À l’ombre du bouleau d’Ozerisko
par Catherine Grynfogel
Raphael LEMKIN, Totally unofficial : the autobiography of Raphael Lemkin /Totalement officieuse, l’autobiographie de R. Lemkin, Edité par Donna-Lee Frieze, Yale University Press, New Haven & London, 1993.
Toutes les citations ont été traduites de l’anglais par C. Grynfogel.
Totally unofficial est un récit présenté comme l’autobiographie de Raphael Lemkin, le fameux juriste ; mais plutôt que de raconter sa vie, il retrace plutôt une existence vouée à une seule idée, la protection des minorités par la reconnaissance du concept de génocide.
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Une œuvre inachevée
Le choix du titre, qui pourrait surprendre, a été inspiré par un éditorial du New York Times de 1957 selon lequel « On pourrait apprendre quelque chose de cet homme extrêmement patient et totalement officieux qu’est le professeur R. Lemkin », p. XXV.
Le texte n’a été publié qu’en 1993, bien après la mort de son auteur, survenue trente-quatre ans plus tôt. Le 29 août 1959, le manuscrit était bien avancé et R. Lemkin sortait de chez son éditeur, Curtis Brown Agency lorsqu’une crise cardiaque le terrassa à un arrêt de bus de la 42e rue. Le manuscrit inachevé aurait pu alors rester dans un tiroir ; mais il fut « découvert » par Donna-Lee Frieze qui, après en avoir retravaillé le contenu pendant quatre longues années, le fit publier par l’Université de Yale.
Il est vrai que l’éditrice a fait de son mieux pour compléter le récit et le rendre intelligible, à l’aide notamment des divers brouillons laissés par l’auteur. Elle en retravailla la forme, et passa de longues heures à déchiffrer les notes manuscrites qu’il avait laissées. Néanmoins, il reste de nombreux « « blancs » et de longues périodes passées sous silence. Ainsi par exemple, le chapitre I de Totally unofficial relate l’enfance bucolique de Lemkin dans sa ferme natale, au milieu d’une nature qu’il ne cessera jamais d’aimer. Mais les chapitres II et III nous mènent directement aux années 1939-1940 qui narrent sa fuite précipitée de Varsovie, où il occupait les fonctions de procureur : rien n’est dit sur son adolescence, ou sur ses études secondaires ou universitaires ; et de la même façon, rien n’est dit de ses débuts dans la vie professionnelle. Il a déjà 39 ans quand la guerre éclate. Le 6 septembre 1939, son domicile est bombardé ; il décide alors de quitter la Pologne pour les États-Unis, non sans d’abord entreprendre un dangereux périple pour faire ses adieux à sa famille, qu’il souhaite revoir avant de quitter l’Europe.
Par ailleurs, sans liaison aucune avec le chapitre VII, qui relate des événements survenus au cours de l’année 1942, le chapitre VIII évoque le jugement rendu à l’issue du procès de Nuremberg.
On peut expliquer les années passés sous silence par le fait que l’auteur n’eut pas le temps d’achever son récit ; mais peut-être ces lacunes résultent-elles aussi d’une volonté de n’écrire que ce que Lemkin souhaitait que l’on retienne de lui.
Autobiographie ? ou biographie d’une idée ?
Quoique Lemkin présente son récit comme un « rapport narratif », il retient en sous-titre le terme d’autobiographie, genre écrit à la première personne, qui met l’accent sur les aspects subjectifs d’une vie humaine. Mais en est-ce réellement une ?
Si les trois premiers chapitres paraissent effectivement répondre à cette définition, les suivants, en revanche, s’apparentent davantage à une biographie, celle de la Convention sur le génocide à laquelle le nom de Raphaël Lemkin est indéfectiblement lié. L’un ne va pas sans l’autre ; l’un est l’autre. Comme l’a écrit la journaliste Sigrid Arne en 1947, cette histoire n’est pas seulement celle d’une existence; c’est l’histoire d’une idée et d’un mot, le génocide (p. XXI). La lecture de Totally Unofficial le démontre avec éclat, l’auteur s’était complètement identifié à la Convention sur le génocide, à laquelle il consacrera toutes ses pensées, tous ses efforts, au détriment de sa santé et de sa vie personnelle, allant parfois jusqu’à en parler comme d’un enfant, le sien.
