Au croisement de l’éthique et du droit talmudique : la notion de Tsnioute
par Yitzhak de Almeida
Rav Yehuda HENKIN, La Tsniout dévoilée : Étude à travers les textes pour comprendre la Tsniout, Titre original : Understanding Tzniut : Modern Controversies in the Jewish Community (2008), Traduit par Rav E. Boccara, Relu par N. Loewenberg, N. Bellahsen et I. Riahi, Préface du Rav B. Wattenberg, Saint-Brice-sous-Forêt, Éditions Tilmad, 2019.
S’il est vrai que la pensée juive, qui prend sa source dans le Talmud, a toujours porté très haut l’art de la dispute et de la controverse, on peut s’accorder sur le fait que certains sujets donnent lieu à plus de polémiques que d’autres. C’est le cas pour la notion de Tsnioute, centrale pour l’éthique juive et le droit talmudique et que l’on traduit souvent, avec raison mais de manière trop limitative, par « pudeur ». On observe, en effet, autour de cette notion polysémique, de grandes divergences d’interprétation au sein de la société juive. Jusqu’alors, il manquait (en français) un ouvrage permettant de décrypter cette problématique épineuse et d’en préciser les contours. L’ouvrage du Rav Yehuda Henkin nous permet d’y voir plus clair. Le titre original de son étude : Understanding Tzniut : Modern Controversies in the Jewish community/Comprendre la Tsnioute : Controverses modernes dans la communauté juive, situe bien la double ambition de l’auteur : élucider, dans un manuel d’étude, une notion qui tient de l’éthique et du juridique ; introduire de la clarté dans un débat communautaire houleux.
Une notion centrale, souvent mal comprise
Peu connue des non-Juifs, l’expression est pourtant au cœur de l’identité religieuse des Juifs fidèles à la Loi. Dans certains milieux traditionnels, on utilise en effet le plus souvent ce terme pour désigner, quasi exclusivement, la pudeur féminine. Lorsqu’une femme s’habille selon les règles halakhiques relatives à la pudeur, on dit d’elle qu’elle est « tsnioute ». De manière générale, il est possible même de constater un certain raidissement rigoriste de la part de certaines autorités rabbiniques sur ce sujet. Il faut noter, pour faire bonne mesure, qu’inversement, dans les milieux juifs laïques ou de tendance libérale, la Tsnioute est perçue comme une injonction dépassée sinon archaïque, un reste de patriarcat, voire comme un effet du contrôle tyrannique exercé par les hommes sur le corps des femmes ; elle est, par conséquent, soit (le plus souvent) rejetée, soit comprise comme une disposition éthique édulcorée et assez vague désignant une attitude faite de simplicité, de retenue et d’humilité et humble vis-à-vis de son prochain.
En réaction, même si ce type de généralisation n’est pas toujours valable, c’est souvent en fonction de son obéissance stricte aux rigoureuses obligations juridiques qu’impose la Tsnioute qu’on peut socialement distinguer, à sa tenue vestimentaire notamment, une femme orthodoxe d’une juive traditionaliste ou non-religieuse ou libérale. Concrètement, on peut donc considérer la Tsnioute comme un marqueur assez net au sein même de la société juive. Ainsi, la problématique identitaire étant souvent sujette au déchaînement des passions nourries par les préjugés et l’ignorance, dans un « camp » comme dans l’autre, le sujet de la pudeur (féminine notamment) au sein de la société juive est devenu un sujet hautement polémique.
Analyser la notion à partir des textes de la Tradition
Ainsi, la Tsnioute apparaît, de nos jours, comme une notion confuse qui sert tout autant à exprimer un idéal religieux que des réalités sociologiques déterminées, une notion théologique qu’un marqueur d’identité, une vertu morale revendiquée qu’un tabou jugé archaïque … Pour démêler cet imbroglio, il convient de plonger dans la riche tradition juive, de lire attentivement et sans parti-pris les textes qui se réfèrent à la Tsnioute et, partant, d’en expliquer les tenants et les aboutissants. Et qui de plus qualifié pour cette élucidation pédagogique que le Rav Yehouda Henkin ? Petit-fils du Rav Yosef Eliyahu Henkin qui fut l’une des plus grandes autorités du monde orthodoxe américain au siècle dernier, l’auteur est lui-même un décisionnaire (possek) dont la science s’impose à tous les savants de la Loi. Il est aussi, par ailleurs, un des chefs de file du mouvement sioniste-religieux en Israël.
