Deuil, perte… et reconstruction.

par Dominique Serre-Floersheim

Aharon APPELFELD, Le garçon qui voulait dormir, Titre original : האיש שלא פסק לישון/Ha-ich che-lo passak lichone (2009), Traduit de l’hébreu par V. Zenatti, Paris, Éditions de l’Olivier, 2011.

Le garçon qui voulait dormir peut être considéré comme un récit parallèle à l’Histoire d’une vie. On retrouve, dans ce roman bien des éléments communs à l’autobiographie d’Aharon Appelfeld. Les points de convergence sont flagrants. Mais l’auteur donne la parole à un personnage-narrateur, Edwin, nous ouvrant accès plus directement à son intériorité…
Pourquoi donc A. Appenfeld a-t-il ressenti cette nécessité de reprendre, à cinq ans d’intervalle – sans se répéter – le récit de sa trajectoire personnelle ?

Le présent roman se caractérise par son éparpillement en de multiples chapitres, brefs, et séparés par des blancs. On le verra, là se situe l’essentiel.
On a tôt fait de noter que la sélection des épisodes et des informations n’est pas exactement la même. Ici, le narrateur semble se concentrer sur ses sentiments : l’Histoire est reléguée en toile de fond, l’enfance en Europe Centrale tout juste esquissée. La tragédie de la guerre est comme fondue, rappelée par quelques allusions, l’auteur se refuse à les développer ici. La Shoah et les années d’errance sont derrière Edwin, quoiqu’elles soient omniprésentes.
Edwin/Aharon (?) est désormais en Terre promise, adolescent qui peine à s’acclimater à ce nouvel espace, et plus encore à sa langue, l’hébreu. Formé et enrôlé dans un groupe de jeunes arrivants, il doit trancher entre les « réfugiés » – peu ou prou réprouvés, et l’encadrement « sioniste ». Les uns regardent du côté du passé, et pansent leurs plaies ; les autres sont exclusivement tournés dans l’avenir. Il va suivre le groupe des combattants, être gravement blessé : il lui faudra des années et maintes opérations avant de pouvoir marcher un peu, à nouveau.  Et se projeter enfin dans l’avenir.

Le détour par la fiction est à la fois un écran, une protection – contre un épanchement larmoyant dont il se défend. Et un miroir réfléchissant, aussi : il peut prendre du recul, se regarder à travers un autre qui lui ressemble mais lui renvoie une image plus distanciée. Miroir réfléchissant, au double sens du terme : il reflète et permet aussi la réflexion.
Se présente avec ce miroir la dimension initiatique du récit, qui est essentielle. Ce récit est organisé selon une trajectoire, à la fois géographique et historique.Celle d’un enfant juif originaire des Carpates, dont la famille a été décimée pendant la Shoah – et qui se retrouve, largement désorienté, dans la Palestine pleine de turbulences, juste avant que ne soit proclamé l’état d’Israël.
C’est le récit d’un deuil suivi d’une reconstruction, celle d’un jeune homme blessé physiquement par la vie et affectivement par l’Histoire.  Et au terme d’une trajectoire semée d’épreuves et d’embûches, l’émergence, à la fois spirituelle et intellectuelle, de l’écrivain. Autant d’étapes que nous allons maintenant suivre.

Un enfant rescapé arrivé dans le port de Haïfa à bord du “Mataroa”, un bateau de l’Aliyah Beit (immigration clandestine). Les Britanniques refusèrent aux passagers l’entrée en Palestine et les déportèrent dans des camps de détention à Chypre/15 juillet 1945.

