L’écho des absents

par Béatrice Munaro


Leïb ROCHMAN, À pas aveugles de par le monde, Titre original : מיט בלינדע טריט איבער דער ערד /Mite blinde trite iber der erde, Traduit du yiddish par Rachel Ertel, Préface de Aron Appelfeld, Éditions Denoël, 2012, Collection « Et d’ailleurs ».


Dans À pas aveugles de par le monde, Leib Rochman décrit l’errance de rescapés du génocide qui sillonnent l’Europe d’après-guerre, un monde déchiré qui ne semble plus pouvoir leur offrir de place. Dans ce récit (écrit en yiddish et publié en 1968), les survivants – notamment le personnage nommé simplement : S. – y défilent, se cherchent et se perdent, hantés par le souvenir des « Plaines », métaphore qui désigne collectivement l’univers des camps de concentration et centres de mise à mort.

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Pendant la guerre, Leïb Rochman (1918-1978) est enfermé dans le ghetto de sa ville natale, Minsk-Mazowieski en Pologne, puis dans un camp de travail dont il parvient à s’échapper. Il survit ensuite, caché, avec sa femme, sa belle-sœur et deux amis pendant deux ans. À la Libération, il est soigné en Suisse ; il avait été victime du pogrom de Kielce en juillet 1946.
Il voyage ensuite en Europe jusque dans les années 1950 avant de s’installer en Israël, où il finira ses jours. Ces expériences font de lui à la fois un survivant, un témoin et un écrivain.

Leib Rochman/לייב רוכמן

Son oeuvre entraîne le lecteur dans la mémoire de la catastrophe ; mélangeant fiction et autobiographie, ce récit à l’écriture très élaborée esthétiquement, va en effet au plus près de l’expérience. Il explore notamment la difficulté de la reconstruction après le traumatisme, décrit la souffrance et la culpabilité de celui qui a survécu à l’éradication des siens.

«Time is out of joint»

«Le temps est sorti de ses gonds », p.31. Cette fameuse formule shakespearienne donne le ton à cette oeuvre qui déploie une gigantesque fresque de l’Europe d’après-guerre : un édifice fissuré, aux couleurs de cendres, figurant l’Anéantissement des Juifs d’Europe et, par là-même, le dérèglement de l’humanité.
«Le temps est sorti de ses gonds » : tout est figé après la Shoah, ou bien tout se confond et devient cyclique. Il y a eu rupture. Tout est bouleversé. 
L’ouvrage de Rochman compose un tableau « mythique » de l’après-Seconde Guerre Mondiale, dans le sens où il révèle la violence historique de cette période à travers des images, des représentations, des contournements qui la fait chavirer dans une dimension littéraire et poétique.

Chaos 

Leïb Rochman représente le bouleversement du monde après le génocide à travers la distorsion et la fragmentation du temps et de l’espace : « Je sais que tout cela pouvait se produire, car le temps avait cessé de s’écouler. Le temps arrêté nous enfermait, mur infranchissable. Immobilité. Nous sommes captifs de ses murs. Rien nest visible au-delà (…) Nos routes ne mènent quaux Plaines. Le temps — un mur de verre autour de nous. », p.158.

Le temps et l’espace finissent par s’assimiler et deviennent un motif scripturaire de la dissolution : tout semble désormais lié aux Plaines dont l’existence a contaminé le monde. Le temps ici devient littéralement un obstacle physique, s’inscrivant dans un espace problématique, sans cesse personnifié, montré comme ennemi, traître, qui enferme l’individu. 
Évoluer dans ce monde, c’est s’y engloutir.

