Sur le peuple d’Israël et les Juifs
par Claire Daudin
Œuvres de Charles Péguy
- Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, Édition annotée par R. Burac, t. I, 1987 ; t. II, 1988 ; t. III, 1992, Collection « Bibliothèque de la Pléiade ».
- Œuvres poétiques et dramatiques, Paris, Gallimard, 2014, sous la direction de C. Daudin, Collection « Bibliothèque de la Pléiade » (OPD).
Péguy 1910
Une amitié indéfectible
L’année 1910 marque une étape dans la production littéraire de Charles Péguy. Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc paraît en janvier, et Notre jeunesse au mois de juillet. Deux œuvres majeures dont les tonalités sont bien différentes, illustrant les facettes du talent de Péguy et de sa pensée, et de sa relation forte avec le peuple juif, avec ses amis juifs, avec Israël.
La première s’inscrit dans le genre médiéval du mystère, qui connaît alors un regain d’intérêt. Elle se présente comme une pièce de théâtre sans actes ni scènes, les dialogues soutenus alternant avec de longues tirades méditatives. L’œuvre a pour héroïne Jeanne d’Arc, ou plutôt Jeannette, puisqu’il n’est question que de l’enfance du personnage, avant son départ en mission.
En ce tournant du siècle, Jeanne d’Arc est une figure que se disputent différents courants d’opinion, des nationalistes aux Républicains, en passant par l’Église, qui l’a béatifiée en 1909. S’aventurer sur ce terrain n’est pas sans risque. Pourtant Péguy va bénéficier de la conjoncture littéraire et politique, et connaître pour la première fois le succès avec cette œuvre. Un succès non exempt de malentendus.
D’où le second texte, Notre jeunesse, qui est une mise au point et rappelle la fidélité de l’auteur à ses engagements. Œuvre inclassable, qui tient de l’essai, de la confession et de la leçon, elle est écrite à la première personne du pluriel : un « nous » qui englobe toute une génération, mais aussi le lecteur, invité à rejoindre la communauté que Péguy cherche à fédérer. En revenant sur l’affaire Dreyfus, en affirmant son indéfectible amitié pour ses compagnons juifs, en rendant hommage à la figure de Bernard Lazare, premier défenseur de Dreyfus, Péguy coupe court à la polémique initiée par Barrès et Drumont qui voudraient faire de lui un dreyfusard repenti, devenu le chantre des valeurs traditionnelles.
D’Orléans au Quartier Latin : premières amitiés, premiers combats
Mais qui est alors Charles Péguy ? Né en 1873 à Orléans, dans un milieu d’artisans – son père est menuisier, sa mère et sa grand-mère rempailleuses de chaises -, il grandit dans une famille dont il est l’unique enfant, devenu orphelin de père avant son premier anniversaire. Des femmes qui l’élèvent, il reçoit une affection sévère, l’amour du travail bien fait, l’honneur des gens du peuple. Élève doué, il est repéré par le directeur de son école, qui lui permet, grâce à une bourse municipale, d’entrer au lycée. Cet épisode, vécu comme une seconde naissance, est relaté avec lyrisme dans L’Argent (1913) : « Le fils de bourgeoisie qui entre en sixième comme il a des bonnes et du même mouvement ne peut pas se représenter ce point de croisement que pouvait être pour moi d’entrer ou de ne pas entrer en sixième ; et ce point d’invention, d’y entrer », t. III, p. 817.
Dès lors, son parcours scolaire est tracé : en khâgne au lycée Lakanal à Sceaux, il poursuit sa préparation à Louis-le-Grand et réussit le concours de l’École normale supérieure à la troisième tentative, en 1894. Le voici installé au Quartier Latin, où il va vivre les heures les plus chaudes de l’affaire Dreyfus.
Le jeune homme est déjà politisé : dès son passage à Lakanal, il s’initie au socialisme, avec ses camarades Albert Mathiez et Albert Lévy. Il récolte alors des fonds pour les grévistes des mines de Carmaux. Au collège sainte-Barbe, sur la Montagne sainte-Geneviève, où il est pensionnaire pendant son année à Louis-le-Grand, il fait la connaissance de Marcel Baudouin, avec lequel il ébauche une étrange utopie qui deviendra Marcel, Premier dialogue de la cité harmonieuse (t. I, p. 55-117), en hommage à l’ami prématurément disparu. Charles Péguy épousera sa sœur, Charlotte Baudouin, en 1897 ; la famille Baudouin est fouriériste, anticléricale et artiste.
À l’École normale supérieure, Péguy subit l’influence de grandes figures du socialisme français, comme Jean Jaurès et Lucien Herr, le bibliothécaire de l’école. Ce dernier informe les élèves sur l’affaire Dreyfus, et l’ENS devient un bastion en faveur du capitaine injustement condamné. Péguy prend parti, avec d’autant plus de fougue qu’il est sensibilisé à la dimension antisémite de l’affaire, par ses amitiés du lycées Lakanal, et par la rencontre déterminante de Bernard Lazare.