Le titre 

L’Histoire a pris la forme d’un cauchemar, pour le narrateur. Il a tout perdu : sa terre, sa maison natale, ses parents…et, croit-il, les valeurs et même la culture et la langue des siens, des intellectuels juifs de haut vol. Hébété, il tombe dans une sorte de torpeur. Le titre (en hébreu) le définit comme L’homme qui voulait dormir. De fait, le sommeil occupe une place considérable dans le récit : il traverse dans une « torpeur », p. 223, dans des états de semi-conscience toute la période qui suit la Shoah. Est-il seulement vivant ? nombreux sont les réfugiés qui se sont posé la question en le voyant – c’est que, sur le plan symbolique, le sommeil est la préfiguration de la mort. Qu’est-il advenu de lui, pour qu’il soit tombé dans cette sorte de coma émotionnel ? Est-il encore un être humain, ou plutôt un objet trimballé au hasard des événements ?
 Il n’a que de vagues souvenirs de cette interminable déambulation – une errance, de fait, qui l’a conduit des Carpathes en Terre promise. Le sommeil lui permet d’échapper à la réalité, de la fuir – mais aussi de se retrouver parmi les siens – leur surgissement inopiné n’est pas sans évoquer la mémoire involontaire proustienne. La mère, notamment, apparaît souvent dans une sorte de fantasmagorie, figure tutélaire dont il croit entendre les conseils avisés. Le sommeil, c’est cet entre-deux qui réfère à toute une autre série d’entre-deux : entre deux mondes, deux temporalités, deux langues…une traversée des limbes, signalée par le retour fréquent d’un lexique de l’opacité, et les mots « brouillard » ou « brume ». Incapable d’y voir distinctement, il s’accommode aisément de cette clôture des yeux : une sorte de cécité volontaire, l’incapacité à se saisir du réel, un effort désespéré pour s’y soustraire. «Dans le sommeil, personne ne me demandait ce que j’allais faire dans ma vie, où j’allais habiter, toutes ces questions auxquelles je n’avais pas de réponse », p. 222. C’est entouré de ses fantômes qu’il se sent le mieux.
Il traversera ainsi le temps et l’espace dans une sorte de torpeur, parfois douce, mais plus souvent déchirante : le retour à la réalité, à sa solitude et à ses blessures, est douloureux ; il ne peut se réfugier dans le sommeil indéfiniment. Il devra finir par regarder la réalité en face, et s’y adapter. Accepter l’inacceptable – la Shoah : il ne reverra pas ses parents, sinon en rêve – alternent ici les passages évoquant le manque réel, et les rêves compensatoires où apparaît la mère.
Il lui faudra faire des choix : Edwin est constamment écartelé entre des options contradictoires : la diaspora ou les combattants de la Terre promise ? le yiddish ou l’hébreu ? le passé ou l’avenir (et lequel) ? Nous avons la sensation presque charnelle d’un être constamment écartelé, qui s’inscrit, en permanence, dans une zone indécise. Qui n’arrive pas à trouver sa place et ne se sent chez lui nulle part : étranger aux lieux comme aux êtres. S’il fallait la qualifier, on parlerait d’une écriture de la déchirure. Le point nodal étant le questionnement : il a perdu son identité, parviendra-t-il à en acquérir une autre ?

