Rationalité de la Halakha
par Yehia Cohen
Rav Joseph Ber SOLOVEITCHIK, The Halakhic Mind : An Essay on Jewish Tradition and Modern Thought, Seth Press, New York, Distributed by the Free Press, 1986.
Article réalisé dans le cadre du Projet « Jeunes rédacteurs » initié par l’Association Sifriaténou en 2024 . Avec le soutien de nos donateurs, de la FJF et de la FMS
La pensée religieuse peut-elle encore conserver sa légitimité intellectuelle dans un monde où la science moderne et la philosophie ont rompu avec les fondements métaphysiques classiques ? Le croyant d’aujourd’hui ne peut plus se contenter d’une foi qui ignorerait les bouleversements épistémologiques de son époque. Il ne peut pas non plus accepter une religion, et particulièrement d’un rite dictés par la simple émotion subjective ou par l’expérience mystique privée. Il convient de les penser à neuf. C’est ce défi que relève la réflexion de Joseph B. Soloveitchik dans The Halakhic Mind.

Ouvrage qui assure le rôle de conclusion autant que de condition de possibilité du triptyque débuté avec Le Croyant Solitaire et L’Homme de la Halakha, Halakhic Mind se distingue par son ambition proprement méthodologique. Là où Le Croyant Solitaire (1965) explore la condition existentielle de l’homme religieux moderne, là où L’Homme de la Halakha (1983) présente la figure du talmudique dans sa créativité spirituelle, The Halakhic Mind (1986) entreprend de fonder épistémologiquement la possibilité d’une vision du monde authentiquement juive, face aux défis de la modernité intellectuelle.
Le style y est ainsi plus technique. Soloveitchik déploie une argumentation rigoureuse, nourrie d’une connaissance approfondie de la philosophie moderne et contemporaine. De Bergson à Bohr, en passant par la phénoménologie et les sciences humaines, il ne s’agit plus seulement de décrire une expérience ou de peindre un portrait, mais de construire les bases théoriques d’une métaphysique religieuse qui ne soit ni apologétique ni anti-intellectuelle.
La thèse centrale de Soloveitchik consiste à montrer que l’effondrement de rationalisme classique et l’émergence du pluralisme épistémologique moderne, offrent paradoxalement une opportunité inédite pour la pensée religieuse. Loin d’être menacée par la crise de la métaphysique, la religion est en mesure de revendiquer sa propre méthode d’appréhension du réel. Mais cette revendication n’est légitime qu’à condition de se fonder sur des principes objectifs et rationnels, et non sur la subjectivité émotionnelle ou l’intuition mystique. Une telle entreprise suppose par conséquent une révolution méthodologique. Plutôt que d’emprunter ses concepts à la philosophie grecque ou médiévale, la pensée juive doit puiser dans ses sources les éléments d’une vision du monde cohérente. C’est ici qu’intervient la halakha, la loi juive. Non pas comme système normatif, mais comme méthode cognitive originale. Soloveitchik développe ainsi l’idée selon laquelle la halakha est la seule en mesure de remplacer les catégories de la philosophie à partir duquel il est possible de reconstruite une authentique Weltanschauung juive. Cette reconstruction ne procède pas par spéculation abstraite ou par rationalisation causale, mais opte pour une analyse descriptive qui remonte de l’objectif (les normes halakhiques) vers le subjectif (la conscience religieuse qui les sous-tend).

L’analyse de Soloveitchik se déploie selon quatre axes complémentaires : historique, épistémologique, critique et constructif.
Le premier axe montre comment l’évolution de la science et de la philosophie modernes a créé les conditions favorables à l’émergence d’une pensée religieuse autonome.
Le second établit les fondements du pluralisme méthodologique qui légitime cette autonomie.
Le troisième dénonce les dangers du subjectivisme anti-intellectualisme qui menace de réduire la religion au sentiment. Le quatrième propose la méthode halakhique comme voie de reconstruction d’une métaphysique religieuse objective.
Face aux tentatives de conciliation superficielle entre foi et raison, ou aux apologétiques qui affaiblissent la religion en la soumettant aux critères scientifiques, Soloveitchik dessine une voie nouvelle. Plutôt que de défendre la religion contre la science ou de la dissoudre dans la philosophie, l’objectif est de montrer comment elle peut développer sa propre rationalité, ses propres critères de vérité, et sa propre approche du réel.
Crise de la métaphysique classique, opportunité religieuse
Le point de départ de la réflexion de Soloveitchik est un constat apparemment paradoxal : l’époque moderne, souvent perçue comme hostile à la religion, constitue en réalité le moment le plus favorable de l’histoire de la philosophie pour l’homo religiosus méditant. Cette affirmation surprenante repose sur une analyse des transformations épistémologiques qui ont bouleversé le paysage intellectuel du XXe siècle. Soloveitchik débute ainsi par brosser le tableau du contexte philosophique et épistémologique dans lequel la pensée religieuse moderne doit opérer. Il concentre sa description sur le conflit entre la science et la métaphysique au tournant du XXe siècle et l’émergence subséquente d’un pluralisme épistémologique au sein de la méthodologie scientifique.