Il est donc difficile de comprendre Totally Unofficial sans avoir une connaissance a minima du contexte sous-jacent que Lemkin rappelle fort peu, l’essentiel étant consacré aux efforts qu’il a multipliés sur près de trente ans pour que le génocide devienne une infraction à part entière, reconnue et punie par tous les États civilisés. Il paraît donc utile, en liminaire nécessaire, de retracer rapidement la toile de fond sur laquelle l’œuvre, son œuvre, s’est inscrite.
La toile de fond
Raphaël Lemkin a passé sa petite enfance dans une région de l’est de la Pologne – aujourd’hui située en Biélorussie – où les Polonais, les Russes blancs et les Juifs vivaient en bonne intelligence depuis des siècles. Il vécut jusqu’à l’âge de dix ans dans une ferme située à Ozerisko, dans les alentours immédiats de Wolkowysk ; premières années qu’il décrit comme idylliques, au milieu des animaux et de la nature (chapitre I). Sa mère était une érudite éprise de philosophie et de littérature ; elle fit elle-même l’éducation de son fils et c’est sous son influence que le jeune Raphaël maitrise déjà une dizaine de langues à 14 ans.
Par la suite, ses parents déménagent dans une ferme plus proche de Wolkowysk afin que leur fils puisse étudier dans un collège, puis au gymnasium (lycée) de Bialystok. Une fois ses études secondaires achevées, il se dirige vers des études de droit et s’inscrit à l’Université de Lwow – devenue Lviv en Ukraine -, dans une contrée marquée par l’antisémitisme et les pogroms. Il deviendra ensuite procureur, puis enseignant à l’Université libre de Pologne à Varsovie, qu’il quittera en urgence en septembre 1939.
Dans l’intervalle, il n’a pas perdu son temps, puisqu’il publie chaque année un livre de droit et gagne en popularité et en influence ; il est en bons termes avec les plus hautes autorités judiciaires du pays et se lie avec d’éminents intellectuels d’Europe occidentale, qui l’aideront par la suite. Il a besoin de ce type de relations pour faire entendre sa voix. Car dès les années 1930, il mène une réflexion destinée à faire évoluer les lois pénales pour prévenir les atrocités et la destruction des groupes.
Deux événements marquants
La question le taraude depuis qu’il a dix-huit ans ; comme il le dit lui-même, il a été profondément marqué par le massacre des Arméniens perpétré par les Turcs au cours de la Première Guerre mondiale. Lorsqu’il apprend, choqué, qu’environ 150 criminels de guerre turcs, internés à Malte, sont libérés par le gouvernement britannique, il s’indigne : « Une nation a été tuée et les coupables sont libres ? », p. 19. Le pire de ces criminels, Talaat Pacha, ministre de l’Intérieur de Turquie, avait trouvé refuge à Berlin après la guerre. Il y fut assassiné, en pleine rue, par un jeune Arménien du nom de Tehlirian, dont le procès se termina par une déclaration de non-responsabilité pour cause de trouble mental.
Et Lemkin s’interroge encore : un homme peut-il faire justice lui-même, faute de loi internationale ?
À l’université de Lwow, il agite la question avec ses professeurs qui, comme juristes de la stricte observance, lui opposent le principe de souveraineté de l’État, une souveraineté totale et absolue qui lui permet de traiter ses citoyens comme il l’entend. Mais Lemkin, lui, a une tout autre idée de la souveraineté qu’il comprend, non comme le droit de tuer des milliers d’innocents, mais comme un devoir, celui d’agir pour le bien-être de la population.
En 1926, une autre affaire le passionne et lui permettra de mieux approcher les contours du crime – le génocide, encore innommé – auquel il consacrera sa vie. A Paris, un jeune Juif, S. Schwarzbard, dont les parents ont péri en 1918 dans un pogrom en Ukraine, tire sur Symon Petlioura, tenu pour responsable de ce massacre. Il est traduit en justice, et ses juges seront confrontés au même dilemme que celui auquel s’étaient heurtés les juges de Tehlirian : ils ne peuvent pas condamner Schwarzbard, la conscience du jury ne lui permettant pas de punir un homme qui a vengé la mort de centaines de vies innocentes, dont celles de ses parents. Mais un acquittement est tout aussi impossible, l’homme s’étant substitué à la loi et à la justice pour faire respecter les normes morales de l’humanité (p. 21). Le verdict fut le même que celui du jeune Arménien : Schwarzbard fut déclaré pénalement irresponsable pour cause de trouble mental.