Réfugiés sur la bastingage du Josiah Wedgwood:/27 juin 1948

Reconstruction

La période de l’acclimatation est semée d’obstacles et de douleurs. Les épreuves se succèdent, tant psychologiques que physiques. Il subit l’entraînement militaire, il bute contre les mots hébreux, il se sent inférieur aux autres. Au départ, c’est un adolescent égaré, privé de tous ses points de repères. Parviendra-t-il à cheminer dans le labyrinthe, à sortir des limbes et à accéder à la lumière ?
Irrémédiablement seul, il se retrouve dans un groupe de jeunes réfugiés qu’on formera pour vivre et combattre en Terre promise, entre la Shoah et la création officielle de l’État d’Israël. La prise en main est ferme, et le constat laconique : « Une nouvelle vie. Intense et contraignante », p. 6. Là n’est pas le pire : pour devenir un vrai Israélien, devra-t-il oublier son passé, renier ses origines et ses attaches ? Il aura du mal à renoncer à son nom originel, stigmate de la diaspora écrasée ; l’instructeur sioniste exerce là-dessus une forte pression sur un de ses camarades qui résiste : « Si tout le monde fait comme toi, c’est le retour au ghetto, à ce temps où nous étions sans visage, et on parlera de nouveau yiddish à Tel-Aviv et dans les kibboutzim. Quelqu’un qui s’appelle Shinboïm introduit l’esprit diasporique ici même », p. 232. Ce sera là une étape décisive de sa métamorphose, sans doute la plus douloureuse, car vécue comme une trahison. « Je savais que ce changement de nom signifiait aussi un changement de langue », p. 65. Toutefois y consent : nécessité fait loi : « Ce garçon s’appelait Erwin et il a pris pour nom Aharon », p. 250. Voilà qui marque une étape décisive, celle d’« une piste secrète d’où je pourrais décoller », p. 251.
S’amorce alors une ascension douloureuse, après un long temps de solitude. Et d’une détresse liée au déracinement : deuils, histoire, espace, langue… tout est présenté sur le mode de la perte et du déficit.  De là, le sentiment de sa propre différence et de sa proscription : les réfugiés sont regardés avec une certaine condescendance par ceux qui ont décidé de se tourner vers l’avenir, Israël. Il est sommé de renoncer à tout ce qui constituait son identité de Juif des Carpathes : «Il faut que tu lises de la littérature contemporaine et pas ces histoires moisies sur le shtetl », p. 198. … Il ressent un immense vide qu’il lui faudra beaucoup de temps et d’efforts pour combler. Comment communiquer, comment tisser des liens sans les mots ? « J’essayais d’absorber les lettres hébraïques et cela me coûtait énormément. J’avais du mal à les relier à mes pensées et, sans ce lien, tout n’était que chaos et chute dans la vallée des ténèbres », p.150. Il doit renoncer à sa langue maternelle, et c’est peut-être le plus douloureux : « – On dit que l’on ne peut s’exprimer comme il faut que dans sa langue maternelle », p. 174. Privé d’expression, il devient mutique – avant que sa blessure ne l’immobilise : un adolescent entravé. Cloué au sol et en même temps, persuadé qu’on lui a cloué le bec. Littéralement étouffé par un passé doublement inexprimable : parce qu’il fait ressurgir la tragédie, et parce qu’il ne maîtrise pas la langue désormais en vigueur. Sa gorge se resserre, aucun son n’en sort – c’est l’angoisse, au sens étymologique du terme : « … car même les histoires de guerre les plus simples ne sortent pas au grand jour facilement », p. 153. Il se retrouve paralysé. « Nous manquons tous de mots lorsqu’il nous faut parler de nous-mêmes », p. 155. Une fois encore, la dimension physique et la psychologie fonctionnent en miroir. Est-il condamné à cette pétrification ? Au milieu du livre – au milieu du gué – on craint qu’il ne sombre : le vocabulaire abonde qui souligne son mal-être :« Seul comme une pierre…mélancolique…recroquevillé », p. 155. Grande est la tentation du repli. Fermer les yeux, s’abandonner au sommeil, à la mort…

Il est égaré, perdu dans le brouillard – signalé par le flou et les effets d’estompe. Condamné au silence : ce qu’il a vécu est inexprimable…d’autant plus qu’il ne maîtrise pas la langue des autres, cet hébreu qu’il peine à acquérir, tout comme il peine à se nouer d’amitié avec ses camarades de combat. Et ne parvient pas davantage à adhérer au discours d’endoctrinement ambiant. À renoncer à son nom et à sa langue. Mais il se soumet docilement à l’injonction d’aller au combat, car « un peuple sans terre est un peuple souffrant » p. 38. Il en sortira gravement blessé : il ira d’opération en opération, pour récupérer laborieusement, au prix de multiples efforts et de souffrances infinies, ses deux jambes et un peu d’autonomie. La blessure physique est ici bien sûr le reflet et la matérialisation de sa souffrance psychologique, affective et spirituelle. Les deux se rassemblent dans une même question : comment se relever et aller de l’avant ?