Hégémonie de la science quantitative
La philosophie moderne, comme tout le reste de l’activité cognitive épistémique, a été longtemps marqué par un rapport de subordination totale à la science. La philosophie fut reléguée au rôle de « satellite de la science » (p. 6). Cette dépendance s’est traduite historiquement par la distinction classique entre deux régimes de représentation du monde : d’une part, la vision scientifique, fondée sur la quantification et la mathématisation du réel ; d’autre part, la vision naïve, ancrée dans les données sensorielles qualitatives et régulièrement disqualifiée comme indigne des considérations philosophiques. La hiérarchisation entre science et philosophie a traversé l’ensemble de l’histoire de la philosophie occidentale. Elle s’est traduite par l’exclusion systématique de tout ce qui échappe aux catégories mathématiques et physiques. La seule réalité accessible au philosophe classique a été « l’univers cartographié scientifiquement », p. 6, dépourvu de ses dimensions qualitatives, subjectives et existentielles.
La métaphysique aristotélicienne a été la première à s’adosser à une approche scientifique de la réalité. Davantage encore, la philosophie moderne — du positivisme scientifique jusqu’au néo-kantisme de l’École de Marbourg — n’a été, selon Soloveitchik, « rien d’autre qu’un écho de la physique mécaniste culminant dans l’interprétation galiléo-newtonienne de la réalité », p. 6. Malgré leurs oppositions doctrinales, toutes ces écoles ont en effet accepté un principe commun. Le monde est conçu comme un champ d’investigation épuré de toute dimension subjective ou qualitative. L’idéalisme, en particulier, a illustré de manière encore plus exemplaire cette dépendance à l’égard de la science ; il soutient que la réalité entière est une conséquence des structures de l’esprit. Qu’il s’agisse des idées, des représentations mentales ou des expériences subjectives telles que les perceptions et les sensations, l’élaboration d’une représentation du monde est donc purement conceptuelle et abstraite. Il est par conséquent naturel que les normes scientifiques constituent la mesure exclusive de l’expérience objective du réel, reléguant le vécu sensoriel privé au rang de donnée sans valeur.
Émergence du pluralisme épistémologique
Mais Soloveitchik souligne que cette harmonie, apparemment définitive, entre le philosophe et le scientifique s’est pourtant rompue au tournant du XXème siècle. Ce dernier a ainsi vu émerger un double écart vis-à-vis de la conception épistémologique quantitative dominante. D’une part, entre le champ scientifique et philosophique, d’autre part entre les sciences mathématiques et le reste du champ scientifique en raison de l’indépendance progressive de la méthode des sciences naturelles. On peut, à cet égard, convoquer trois exemples issus des sciences modernes pour illustrer la révolution épistémologique qu’a connue la science moderne, résultat de la rupture méthodologique entre philosophie et science.
Rupture entre philosophie et science
Pour Soloveitchik : « Des philosophes contemporains ont commencé à réaliser qu’il existe une réalité qualitative, inexplorée par la philosophie classique, au-delà de l’univers quantitatif. Ce monde bigarré et coloré, longtemps relégué à la solitude primordiale, est devenu le domaine favori du philosophe », p. 6. C’est Bergson qui le premier a réhabilité la dimension qualitative du réel. Depuis Galilée et Descartes, la science moderne tend à décrire le monde uniquement en termes mesurables — masse, vitesse, longueur, énergie — et à considérer tout le reste comme secondaire, voire subjectif. Bergson, au contraire, affirme que cette approche objective, si utile soit-elle, ne rend pas justice à la richesse de l’expérience vécue. Selon Bergson, le temps ne se réduit pas à une succession d’instants homogènes que l’on peut compter à l’aide d’une montre. Le temps tel qu’il est vécu intérieurement est un flux continu, qualitatif et irréductible à toute mesure. Nous en faisons l’expérience chaque jour : quelques minutes d’attente peuvent paraître interminables, alors qu’une heure passée dans une activité passionnante s’écoule comme un éclair.
Cette distinction s’accompagne d’une opposition entre deux modes de connaissance. L’intelligence analyse, découpe et spatialise le monde pour le rendre mesurable ; mais l’intuition, elle, permet de saisir directement la réalité vivante dans sa continuité et sa richesse qualitative. C’est l’intuition qui nous ouvre l’accès à cette dimension colorée et mouvante de l’existence, que la science ne peut pas épuiser. Le rôle de Bergson dans la philosophie contemporaine est donc majeur. Il a montré que le qualitatif n’est pas un simple ajout subjectif, mais une dimension fondamentale du réel. En ce sens, il anticipe des débats qui occuperont plus tard les philosophes phénoménologues, comme Husserl et Merleau-Ponty, et les philosophes de l’esprit, comme Thomas Nagel ou David Chalmers, lorsqu’ils s’interrogent sur la réalité irréductible de la conscience et des qualia.

Le pluralisme méthodologique en science
Le XXème siècle voit également naître au sein même de la science, l’effondrement de la suprématie scientifique unique et la reconnaissance de la nécessité de méthodes autonomes pour appréhender le monde. Soloveitchik fournit trois exemples qui illustrent graduellement l’impact de la rupture de l’unité méthodologique de la science.
