Tel Aviv, l’esprit d’une renaissance

par Marianne Cense

          Article réalisé dans le cadre du Projet ‘Jeunes rédacteurs » initié par l’Association Sifriaténou en 2024 . Avec le soutien de nos donateurs, de laFJF et de la FMS

Yaacov SHAVIT, Tel Aviv : Naissance d’une ville 1909-1936, Yraduit de l’hébreu par E. Ifrah, Paris, Albin Michel, 2004. Collection « Présence du judaïsme ».

Classé au patrimoine culturel de l’Unesco, Tel Aviv, est un symbole de modernité au cœur de l’État hébreu, mais surtout celui de la renaissance et de l’émancipation retrouvée du ‘Am Isr,aël.

Première ville juive fondée en Judée depuis l’édification de Césarée par Hérode dans les années 20 avant de notre ère, Tel Aviv a – dès ses débuts – incarné l’élan d’indépendance porté par ses fondateurs. D’abord un modeste quartier avant de devenir une bourgade puis une cité indépendante, la seconde ville d’Israël s’est construite par la seule volonté et l’ambition d’immigrés juifs venus reconquérir leur autonomie et leur liberté. Distincte des « vieilles » – et saintes – villes juives d’Eretz Israël (surtout Tibériade, Hébron, Safed et Jérusalem), Tel Aviv sortie du sable en 1909 est devenue en seulement quelques décennies le centre culturel, économique et commercial de la région, sous domination ottomane puis britannique.
C’est de ce singulier destin que Yaacov Shavit rend compte dans son ouvrage consacré au développement de la ville, Tel Aviv, naissance d’une ville 1909-1936, en retraçant l’idéal qui l’a mû de ses prémisses à son avènement comme « ville-État », comme entité socio-culturelle et politique, à la veille de la Seconde Guerre Mondiale et de l’Indépendance.

La légende de Tel Aviv

L’événement de la fondation de Tel Aviv, de la première pierre qui inaugura la naissance de la ville, relève en partie de la légende. En effet, nous avons tous en tête cette photographie de quelques hommes et femmes dans le désert au lieu même où se dessinent les prémices de cette ville moderne que nous connaissons aujourd’hui.

Tel Aviv/Fondation/ Photographie d’ Avraham Suskin /66 familles membres de la A’huzat Bayit dessinent les 60 bases de chaque nouveau bâtiment/ Avril 1909

Symbole de l’enthousiasme de la renaissance d’Israël – du ‘Am Israël –, de son ré-établissement en Judée, de la reconquête de sa liberté et de ses droits qui précédera l’autodétermination étatique et nationale, cette photographie d’Abraham Suskin en date du 11 avril 1909 est peut-être la plus connue de la ville. Y. Shavit, à partir et à travers cette photographie, met en évidence l’esprit qui présida à la fondation de ce qui fut d’abord un petit quartier de Jaffa avant de devenir la deuxième ville d’Israël. Y figurent les fondateurs de Tel Aviv au centre d’un espace de sable et de pierre s’apprêtant à tirer au sort le terrain qu’ils allaient se voir attribuer pour y construire les premières maisons – parmi eux, nous trouvons Akiva Arieh Weiss, la « cheville ouvrière de cette entreprise », p. 4.
Á cette description formelle s’ajoute une anecdote fondatrice de la légende, selon laquelle un homme, à droite de la photographie, non identifié, leur aurait alors crié : « Espèces de cinglés, vous allez mourir dans le désert ! », p. 45. Cette apostrophe, imaginaire, traduit et exprime a posteriori l’énergie et la détermination nécessaire pour réaliser le projet qui a abouti, non pas à un échec, comme un rêve avorté, mais bien au contraire à une forme de résurrection. Mais, elle traduit aussi et surtout, au moment où la photographie fut prise, l’ambition des fondateurs de la ville, justement rêveurs selon notre auteur, auxquels nombre de sceptiques et de contradicteurs se sont opposés pour les détourner de ce projet monumental. Au-delà de la légende associée à cette image, qui met en lumière l’esprit de la fondation de Tel Aviv, les mémoires de Weiss que Y. Shavit évoque, témoignent de l’espoir et de la nouveauté que représente ce moment dans l’histoire juive mais aussi dans l’histoire du retour en Eretz Israël : « Lorsque le tirage au sort fut terminé, les gens se dispersèrent avec une certaine solennité : un nouveau chapitre de l’histoire de l’installation des Juifs en terre d’Israël venait de s’ouvrir », p. 45.
Cependant, bien que cet événement ait une si grande signification aujourd’hui à l’échelle de l’histoire d’Israël – comme peuple, terre et État –, il est passé relativement inaperçu de ses contemporains :  il n’y eut en effet aucune mention dans la presse ni dans la littérature de l’époque. Il est encore difficile aujourd’hui de dater avec certitude cette photographie et de savoir si elle représente bien le groupe ayant effectué le tirage au sort… Toujours est-il que, selon Y. Shavit, la date précise de la fondation de Tel Aviv pourrait davantage être celle du 7 juillet 1906 avec la création de la société A’houzate Bayite à l’origine du projet. L’important à retenir ici est que la décision portant sur le tirage au sort ainsi que la composition du groupe de personnes y prenant part fut le moment décisif de l’histoire de Tel Aviv, qui a façonné les caractéristiques fondamentales de ce qui fut à ses début un quartier.