Kibboutz/Gan Shmuel/Cueillette d’oranges/1946

« Il faut tenter de vivre »

Des interlocuteurs, guides et maîtres alors se présentent – qui s’évertueront à secouer sa torpeur et lui désigneront le chemin à parcourir : il doit vivre, à nouveau, et pleinement.  Ils seront autant d’intercesseurs bienveillants : ses parents apparus dans son sommeil, et dans la réalité les camarades, le personnel d’encadrement et les infirmières, le chirurgien, l’intendante… tous s’emploient à lui redonner espoir, à lui désigner des objectifs, des horizons. Chacun l’aidera à faire un petit bout de chemin, ce chemin jalonné d’épreuves, d’échecs, de moments de doute et de désespoir. Sans racines, l’homme est condamné à l’errance et à la mort : ainsi s’explique le suicide de son ami Marc, un autre réfugié. Alors que, dans le même groupe, Robert le peintre, lui ouvre les yeux sur la beauté de cette Terre promise : l’art lui donne accès à sa nouvelle patrie, lui permet de la faire sienne. L’art marque surtout la persistance de la civilisation, au-delà de la barbarie de la Shoah. Et c’est lui qui lui permettra de surmonter l’intensité de ses souffrances physiques. L’art : la seule échappatoire à la violence des hommes et des temps.
Un chemin, donc, non pas linéaire, mais tortueux et éprouvant : « Ma route était pavée de multiples dangers que je parvins à éviter je ne sais comment (…) », p. 84.  À chaque carrefour il est forcé de faire des choix – toujours douloureux et incertains. Qui tous se ramènent finalement à ce dilemme crucial :  peut-il choisir l’hébreu et la Terre promise sans pour autant trahir les siens, sa terre et sa langue maternelles ? Les visions nocturnes et les images diurnes concrétisent son déchirement, tout comme une partie d’échecs évoquée longuement, p. 69-70. Il évoque « une longue route » où « des visions secrètes m’avaient été révélées » , p. 228.

Orphelins juifs dans un centre de personnes déplacées dans la zone d’occupation alliée/ Lindenfels/Allemagne/16 octobre 1947.