Chimie et biologie
« La catégorie de substance, considérée comme l’une des plus fondamentales de la pensée scientifique, est appliquée différemment par le physicien et le chimiste. », p. 22, rappelle Soloveitchik. Pour le physicien, la substance tend à se réduire à l’abstrait, à ce qui est intégralement mesurable et calculable. La matière, en physique, devient un jeu de masses, d’énergies et de forces. Par exemple, une particule élémentaire n’est pas saisie dans ses qualités sensibles (on ne parle pas de « couleur » ou d’« odeur » d’un électron), mais uniquement par des paramètres comme la charge électrique ou la vitesse. La substance physique est donc définie en termes quantitatifs et mathématiques. Le chimiste, lui, se situe dans une position intermédiaire. Bien sûr, la chimie moderne tend elle aussi vers la formalisation : équations chimiques, modèles atomiques, nombres stœchiométriques. Mais elle ne peut jamais s’abstraire totalement des qualités concrètes qui caractérisent les corps : la solubilité du sel, la couleur du cuivre oxydé, l’odeur caractéristique du soufre. Ici, la substance ne peut pas être réduite à une abstraction mathématique : elle garde un lien avec l’expérience sensible. Le chimiste se rapproche donc davantage du monde naturel que le physicien.
Quant au biologiste, son rapport à la substance est encore plus éloigné de la simple quantification : « La vie résiste à la pure quantification. Elle exige des concepts propres, irréductibles à ceux de la matière inerte. », p. 22. Un organisme vivant ne se laisse pas comprendre uniquement par la mesure de grandeurs (poids, taille, rythme cardiaque). Ce qui le définit, c’est son organisation, sa capacité d’auto-régulation, de reproduction, de croissance. C’est précisément pour rendre compte de ce « surplus » que des théories néo-vitalistes ont soutenu que la vie ne pouvait être expliquée uniquement par des lois mécaniques abstraites : il y a quelque chose dans le vivant qui échappe à une approche strictement mathématique.
Ainsi, on observe un gradient. De la physique à la chimie, puis à la biologie, la notion de substance s’éloigne d’une pure abstraction quantitative pour réintégrer des dimensions qualitatives et concrètes. Le passage montre donc que plus une science s’approche du phénomène de la vie, plus elle se heurte à la limite d’un modèle exclusivement mathématique.
La géométrie, la relativité
Le concept d’espace, bien qu’étant traditionnellement considéré comme le cadre universel de la pensée scientifique, est interprété de manière distincte par le mathématicien et le physicien.Du point de vue du mathématicien, l’espace est conçu comme une extension pure, indépendante de toute matérialité ou de la question de sa vacuité. La géométrie moderne a abandonné l’idée d’un « espace réel » déterminé et se fonde désormais sur des relations formelles. Elle développe ainsi diverses structures spatiales — géométrie euclidienne, géométrie non-euclidienne, géométrie à n dimensions — qui sont toutes également valides, révélant un pluralisme inhérent au domaine géométrique. L’espace, pour le mathématicien, est donc un cadre abstrait et autonome, soumis à la logique interne des relations plutôt qu’aux contraintes de la réalité physique.
Pour le physicien, en revanche, l’espace n’est pas une abstraction neutre mais le contexte effectif du processus cosmique. La question de son vide ou de sa matière est cruciale, car elle influe directement sur la dynamique des phénomènes. La théorie de la relativité illustre de manière frappante cette conception : l’espace cesse d’être une scène passive et neutre et devient une propriété géométrique dynamique, modelée par la courbure de l’espace-temps, c’est-à-dire par la gravitation. Il participe activement aux phénomènes physiques et interagit avec la matière et l’énergie.
En somme, la géométrie moderne privilégie un pluralisme abstrait et formel, où l’espace est défini par ses relations et non par sa matérialité, tandis que la physique, notamment à travers la relativité, impose de penser l’espace comme une réalité physique et dynamique, indissociable des phénomènes qu’il accueille.
Mécanique quantique et dualité de Bohr
La diversité des méthodes scientifiques, déjà présente dans la physique classique, atteint une intensité particulière dans la mécanique quantique. Le contraste se marque d’abord entre la physique classique et la physique moderne. La physique classique s’appuie sur l’idée d’un continuum spatio-temporel fixe en trois ou quatre dimensions. La physique classique opère selon une logique de continuité et d’unification. Elle conçoit l’espace et le temps comme des cadres neutres et uniformes. La mécanique quantique, « jouit, en revanche, d’une plus grande liberté », p. 23. L’apport de Niels Bohr et sa théorie de la Complémentarité constituent un tournant épistémologique majeur. La Complémentarité est un concept central : il désigne la nécessité de considérer simultanément deux perspectives distinctes — spatio-temporelle et causaliste — pour rendre compte de la réalité physique. Ces deux perspectives, bien que nécessaires pour la compréhension théorique, sont mutuellement exclusives sur le plan mathématique. Ainsi la structure même de la réalité impose une pluralité de modèles.Soloveitchik met en relief la limite des formalismes mathématiques, conceptuellement essentielle pour comprendre la mécanique quantique.
Ce dualisme s’illustre par la dualité onde-corpuscule. « L’approche double (onde et quantum) illustre respectivement les aspects spatio-temporels et causalistes. Cette dichotomie est essentielle pour une description complète de la structure physique de la lumière et de la matière », p. 24. Les ondes représentent l’aspect spatio-temporel (propagation, interférence), tandis que les quanta incarnent l’aspect causaliste (interactions ponctuelles, conservation de l’énergie). La lumière et la matière se manifestent comme des ondes pour décrire des phénomènes de propagation et d’interférence (aspect spatio-temporel), et comme des quanta pour rendre compte des interactions ponctuelles et de l’énergie échangée (aspect causaliste). Ce dualisme révèle que l’objet physique est multi-facette, et que la science ne peut prétendre à une uniformité méthodologique totale.