Qu’est-ce donc, au juste, que la Tsnioute ? Si l’on s’en tient à la source biblique, sa pratique n’incombe pas spécifiquement aux femmes ; elle désigne effectivement la pudeur mais il n’y a aucune raison pour la limiter à l’un des deux sexes. Elle est masculine aussi bien que féminine! ni plus ni moins que la modestie ou l’humilité, vertus parfaitement indépendantes du « genre ». Il s’agit, pour tout Juif (au masculin comme au féminin) respectueux de la Loi, de respecter l’injonction divine contenue dans les paroles du prophète Michée : «Homme, on t’a dit ce qui est bien, ce que le Seigneur demande de toi : rien que de pratiquer la justice, d’aimer la bonté et de marcher humblement (וְהַצְנֵעַ לֶכֶת/Véhatsnea’ lekhète) avec ton Dieu! » (Michée, 6 : 8). En somme, c’est tout d’abord une injonction à l’humilité comme il en existe dans toutes les grandes religions mondiales.
Mais l’ouvrage de Henkin ne s’en tient heureusement pas à cette trop vague considération… Outre une étude sur la pudeur « juive » (les quatre premiers chapitres), l’ouvrage comprend aussi huit chapitres dédiés à différents responsa (collections de décisions rabbiniques) ; entre autres, sur la possibilité qu’ont les hommes et les femmes d’échanger une poignée de mains ou bien, sujet plus « politique », sur l’obéissance qu’on doit au gouvernement israélien concernant l’évacuation des implantations juives en territoire palestinien…
Mieux vaut l’avouer : cet ouvrage s’adresse prioritairement à un certain public. En tant que leader religieux orthodoxe, le Rav Henkin entend surtout parler aux Juifs religieux qui manqueraient de connaissances sur ces questions capitales. Il n’y à donc aucune volonté de la part du Rav de remettre en cause des décisions rabbiniques antérieures. Il n’est d’ailleurs pas non plus question pour lui, dans cet ouvrage du moins, de légiférer, d’énoncer une décision rabbinique ayant force de loi (le « psak ») ou de détailler dans une compilation toutes les lois et toutes les prescriptions liées à cette notion. Il entend simplement retracer l’histoire du concept de Tsnioute, à travers les textes de la tradition rabbinique et le donner à penser.
Si l’auteur ne le précise pas, l’ouvrage s’inscrit clairement dans une volonté de promouvoir l’accès aux sources traditionnelles juives pour le simple fidèle et ainsi d’ancrer la pratique des commandements de la pudeur dans une démarche impliquant à la fois le décisionnaire halakhique et le pratiquant ordinaire. Il s’agit donc aussi d’analyser, puis de tenter de désamorcer par l’étude des textes, certaines tensions qui peuvent se présenter à des Juifs observants en proie à un conflit existentiel entre la société moderne et le respect de la Loi.
Un livre d’étude
Il serait ainsi vain de « résumer » La Tsniout dévoilée chapitre par chapitre, car il s’agit surtout d’études sur textes dont le lecteur découvrira la teneur par lui-même, par son propre travail. Une vue globale est néanmoins possible car, malgré l’apparent morcellement en sujets distincts qui composent l’ouvrage, la notion de Tsnioute est pensée de manière cohérente.
Le premier chapitre de l’ouvrage (p. 3 à 79) est consacré aux sources scripturaires et rabbiniques des lois de Tsnioute . La thématique globale de la pudeur est ici divisée en trois analyses de passages talmudique pertinents ; chaque analyse est elle-même subdivisée en quelques thèmes plus précis. Cette organisation tient à la forme du Talmud qui ne traite jamais de manière unifiée ni en un seul endroit ni sur le même registre d’un même sujet.
Le plus souvent, l’auteur commence par aborder un thème et le définit dans le cadre du passage étudié, puis il en discute les implications juridiques (halakha). Bien évidemment, le Rav inclut des extraits de responsa d’autorités rabbiniques, ayant précédemment réfléchi au sujet et qui donnent leur éclairage propre. Parmi les plus connus, Maïmonide (pour les rabbins médiévaux) et Rav Moshé Feinstein (pour les contemporains) y tiennent, bien sûr, bonne place.
Notons que le Rav Henkin ne se limite pas au seul sujet du code vestimentaire de la pudeur même s’il a son importance … Il varie les angles d’approche et n’hésite pas à traiter les sujets les plus controversés. Est abordé par exemple, en autres, le sujet suivant : est-il permis d’écouter une femme chanter ? C’est la discussion autour d’une formule talmudique : « la voix chez une femme est nudité« /kol bé-icha erva (Traité Talmud Berakhote, 24b)… Autre thème prompt à déchaîner les passions les plus exacerbées et susciter bien des contre-sens tant que l’on n’étudie pas de près les sources textuelles, qui sont variées et nécessitent le recours à une herméneutique élaborée …
La perception de la faute : la place de la « coutume »
Un point commun pour examiner toutes ces thématiques – et certainement le point principal de l’appareil argumentatif de l’ouvrage – est ce que l’on pourrait appeler la « perception » communautaire de ce qui représente une faute (ou non). Conscient des nombreuses tensions inhérentes à ce sujet, l’auteur propose de renoncer à nos idées reçues, de changer notre vision de la Tsnioute : la pudeur est un sujet certes qui fait l’objet d’une législation rigoureuse mais il ne convient pas pour autant d’absolument chercher à l’enfermer dans une codification rigide.