La révélation : l’écriture

L’art sera le moyen décisif de son acclimatation : si Robert lui a permis d’ouvrir les yeux sur la beauté de la Terre promise, c’est par la musicalité des sons qu’il va se réconcilier avec la langue hébraïque : « …cette musique était nouvelle pour moi. C’était la langue âpre et silencieuse des montagnes dans lesquelles nous nous trouvions », p. 85. Quelque chose de l’ordre de l’harmonie se profile déjà. Le postulant n’est plus rétif, il est tout près de devenir un initié : « C’est étrange, tout ce que ces mots me dévoilaient », p. 86. Il ressent un choc violent à l’écoute du texte sacré : « ce premier chapitre du livre de Samuel suscita en moi un tremblement de terre comme je n’en avais pas éprouvé depuis longtemps », p. 86. Nous voici au point de bascule : le narrateur est bouleversé, il devient autre – comme si une mue s’était produite.
Le fil de l’écriture va lui permettre de sortir du labyrinthe. Alors qu’il a été inapte à parler l’hébreu moderne, il va être fasciné par l’alphabet hébraïque, sa calligraphie. Il recopie, encore et encore, les textes sacrés – et y trouver une forme d’apaisement, de recueillement. C’est dans cet exercice austère qu’il se retrouve, se rassemble : « Je me relie aux mots et à leur musique. Je fais cela avec beaucoup d’attention », p. 242. S’impose progressivement le sens à donner à sa vie : écrire, créer. Il sera un homme de pensée et non pas d’action. Et cela lui permet de supporter aisément l’austérité de son nouveau mode de vie, une forme d’ascèse qu’il chérira.
Avant de prétendre créer, il a donc ressenti la nécessité de faire ses gammes en mettant ses pas dans ceux de ses maîtres (en postulant qui suit ses guides), en s’imprégnant de leurs textes : textes sacrés, et ensuite, textes profanes. Et puis, un jour, pouvoir s’en émanciper – tout comme il va pouvoir se lever et lâcher ses béquilles : il a compris que son salut viendrait de l’art – à l’instar de certains de ses camarades, peintres et musiciens. Lui n’a pas pour vocation « le judaïsme des muscles » (p. 24), le travail de la terre ni le métier des armes – bien qu’il s’y soit exercé.  L’art sera sa voie de salut – et il n’est pas anodin que le lexique du sacré prenne tant de place dans le texte d’un auteur qui s’affirme non religieux : « Tout homme doté par Dieu d’une capacité de création n’est pas un homme malheureux », p. 198. Mais le don a sa contrepartie, l’effort – et il insiste sur la pente qui rend ardu ce chemin initiatique : « C’est ainsi que chacun ici gravissait le chemin pentu de sa montagne », p. 198. Impossible de regarder la lumière en face, au risque de l’éblouissement… de l’aveuglement : « …lorsque je reviens à la lumière, elle m’aveugle au lieu de m’éclairer », p. 198. Arrive enfin le moment où, en rêve, il parvient à mettre en mots son projet, disant à son oncle : « – Je me prépare à être écrivain », p. 254. L’oncle répond, en termes de mission : « L’écriture, oui, pourquoi pas, mais à une condition : que ce soit pour le bien de l’homme, de la collectivité », p. 255.
C’est l’écriture qui lui permett de reprendre place dans la chaîne des générations : fils d’un écrivain qui n’a pas eu le temps d’accéder à la reconnaissance, lui y parviendra. Le confirme la métaphore du papillon sortant de sa chrysalide : l’infirme se redresse, sa plume devient agile. Le voici un homme debout, réveillé et non plus un adolescent blessé. Un homme déterminé à accomplir sa mission : écrire, créer. Écrire l’histoire des siens, d’abord, et dans un rêve il expose ce projet à sa mère : « Je lui confiai que j’avais l’intention de commencer par mon propre commencement, sans rien éluder. (…) Je partirai à la recherche des grands-parents », p. 252 ; une quête, une descente en soi en spirale qui fait écho à Proust, À la Recherche du temps perdu.  Il relaiera ainsi le travail d’écriture de son père, rentré mutique des camps : « Mais toi tu es relié à ton père, tu sauras le ramener à la vie et lui rendre la parole », conclut sa mère, p. 252. Il va reprendre le stylo que son père lui transmet en rêve et prendre le relais : « Je n’en peux plus. Je te donne le stylo. Tu vas faire ce que je n’ai pas su faire », p. 103.  Sans se complaire dans un passé perdu, mais en le revisitant, le fixant à jamais dans le temps ; et redonner leur dignité aux siens, dans une langue à laquelle il va largement contribuer à redonner ses lettres de noblesse.  Ce n’était donc pas la langue des dépressifs et des perdants mélancoliques. Il pourra dès lors apprécier sa nouvelle patrie, s’y inscrire et s’y accomplir. 