Une nouvelle relation entre religion et science
Le résultat le plus important de cette révolution épistémologique est la redéfinition complète de la relation entre la foi et la connaissance séculière. La religion, qui a toujours été confrontée à la crise et au paradoxe, peut désormais considérer la science non plus comme une rivale intellectuelle ou une menace, mais comme un modèle pour construire une vision du monde fondée sur des valeurs et des principes spirituels. Le pluralisme épistémologique légitime l’autonomie méthodologique de la religion et lui ouvre la possibilité de développer ses propres critères de rationalité. La religion n’a plus à se justifier devant le tribunal de la raison scientifique, mais peut revendiquer sa propre forme de rationalité, ses propres normes de vérité. Puisque la science elle-même ne peut plus prétendre à l’unité dans sa méthode, une voie est ouverte à d’autre forme d’activité cognitive tout aussi valide, même si elle n’emprunte pas le chemin de l’analyse quantitative et formel de la science mathématique.
Le pluralisme cognitif et l’hétérogénéité structurelle de la réalité
Après avoir établi que l’effondrement de l’hégémonie rationaliste offre une opportunité inédite pour la pensée religieuse, Soloveitchik entreprend de justifier théoriquement cette ouverture. Il ne suffit pas de constater historiquement la crise de la métaphysique classique ; encore faut-il démontrer que cette crise révèle quelque chose de fondamental sur la structure même de la réalité. C’est la seule manière d’assurer un fondement nécessaire à l’approche religieuse de la réalité. L’objet de la deuxième partie est donc d’établir que le pluralisme épistémologique n’est pas un simple accident historique, mais découle de l’hétérogénéité intrinsèque du réel lui-même.
Les six antithèses des sciences humaines
Après avoir constaté que l’effondrement de l’hégémonie rationaliste ouvre une opportunité inédite pour la pensée religieuse, Soloveitchik entreprend d’en montrer la portée théorique. L’épistémologie classique des sciences dures se constitue pour Soloveitchik autour de six thèses fondamentales : l’atomisme, la recherche de l’universel, la conception statique de l’être, le déterminisme, le temps réversible et la causalité mécanique. Or, les sciences humaines est un exemple paradigmatique d’une contestation légitime de ces prétentions. Les sciences humaines substituent à l’atomisme une approche holistique, à l’universel le primat du singulier et du qualitatif, à l’être figé le devenir, à la nécessité causale la liberté, au temps réversible l’irréversibilité vécue, et à la causalité mécanique l’intentionnalité signifiante. Ces six antithèses soulignent que la légitimité épistémologique ne saurait se réduire au paradigme physico-mathématique. Il existe d’autres voies d’accès au réel, irréductibles aux sciences exactes. Dans ce cadre, la possibilité d’une science religieuse trouve ainsi son fondement. Elle n’a pas à se plier au modèle mathématisé du savoir, mais peut revendiquer une validité propre, enracinée dans un mode d’expérience et de compréhension spécifique de la réalité.
Totalité contre atomisme
Le concept de Gestalt, généralement traduit par « forme » ou « totalité structurale », constitue chez Soloveitchik le premier point méthodologique opposé à l’atomisme des sciences physiques classiques. La science classique conçoit l’inconnu comme un agrégat de concepts simples. Elle procède par analyse, décomposant le complexe en éléments simples pour ensuite reconstruire le tout par synthèse. Soloveitchik choisi l’exemple de Galilée : « Lorsque Galilée a commencé à établir les fondements de la mécanique, il opérait avec des concepts de mouvement élémentaire », p. 30. L’approche atomiste suppose que la totalité d’un système peut être entièrement comprise par l’analyse de ses parties constitutives, comme si connaître chaque élément permettait de saisir le fonctionnement du tout. Cependant, cette conception se révèle limitée dans le cadre des sciences humaines et biologiques, où le phénomène étudié ne se réduit pas à l’addition de ses composants. « Les sciences humaines présupposent au contraire l’idée de l’ensemble et tentent de comprendre les processus uniques à la lumière de celui-ci. », p. 33. Les sciences humaines adoptent une perspective holistique. Elles considèrent l’ensemble comme déterminant, et cherchent à comprendre les processus uniques à la lumière de la structure globale. Le principe de totalité (wholeness) définit par conséquent l’approche épistémologique propre aux sciences humaines, qui appréhendent leur objet comme une structure intégrale plutôt que comme un agrégat d’éléments simples décomposables.