Un « lieu juif »

Le lieu où fut prise la photographie, constitue un véritable « lieu Juif » – choisi, bâti, habité par des Juifs –, mais son statut, à l’heure de sa création, est à définir, tant il balance entre celui de quartier et celui de ville. Y. Shavit souligne en effet tout au long de son ouvrage cette difficulté à nommer, à dire, à définir le statut de Tel Aviv au fil des années, qui oscille entre quartier, bourgade ou ville. L’ « artefact » Tel Aviv demeure indéterminé dans ses premières heures : c’est un lieu à part, en raison de sa judéité et de l’exception qu’il constituait dès ses débuts en Palestine ottomane en ce que l’ambition qui présidait à sa construction dépassait par son esprit les seules limites de l’édification d’une simple ville, et, en même temps, il constituait par son positionnement géographique ce qui semblait être seulement une extension – juive – de Jaffa. En effet, Tel Aviv fut fondée à seulement deux kilomètres de la ville antique qui était alors un grand centre commercial qui ne cessait de croître grâce à son port ouvert sur la Méditerranée. S’y côtoyait alors des Arabes, population principale de la ville, et des Juifs qui étaient en 1905 au nombre de 4 775. Cependant au fil du temps, un grand nombre de Juifs, en raison notamment de la hausse des loyers et des conditions de vie difficiles, quittèrent le centre de Jaffa pour habiter en dehors de la ville, dans des quartiers qu’ils construisirent après avoir acheté des terres au Nord, quartiers qui ont précédé Tel Aviv : ainsi Nevé Tsedeq vit le jour en 1887 et devint rapidement un centre culturel et politique juif. D’autres quartiers naquirent ensuite : Nevé Shalom en 1890 qui rassemblait ashkénazes et séfarades, Ma’hané Israël qui rassemblait des Juifs yéménites, ou encore Ohel Moshé. Ces quartiers étaient relativement pauvres et y vivaient majoritairement des Mizrahim. Alors peut-on considérer Tel Aviv comme un quartier de Jaffa, à l’image de ces quartiers juifs construits à la périphérie de la ville ?
Lorsque Weiss fonda sa société, A’houzate Bayite, il avait pour ambition de construire un quartier moderne et distinct de ceux déjà existants. Il fallut d’abord trouver des fonds pour acheter des terrains, tel que celui de Kerem Djabali, terrain sablonneux délaissé car impropre à la culture de la vigne. L’acquérir ne fut pas simple,  : le pouvoir ottoman fit son possible pour empêcher l’édification d’un nouveau quartier juif, notamment en implantant un camp militaire à proximité et en interdisant, par voie légale, de construire des maisons près d’une telle installation. Finalement, les fondateurs parvinrent à un arrangement et de nombreux appels d’offres de plans d’urbanisme furent lancés afin de pouvoir entreprendre les travaux. La répartition des premiers ensembles de maisons fit suite au fameux tirage au sort qui avait pour objectif d’attribuer des espaces aux terrains, au hasard, pour ne pas favoriser les plus riches au détriment des plus pauvres. Au sein des sympathisants de ce projet et des participants au tirage au sort – majoritairement ashkénazes –, certains proposaient, sur le modèle des utopies urbaines, une cité-jardin où les habitations, commerces et la zone industrielle se mêleraient.
En octobre 1909, c’est une dizaine de familles qui s’installa dans ce qui constitue le premier noyau de ce quartier qui fut nommé le 21 mai 1910 Tel Aviv, nom tiré de la traduction du roman de Theodor Herzl : Altneuland /« Terre ancienne nouvelle », rendue par Tel, désignant : « une colline constituée d’un amas de ruines de diverses strates chronologiques » (p.53), rappelant la profondeur historique de la présence juive sur cette terre, et associé à Aviv signifiant « printemps » et symbolisant le renouvellement de cette présence en signe de renaissance. Ce nom s’est ensuite élargi aux quartiers alentours puis fut, en 1921 donné officiellement à « l’entité urbaine autonome au sein de Jaffa » (p. 54) avant d’être, en 1934, donné à cette entité en tant que municipalité indépendante.