Des jeunes jouent de la musique à bord du “Train des 700”/Septembre 1930

Vivre pour et dans l’écriture … élaborer son œuvre, à la naissance de laquelle nous assistons enfin : il a la stature d’un écrivain majeur.  Décisif sera le dialogue avec son camarade Beno, venu le visiter : « – Tu seras notre écrivain. Je n’ai aucun doute. Tu raconteras tout ce que la vie nous a fait endurer », p. 241.  Le voici avec un viatique, investi d’une mission. Le roman rejoint l’autobiographie. On se souvient du verdict de Gershom Scholem, p. 185 : « Appelfeld, tu es un écrivain ». Indéniablement.  
La confrontation de l’autobiographie et du roman confirme que les deux ne sont nullement redondants, mais complémentaires. Loin de ressasser, l’auteur creuse sa réflexion. C’est une descente en spirale en lui-même. Et le sommeil n’est pas seulement une échappatoire, c’est aussi une sorte de bulle favorisant et éclairant les visions du passé : « Tout cela revenait vers moi dans mon sommeil profond, et je le contemplais en sachant que ces visions étaient intactes, et même, que je les voyais avec plus de clarté qu’alors. », p. 142. Le sommeil, ici, constitue un état de grâce, une échappée aux turbulences de l’actualité.  Il est, surtout, une étape vers la lucidité – traduite par la métaphore de la lumière : « Je distinguais les gens avec plus de clarté pendant mon sommeil. Ils émergeaient de l’obscurité, le visage illuminé par leur intériorité », p. 165. Ses parents, notamment, vont apparaître au narrateur pour lui donner les directions majeures…et l’œuvre va se clore sur une directive ferme de sa mère disparue.
Il ne s’agira pas d’attraper dans ses filets des souvenirs surgis d’une mémoire involontaire, mais de se mettre dans un état de disponibilité permettant de les recueillir. On le voit, p. 90, saisir et consigner dans l’urgence et dans un style quasi télégraphique, tous ses souvenirs : des traces précieuses, que les mots fixeront à jamais.  Une récolte en état de recueillement, dont il fera un recueil, un monument de mémoire. « Ma mission est d’assembler ces bribes et de leur trouver un sens », p. 134. L’écriture va lui indiquer la direction à prendre pour sortir des limbes : le sens des mots sera le sens de sa vie. Et c’est là qu’il va trouver sa propre vérité : l’art pour s’exprimer. Et assumer son identité : celle d’un écrivain.

Finalement tout s’éclaire : « C’était la première fois que je voyais les noms des membres de ma famille, de ma ville et des villages écrits en hébreu. Ils étincelaient sur les pages du cahier comme s’ils avaient revêtu de nouveaux habits », p. 91. Dès lors il va pouvoir surmonter son mutisme, cette impression d’être à tout jamais étranger – et plus encore ce sentiment de culpabilité : pourquoi lui a-t-il été donné de survivre, à lui, et pas à tous les siens ? « Toute ma famille est morte : mes parents, mes frères, mes oncles, mes cousins. Tous. Je suis le seul en vie. Pourquoi moi ? », p. 92.  La réponse s’impose : lui, « le dernier des réfugiés » (p. 202) a survécu pour parler d’eux, et ainsi leur permettre de survivre – l’écriture les fixe pour l’éternité, au-delà de leur mort physique. Et tout cela fait de lui un témoin. Un témoin qui doit porter haut la mémoire des siens et se fera passeur. « C’était ma façon d’élever un barrage contre l’oubli », p. 104 : la notion de transmission s’impose au fil de l’œuvre. Il s’agit aussi, et il croit entendre son père lui indiquant la voie/la voix, de préserver la langue et la culture des siens, de les réhabiliter et de participer à leur inclusion dans la Terre promise : « Un homme sans langue maternelle est un homme dont la langue sera à jamais brouillée. C’est une langue irremplaçable. », p. 100.
Accéder à la lumière va lui demander du temps, et des efforts considérables – l’écriture est une « torture », p. 168, une ascèse : « je me suis approprié ces lettres dans de grandes souffrances, elles font partie de moi, maintenant », p. 243. La vocation artistique, tout comme la religieuse, impose les plus grands sacrifices. D’où ce repli sur lui-même, une retraite qui surprennent son chirurgien : « Il ne prenait pas en compte mon besoin de solitude, de calme et de sommeil continu », p. 190. D’où, aussi, de nouvelles épreuves :  des déceptions, et des échecs. Il entend la voix de son père : « La déception est mon lot habituel », p. 172. Il y aura des essais avortés, des avant-textes décevants : « je gribouillais », p. 262. Il évoque son état d’« intranquillité » (p. 262), taraudé qu’il est par «  ce qui exigeait d’être accompli », p. 264.