Hostile espace

Le personnage de S., survivant et désigné dans le titre du premier chapitre comme « le revenant », erre de ville en ville, dans une quête de lui-même et de nouveaux espaces pour se définir. Lorsqu’il retourne dans son ancienne maison, il est confronté à un lieu qui ne lui appartient plus, qui lui était familier mais qui ne l’est plus. Il s’assoit à table pour dîner, réinvestit corporellement les objets, en replaçant dans son esprit ses frères et sœurs sur leurs chaises respectives. La volonté de retrouver l’espace tel qu’il était avant, de retrouver une familiarité rassurante, ne l’empêche pourtant pas de se sentir angoissé, oppressé.
C’est que l’espace, après les Plaines, l’agresse : les villes sont à ses yeux des prisons qui l’enferment « comme une cage » (p.215) ; les murs de l’hôtel d’Amsterdam le « cernent », p.286.
Le personnage est confronté à une force qui le met en danger — « La nuit menaçait de l’avaler », p.84.
L’individu est tantôt réduit et immobilisé sous « un couvercle pesant sur la terre de tout son poids de plomb » (p.34), tantôt déplacé de force alors qu’il se trouve dans une ville enclouée sur un char en mouvement, « emportée quelque part au loin », p.733. Ce char, allégorie de la guerre, est « cerné par des fils barbelés » : « Nous sommes prisonniers de l’engin » (p.734), ajoute l’auteur, représentant un mouvement contre lequel ils ne peuvent lutter — tout le ramène au souvenir de la déportation vers les Plaines.
Pourtant, « tout mouvement est arrêté. Tout est figé, figé pour l’éternité. ‘La fin de tout’ », p.233.

La collision des temps

L’auteur décrit la fin d’un monde, la fissure d’une époque en « une collision des temps », p.669.

Libération de Bergen-Belsen/Avril 1945

Nous retrouvons cette stagnation du temps chez les patients du Sanatorium de Leysin : après la guerre, les corps portent les stigmates du passé et gardent en mémoire les violences. Le corps est le réceptacle des souffrances endurées ; c’est un « corps-palimpseste » qui laisse apparaître les traces antérieures de la vie mais aussi les traces de ceux qui ne sont pas revenus.
Le seul enfant de retour à Leysin, Avreml, semble porter littéralement en son corps tous les autres enfants qui n’ont pu revenir comme lui ; il ne grandit plus car il est figé historiquement, contenant « tous les enfants qui ne grandiraient jamais plus » (p.595), assassinés dans les Plaines. En ce sens, le corps d’Avreml est un « corps-mémoire », pour reprendre l’expression d’Anny Dayan-Rosenman dans Les Alphabets de la Shoah
Les souvenirs sont « incorporés » au sens propre, et prennent une dimension collective. La multiplication des voix donne en effet, à l’œuvre de Rochman une portée chorale, répondant aux désordres du temps et de l’espace : la voix de S. se conjugue et se mêle jusqu’à parfois à se confondre avec celles d’autres personnages, et la multiplication des instances narratives compose une énonciation collective, transcription d’une mémoire plurielle qui atteste le destin commun du peuple juif.

Survivants polonais/Nachod/Tchéquoslovaquie/1945/Photo Arthur Segart

Ainsi, le roman commence à la troisième personne du singulier avec le personnage de S., qui, réduit à une initiale, n’est jamais complètement nommé. S., à son retour, est dans l’indétermination : il ne sait plus exactement qui il est ni où il doit aller.
Son errance identitaire s’exprime à travers cette simple initiale qui le désigne, mais aussi à travers les déplacements narratifs dont il est l’objet. En effet, à mesure que le récit avance, la narration oscille entre plusieurs pronoms personnels. Le « Tu » peut donner l’impression d’un personnage qui se parle à lui-même, ou d’une adresse au lecteur, qui fait entrer le discours dans une certaine intimité. Ce pronom est parfois renversé pour devenir « Nous » qui rassemble toute la communauté des victimes : « Notre mort était un acte accompli par l’homme, des mains d’hommes nous avaient étranglés », p.51.
 Le passage d’un pronom personnel à un autre donne à voir la volonté d’inscrire l’expérience des Plaines dans une mémoire collective, plurielle
Le récit s’articule ainsi autour de nombreux personnages qui forment une fresque représentative de la douleur du peuple juif. Ainsi, les corps concaténables – au sens où ils peuvent s’imbriquer symboliquement – des patients du Sanatorium de Leysin sont un bon exemple d’unité dans la pluralité : souffrant tous de « la maladie des êtres incorporels » (p.662), chaque personne devient l’enveloppe corporelle d’une personne passée. Le corps fragmenté devient alors impersonnel : il est même re-nommé selon la personne à qui il est identifié. Il incorpore les êtres passés : le corps est comme un véhicule, une peau que l’on peut partager. 
Temps, espace, êtres : tout se combine et se mélange. Cet enchevêtrement déstructure le monde tel qu’il était connu avant les Plaines et secoue également le récit.