L’éducation au centre

Parmi les moments décisifs de l’histoire du quartier, il faut compteer la construction du lycée Herzliya. Celui-ci se situait depuis 1905 dans des locaux loués au sein de vieille ville de Jaffa avant que Weiss ne demandât au philanthrope Jacob Moser, de faire construire un tout nouveau bâtiment afin de l’accueillir dans le nouveau quartier. Il fut inauguré en 1911, et constitua un événement national :  le lycée permit d’attirer élèves et professeurs du pays, et du monde entier ; d’autre part, il favorisait, de ce fait, l’attraction pour le quartier et l’économie de celui-ci.

Hebrew Gymnasium de Tel Aviv /Circa 1920-1930

Le lycée, lieu central de l’éducation juive, devint vite un pôle culturel de Tel Aviv. Il joua ainsi un rôle essentiel dans la prospérité intellectuelle et culturelle de la ville naissante, ou du moins encore embryonnaire : l’éducation fut placée au centre de la vie du nouveau quartier et fut conçue dès la construction de ce lycée comme l’une des ressources majeures de son développement mais aussi du renouveau de la présence juive en Eretz Israël, comme l’un des fondements de sa prospérité et sécurité future.

Les débuts de l’extension

Jusqu’en 1914, d’autres quartiers fondés autour de Tel Aviv virent le jour avant de s’y joindre progressivement si bien que la superficie totale ne fit que s’accroître sans modèle préétabli, ce qui dépassait les intentions premières à l’origine du projet. Il fallait à mesure que celui-ci s’étendait, penser de nouvelles institutions qui soient autonomes et indépendantes de Jaffa, si bien qu’en 1914, Tel Aviv avait pris l’apparence d’une « bourgade » (p.60) relativement étendue et indépendante vis-à-vis de la ville voisine – dans ses institutions et services – et qui ne cessait encore de croître par l’achat de terres, cela dans un Empire Ottoman déclinant.
Cependant, cette autonomisation vis-à-vis de la ville voisine a suscité différentes désillusions : Y. Shavit prend l’exemple de ce que nous pourrions appeler la querelle des boutiques afin d’illustrer les conséquences qu’ont posé ce développement rapide voire même soudain de la bourgade. Cette querelle opposait ceux qui ne souhaitaient pas voir de nouvelles boutiques naître dans le quartier – afin qu’il conservât son esprit originel d’espace d’habitation paisible – à ceux qui souhaitaient, au contraire, que le quartier en abritât davantage, afin d’être, économiquement ou commercialement, indépendant vis-à-vis de Jaffa. Le problème qu’a posé l’implantation de nouvelles boutiques, et qui a abouti à un augmentation de leur nombre a mis à mal la vision idéaliste et originaire de Tel Aviv, qui s’est ainsi peu à peu éloignée au profit d’une micro-société où se sont exercés et intensifiés les rapports commerciaux au bénéfice des uns et, bien entendu, au détriment des autres. L’idéal économique et social égalitaire a laissé dès lors place à une société où les inégalités se sont peu à peu creusées, où les conditions des ouvriers se sont détériorées quand le montant des loyers ne cessait de grimper. L’idéal social s’est donc peu à peu fragilisé en raison du fossé qui séparait, au sein de ce même espace, les traditionalistes des laïcs et internationalistes, dont les desseins – culturels, politiques ou religieux – quand ils ne divergeaient pas, s’opposaient radicalement.