Journaliste du midi monté à la capitale pour se faire un nom dans les Lettres, il sera rattrapé par son judaïsme et deviendra le défenseur acharné d’Alfred Dreyfus, puis de tous les juifs persécutés dans l’Empire russe et ses marges (textes n° 4 et 5). À Lakanal, Péguy était devenu l’intime d’Albert Lévy, futur recteur de l’université d’Aix-en-Provence. Dans l’enceinte de ce lycée public flambant neuf, le fils de la rempailleuse de chaise d’Orléans et celui du rabbin de Troyes avaient pu se rencontrer, s’apprécier, s’allier pour travailler à un monde meilleur. Autre amitié des plus précieuses éclose à Lakanal : Jules Isaac, plus jeune de cinq ans que Péguy, mais déjà frappé par son autorité naturelle, qui le rejoindra au Quartier Latin, partagera avec lui bien des combats, et lui gardera une fidélité au-delà de la mort
Dès cette époque, celle du militantisme socialiste et dreyfusard, Péguy est entouré d’amis juifs, dont la plupart ont découvert leur judéité avec la flambée d’antisémitisme qui se développe en France au tournant du siècle. Ce sera le cas, par exemple, d’André Spire et d’Edmond Fleg, jeunes intellectuels amoureux de la culture française, promis à un bel avenir au service de la République, qui deviendront d’éminents acteurs du franco-judaïsme au cours du XXème siècle. Tous les deux font partie de l’entourage de Péguy et publieront des textes dans sa revue, Les Cahiers de la Quinzaine.
En 1900, Péguy fonde Les Cahiers de la Quinzaine, qui s’installeront, après quelques locaux de fortune, au 8, rue de la Sorbonne. C’est ainsi qu’il entend rester fidèle à ses valeurs, hors de la tutelle d’un socialisme officiel qui s’unifie sur les positions de Jules Guesde, très loin de l’idéal libertaire et humaniste de Péguy. Dans cette aventure, qui durera jusqu’à sa mort en septembre 1914, Péguy rencontrera de nombreux obstacles, mais il pourra toujours compter sur les encouragements, la collaboration et le soutien financier de ses amis juifs.
Sous le patronage de Bernard Lazare, une série de cahiers sont consacrés à la situation des Juifs. Citons-les avec leurs auteurs :
- Georges Delahache, « Juifs », Cahier de la Quinzaine III, 5, 1902 ;
- Bernard Lazare, « Les Juifs en Roumanie », CQ III, 8, février 1902 ;
- François Dagen, « Courrier d’Algérie », CQ IV, 13, mars 1903 ;
- Henri Dagan, « Le massacre de Kichinef », CQ V, 1, 1903 ;
- Elie Eberlin, « Juifs russes, le Bund et le sionisme » ; Georges Delahache, « Un voyage d’étude », CQ VI, 6, décembre 1904.
Ces cahiers magistraux, études rigoureusement documentées, témoignages et reportages, méritent d’être lus.
ANTHOLOGIE
L’éloge du peuple juif dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc
Un tournant s’opère avec le retour de Péguy à la foi chrétienne, autour de l’année 1908. Désormais, ce n’est plus seulement l’amitié ni le sens de la justice qui vont orienter ses rapports avec les Juifs, mais la découverte que Jésus, Marie et les apôtres sont membres de ce peuple, tout à la fois élu et persécuté. Dans le catholicisme du début du XXème siècle, une telle prise de conscience est exceptionnelle. L’enseignement des Pères de l’Église, la théologie de la substitution qui voit en l’Église le verus Israël, c’est-à-dire le véritable peuple de Dieu au détriment des Juifs déicides, ont fait leur œuvre, produisant un antijudaïsme chrétien dont l’affaire Dreyfus a démontré la vigueur. Péguy, qui n’a pas grandi dans un milieu particulièrement religieux et que ses orientations politiques ont amené à rompre avec la pratique, est exempt de ces préjugés. Au contraire, lorsqu’il rouvre les Évangiles pour relire le récit de la Passion selon saint Matthieu, il est plein de considération pour les Juifs qu’il a appris à connaître et aimer.
La page du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (texte n°1) proposée à notre lecture exprime cette révérence, par la bouche de Jeannette, alors qu’elle attend la visite de Madame Gervaise, la religieuse à qui elle va confier ses tourments intérieurs. Avant cette confrontation, qui fera se heurter deux points de vue sur la foi, celui de la femme d’Église qui tente d’apaiser Jeannette en lui rappelant le dogme, et celui de la jeune fille rebelle prête à entrer dans la bataille pour le salut, Péguy insère une longue tirade. Jeannette considère l’existence terrestre du Christ et se met à envier ses contemporains qui ont eu la chance de le côtoyer en tant qu’homme, de toucher son corps et de connaître « la couleur de ses yeux » (OPD, p. 443). Un tel privilège les rend supérieurs aux plus grands saints, de même que le moindre bourg de Palestine est supérieur aux plus hauts lieux de la chrétienté. Le style de Péguy dans cette page est très proche de celui qu’il adopte dans les extraits de Notre jeunesse où l’écrivain exprime avec ferveur sa compréhension du destin juif et son admiration pour celui qui fut son prophète au temps de l’affaire Dreyfus : Bernard Lazare (textes n° 4 et 5). C’est la même fougue, le même élan, porté par des répétitions et des juxtapositions qui sont la marque de l’écriture en prose de Péguy, impétueuse et sincère comme ses sentiments.