La proximité des morts

Le survivant est perdu dans un monde dans lequel il se sent en sursis. Le sanatorium est décrit comme un « cimetière transitoire » (p.477), rappelant la fragilité de la vie d’après la guerre.
S. le « revenant » ne sait plus à quel monde il appartient : « Je ne fais plus partie ni des uns – et j’indique les morts – ni des autres – et je montre les vivants », p.302. Le terme de « revenant » insiste sur la forme spectrale de l’individu au retour, jouant sur la polysémie du terme qui lui impose une dimension fantomatique. Dans À pas aveugles de par le monde, les vivants sont pour toujours liés aux morts, qu’ils côtoient.
Aussi, l’écriture de Leïb Rochman épouse-t-elle des formes qui relèvent du registre fantastique, dans le sens où les frontières du réel sont sans cesse transgressées puis renouvelées. 
Dès le premier chapitre, S. erre dans la désolation de l’immédiat après-guerre ; il est confronté à « l’écho des absents », p.20. Ces absents, ce sont aussi la mère et les sœurs de l’auteur lui-même, dont la mort est « annoncée » par le personnage, à son défunt père, sur sa tombe : « Père, maman nest plus. Ni tes filles, Dinah, Esther, ni la petite Myriam. Même leur cendre nest plus. Le monde ne voulait plus delles », p.33. Ici, S. se confond avec l’auteur Leïb Rochman, de retour dans sa ville après la guerre, confronté à la disparition de tous les siens. Le « revenant », qui doit rendre compte de l’histoire familiale, déplore son héritage : « Père, il ne me reste que tes ossements ».

L’auteur développe ici le fantasme du dialogue entre les morts et les vivants, pour mieux dire la culpabilité et la douleur qu’il ressent, et s’assigner la mission de « porter aux hommes dans les villes vivantes le secret des villes mortes », p.35.
Tout au long de l’œuvre, cette écriture fantastique permet à l’auteur de développer les thèmes importants de sa vie de survivant : l’errance, la mémoire, la peur de l’oubli. Les morts reviennent sous forme de fantômes et organisent des procès ; les livres se réunissent et discutent entre eux ; les frontières du temps s’écroulent : « Il détourne la tête, se demande dans quel siècle ils vivent, maintenant. Reizl, qui se trouve à côté de lui, vivait-elle dans le même temps ? », p.778. Morts et vivants se mêlent pendant des réunions : « L’agitation sur les bancs s’accroît. On entend sangloter ensemble les morts et les vivants », p.348.