Ces deux affaires affinent la pensée de Lemkin, et elles renforcent sa résolution à agir pour faire adopter une loi qui unifierait les standards moraux en relation avec la destruction des groupes nationaux, ethniques ou religieux. En 1933, fort d’une expérience de six ans comme procureur, il participe aux travaux de la Société des Nations pour développer le droit pénal ; d’autant plus qu’il a pris connaissance de Mein Kampf et qu’il a de bonnes raisons de redouter la mise en pratique du plan de destruction imaginé par son auteur contre les Juifs et d’autres minorités ethniques ou nationales. Lemkin est juif ; lui aussi est issu d’une minorité, et, en tant que tel, victime potentielle du crime désigné par le concept auquel il réfléchit depuis la Première Guerre mondiale.
Émergence de la notion de génocide
Le temps est venu d’exposer les idées qui murissent, en lui, depuis de si nombreuses années : il est nécessaire de mettre hors la loi la destruction des groupes nationaux, raciaux, ethniques et religieux, et d’établir un système de sécurité collective pour la vie des peuples. Le rapport que Lemkin soumet à la Conférence internationale pour l’unification du droit pénal à Madrid décrit deux crimes, le vandalisme (pour les biens) et la barbarie (visant les individus). Ils deviendront « génocide », dans le livre qu’il écrit et publie en 1944, Axis rule in occupied Europe : le génocide – qui peut se présenter sous différentes formes – est la suppression d’un groupe, choisi en raison de son appartenance nationale, ethnique ou religieuse.
Si l’auteur participe avec ardeur aux travaux menés pour l’élaboration de la justice internationale de l’après-guerre, il ne parvient pas à faire triompher ses idées à travers l’incrimination de génocide : c’est celle de « crime contre l’humanité » qui sera retenue dans la Charte du Tribunal Militaire International de Nuremberg, établi pour le jugement des principaux criminels de guerre de l’Axe.
Raphaël Lemkin ne renonce pas pour autant à son combat. Pour l’heure, ses efforts sont restés vains, mais l’idée de génocide est en train de se frayer silencieusement un chemin ; elle finira par aboutir pour faire du génocide une infraction consacrée dans une convention internationale, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, finalement adoptée le 9 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations Unies. C’est à cette difficile adoption que Totally Unofficial est presque entièrement consacré. L’auteur nous y dévoile les dessous de l’Histoire, parfois marchandages, parfois séduction sur fond d’amitié, parfois persuasion, et parfois tout cela à la fois. Mais pas seulement…
Des efforts acharnés
Totally Unofficial retrace les efforts que Lemkin a déployés pour faire adopter, dans le cadre des Nations Unies, la Convention pour la prévention et la répression pour le crime de génocide. Il écrit (Chap. IX, Genève, 1948) qu’il ne s’est pas passé une nuit sans qu’il ait pensé à cette Convention, et il ne s’est pas écoulé de jour sans qu’il fasse quelque chose de concret pour elle.
Mais il ne suffit pas de faire adopter une convention internationale pour qu’elle soit mise en œuvre ; encore faut-il qu’elle soit ratifiée par les gouvernements des États signataires. Aussi reprendra-t-il son bâton de pèlerin, au cours des années suivantes, pour obtenir le nombre de ratifications suffisantes : le chapitre XI, qui lui est consacré, s’intitule, de façon éloquente, « encore une montagne à franchir ». Il y parviendra, notant à ce propos, au passage, qu’il n’est plus le parent pauvre de la famille ou un quémandeur, mais le participant à part entière de la plus belle aventure qu’un homme puisse imaginer, échangeant des propos avec des amis aux Nations Unies, plus proches de lui que les membres de sa famille (p. 143).