Le qualitatif et le singulier contre l’universel
« Une loi scientifique est universelle et se rapporte au genre dans son ensemble » nous dit Soloveitchik, p. 32. Le physicien élabore un modèle objectif et idéal, construit pour remplacer la réalité vécue dans sa subjectivité. Son objectif est d’énoncer des lois générales, valables pour l’ensemble des phénomènes, sans distinction entre les cas particuliers. À l’inverse, le philosophe ne s’intéresse pas uniquement aux concepts abstraits et aux catégories universelles. Il cherche aussi à saisir le concret, l’unique et l’individuel : « l’humaniste (the humanist) est concerné non seulement par le conceptuel et l’universel, mais par le concret particulier et l’individuel. La réalité mentale est caractérisée par l’unicité et l’altérité », p. 35. Le domaine de la conscience humaine se définit par sa singularité et son altérité irréductible. Pour Bergson, l’intuition est une plongée dans l’expérience unique d’un objet ou d’une conscience, qui permet de comprendre son essence de l’intérieur, là où l’analyse rationnelle ne peut aller. Ainsi, chaque conscience apparaît comme un phénomène singulier, irremplaçable et impossible à réduire à des notions générales.
Processus de reconstruction rétrospective
La physique, qu’elle soit classique ou moderne, conçoit l’univers comme un ensemble régi par des lois fixes. Le mouvement et le devenir sont, en quelque sorte, abstraits ou neutralisés. Dans ce cadre, le temps et les phénomènes peuvent être décrits de manière réversible : « Le processus cosmique, tel que conçu par le physicien, est réversible. Son mouvement peut progresser de A à B et vice versa. Le futur et le passé peuvent être explorés simultanément », p. 33. Les équations de la physique permettent de retracer les événements dans un sens ou dans l’autre sans perte de validité. Si on connaît l’état d’un système à un instant donné, on peut en principe reconstituer le passé ou prédire l’avenir sans contradiction. En revanche, « la réalité spirituelle se caractérise par un processus de devenir » permanent, p. 35. Elle est constituée d’un flux continu de transformations qualitatives, jamais identiques et jamais statiques. William James, dans ses travaux sur la conscience, parle du « flux de conscience », p.35, pour désigner la nature fugace et mouvante de l’esprit humain. Cette idée exprime une conception dynamique de la conscience, qui s’oppose à une vision statique ou substantialiste. La conscience s’apparente davantage à un flux qu’à une substance. Elle constitue un devenir permanent, une activité créatrice qui ne cesse de se renouveler au gré de l’expérience vécue.
La liberté contre le déterminisme
Le paradigme scientifique repose sur la réduction du temporel au spatial : « la principale méthode des sciences physiques est la spatialisation (le temps est figé dans l’espace géométrique et quantifié par la chronométrie physique) », p. 35. Le devenir se trouve absorbé dans la géométrie, rendant possible la mathématisation, mais abolissant toute contingence réelle. Or, la conscience présente une indétermination causale qui échappe à la saisie par les protocoles d’observation et de mesure scientifiques. Elle introduit dans la chaîne causale des discontinuités que les modèles déterministes ne peuvent intégrer sans contradiction, révélant ainsi les limites explicatives des sciences naturelles concernant les phénomènes de liberté.
Irréversibilité et réversible temporelle
Pour la physique, le temps est aussi une variable mathématique abstraite, parfaitement réversible. Dans le formalisme physique, le temps constitue un paramètre mathématique dépourvu d’orientation intrinsèque. Les équations fondamentales manifestent une symétrie temporelle. Elles demeurent invariantes par inversion du sens du temps. Cette réversibilité formelle contraste avec la temporalité vécue par la conscience éthico-religieuse, qui appréhende le temps comme processus orienté et irréversible. Le concept théologique de Création postule l’émergence ontologique du devenir. L’impossibilité de modifier rétroactivement les événements passés établit les conditions de possibilité de l’imputabilité morale et du regret éthique.
L’intentionnalité contre la causalité mécanique : La science classique explique les phénomènes par des causes efficientes. Chaque événement est l’effet nécessaire de causes antérieures, selon des lois invariables. Cette causalité est aveugle, sans finalité ni signification. Avec notamment Husserl, les sciences humaines ont redécouvert l’intentionnalité. Tout acte psychique est orienté vers un objet, porteur d’un sens. Or la structure intentionnelle ne peut être réduite à des mécanismes causaux. La conscience n’est pas seulement causée, elle vise, elle signifie, elle se rapporte à un monde doté de sens. Elle constitue le monde lui-même comme structure de projection.

Le fondement ontologique du pluralisme
En conclusion, ces six antithèses représentent pour Soloveitchik « l’herméneutique humaniste », p. 33, l’approche structurelle, qualitative et subjective nécessaire pour appréhender des domaines que la science ignore. « L’hétérogénéité de la connaissance, cependant, n’est pas basée sur une multiplicité de méthodes employées par les théoriciens, mais sur la pluralité des ordres objectifs qu’ils rencontrent », p. 56. Ce point est décisif pour l’argument de Soloveitchik. Le pluralisme épistémologique ne relève pas du relativisme ou de la simple convention. Il n’est pas le résultat d’une multiplicité arbitraire de perspectives subjectives sur une réalité unique. Il découle au contraire de l’hétérogénéité objective de la réalité elle-même. C’est un topos du système de Soloveitchik, le monde n’est pas univoque. Il se présente selon différents ordres, différentes structures, différentes logiques, qui exigent chacune des méthodes d’appréhension spécifiques.