Pour Péguy, le mystère de l’incarnation, au cœur de la foi chrétienne, revalorise à l’extrême la judéité du Christ. Dieu n’aurait pu se faire homme au sein d’un autre peuple, celui des Prophètes, dont Jésus prend la suite : « dernier des prophètes, premier des saints ». Péguy doit sa connaissance de la religion juive à sa lecture de la Bible et à son catéchisme, celui qu’il étudia enfant dans l’ouvrage de pédagogie chrétienne rédigé par Mgr Dupanloup. Lazare Prajs (in Péguy et Israël, Paris, A. G. Nizet, 1970) a étudié cette source, qui eut le mérite de n’insinuer aucun préjugé antijudaïque dans l’esprit de l’enfant Péguy. Ce dernier connaît parfaitement son Histoire Sainte, en témoignent maints passages de ses mystères, comme la très longue évocation de l’histoire de Joseph dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc. S’il ne cite pas souvent les Prophètes, ceux-ci lui sont proches par l’inspiration et il s’en réclame presque exclusivement quand il parle des Écritures. Son œuvre et son engagement dans la cité ont d’ailleurs une dimension prophétique. C’est dans le troisième volet de la trilogie, Le Mystère des saints Innocents (1912), que Péguy explore, à travers toute une série de métaphores et de parallèles bibliques, le lien entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Parmi les amis juifs de Péguy, peu pratiquaient ; Edmond-Maurice Lévy, bibliothécaire à la Sorbonne et juif observant, le renseignait sur les textes liturgiques. Dans une lettre publiée par Lazare Prajs (op. cit., p. 112-114), il affirme que Péguy avait des notions sur le Talmud. Péguy le surnommait son « chapelain juif ».
Le motif de l’élection développé dans l’extrait du Mystère de la charité a ceci d’intéressant qu’il suppose une excellence préalable du peuple juif, justifiant la préférence divine. C’est ce que suggère Jeannette, quand elle demande à Dieu ce que les Juifs lui ont fait « pour mériter cette grâce », fût-ce « au prix de cette dispersion ». On a là un contrepoint remarquable à l’antijudaïsme chrétien, qui fait de Péguy un véritable précurseur, relayé par son fidèle ami Jules Isaac, promoteur de la réhabilitation du judaïsme par l’Église catholique après la Deuxième guerre mondiale. Dans le texte n° 3, Péguy, en un tableau saisissant, évoque les « vingt, quarante, cinquante siècles d’épreuves » dont est saturée la mémoire juive. Il connaît le prix exorbitant de souffrances et d’injustice qui va de pair avec l’élection. En tant que chrétien, il ne le perçoit pas comme le châtiment du peuple déicide, à l’instar de ses coreligionnaires. Au contraire, le Jésus qu’il aime est le juif Jésus, qui appartient par toutes ses fibres à la race de ses ancêtres. Marie, sa mère, est « une pauvre juive de Judée » (Le Porche du mystère de la deuxième vertu, OPD, p. 672). Les dernières pages du Mystère des saints Innocents, évoquant le massacre des nourrissons juifs par les soldats d’Hérode, font dire à Dieu qu’il les aime parce qu’ils étaient « semblables à (son) fils », OPD, p. 920. « Presque étant (d’autres) luis », écrit-il (p. 918). Quand des enfants juifs sont mis à mort, c’est Jésus qu’on assassine. Un tel point de vue est aux antipodes des horreurs perpétrées en Bessarabie lors des massacres de Kichinev largement documentés par Les Cahiers de la Quinzaine, quand des chrétiens choisissaient le jour de Pâques pour massacrer leurs concitoyens juifs.
Texte n°1 : Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, OPC, p.410-411/ OPD, p. 441-443.
« Que vous avaient-ils donc fait, mon Dieu, ces gens-là, pour être honorés de cet honneur, favorisés, fortunés, bénis, graciés de cette grâce. Et vous Juifs, peuple de Juifs, peuple des Juifs, mon Dieu mon Dieu, que vous avait donc fait ce peuple ; pour que vous l’ayez ainsi préféré à tous les peuples ; pour que vous l’ayez ainsi fait passer avant tous les peuples ; pour que vous l’ayez ainsi mis par-dessus ; au-dessus de tous les peuples ; par-dessus la tête ; au-dessus de la tête de tous les peuples. Que vous ont-ils donc fait, que vous a-t-il donc fait pour être votre élu ? Pour que vous l’ayez, ainsi, comblé de cette grâce ; pour que vous l’ayez ainsi préféré à tous les autres, élu parmi tous les autres au-dessus de tous les autres. Pour que vous l’ayez illustré d’un tel éclat, d’un éclat éternel. Pour que de siècle en siècle, et je compte d’abord les siècles de la terre, vous ayez pris en lui, parmi lui la lignée des prophètes, la race des prophètes. De siècle en siècle, de marche en marche, de génération en génération, d’ascension en ascension la lente ascension, la lignée des prophètes, la race des prophètes. Quel peuple mon Dieu ne se fût estimé heureux, quel peuple parmi tant de peuples, quel peuple parmi les innombrables peuples, d’être votre peuple ; quel peuple n’eût voulu être à leur place ; peuple élu ; race élue, quelle race n’eût voulu être la race élue ; votre race ; élue parmi tant d’autres ; parmi toutes les races ; parmi les innombrables autres ; au-dessus des autres ; par-dessus les têtes de toutes les innombrables autres ; quel peuple n’eût demandé à être votre peuple ; quel peuple n’eût joui d’être votre peuple ; élu, de quelle élection ; à n’importe quel prix, mon Dieu, à n’importe quel prix temporel, fût-ce au prix de cette dispersion. Vous avez choisi, vous avez trié, vous avez pris parmi eux, d’ascension en ascension vous avez pris parmi eux la longue lignée, la haute, la montante lignée des prophètes ; et comme une cime le dernier de tous ; le dernier des prophètes, le premier des saints ; Jésus qui fut juif, un juif parmi vous ; race qui reçûtes la plus grande grâce ; et celle qui fut refusée à tout le peuple chrétien ; mystère de la grâce ; race élue ; ce qui n’a pas été donné aux plus grands saints ; aux plus grands saints du peuple chrétien vous l’avez eu ; et non seulement sur terre ; mais dans le ciel même et pour ainsi dire encore plus dans le ciel ; car vous autres, saints chrétiens, grands saints de la chrétienté, dans votre éternité vous ne contemplez Jésus que dans sa gloire ; et vous autres Juifs, singuliers Juifs, peuple singulier, peuple unique, peuple premier vous autres vous l’avez considéré dans sa misère. Vous l’avez considéré une fois pour toutes, la fois qui comptait. Et sa misère était votre misère. Sa misère propre était votre misère propre. C’était un Juif, un simple Juif, un Juif comme vous, un Juif parmi vous. Vous l’avez connu comme on dit d’un homme : Je l’ai connu dans le temps. ».