Ainsi, malgré le fait que la bourgade ait conservé un rythme de développement presque effréné, elle est devenue le lieu de dissensions et de divergences assez prononcées, ce qu’illustre son aspect très disparate selon les quartiers et selon ceux qui y vivaient : des grands immeubles d’un côté, des maisons isolées de l’autre, des quartiers ouvriers et des quartiers aisés, des quartiers reflétant une recherche esthétique et d’autres construits de façon standardisée, etc. Dès les années 1920, avec l’essor de l’automobile, les rues furent goudronnées et les transports publics développés en même temps que la bourgade devenait une ville à part entière portée par un dynamisme économique et commercial si important que l’idéal de la cité-jardin du début du siècle avait complètement disparu. En fin de compte et malgré cela, la diversité aspectuelle de la « bourgade », mais aussi culturelle, religieuse, sociale etc. a trouvé son unité dans le mouvement qui a agi à travers son développement. Y. Shavit rend compte de cet essor de la (proto)ville par une citation du journal Ha-po’el ha-tsa’ir daté de novembre 1933 : « Tel Aviv se construit, Tel Aviv se développe, Tel Aviv s’étend, Tel Aviv prospère, Tel Aviv se reconstruit, continue à se construire, aspire à se construire… elle se métamorphose et change, d’heure en heure, comme dans la course effrénée des miroirs tournants d’un kaléidoscope », p.66.

Plan de Tel Aviv /1925

La Première Guerre mondiale

Le sort de la ville fut cependant bouleversé par la Première Guerre mondiale et la chute de l’empire Ottoman. Dans un Empire Ottoman en pleine guerre contre les Alliés, le gouvernement turc se montra particulièrement hostile aux Juifs qui vivaient dans la région de Tel Aviv, hostilité qui se traduisit par les fouilles régulières des maisons, par l’instauration d’un couvre-feu ou encore le 17 décembre 1914 par l’arrestation de sept cent cinquante Juifs de Jaffa et Tel Aviv qui détenaient la citoyenneté de pays ennemis. La majorité de ces derniers fut expulsée. Les Juifs de nationalité ottomane furent quant à eux enrôlés de force dans l’armée à moins qu’ils ne payent une « rançon », p.81.
En 1917, l’armée britannique entra dans la ville de Rafia’h (Rafah) avant de conquérir la partie de l’Empire Ottoman correspondant aujourd’hui à la bande de Gaza, à la Cisjordanie et à Israël. Jaffa fut alors bombardée et le gouverneur militaire de la région – Djamel Pacha – ordonna le départ de près de dix mille Juifs de Jaffa et Tel-Aviv ; il avait, depuis longtemps, l’intention d’expulser l’intégralité des Juifs de l’Empire. L’exil dura environ huit mois, dans les conditions si difficiles qu’elles sont allées jusqu’à entraîner la mort de quelques-uns d’entre eux, réfugiés en Galilée et dans les villes voisines. Une fois de retour, à la fin de l’année 1917, la vie reprit, tant bien que mal, son cours à Tel Aviv et Jaffa, dans des conditions économiques très détériorées, jusqu’à la fin de la guerre l’année suivante.

