle et femelle il les créa, il les bénit et les appela du nom d’homme au jour de leur création. 3. Adam vécut cent trente ans ; à sa ressemblance et selon son image, il engendra un fils qu’il appela du nom de Seth ».
On constate l’ambiguïté du mot hébraïque « adame » qui renvoie soit au nom propre du premier homme (Adam), soit au genre humain en sa généralité (l’homme). Traduire par «Adam» ou par «homme» constitue donc un choix qui engage le sens. C’est pourquoi conformément à la lecture qu’il fonde sur l’enseignement du Talmud, É. Smilevitch donne une vision complètement différente de celle que propose, dans sa logique propre, la Bible chrétienne et, pour ce faire, met au jour les dispositifs textuels à l’oeuvre dans la Torah d’Israël. Car, dans sa version «juive», ces versets ne racontent pas l’histoire spécifique d’un homme singulier, d’Adam mais bien celle de l’humanité ! Il en résulte que c’est le couple qui est premier et fondateur de l’humanité intégrale ; et que l’enfant post-édénique engendré par cette  « humanité-couple »  porte le sceau divin et ressemble à Dieu.
Le corps humain est « signe », « représentation divine », « effigie royale » (p.54), par quoi il est infiniment désirable. Or, quelle peut être la marque de ce Dieu incorporel, sinon le langage?
Cet honneur insigne accordé à Adam seul pourrait le remplir d’orgueil et sa solitude lui conférer un appétit de toute-puissance, lui inspirer un désir d’être l’Unique, de rivaliser avec Dieu, et ainsi de se perdre en tant qu’homme. C’est pourquoi le verset de la Genèse, 2 :18 : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » ne signifie pas, comme naïvement, on pourrait le penser que l’homme est triste sans femme, que celle-ci viendrait apaiser son esseulement… Non, bien au contraire : heureusement la femme complique tout! Source d’une salutaire division, elle brise le règne de l’Un.
« Projetée hors du corps devenu strictement mâle, le féminin est, dans son être, la défaite de la  fusion », p.65.

Elle est
« le fragment d’humanité qui restitue l’humanité à elle-même, en tant que créature duelle et divisée. Elle doit en permanence lui faire face. Elle veut, dans son être , le couple mari et femme, le face-à-face systématique du masculin et du féminin », p. 65.

Prohibitions et commandements

Cette considération première (l’humanité comme couple ; la procréation comme transmission de la parole) entraîne tout un ensemble de lois qui visent à protéger le corps humain désirant et désirable, à prohiber tout ce qui attente à sa royauté, tout ce qui le mutile et le réduit à un statut de marchandise ou d’objet fantasmatique. É. Smilevitch, suivant en cela la franchise et l’audace des Maîtres du Talmud, n’élude aucun aspect des questions majeures qui se posent à chacun : l’identité sexuelle (p. 107-160), le sens des prohibitions sexuelles ( p.203-237), la conception juive du mariage (p. 242-289) et pour finir la signification de la procréation et conjointement de l’avortement (p. 291-342).
Je ne m’essayerai pas à l’exercice un peu vain de résumer le détail de son argumentation très serrée et pourtant toujours claire, des hypothèses auxquelles il se risque parfois, des considérations critiques par lesquelles il souligne les incohérences et les contradictions de la modernité, des constants paradoxes qu’il ne craint pas de nourrir d’un questionnement acéré.
Pour discuter la valeur d’un tel ouvrage, il n’y pas moyen de faire autrement que d’entrer dans le coeur des versets, de choisir une traduction,  de débattre pied à pied de telle ou telle référence, de proposer avec science et patience d’autres interprétations que celle qu’il avance.
Une telle oeuvre mérite une discussion de ce type. Elle somme son lecteur de se livrer à la lutte en quoi consiste l’étude de la Torah. 

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Lévinas dans un article intitulé Le Pharisien est absent (paru en 1959, dans L’information juive et repris dans Difficile Liberté), déplorait, dans son inimitable prose, lyrique sans effusion, l’absence dans nos « pauvres débats » de cette haute figure du judaïsme. Car « il connaît la hardiesse de l’idée développée jusqu’au bout, dussent les ombres grossières où les hommes ont élu domicile en périr… À l’idée de la grâce qui inspire, il oppose le labeur des questions qui surgissent, plus fécondes, après chaque solution », p.53-54. En lisant et relisant Le Corps vivant, on peut avoir la certitude que les Pharisiens ne nous ont pas quittés, ou du moins que l’écho de leurs paroles résonne jusqu’à nous.


Bibliographie 

Emmanuel Lévinas 

  • Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1963, nouvelle édition augmentée 1976, Collection  Présence du judaïsme, Repris en Biblio-Essais, 2012.
  •  Quatre lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1968, Collection « Critique ».
  • Du sacré au saint : Cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris Minuit, 1977, Collection. « Critique ».
  • L’Au-delà du verset : Lectures et discours talmudiques, Paris, Minuit, 1982, Collection « Critique »,
  • À l’heure des nations, Paris, Minuit,  1988, Collection « Critique ».

Éric SmilevitchHistoire du judaïsme, Paris, Puf, 2012, Collection « Que sais-je? ».