Notre jeunesse, retour sur l’affaire Dreyfus
Texte n°2 : Notre jeunesse, t. III, p.47.
Texte n°3 : Notre jeunesse, T. III, p.50-53
Textes n°4 : Notre jeunesse, T. III, p. 56-57.
Texte n°5 : Notre jeunesse, T. III, p. 64-65.
Dans la France divisée des lendemains de l’affaire Dreyfus, les amis de Péguy ne comprennent pas son retour à la foi chrétienne, tandis que ses adversaires se réjouissent un peu vite d’avoir fait une belle prise. Maurice Barrès, chantre du nationalisme, Edouard Drumont, figure de proue de l’antisémitisme, écrivent des articles louangeurs sur Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, dont la teneur montre qu’ils ne l’ont pas vraiment lu, se contentant d’y repérer les motifs qu’ils pourraient rapprocher de leur propre cause.
Péguy ne peut en rester là. Il écrit Notre jeunesse pour couper court aux amalgames, en rappelant ses convictions. Il le fait à travers un retour sur l’affaire Dreyfus, qui orienta définitivement son combat pour la justice et la vérité. Cette œuvre puissante est la relecture d’un parcours qui veut rendre cohérents le socialisme de Péguy, son dreyfusisme et son christianisme.
L’auteur se place sur le terrain de la mystique. Il s’agit pour lui de montrer que dans l’Affaire, trois mystiques se sont rencontrées, la juive, la chrétienne, la française, ce qui en fait une affaire élue (Texte n°2). Au cœur de l’œuvre, la distinction entre mystique et politique sépare la source éthique de l’engagement de ses conséquences pratiques et des profits personnels qu’on peut en tirer. « Tout commence en mystique et finit en politique », écrit Péguy (T. III, p. 20). Mais il prend justement le contre-pied de cette loi, en affirmant qu’il est resté fidèle à la mystique de l’affaire Dreyfus, par l’intermédiaire de sa revue. Les collaborateurs et les lecteurs des Cahiers de la Quinzaine forment ce que Péguy appelle, dans À nos amis, à nos abonnés : « une amitié ; et une cité » (T. II, p. 1276). Parmi eux, « des catholiques qui ne trichent pas ; des protestants qui ne trichent pas ; des juifs qui ne trichent pas ; des libres penseurs qui ne trichent pas » L’Argent, t. III, p. 822.
Si les politiques se combattent, les mystiques, elles, se comprennent. En faisant de l’affaire Dreyfus, à dix ans de distance, le point culminant des mystiques juive, française et chrétienne, Péguy prend de la hauteur vis-à-vis de l’événement pour mettre en évidence les trois dimensions dont il le pare : le prophétisme juif, le salut chrétien, et l’héroïsme à la française (Texte n°2).
Il lui faut tout d’abord démontrer que, contrairement à l’opinion commune, l’Affaire ne fut pas le produit de la « politique juive » (Texte n°4). Il ne nie pas qu’une telle politique existe, au sens où les Juifs ont le souci de leurs affaires et de leur survie dans la société. A ce titre, précisément, ils n’ont pas intérêt à se faire remarquer. Leur situation dépend de leur discrétion. Péguy nourrit son analyse de considérations sur l’histoire du peuple juif, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, lui qui est parfaitement informé des conditions de vie des communautés dans les différents pays. Ainsi, quand Péguy, dans le style plein d’émotion qui est le sien, écrit : « Je connais bien ce peuple … », il dit vrai.
Il n’était pas dans l’intérêt des Juifs de France de se mobiliser pour le capitaine Dreyfus, et ils se sont gardé de le faire, comme le rappelle Péguy, par souci de leur propre sécurité. Pour prendre sa défense, il y eut un homme qui, parmi les Juifs ses contemporains, atteint aux yeux de Péguy la stature d’un prophète. Il s’agit de Bernard Lazare, auteur de plusieurs brochures sur l’innocence du capitaine Dreyfus et sur le caractère antisémite de l’affaire (Texte n°4). Prophète, il l’est par son courage, par son isolement et le peu d’échos de sa dénonciation. Il l’est surtout par le regard que Péguy porte sur lui et le portrait qu’il en dresse dans Notre jeunesse. Cet « athée ruisselant de la parole de Dieu » devient sous sa plume le successeur des grandes figures de l’Ancien Testament, qui surent mettre leur peuple en branle. Péguy salue non seulement son rôle dans l’Affaire, mais sa solidarité avec tous les Juifs soumis à l’opprobre dans différentes régions du monde. Le portrait qu’il brosse dans Notre jeunesse, nourri de souvenirs personnels, vibre d’affection et d’admiration (Texte n° 5).