Reconstruire

Leïb Rochman interroge ainsi la manière dont la vie peut continuer après la catastrophe. À pas aveugles de par le monde traduit, par la fiction, l’effondrement d’un monde ;  mais aussi la nécessité de sa reconstruction. Dans cette perspective, certains chapitres développent un imaginaire tantôt onirique, tantôt hallucinatoire : les morts intentent un procès aux  rescapés des Plaines ; durant le procès d’Amsterdam, ils les accusent de les oublier : 
« Et nous voyons que nous sommes effacés de leur mémoire. Ils sont occupés à construire leurs nouveaux foyers », p.299.
Leïb Rochman exprime toute la culpabilité des survivants de continuer à vivre après l’Anéantissement mais affirme aussi la nécessité qu’a la vie de reprendre le dessus sur le temps figé par la destruction. Le survivant est, dès lors, considéré comme un moyen pour les morts des Plaines de revenir à la vie, de triompher de leur propre mort :
« Chaque nouveau-né devrait porter les noms de ses proches exterminés avant sa venue au monde. Il devrait plus tard les inscrire sur des parchemins. Ou bien chaque famille devrait donner naissance à six enfants, pour que tous les grands-parents se retrouvent parmi les vivants. », p.616.
Ce procès ouvre une brèche entre destruction et création ; le protagoniste, constamment suspendu entre les deux, porte le secret des Plaines et le lourd poids de retransmettre la vie. À la fin de l’œuvre, arrivé à Rome, S. s’enfonce dans les ruelles, parcourt les parcs, le Colisée, le Forum, longe le Tibre, et retrouve les « derniers rescapés de Lodz, du musée dAmsterdam et des cliniques de Leysin », p.767.
La jeune femme qu’il rencontre, Reizl, le guide vers cette nouvelle communauté qui cherche sa place entre les deux mondes, dans les catacombes romaines : « ils creusent des tunnels pour retourner dans les Plaines », p.768. Les Juifs d’Europe n’arrivent pas à réinvestir les « villes vivantes » et cherchent alors à retourner là où le temps a fait rupture — « Dans les Plaines sont restés les aïeux et les aïeules de tous les enfants dhomme » (p.770) — comme si un nouveau temps originel avait été créé, celui de la nuit. 
« La nuit, quand il veille, il vole les ailes déployées » (p.775) : tel un vampire, S. se sent à présent appartenir au monde nocturne : la journée, il ne se sent d’aucun temps, comme s’il n’était pas en vie. Les « ailes déployées » du veilleur de nuit font penser à la figure de l’ange de la mort, une divinité guidant et veillant sur les âmes dans le monde céleste, comme Métatron ou l’ange Michael dans la tradition juive. S. est une figure métaphorique de gardien, représentant du Bien ; Reizl, quant à elle, est une porteuse de lumière :  « Elle lui confia que c’était elle qui les guidait dans les catacombes. Sa tête aux cheveux couleur de laiton était leur fanal. L’étincelle trouvée dans les cendres était devenue, sous l’effet du vent, un brandon qui les éclairait. », p.768.
C’est elle qui, littéralement, donne la lumière. Elle guide dans les catacombes, dans le monde des morts, alors qu’elle en est elle-même symboliquement revenue — « Elle s’était réveillée assise dans la cendre », p.768 ; c’est le tas de cendres dans lequel elle s’est retrouvée qui constitue sa lumière. Elle a été comme contaminée par les cendres des morts, et fait lien avec le monde des vivants.
S. et Reizl effectuent alors une descente aux Enfers symbolique, au cours de laquelle ils entendent résonner en écho les deux mots « Chema’ Israel » [שמע ישראל/ Écoute Israël ] : « Ils croient que c’est le Jour des Jours, le Jour de la résurrection », p.782. Tout se lie dans cette formule — morts et vivants, passé et présent, le monde d’en haut et le monde d’en bas, et c’est dans ce monde souterrain que Reizl désire enfanter à nouveau : « Nous serons le commencement », p.780. 

Libération du camp de Dachau

Ainsi, À pas aveugles de par le monde bouscule les représentations du réel en élaborant une symbolique poétique liant constamment les morts et les vivants, jusque dans l’idée même d’un nouveau « commencement », d’une résurrection. 

Les livres juifs rescapés

Ce nouveau « commencement » peut s’inaugurer dans la littérature elle-même, le livre de Leïb Rochman pouvant constituer un garde-mémoire du peuple assassiné. Il constitue, pour l’auteur, une forme de renaissance ou de reconstruction à travers l’écriture, par le moyen des livres.
« L’Assemblée des livres juifs rescapés » (p.389) qui se tient dans l’immeuble d’IG-Farben à Offenbach donne à voir l’importance capitale de la littérature et, par extension, de l’écriture, pour Leïb Rochman. Les livres, comme les corps, sont des témoins visuels de la souffrance du peuple juif. Ils représentent une souffrance non pas physique mais mémorielle, culturelle : les Juifs ont été frappés et les fondements même de leur civilisation ont été visés : leurs livres ont été brûlés, leurs bibliothèques saccagées ; et ont été transportés « vers le lieu où IG-Farben élaborait le zyklon destiné à ôter à tous les corps juifs leur souffle », p.392. Les livres sont « emmagasinés dans des caisses pareilles à des cercueils », comme s’ils étaient condamnés à la mort et, par là-même, à l’oubli. 