Cette reconnaissance de la pluralité ontologique justifie par conséquent le droit de la religion à développer son propre cadre conceptuel pour appréhender la réalité. La réalité religieuse n’est pas un domaine séparé, mais une dimension spécifique du réel qui ne peut être saisie par les méthodes des sciences naturelles ou même des sciences humaines ordinaires. Elle requiert ses propres catégories, ses propres normes, sa propre rationalité. La construction de ces six antithèses légitime ainsi l’existence d’une cognition valide pour la halakha qui n’est pas subordonnée aux normes mathématiques et physiques :
Le pluralisme épistémologique sert donc à justifier le droit de la religion à développer son propre cadre conceptuel pour appréhender la réalité. Ce n’est pas un droit conquis contre la raison, mais un droit reconnu par la raison elle-même lorsqu’elle prend conscience de ses propres limites et de la multiplicité des formes de rationalité.
L’esprit halakhique : la construction d’une nouvelle vision du monde juive
Après avoir établi les fondements épistémologiques du pluralisme méthodologique et démontré l’hétérogénéité structurelle de la réalité, Soloveitchik propose une solution positive : la halakha comme source unique d’une authentique vision du monde juive. Cette troisième partie synthétise les arguments méthodologiques précédents et ouvre une voie concrète pour reconstruire la pensée religieuse juive face aux défis de la modernité.

Rôle structurel et typologique de la halakha
Soloveitchik affirme que la halakha est la seule source à partir de laquelle une vision philosophique juive peut émerger : « À cette fin, il n’y a qu’une seule source unique d’où pourrait émerger une Weltanschauung philosophique juive ; l’ordre objectif — la Halakha. », p. 101. La Halakha est un instrument méthodologique d’élaboration conceptuelle, capable de générer une architecture métaphysique à partir des ressources de la tradition spirituelle juive. Elle fournit un paradigme interprétatif permettant d’aborder les problématiques philosophiques cardinales : l’origine ontologique du réel, la structure de la causalité, la modalité du rapport divin-humain, et la négation du sens. Ces interrogations métaphysiques trouvent dans les structures halakhiques un principe d’intelligibilité et de résolution. La Halakha est non seulement comme un système de règles pratiques, mais une structure cognitive fondamentale.
Cette inversion méthodologique constitue un renversement épistémologique fondamental. Elle conteste la démarche classique procédant par abstraction normative à partir de l’expérience vécue. Soloveitchik propose une démarche inverse. Partir de la structure objective de la halakha comme donnée première, pour en déduire régressivement l’expérience subjective qui en constitue le substrat intentionnel. Cette procédure inversée s’apparente à une application de la méthode phénoménologique au domaine juridico-religieux. « En allant au-delà de la Halakha et d’autres constructions objectives vers un flux subjectif illimité, nous pourrions éventuellement pénétrer la structure de base de notre conscience religieuse. », p. 101. Elle permet de reformuler les problématiques philosophiques majeures : liberté, causalité, relation théo-anthropologique, cosmogonie, nihilisme, à partir des catégories halakhiques comme principe herméneutique. La « boussole halakhique » élaborée par Soloveitchik fonctionne ainsi comme instrument critique permettant d’évaluer la philosophie médiévale et d’établir des critères structurels pour le jugement de la pensée spéculative. Alors que la philosophie juive médiévale s’est fréquemment nourrie de concepts empruntés aux traditions grecque et arabe, Soloveitchik souligne qu’une véritable vision philosophique juive ne peut naître que d’une source unique, propre au judaïsme.

L’erreur de la rationalisation maïmonidienne : la question du « comment ? ».
Soloveitchik utilise l’exemple de Maïmonide pour illustrer l’erreur fondamentale de la rationalisation causale dans la religion. Le problème de la rationalisation des commandements (ta’amei ha-mitzvot) est l’une des questions les plus déconcertantes de la philosophie juive. Comment comprendre les commandements ? Faut-il leur chercher une justification rationnelle aux commandements divins ? Maïmonide a tenté de rationaliser les commandements dans le Guide des Égarés, consacrant vingt-cinq chapitres à cette tâche. Son entreprise, malgré son ampleur et sa sophistication, a échoué, engendrant une controverse historique (Maïmonidiens contre anti-Maïmonidiens) qui a déchiré le monde juif pendant des siècles.
L’erreur fondamentale de Maïmonide, telle qu’analysée par relève d’un défaut méthodologique et épistémologique. En tant que philosophe spéculatif, Maïmonide a appliqué à la religion une méthode causaliste et rationaliste empruntée à la philosophie aristotélicienne, au lieu d’employer la méthode descriptive qui part de l’objectivité halakhique. Soloveitchik note ainsi trois problèmes majeurs de la position maïmonidienne.
1. La réduction de la religion à une sagesse technique : Maïmonide a abordé l’acte religieux en y cherchant la causation objective du commandement. Son explication de l’expérience religieuse se concentre sur la question du « comment? » (L’investigation causale, la démarche explicative et l’approche génétique). : « Le résultat net de cette rationalisation est que la religion ne fonctionne plus selon des normes uniques et autonomes, mais selon des règles techniques dont l’application vise l’atteinte d’un bon extrinsèque maximal. Maïmonide a ainsi développé un véritable ‘‘instrumentalisme’’ religieux. », p. 92. Si chaque commandement peut être justifié par une raison extérieure à lui-même (hygiène, morale sociale, pédagogie), alors il perd sa spécificité religieuse. Il devient un simple moyen en vue d’une fin qui pourrait être atteinte par d’autres moyens.