À ses côtés, se tient le chrétien Péguy, qui ne l’était pas au temps où l’Affaire battait son plein, mais qui, en 1910, relie son engagement à sa foi retrouvée. Alors que les catholiques ont massivement apporté leur soutien à l’Armée, libérant l’expression d’un antisémitisme virulent, Péguy ose écrire que ce qui était en jeu dans l’affaire Dreyfus était le salut éternel de la France, placée en état de péché mortel par sa condamnation d’un innocent au nom de la raison d’État. Peu lui importe d’être seul dans son camp : Péguy a le sentiment de défendre l’honneur de son pays et de l’Église en se présentant comme le chrétien qui « aura porté témoignage » (T. III, p.134) pour les Juifs. Enfin, il reconnaît dans le combat en faveur de Dreyfus la marque d’un héroïsme dont il veut faire l’apanage des Français. Courage de tout miser et de tout perdre, sacrifice des situations rentables et des amitiés chères, tels sont les traits de cette mystique française à l’œuvre dans l’affaire Dreyfus.
Texte n°2 : Notre jeunesse, T. III, p.47.
« Il faut donc le dire, et le dire avec solennité : l’affaire Dreyfus fut une affaire élue. Elle fut une crise éminente dans trois histoires elles-mêmes éminentes. Elle fut une crise éminente dans l’histoire d’Israël. Elle fut une crise éminente, évidemment, dans l’histoire de France. Elle fut surtout une crise éminente, et cette dignité apparaîtra de plus en plus, elle fut surtout une crise éminente dans l’histoire de la chrétienté. Et peut-être de plusieurs autres. Ainsi par un recoupement, par une élection peut-être unique elle fut triplement critique. Elle fut triplement éminente. Elle fut proprement une affaire culminante ».
« L’affaire Dreyfus, le dreyfusisme, la mystique, le mysticisme dreyfusiste fut une culmination, un recoupement en culmination de trois mysticismes au moins : juif, chrétien, français. Et comme je le montrerai ces trois mysticismes ne s’y déchiraient point, ne s’y meurtrissaient point, mais y concouraient au contraire par une rencontre, par un recoupement, en une rencontre, en un recoupement peut-être unique dans l’histoire du monde ».
Texte n°3 : Notre jeunesse, T. III, p.50-53.
« L’affaire Dreyfus fut un recoupement, une culmination de trois mystiques au moins. Premièrement elle fut sur le chemin de la mystique hébraïque. Pourquoi le nier. Ce serait le contraire au contraire qui serait suspect.
Il y a une politique juive. Pourquoi le nier. Ce serait le contraire au contraire qui serait suspect. Elle est sotte, comme toutes les politiques. Elle est prétentieuse, comme toutes les politiques. Elle est envahissante, comme toutes les politiques. Elle est inféconde, comme toutes les politiques. Elle fait les affaires d’Israël comme les politiciens républicains font les affaires de la République. Elle est surtout occupée, comme toutes les politiques, à étouffer, à dévorer, à supprimer sa propre mystique, la mystique dont elle est issue. Et elle ne réussit guère qu’à cela.
Loin donc qu’il faille considérer l’affaire Dreyfus comme une combinaison, politique, un agencement, comme une opération de la politique juive, il faut au contraire la considérer comme une opération, comme une œuvre, comme une explosion de la mystique juive. Les politiciens, les rabbins, les communautés d’Israël, pendant des siècles et des siècles de persécutions et d’épreuves, n’avaient que trop pris l’habitude, politique, le pli de sacrifier quelques-uns de leurs membres pour avoir la paix, la paix du ménage politique, la paix des rois et des grands, la paix de leurs débiteurs, la paix des populations et des princes, la paix des antisémites. Ils ne demandaient qu’à recommencer. Ils ne demandaient qu’à continuer. Ils ne demandaient qu’à sacrifier Dreyfus pour conjurer l’orage. La grande majorité des Juifs est comme la grande majorité des (autres) électeurs. Elle craint la guerre. Elle craint le trouble. Elle craint l’inquiétude. Elle craint, elle redoute plus que tout peut-être le simple dérangement. Elle aimerait mieux le silence, une tranquillité basse. Si on pouvait s’arranger moyennant un silence entendu, acheter la paix en livrant le bouc, payer de quelque livraison, de quelque trahison, de quelque bassesse une tranquillité précaire. Livrer le sang innocent, elle sait ce que c’est. En temps de paix elle craint la guerre. Elle a peur des coups. Elle a peur des affaires. Elle est forcée à sa propre grandeur. Elle n’est conduite à ses grands destins douloureux que forcée par une poignée de factieux, une minorité agissante, une bande d’énergumènes et de fanatiques, une bande de forcenés, groupés autour de quelques têtes qui sont très précisément les prophètes d’Israël. Israël a fourni des prophètes innombrables, des héros, des martyrs, des guerriers sans nombre. Mais enfin, en temps ordinaire, le peuple d’Israël est comme tous les peuples, il ne demande qu’à ne pas entrer dans un temps extraordinaire. Quand il est dans une période, il est comme tous les peuples, il ne demande qu’à ne pas entrer dans une époque. Quand il est dans une période, il ne demande qu’à ne pas entrer dans une crise. Quand il est dans une bonne plaine, bien grasse, où coulent les ruisseaux de lait et de miel, il ne