« Nous sommes ici pour nous souvenir », p. 106 : une fois engagé dans son devoir de mémoire, sitôt gravés dans la pierre son passé et le souvenir des siens …il va pouvoir se lever ( c’est le début de la guérison de ses jambes déchiquetées), et faire quelques pas en avant – il est en marche, physiquement mais aussi spirituellement, vers son avenir. Il a trouvé sa place à la fois dans l’espace et dans le temps. Inscrit dans la chaîne des générations, il pourra utiliser le stylo de son père, prolonger et accomplir son œuvre. Il saura se montrer fidèle à ses origines et ses racines : sa foi laïque est sa forme à lui de spiritualité.  Il a évoqué sa « mission », p. 134. Et la confirmera un peu plus loin : « c’est un travail sacré », p. 138. L’écriture le ‘relie’ au monde… elle sera sa ‘religion’. L’art constituera sa spiritualité. Il a trouvé sa voie, sa vocation :  vivre par, dans et pour l’écriture. Là sera sa vérité.
Le choix du roman aura bien sûr été cathartique, lui aura permis d’exorciser le passé, de l’exprimer – littéralement : faire remonter et sortir l’angoisse qui l’étouffait. La métaphore du puits suggère une plongée en soi périlleuse à l’extrême : « Le puits auquel j’ai l’intention de puiser est sombre et humide, l’eau dans le seau y est glacée, c’est le lieu où je peux vivre », p. 266. Une plongée vertigineuse au péril de la chute, mais c’est là qu’il pourra enfin se rejoindre : « j’allais revenir y chercher mon reflet », p. 266. Se rassembler, retrouver une cohérence et une unité, parvenir à faire coïncider les successives images de lui-même. Soudain, le brouillard se dissipe, et il franchit la porte qui lui permet de sortir du labyrinthe : c’est l’instant de la révélation : « Et soudain, la musique qui avait entraîné mes doigts sur les feuilles blanches me revint, et je sus que la porte qui obstruait ma route avait été forcée. », p. 290. Vient alors l’image du tailleur de pierre s’escrimant sur son monument de mémoire : « J’ai forcé la porte, maintenant je dois avancer », p. 293.
Au fil des mots, il a trouvé le sens à donner à sa vie : de postulant il est devenu disciple, puis initié et passeur.  À nous de nous saisir de son texte et de cheminer au fil de ses mots. Au prix d’un effort. L’imaginaire et le réel se télescopent et le lecteur est incité à circuler prudemment dans ce récit « brumeux », dans un espace-temps également indéterminé, où les retours au passé s’infiltrent dans le présent sans crier gare. À la dernière page il va comprendre qu’il a lui-même été … mis à l’épreuve :  engagé à parcourir un trajet initiatique, qui l’amène au plus près du narrateur et l’engager à creuser sa réflexion sur le sens qu’il entend donner à sa propre vie.

***

On ne saurait conclure sans souligner la beauté de cette écriture, qui confine souvent à la prose poétique. Le lyrisme est contenu par la volonté de sobriété. Un beau récit, poignant, prenant, mémorable ! Car non seulement l’écriture conduit Edwin au bout de son parcours initiatique (« je me suis réveillé », p. 208), mais de surcroît le transformer – métamorphose ascendante s’il en fut : de postulant, il deviendra guide à son tour.
Sa mère, vue en rêve, le lui a prédit : « Tu ressembles de plus en plus à ton père. Je prie pour que la chance te sourie et que ce que tu écris éclaire la route de ceux qui te liront », p. 206.
Ce roman éclaire notre route, en effet.