2. La substitution du contenu religieux par des principes étrangers : La rationalisation maïmonidienne engendre un instrumentalisme où la religion cesse de fonctionner selon des normes autonomes, pour devenir un ensemble de règles techniques orientées vers l’atteinte d’un bien suprême extrinsèque. Le contenu et la signification religieuse spécifique des commencements sont ainsi supplantés par des principes étrangers transformant les commandements en simples idéaux sociaux ou d’hygiène. En d’autres termes l’intellectualiste explique une norme religieuse comme un précepte éthique, faisant de la religion la servante de l’éthique. Le Shabbat par exemple n’est plus le jour saint consacré à Dieu, mais un repos hebdomadaire nécessaire à la santé. De même les lois alimentaires du Guide ne sont plus des marqueurs d’appartenance au peuple saint, mais des règles d’hygiène primitives. Cette réduction instrumentale vide les commandements de leur contenu religieux spécifique. : « Si le Sabbat n’est considéré qu’à l’aune de la justice sociale ordinaire ou d’idéal similaires, sa qualité intrinsèque se transforme en quelque chose d’étranger. Il ne sert alors plus qu’à atteindre un « but supérieur », p. 93.
3. L’impossibilité d’atteindre l’essence : Le dernière problème, d’ordre épistémique cette fois, est que la méthode causale mène à une explication circulaire et ne parvient jamais à une description interne des commandements. : « Il a déjà été souligné que, sur le plan philosophique, la méthode causaliste conduit invariablement à une explication circulaire et jamais à une description pénétrante. L’énumération des causes n’épuise jamais la substance eidétique elle-même. Elle révèle le « ce qui a précédé », mais jamais le « est » de l’objet étudié. », p. 98. La méthode causaliste, en cherchant à expliquer un phénomène par l’énumération de ses antécédents et de ses conditions de production, s’enferme dans une circularité épistémologique : elle ne fait que repousser la question de l’essence en la déplaçant vers des causes elles-mêmes nécessitant une explication. Cette régression à l’infini implique que l’analyse causale ne saisit jamais la substance eidétique—c’est-à-dire la nature propre, l’identité qualitative spécifique du phénomène considéré. En effet, en établissant qu’un événement B résulte de conditions A, on n’a pas encore élucidé ce qu’est B dans son être propre, sa signification intrinsèque, sa structure intentionnelle. La méthode causale répond à la question « d’où cela vient-il ? » (le « ce qui a précédé »), mais demeure impuissante devant la question « qu’est-ce que c’est ? » (l’« est » de l’objet).
La halakha comme exposé descriptif : la question du « quoi ? »
En opposition à la méthode spéculative du Guide, le Code halakhique (Michné Torah) de Maïmonide lui-même (l’œuvre du halakhic scholar, distinct du philosophe) appréhende l’acte religieux sous une lumière entièrement différente. En réponse à cette rationalisation infructueuse, la halakha adopte une méthode descriptive, centrée sur le « quoi ? ». Elle ne cherche pas à expliquer causalement les commandements, mais à décrire leur contenu et leur signification symbolique, révélant comment ils structurent l’existence et l’expérience religieuse.
L’exemple du Chofar : démonstration du renversement épistémologique
L’exemple du Chofar, instrument rituel sonné lors de Rosh Hashanah, constitue chez Soloveitchik une illustration paradigmatique du renversement épistémologique préconisé. Cette démonstration établit le contraste entre deux paradigmes méthodologiques présents chez Maïmonide lui-même : l’approche causale-explicative du philosophe spéculatif (Guide des Égarés) et l’approche descriptive-phénoménologique du juriste halakhique (Michné Torah). Cette comparaison vise à établir la supériorité heuristique de la méthode descriptive pour l’appréhension des phénomènes religieux.
Dans son Michné Torah, Maïmonide traite le commandement du Chofar selon un protocole épistémologique en quatre temps, radicalement distinct de celui qui chercherait à établir sa détermination causale ou sa justification téléologique.
1/Établissement de la norme comme donnée primitive
La halakha pose le commandement du Chofar comme « décret scriptural » (guezérate ha-katouv), c’est-à-dire comme une norme dont la validité ne dépend d’aucun principe juridique et d’une source halakhique autre que la volonté de Dieu lui-même. Autrement dit, l’autorité du commandement découle du commandement lui-même, indépendamment de toute rationalisation juridique. Néanmoins, le talmudiste ne procède pas à l’élimination de la question génétique (« comment ? »), mais la neutralise méthodologiquement par le principe talmudique : « J’ai établi des statuts et vous ne devez pas les examiner. ». Une telle position ne traduit pas un abandon de la rationalité, mais son re-positionnement épistémologique. L’enquête ne porte plus sur les causes ou les motifs d’un commandement, qui est une démarche relevant d’une rationalité explicative. Elle relève de la structure eidétique du contenu normatif, c’est-à-dire sur les formes et les conditions internes de son intelligibilité. Ce déplacement du questionnement du “pourquoi” vers le “comment” témoigne d’une rationalité proprement halakhique : non fondée sur la causalité, mais sur la cohérence interne du système normatif.