demande qu’à ne pas remonter sur la montagne, cette montagne fût-elle la montagne de Moïse. Israël a fourni des prophètes innombrables ; plus que cela elle est elle-même prophète, elle est elle-même la race prophétique. Tout entière, en un seul corps, un seul prophète. Mais enfin elle ne demande que ceci : c’est de ne pas donner matière aux prophètes à s’exercer. Elle sait ce que ça coûte. Instinctivement, historiquement, organiquement pour ainsi dire elle sait ce que ça coûte. Sa mémoire, son instinct, son organisme même, son corps temporel, son histoire, toute sa mémoire le lui disent. Toute sa mémoire en est pleine. Vingt, quarante, cinquante siècles d’épreuves le lui disent. Des guerres sans nombre, des meurtres, des déserts, des prises de villes, des exils, des guerres étrangères, des guerres civiles, des captivités sans nombre. Cinquante siècles de misères, quelquefois dorées. Comme les misères modernes. Cinquante siècles de détresses, quelquefois anarchistes, quelquefois masquées de joies, quelquefois masquées, maquillées de voluptés. Cinquante siècles peut-être de neurasthénie. Cinquante siècles de blessures et de cicatrices, des points toujours douloureux, les Pyramides et les Champs-Élysées, les rois d’Égypte et les rois d’Orient, le fouet des eunuques et la lance romaine, le Temple détruit et non rebâti, une inexpiable dispersion leur en ont dit le prix pour leur éternité. Ils savent ce que ça coûte, eux, que d’être la voix charnelle et le corps temporel. Ils savent ce que ça coûte que de porter Dieu et ses agents les prophètes. Ses prophètes les prophètes. Alors, obscurément, ils aimeraient mieux qu’on ne recommence pas. Ils ont peur des coups. Ils en ont tant reçu. Ils aimeraient mieux qu’on n’en parle pas. Ils ont tant de fois payé pour eux-mêmes et pour les autres. On peut bien parler d’autre chose. Ils ont tant de fois payé pour tout le monde, pour nous. Si on ne parlait de rien du tout. Si on faisait des affaires, de(s) bonnes affaires. Ne triomphons pas. Ne triomphons pas d’eux. Combien de chrétiens ont été poussés à coups de lanières dans la voie du salut. C’est partout pareil. Ils ont peur des coups. Toute l’humanité a généralement peur des coups. Au moins avant. Et après. Heureusement elle n’a quelquefois pas peur des coups pendant. Les plus merveilleux soldats peut-être du grand Napoléon, ceux de la fin, ne provenaient-ils pas généralement de bandes de déserteurs et d’insoumis que les gendarmes impériaux avaient poussés, menottes aux mains, avaient refoulés comme un troupeau jusqu’en cette île de Walcheren. De là sortit pourtant Lutzen, Bautzen, la Bérésina, le glorieux Walcheren-Infanterie, 131ème de l’arme.
Ils ont tant fui, tant et de telles fuites, qu’ils savent le prix de ne pas fuir. Campés, entrés dans les peuples modernes, ils voudraient tant s’y trouver bien. Toute la politique d’Israël est de ne pas faire de bruit, dans le monde (on en a assez fait), d’acheter la paix par un silence prudent. Sauf quelques écervelés prétentieux, que tout le monde nomme, de se faire oublier. Tant de meurtrissures lui saignent encore. Mais toute la mystique d’Israël est qu’Israël poursuive dans le monde sa retentissante et douloureuse mission. De là des déchirements incroyables, les plus douloureux antagonismes intérieurs qu’il y ait eu peut-être entre une mystique et une politique. Peuple de marchands. Le même peuple de prophètes. Les uns savent pour les autres ce que c’est que des calamités.
Les uns savent pour les autres ce que c’est que des ruines ; toujours et toujours des ruines ; un amoncellement de ruines ; habiter, passer dans un peuple de ruines, dans une ville de ruines.
Je connais bien ce peuple. Il n’a pas sur la peau un point qui ne soit pas douloureux, où il n’y ait un ancien bleu, une ancienne contusion, une douleur sourde, la mémoire d’une douleur sourde, une cicatrice, une blessure, une meurtrissure d’Orient ou d’Occident. Ils ont les leurs, et toutes celles des autres. Par exemple on a meurtri comme Français tous ceux de l’Alsace et de la Lorraine annexée ».
« C’est bien mal connaître la politique juive, au moment même qu’on en parle, que de supposer que ce soit la politique juive et le parti juif qui aient jamais soulevé une affaire comme l’affaire Dreyfus. Au contraire. Ce ne sont jamais eux qui soulèvent les tumultes. Ils ne demandent, ils ne recherchent que le silence. Ils ne demandent qu’à se faire oublier. Sauf quelques écervelés, ils ne recherchent que l’ombre et le silence.
En fait et dans le détail même c’est ne pas connaître un mot de l’affaire Dreyfus et du dreyfusisme et notamment de la manière dont elle a commencé que de croire, que de s’imaginer qu’elle est comme une invention, une fabrication, une forgerie du parti juif, de la politique juive, que le parti juif, la politique juive ait vu de bon cœur poindre le commencement de cette affaire. C’est très exactement le contraire. Ils ne savaient pas bien, mais ils se méfiaient. Ils avaient raison de se méfier. Au point de vue des intérêts. Cette affaire, somme toute, et sous des victoires apparentes, sous des aspects de conquête(s), sous des surfaces de triomphe, leur a fait (beaucoup) plus de mal que de bien ».