C’est le propos des deux autres chapitres relatifs à la question de la pudeur proprement dite (p. 79 à 93). Si des règles générales existent bien dans les sources quant au respect de la Tsnioute, on ne devrait pas pour autant chercher à imposer une même interprétation de ces règles uniformément. La Loi est affaire de jugement. Puisque la question de la pudeur, comme l’affirme le Rav Henkin, repose en grande partie sur la perception qu’ont les personnes de ce qui est provoquant ou pas, les traditions locales sont d’une importance capitale dans l’appréciation de la Loi. Ainsi, en renonçant à une codification restrictive et formaliste, il convient de laisser une place bien plus grande aux représentations collectives et aux traditions communautaires, ce qui a pour conséquence de désamorcer les éventuels conflits entre les plus « modernes » et les plus « traditionnels ». En dehors des règles générales qui s’appliquent à tous (et dont l’auteur explique également les contraintes avec exactitude), la halakha, selon un exercice typiquement juif de la Loi, peut laisser ouvert un espace juridique ouvert en recourant à un bon usage des traditions locales, de la coutume, du minhag.
Il ne s’agit pas pour autant que la Loi laisse entièrement la place et la cède à une tradition coutumière, qui parfois d’ailleurs n’a pas même de source scripturaire bien définie. Bien plutôt, la halakha peut se servir du minhag pour se définir elle-même. La Loi, dans notre cas, définit un cadre bien délimité, plus ou moins large, dont un minhag ne peut pas sortir. En retour, le minhag permet une souplesse au sein même de la halakha, qui peut ainsi être rigoureusement appliquée sans provoquer de trop grandes tensions au sein de la communauté pratiquante.
L’approche du rav Henkin, sans être permissive, permet, par ce biais, de concentrer toute l’attention sur la halakha entendue strictement, laissant les pratiques sociales, variables selon les communautés, se charger de définir l’application de certains détails clairement définis et sur lesquels chacun peut s’accorder ; quitte à s’imposer, à titre personnel, des obligations plus strictes, plus austères.
La rigueur sans le rigorisme
L’auteur de La Tsniout dévoilée applique la même méthodologie aux autres sujets abordés dans son ouvrage. Par exemple, alors que dans beaucoup de milieux orthodoxes, la poignée de main qu’échangent un homme et une femme est strictement prohibée, on peut légitimement se demander s’il est absolument nécessaire, et en tous les cas, de la proscrire, et à quelles conditions… Le Rav explique, sources à l’appui, que le contact entre deux personnes de sexes opposées n’est rigoureusement considéré comme interdit que lorsqu’il peut servir de préliminaires à une relation interdite dans la Torah. Ainsi, l’usage de saluer en se serrant la main, geste qui, dans les sociétés occidentales, n’est socialement considéré que comme une marque de cordialité, de respect ou d’égard, ne saurait être prohibé à ce titre. Libre à chacun d’être plus rigoureux s’il le désire (p. 109). De manière générale, il paraît clair que le Rav Henkin a tendance à ne pas accorder sa préférence à ce qu’il considère comme des aggravations optionnelles de la Loi, les ’houmrote.
Sur d’autres sujets, le Rav se positionne à la fois comme possek et comme leader du mouvement sioniste-religieux en Israël. Il essaye notamment de répondre à la houleuse question de la désobéissance civile vis-à-vis du gouvernement israélien après l’évacuation des colonies gazaouites en 2005. Mais qu’il parle comme simple érudit, comme enseignant, comme décisionnaire, il privilégie l’analyse textuelle et la prise en compte de toutes les sources disponibles. C’est là le cœur de la méthodologie rigoureuse du Rav Henkin.
***
La Tsniout dévoilée, de par l’érudition et le sérieux de son auteur, s’impose comme un ouvrage important, qui aborde avec nuance, clarté et concision des thèmes délicats. Si le Rav Henkin n’a aucunement l’ambition de délivrer des décisions ayant force de loi (piskei halakha), il n’en reste pas moins que son travail influencera un nombre considérable de Juifs, ceux particulièrement qui sont attachés à un strict respect de la Loi mais intéressera également tout lecteur qui souhaiterait connaître, étudier et questionner, sans prévention, les textes de la tradition juive.