2/Adoption de la méthode descriptive
Plutôt que de rechercher la rationalisation extrinsèque du commandement (sa finalité instrumentale ou son étiologie historique), le talmudiste oriente par conséquent son investigation vers le contenu intentionnel et la signification symbolique de la norme. L’approche halakhique adopte ainsi une procédure descriptive guidée par la question du « quoi ». Quelle est la structure intentionnelle de cette norme ? Quel système de significations véhicule-t-elle pour la conscience religieuse ? Cette méthode ne construit pas d’explication causale, mais articule le contenu eidétique de l’acte rituel tel qu’il se constitue dans la conscience du sujet pratiquant.
3/Reconstruction du corrélat subjectif
L’acte objectif consistant à sonner le chofar constitue le noème normatif du commandement — c’est-à-dire la norme en tant qu’objet intentionnel, telle qu’elle est posée dans son effectivité rituelle. Pour en saisir la signification du point de vue du sujet religieux, l’homme de la Halakha opère une reconstruction régressive du corrélat subjectif, autrement dit de la noèse correspondante, qui exprime la modalité d’expérience à travers laquelle la norme se réalise dans la conscience. Cette démarche trouve une illustration exemplaire chez Maïmonide, dans les Hilkhote Techouvah (3:4). Plutôt que de formuler une interrogation causale du type « Pourquoi devons-nous sonner le chofar ? », Maïmonide adopte une attitude descriptive : « Quelle est la signification intentionnelle du son du chofar pour le sujet religieux ? ». Il cite alors l’exhortation associée au commandement : « Réveillez-vous de votre sommeil, examinez vos actions, revenez en repentance (techouvah), souvenez-vous de votre Créateur. ». Cette exhortation ne constitue ni une cause efficiente ni une causa finale du commandement, mais son contenu intentionnel : la structure de sens que l’acte rituel articule au sein de l’économie de la conscience religieuse. Ainsi, le chofar ne se comprend pas comme un moyen en vue d’une fin, mais comme un événement de signification dans lequel la normativité halakhique se manifeste et s’éprouve phénoménologiquement.
4/Élucidation de la structure intentionnelle
Cette analyse met en évidence comment la norme objective – l’acte prescrit de sonner le chofar – configure l’expérience religieuse subjective de la techouvah, c’est-à-dire la dynamique intérieure de la repentance. Le son du chofar ne fonctionne pas comme une variable indépendante susceptible de produire mécaniquement un effet psychologique déterminé, selon un schéma instrumental-causal. Il agit plutôt comme un symbole signifiant, un médium de sens qui oriente l’intentionnalité de la conscience vers l’auto-examen, la lucidité morale et le renouvellement spirituel. La relation entre le geste rituel et l’expérience intérieure ne relève donc pas d’une causalité efficiente, où l’un produirait l’autre selon une nécessité nomologique. Il s’apparente plus exactement à un rapport constitutif. C’est la norme elle-même qui rend possible une modalité spécifique d’expérience religieuse, en structurant l’horizon intentionnel dans lequel cette expérience se déploie. Ainsi, la performativité du commandement ne se mesure pas à ses effets externes, mais à sa capacité à instituer un mode d’apparaître du religieux dans la conscience du sujet.
Implications épistémologiques
L’exemple du chofar illustre le fait que, lorsque la rationalisation religieuse se fonde sur l’interrogation eidétique (« quoi ? ») plutôt que sur l’interrogation génétique (« comment ? »), elle adopte la forme d’une reconstruction descriptive de type phénoménologique. Cette approche permet d’approfondir la compréhension de l’homo religiosus sans réduire la religion à un simple instrument technique orienté vers des finalités extrinsèques. Elle préserve l’autonomie épistémique du domaine religieux en reconnaissant que les normes halakhiques possèdent un contenu intentionnel et symbolique irréductible à toute explication causale. Ainsi, le halakhiste, même lorsqu’il exerce une réflexion métaphysique comme Maïmonide dans son Code, adopte une posture méthodologique distincte de celle du philosophe spéculatif. Il se concentre sur la description de la structure intentionnelle de l’expérience religieuse, telle qu’elle est configurée par la norme halakhique, plutôt que de produire une explication causale susceptible de passer à côté de l’essence eidétique du phénomène religieux.
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L’essai se conclut par l’affirmation que « à partir des sources de la halakha, une nouvelle vision du monde attend sa formulation », p. 102. Cette assertion ne se limite pas à un simple programme déclaratif : elle représente le point culminant de l’argumentation développée tout au long de l’ouvrage. Le pluralisme épistémologique montre que la religion dispose d’une autonomie méthodologique légitime, tandis que l’hétérogénéité fondamentale de la réalité en fournit le fondement ontologique. La critique du subjectivisme affectif souligne, par ailleurs, la nécessité de normes objectives. La halakha, en tant qu’ordre normatif structuré et porteur d’une expérience religieuse singulière, offre précisément ces repères à partir desquels une vision du monde authentiquement juive peut se reconstruire. Cette vision ne se réduit ni à une reprise de la philosophie grecque, ni à une adaptation au scientisme moderne, ni à un refuge dans l’émotion mystique. Elle constitue l’expression philosophique de la structure même de la conscience religieuse juive telle qu’elle se manifeste dans la halakha. C’est ce programme et cette promesse que Soloveitchik adresse aux générations futures de penseurs juifs.