L’après-guerre : un nouvel élan

Ce fut le début d’une ère nouvelle : celle de la domination britannique militaire puis civile et surtout celle de la déclaration Balfour promettant l’établissement futur d’un Foyer national juif, et donc de l’autodétermination en droit du peuple Juif en Eretz Israel.
Cette nouvelle époque fut synonyme d’un développement croissant de Tel Aviv dû à deux éléments : d’abord la troisième aliyah (1919-1923) qui représente environ trente-cinq mille réfugiés, surtout composée d’ouvriers pauvres mais aussi de personnes issues de classes sociales plus privilégiées. Cette immigration, qui arrivait par bateaux sous le Mandat britannique, permit de développer Tel Aviv dans le domaine tertiaire, secondaire et primaire de manière accélérée. Corrélativement, le nombre d’habitants juifs augmenta, et ce nombre s’accurut à la suite du massacre des Juifs de Jaffa en 1921, alors que la population arabe de la ville et des villages alentours – quelques milliers de personnes au total – s’en prit brutalement, pendant près de cinq jours à la population juive : ils assassinèrent des immigrés juifs dans un centre d’accueil, attaquèrent le lendemain une maison avant d’en tuer ses habitants – parmi lesquels le célèbre écrivain Yossef Haïm Brenner, et en tuèrent des dizaines d’autres dans les jours qui suivirent. En conséquence, des milliers de Juifs furent contraints de fuir Jaffa pour trouver refuge principalement à Tel Aviv.
Cette troisième aliyah fut suivie, quelques années plus tard de la quatrième (1924-1929), consécutivement aux quotas instaurés par les États-Unis concernant l’immigration. Environ soixante mille immigrés se réfugièrent alors au sein du yishouv, dont la moitié à Tel Aviv et ses environs. Cette nouvelle population, constituant majoritairement la classe moyenne de la ville, révèle l’attraction que celle-ci exerçait.
Le second événement qui contribua à la croissance de la ville fut, au début des années 1920, le développement et le déploiement de l’électricité, indispensable à l’industrie et l’artisanat, notamment grâce à Pin’has Rutenberg qui, en édifiant la centrale électrique alimentant la région, souhaitait favoriser d’une part le progrès technique mais aussi la cohabitation entre les Juifs et les Arabes qui récolteraient ensemble les fruits de ces progrès.

Compagnie électrique de Tel Aviv/1920

Ces deux événements sont solidaires d’un essor spectaculaire de la ville, en particulier dans le domaine de la construction, afin de loger les immigrés nouvellement arrivés, mais aussi pour développer les infrastructures nécessaires à la vie économique et industrielle, sollicitant par-delà une main d’œuvre conséquente.

Vers l’Indépendance

C’est véritablement en 1927 que Tel Aviv devint indépendante de Jaffa sur le plan administratif, lorsque les britanniques octroyèrent à la ville une autonomie municipale complète.
Mais, l’essor presque effréné de Tel Aviv fut cependant mis en péril, en 1929, par la crise économique ainsi que par l’interdiction, par la Pologne, des exportations de capitaux par des Juifs : beaucoup d’entreprises durent fermer leurs portes et de nombreux ouvriers et employés se retrouvèrent au chômage. Il fallut un long et pénible redressement économique, qui s’amorça progressivement et qui fut accompagné de la cinquième aliyah (1933-1936) amplifiée par la montée vertigineuse de l’antisémitisme en Europe centrale et orientale. Ce sont environ cent soixante-dix mille personnes qui se réfugièrent dans le yishouv, principalement à Tel Aviv – ce qui constitua un véritable « bond en avant » pour la ville, accompagné d’un fort développement économique, d’investissements, d’une extension spatiale, et consécutivement de l’amélioration du niveau de vie au sein de la classe moyenne majoritaire.

Développement économique

Sur le plan économique, Tel Aviv n’avait aucunement le soutien du mandat britannique, comme il ne l’avait pas, avant cela, de l’Empire ottoman ; il ne disposait que d’un faible soutien de la part des institutions sionistes qui favorisaient le développement rural. De surcroît, les immigrés qui peuplaient la ville étaient principalement issus de la classe moyenne ou inférieure et n’avaient donc pas de ressources autres que celles que pouvaient apporter l’artisanat ou la petite construction. Le moteur économique de Tel Aviv est alors venu des capitaux privés qui permirent, au fil des aliyote, d’investir dans l’industrie, la finance et le commerce, faisant de la ville un espace d’emploi et d’échanges. C’est ainsi que Tel Aviv est devenu au fil des ans un marché national incontournable au sein du yishouv. Une grande partie des capitaux était également destinée à l’immobilier, par l’achat de terrains et la construction de bâtiments, produisant par-là de nombreux emplois. Tel Aviv est aussi et en même temps devenu un espace privilégié pour les producteurs arabes des villages alentour voire mêmes éloignés, ce qui participait à un co-développement urbain et rural.