Dans le Ghetto de Vilna, la « Brigade juive du papier » sauve, en contrebande, les livres promis à la destruction par les nazis/YIVO

Le bibliothécaire, Dr Scheter les a retrouvés « dès le lendemain du jour où il avait été libéré des Plaines », conduit par l’urgence de les sauver, de les libérer « des coffres où les avaient emprisonnés leurs geôliers » (p.400) : objets mémoriels, ils sont une trace pour le peuple juif, une empreinte dans le monde : « On ne cesse de brûler le corps des uns et des autres, mais les lettres et l’âme prennent leur envol et demeurent », p.411. Ils restent face à ce qui disparaît ; face aux corps emportés dans les Plaines.
Dr Scheter décide alors de passer la nuit à Offenbach, pour répertorier tous les livres, mais aussi tout récupérer : de la Torah aux livres plus modernes, les ouvrages scientifiques et la littérature yiddish. En une scène apparaissant comme dans un rêve, les livres se mettent à danser, prennent vie, et s’organisent en procès, miroir de celui d’Amsterdam. 
« Il comprit que les livres se pressaient ainsi contre lui pour lui montrer leurs blessures, leurs brûlures, leurs déchirures et leurs plaies. Chacun voulait mettre sous ses yeux ses membres estropiés. Chacun voulait être vu, touché, tâté, dégager son odeur », p.412.
Chaque livre se montre pour prouver qu’il existe encore malgré les blessures. Les ouvrages l’encerclent, jusqu’à l’épuiser, et profite du sommeil du bibliothécaire pour organiser le procès. Les livres sont la mémoire du peuple et font le lien avec les générations à venir et, de la même manière que la question de donner naissance à des enfants se pose, celle d’écrire de nouveaux livres aussi : « les anciens ouvrages ne suffisent-ils pas ? », p.415.
L’analogie entre l’existence des livres et celle des Juifs continue à travers la réflexion sur leur anéantissement : « Peut-être avons-nous appris que l’existence des livres, depuis toujours, est inutile, une erreur de tout temps », p.416. 
Leïb Rochman interroge ici le pouvoir du livre. Les ouvrages se scindent pour se livrer bataille, les anciens livres affrontant les livres modernes, les livres sacrés et « ceux des rebelles, qui jadis ne voulaient pas appartenir au seul peuple juif », et qui pourtant ont subi « la grande tempête » : « Ils avaient brûlé ensemble, eux et leurs pieux ancêtres », p.417. 
Lorsque soudain, la lecture à voix haute du bibliothécaire élève, au sens littéral, le débat : « Le Tribunal eut alors l’impression que l’immeuble d’IG Farben s’était détaché de la terre et s’élevait dans les airs, qu’il flottait avec tous ses livres dans l’espace », p.424.
Les mots plongent l’assemblée dans le silence, et les livres en eux-mêmes ; c’est une « orgie de mots » qui fait danser les livres survivants, les « unijambistes, des culs-de-jatte, des livres munis de prothèses », p.425. Les mots fondent une nouvelle matrice réunissant les unités séparées ; les livres prennent corps et s’animent à travers eux, et le Dr Scheter lui-même renaît de ces ouvrages : « Le Dr Scheter rêve maintenant qu’il est un embryon dans un ventre inconnu. Le ventre inconnu figure les livres autour, les livres modernes qui le créent. Il est leur fœtus. C’est leur ivresse qui le porte. C’est d’eux qu’il va naître. », p.427.
Le livre incarne la continuité, et, par là-même, la survie : « Ils savaient maintenant que chaque époque annonce l’époque suivante. De même, chaque homme annonce un autre homme », p.426-427.
Le procès des livres est une représentation imagée de la peur de la persistance du traumatisme, qui signerait la fin : celle du temps, celle du monde et celle du peuple juif. Or, les mots cachent une puissance salvatrice. Ils redonnent vie aux volumes saccagés qui se croyaient oubliés, ils redessinent l’ossature d’une humanité pour celui qui ne trouve plus sa place dans le monde.
Le propre livre de Leïb Rochman, celui que le lecteur tient dans ses mains, fait partie de ce mouvement de résurrection  : « Mon livre veut aussi entrer dans l’inventaire, ne pas en être exclu », mais il apparaît sous une forme spectrale, brouillée : « il est encore à naître, créée après tout ce qui est advenu », p.393. 

***

À pas aveugles de par le monde, après avoir mesuré l’effondrement et l’ampleur de la catastrophe, célèbre la création après la destruction, la renaissance après l’anéantissement, et, par le pouvoir des mots, esquisse la voie d’une humanité recouvrée, une humanité d’après l’Anéantissement.

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