Textes n°4 : Notre jeunesse, T. III, p. 56-57.
« Le prophète, en cette grande crise d’Israël et du monde, fut Bernard-Lazare. Saluons ici l’un des plus grands noms des temps modernes, et après Darmesteter l’un des plus grands parmi les prophètes d’Israël. Pour moi, si la vie m’en laisse l’espace, je considérerai comme une des plus grandes récompenses de ma vieillesse de pouvoir enfin fixer, restituer le portrait de cet homme extraordinaire.
J’avais commencé d’écrire un portrait de Bernard-Lazare. Mais pour ces hommes de cinquante siècles il faut bien peut-être un recul de cinquante ans. D’énormes quantités d’imbéciles, et en Israël et en Chrétienté, croient encore que Bernard-Lazare fut un jeune homme, un homme jeune, on ne sait pas bien, un jeune écrivain, venu à Paris comme tant d’autres, pour s’y pousser, pour y faire sa fortune, dans les lettres, comme on disait encore alors, dans le théâtre, dans les contes, dans les nouvelles, dans le livre, dans la nouvelle, dans le recueil, dans le conte, dans le fatras, dans le journal, dans la politique, dans toute la misère temporelle, venu au quartier, comme tous les jeunes gens de ces pays-là, un jeune juif du Midi, d’Avignon et de Vaucluse, ou des Bouches du Rhône, ou plutôt du Gard et de l’Hérault. Un jeune juif de Nîmes ou de Montpellier. Je ne serais pas surpris, j’ai même la certitude que le jeune Bernard-Lazare le croyait lui-même. Le prophète d’abord ne se connaît point. On trouverait encore des gens qui feraient tout un travail sur Bernard-Lazare symboliste et jeune poète ou ami des symbolistes ou ennemi des symbolistes. On ne sait plus. Et dans l’affaire Dreyfus même je ne serais pas surpris que l’État-Major dreyfusiste, l’entourage de Dreyfus, la famille de Dreyfus et Dreyfus lui-même aient toujours considéré Bernard-Lazare comme un agent, que l’on payait, comme une sorte de conseil juridique, ou judiciaire, non pas seulement dans les matières juridiques, comme un faiseur de mémoires, salarié, comme un publiciste, comme un pamphlétaire, à gages, comme un polémiste et un polémiqueur, comme un journaliste sans journal, comme un avocat officieux, honoré, comme un officieux, comme un avocat non plaidant. Comme un faiseur, comme un établisseur de mémoires et dossiers, comme une sorte d’avocat consultant en matières juridiques et surtout en matières politiques, enfin comme un folliculaire. Comme un écrivain professionnel. Par conséquent comme un homme que l’on méprise. Comme un homme qui travaillait, qui écrivait sur un thème. Qu’on lui donnait, qu’on lui avait donné. Comme un homme qui gagnait sa vie, qui gagnait ce qu’il pouvait, qui gagnait ce qu’il gagnait. Par conséquent comme un homme que l’on méprise. Comme un homme à la suite. Peut-être comme un agent d’exécution. Israël passe à côté du Juste, et le méprise. Israël passe à côté du Prophète, le suit et ne le voit pas.
La méconnaissance des prophètes par Israël et pourtant la conduite d’Israël par les prophètes, c’est toute l’histoire d’Israël ».
Texte n°5 : Notre jeunesse, T. III, p. 64-65.
« Et là-dessous, et là-dedans un cœur qui battait à tous les échos du monde, un homme qui sautait sur un journal et qui sur les quatre pages, sur les six, sur les huit, sur les douze pages d’un seul regard comme la foudre saisissait une ligne et dans cette ligne il y avait le mot “Juif”, un être qui rougissait, pâlissait, un vieux journaliste, un routier du journal(isme), qui blêmissait sur un écho, qu’il trouvait dans ce journal, dans un morceau d’article, dans ce filet, dans cette dépêche, il y avait le mot “Juif” ; un cœur qui saignait dans tous les ghettos du monde, et peut-être encore plus dans les ghettos rompus, dans les ghettos diffus, comme Paris, que dans les ghettos conclus, dans les ghettos forclus ; un cœur qui saignait en Roumanie et en Turquie, en Russie et en Algérie, en Amérique et en Hongrie, partout où le Juif est persécuté, c’est-à-dire en un certain sens, partout ; un cœur qui saignait en Orient, en Occident, dans l’Islam et en Chrétienté ; un cœur qui saignait en Judée même, et un homme en même temps qui plaisantait les sionistes ; ainsi est le juif ; un tremblement de colère, et c’était pour quelque injure subie dans la vallée du Dniepr. Aussi ce que nos Puissances ne voulaient pas savoir, qu’il fût le prophète, le juif, le chef, – le dernier colporteur juif le savait, le voyait, le plus misérable juif de Roumanie. Un tremblement, une vibration perpétuelle. Tout ce qu’il faut pour mourir à quarante ans. Pas un muscle, pas un nerf qui ne fût tendu pour une mission secrète, perpétuellement vibré pour la mission. Jamais homme ne se tint à ce point chef de sa race et de son peuple, responsable pour sa race et pour son peuple. Un être perpétuellement tendu. Une arrière-tension, une sous-tension inexpiable. Pas un sentiment, pas une pensée, pas l’ombre d’une passion qui ne fût tendue, qui ne fût commandée par un commandement vieux de cinquante siècles, par le commandement tombé il y a cinquante siècles ; toute une race, tout un monde sur les épaules, une race, un monde de cinquante siècles sur les épaules voûtées ; sur les épaules rondes, sur les épaules lourdes ; un cœur dévoré de feu, du feu de sa race, consumé du feu de son peuple ; le feu au cœur, une tête ardente, et le charbon ardent sur la lèvre prophète », Notre jeunesse, t. III, p. 64-65.