Posteer dans le style Art déco


En 1939, Tel Aviv était devenu le principal centre urbain de la région, en poursuivant un développement incessant qui se révélait notamment en ce qu’il devint le plus important centre commercial de la région grâce à ses relations économiques avec les pays arabes et européens. La construction du port de Tel Aviv en 1936 en est l’illustration, alors même que cette période fut marquée par de très vives tensions entre la population juive, la population arabe et les Britanniques – la population juive ayant été la cible d’attaques meurtrières répétées et sanglantes de la part d’une partie de leurs voisins arabes.

Extension territoriale

L’extension territoriale de Tel Aviv se fit vers l’Ouest, le Nord et l’Est, notamment vers les espaces de dunes vendus par leurs propriétaires – principalement Arabes fortunés résidant dans les quartiers aisés de Jaffa – en raison de l’impossibilité d’y cultiver quelque chose. L’extension territoriale se révèle aussi dans l’ouverture de la ville vers l’extérieur : l’une des caractéristiques prédominantes de Tel Aviv est son espace côtier : la ville est ouverte sur la mer ; les différentes politiques municipales ont orienté leurs efforts sur le développement de cet espace, en souhaitant faire de son port et de ses plages des centres d’attraction de la ville si bien qu’en 1934 la municipalité lança un concours d’aménagement du bord de mer. On y construisit progressivement cafés, hôtels ou encore bains publics pour faire de la promenade de Tel Aviv un lieu de convivialité et de villégiature – cela animant l’hostilité des traditionalistes juifs et musulmans ne voyant pas d’un très bon œil les baignades mixtes.

L’architecture, miroir du développement de la ville

D’un point de vue architectural, le centre de Tel Aviv – le « Tel Aviv historique » – des deux côtés de la rue Allenby – est remarquable par la diversité des styles, du classique à l’oriental, qui témoigne d’une recherche esthétique qui s’affirme aussi dans les éléments de décoration des maisons surnommées baté ’halomote / בתי חלומות/maisons de rêve construites après la Première Guerre mondiale : arcs, étoiles de David ou encore motifs en porcelaine conçus au sein de l’école des Beaux-arts Betsalel de Jérusalem.
Á l’inverse, le paysage architectural de ce que nous pouvons nommer le Tel Aviv étendu, qui accompagna l’afflux de nouveaux habitants dans les années 1930, est principalement inspiré du style Bauhaus, car il fallut construire « à bon marché et [de façon] uniforme », p.127 : des immeubles et maisons virent le jour, avec leurs balcons et leurs toits plats, et on ajouta aux anciennes maisons de nouveaux étages. Ce style Bauhaus est devenu aujourd’hui l’une des caractéristiques remarquables de la ville.

Architecture Bauhaus

Société fragmentée

L’une des conséquences du développement de la Tel Aviv que Y. Shavit met en évidence est la fragmentation sociale qu’elle abrite. L’auteur remet en question la réputation de Tel Aviv selon laquelle il s’agirait d’une ville bourgeoise. En réalité, c’est la classe moyenne qui composait la majorité des habitants de la ville, et cette classe moyenne était elle-même fragmentée ; d’abord par la diversité des origines de sa population – ashkénaze, sépharade, mizra’hi, yéménite –, par la catégorie professionnelle – ouvrier, libéral, cadre –, ou encore par l’observance religieuse – plus ou moins traditionaliste –, etc. Les bourgeois de la ville étaient une minorité inclue dans une stratification sociale similaire à celle d’autres villes, et, à l’opposé la classe des ouvriers syndiqués était assez importante : 30% de la population de Tel Aviv lors de la troisième aliyah. Par ailleurs, parmi ces ouvriers, lors des crises et surtout lors de celle survenue au moment de la quatrième aliyah, beaucoup vécurent dans des conditions très précaires, principalement yéménites et mizra’him.

Une « ville-État »

Par ses activités culturelles, industrielles, commerciales et politiques, Tel Aviv est devenue la deuxième capitale du yishouv et fut considérée plus encore comme une « ville-État » (p. 206) en raison de son organisation municipale semblable à celle d’un gouvernement tant elle était chargée des affaires économiques et sociales nécessaires à sa stabilité, à son autonomie et à ses relations avec les Britanniques. L’autonomie de Tel Aviv n’était ainsi pas seulement telle vis-à-vis de Jaffa et des autres villes de la région, vis-à-vis du mandat britannique et des institutions sionistes, elle s’incarnait aussi, et surtout, dans la vie démocratique locale : l’élection des dirigeants municipaux était fondamentale dans la vie de la ville car leurs responsabilités dépassaient largement celles d’une municipalité, leur rôle était d’administrer une entité autonome et indépendante au niveau juridique, bien que le budget et la planification furent – théoriquement – sous le contrôle mandataire. C’est aussi ainsi que Tel Aviv est rapidement devenu le centre politique du yishouv, où s’opposaient la gauche travailliste et les diverses droites sionistes.

Renouveau culturel juif

Enfin, Tel Aviv s’est rapidement illustrée comme un centre culturel majeur, incarnant un renouvellement de culture juive entre tradition et modernité à travers son identité hébraïque – Y. Shavit parle ici de la volonté de faire de Tel Aviv l’expression de « l’hébraïsme » comme reflet de l’identité nationale, en ce qu’elle façonnait, en même temps qu’elle créait, une nouvelle culture juive en vue de la renaissance d’un État qui n’existait pas encore. Cet hébraïsme, comme son nom l’indique, se constitua autour de l’usage de l’hébreu, qui, bien qu’il n’était pas parlé par tous les habitants – le yiddish étant encore usité par de nombreux habitants ainsi que d’autres langues apportées par les immigrés d’Europe, du Moyen-Orient ou du Maghreb – devint la langue officielle de l’administration et de l’éducation et surtout du monde de la culture comme symbole du renouvellement de la culture. Cette culture fut, d’une part, favorisée par la municipalité, qui entreprit des investissements publics afin de faire surgir des lieux consacrés : théâtres, opéra, musées etc et d’autre part par les artistes et intellectuels qui par leurs productions façonnèrent l’identité nationale collective.

Le lutteur Aharon Elkind-soulevant la danseuse Yehudit Orenstein/Plage de Tel-Aviv/1923

Le dynamisme et la richesse culturelle de Tel Aviv s’illustrent en particulier dans l’édition : en 1935 y vivaient neuf maisons d’édition qui imprimaient en hébreu de nombreux livres et journaux. Des bibliothèques et centres de conférences virent également le jour, certaines de ces conférences les plus célèbres étant données par Bialik lui-même mais aussi par des philosophes tels que G. Scholem ou M. Buber, attirant des milliers de Telaviviens au fil des ans. Par ailleurs, la culture n’était pas réservée à une élite bourgeoise mais bien à l’ensemble des habitants de la ville, quel que soit leur milieu social ; ainsi, les syndicalistes de la Histadroute constituait la part la plus importante des Amis de l’orchestre philharmonique de Tel Aviv, dès ses premières années.

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Á la veille de la Seconde Guerre Mondiale, l’essor de Tel Aviv est ainsi allé de pair avec la nécessité d’une indépendance du Yishouv vis-à-vis de l’étranger, alors de plus en plus marqué par des tensions politiques et économiques croissantes. Tel Aviv s’est développée en autonomie – voire en contradiction avec l’idéal d’une société juive essentiellement agricole et rurale souhaitée par le mouvement sioniste ; elle est devenue, par les circonstances politiques, par les volontés individuelles et collectives, par les ambitions nationales et internationales « une ville sioniste, hébraïque et moderne », p. 32.

Cette ville incarne dans l’histoire d’Israël, et jusqu’à aujourd’hui, l’esprit de perpétuelle novation