Le chrétien et le Juif dans La Note conjointe
La Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, dont est tiré le texte n° 6, est l’œuvre ultime de Péguy. Il la laissa inachevée sur sa table de travail au moment de partir à la guerre, en août 1914. Le manuscrit est épais, de nombreux thèmes s’y rencontrent, sans lien apparent les uns avec les autres : la philosophie, la guerre, l’argent, Jeanne d’Arc, Jésus… Une prose lyrique, puissante, emporte dans son flux tous ces motifs. Péguy est partout présent, par son style et par sa personne, qui n’hésite pas à se mettre en scène. C’est ainsi qu’on le reconnaît derrière le philosophe fatigué qui descend le boulevard Saint-Germain en compagnie de son ami, philosophe et fatigué lui aussi. Les deux hommes ont en commun l’amour de la pensée ; ce qui les distingue, c’est que l’un est chrétien, tandis que l’autre est juif. Bien qu’il ne soit pas nommé, on identifie dans le second Julien Benda. L’évocation de leur promenade permet à Péguy une digression psycho-métaphysique sur les qualités propres de l’un et de l’autre. Désormais, il cherche à se définir en tant que catholique par rapport à ses amis juifs.
Le premier critère qui les distingue est leur rapport au livre. Avec un sens de la formule qui le caractérise, Péguy écrit que « le Juif est un homme qui lit depuis toujours, le protestant est un homme qui lit depuis Calvin, le catholique est un homme qui lit depuis Ferry ». Plus haut, il avait écrit « depuis ma mère et moi ». Étrange manière de se présenter, pour un normalien éditeur de revue et auteur. Mais s’il se revendique écrivain, Péguy, comme catholique, reconnaît qu’il appartient à un peuple de paysans illettrés, – l’anonyme est son patronyme (t. III, p. 1299) -, dont la foi doit moins aux Écritures qu’à une adhésion viscérale à la personne du Christ, telle celle de sa Jeannette, qui aurait combattu pour Jésus et ne l’aurait pas laissé crucifier. Marginal dans la société catholique de son temps, Péguy se voit comme un chrétien du Moyen Age. Il a pour ancêtres les bâtisseurs de cathédrale. Il s’identifie à la figure du pèlerin, et prendra par trois fois le chemin de Chartres, entre 1912 et 1914. Ce faisant, Péguy reconnaît aux Juifs, en un dernier hommage, leur éminente dignité : celle d’être le peuple du Livre, des livres, de la lecture et du commentaire, de l’interprétation et du questionnement.
Texte n°6, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, T. III, p.1296-1297.
« Une autre différence, profonde, marche entre eux mais ne les disjoint pas. C’est une différence entre deux remontante, une autre différence de race, plus subtile, une scission de fissuration peut-être encore plus disjoignante. Le Juif sait lire. Le chrétien, le catholique ne sait pas lire.
Dans la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent le Juif peut remonter de génération en génération et il peut remonter pendant des siècles : il trouvera toujours quelqu’un qui sait lire. Quand il remonterait à quelque marchand de bœufs des plaines de la pulta ou à quelque marchand de chevaux des immensités du tchernosioum, quand il remonterait à quelque marchand d’allumettes du Bas Empire ou d’Alexandrie ou de Byzance ou à quelque Bédouin du désert, le Juif est d’une race où l’on trouve toujours quelqu’un qui sait lire. Et non seulement cela, mais lire pour eux ce n’est pas lire un livre. C’est lire le Livre. C’est lire le Livre et la Loi. Lire, c’est lire la parole de Dieu. Les inscriptions mêmes de Dieu sur les tables et dans le livre. Dans tout cet immense appareil sacré le plus antique de tous, lire est l’opération sacrée comme elle est l’opération antique. Tous les Juifs sont lecteurs, tous les Juifs sont liseurs, tous les Juifs sont récitants. C’est pour cela que tous les Juifs sont visuels, et visionnaires. Et qu’ils voient tout. Pour ainsi dire instantanément. Et que d’un seul regard ils parcourent, ils couvrent instantanément des surfaces.
Peut-être une pénétration plus profonde et pour ainsi dire moelleuse est-elle réservée à celui qui ne sait pas lire (on m’entend bien) et peut-être une troisième dimension est-elle accordée à celui qui n’est pas visuel. Quoi qu’il en soit, et l’introduction de ce battement, ou plutôt de la considération de ce battement, est d’une conséquence presque infinie, dans la catégorie sociale à laquelle nous nous référons, et qui est peut-être la seule importante, le catholique, ou plutôt commençons par l’autre bout, le Juif est un homme qui lit depuis toujours, le protestant est un homme qui lit depuis Calvin, le catholique est un homme qui lit depuis Ferry ».