Réfugié
Cette dernière remarque interpelle et suggère, en filigrane, les humiliations, simplement ressenties ou véritablement vécues, auxquelles l’auteur a dû se confronter pour faire triompher ses idées. Lemkin a été pendant plusieurs années un réfugié, ce qui, à ses yeux, est le pire des statuts – qu’il redoutait au même titre que perdre ses cheveux ou porter des lunettes, écrit-il avec humour (p. 68) -. Un statut comparable à un « crayon cassé » sur lequel il s’attarde longuement, ajoutant qu’il implique la désintégration de la personnalité, la perte de l’estime de soi, et pire que tout, l’obligation de manger constamment à la table d’un autre (p. 67). En outre, le réfugié devient un fantôme, plus mal loti qu’un non-intellectuel, la valeur du travail physique étant de nature plus universelle. Il en déduit que le XXème siècle, marqué par de violents changements sociaux et moraux, est le siècle suprême du réfugié, vivant avec un poumon et un rein, dont la permanente impermanence, la suspension des valeurs et des espoirs, l’incertitude tenace et le désir de normalité allié ravage l’âme (p. 68).
Totally unofficial nous montre aussi un Lemkin dont l’opiniâtreté, la diplomatie, l’habilité, la façon d’adapter le discours en fonction de la personne à laquelle il s’adresse ne peuvent que forcer l’admiration. Sans doute a-t-il appris, avec le temps, à manier le verbe et à affiner son discours, ses premiers contacts avec les décisionnaires de l’époque ayant été peu fructueux, notamment lors des discussions concernant les solutions de la Seconde Guerre mondiale. Lemkin est souvent mal perçu au sein des diverses assemblées de juristes, de diplomates et de responsables politiques. On le dit exalté, excessif, fanatique, rêveur ; on moque son mauvais accent anglais et on le rejette parfois. Qu’en déduire, sinon que Lemkin fut un grand incompris et un visionnaire, ses travaux étant probablement en avance sur son époque ? À travers son récit, on comprend mieux l’état des idées et des mentalités à l’égard du génocide qui est en train de se commettre : alors que la Seconde Guerre mondiale fait rage et que les massacres se perpétuent à l’est de l’Europe, Roosevelt lui-même lui fait savoir qu’il est trop tôt pour agir. Et il en va de même de ses collègues du Conseil de guerre à Washington, qui n’ont aucunement conscience du drame qui est en train de se commettre puisqu’ils prennent ses dires, au mieux comme théoriques et invraisemblables, au pire comme directement sortis de son imagination (p. 113).
Mais Lemkin n’abandonne pas, et c’est là qu’il nous convainc que sa propre vie n’a aucune importance à ses yeux. Seules comptent ses idées, et les discussions qu’il multiplie avec les uns et les autres n’ont qu’un but : convaincre, convaincre qu’il est temps d’agir. Ses efforts finiront par payer, tardivement, certes, mais il finira par obtenir gain de cause. Comme il l’écrit lui-même, « le but de toute une vie a enfin été atteint avec l’adoption définitive de la Convention sur le génocide, qui a réconcilié deux mondes : le mien, fait d’efforts longs et frustrants, d’espoirs et de craintes angoissantes, et le nouveau, qui s’engage désormais solennellement à préserver la vie des peuples et des races de l’humanité », p. 177.
Lemkin sociologue
Au fil de ses pérégrinations, Lemkin entraîne son lecteur dans un merveilleux voyage à travers le temps et les divers pays ou continents qu’il traverse. Si Totally Unofficial décrit souvent des paysages charmants, remplis de poésie, il s’attarde surtout à décrire les populations que l’auteur rencontre, nous dévoilant par là-même – et sans doute de manière inconsciente – ses qualités de fin observateur et de sociologue.
Malgré l’inconfort et le manque de moyens, malgré la dureté du moment, l’inquiétude et l’incertitude des lendemains, Lemkin observe les sociétés dont il partage peu ou prou l’existence au cours de sa fuite vers les États-Unis. Ainsi nous décrit-il, au fil des pages, une scène de shabbat dans un shtetl de Pologne que n’aurait pas reniée I. B. Singer (pp. 53-54), d’autant plus poignante qu’elle est vouée à disparaître à jamais ; ou encore le déroulement de la cérémonie du thé à Kyoto (p. 90). Réfugié en divers pays, il nous parle ainsi des Lituaniens, qu’il décrit comme un peuple culturellement et linguistiquement remarquable (p. 69). Quant au peuple de Lettonie, il est certes indépendant d’esprit, mais plus instable et plus mondain que celui de Lituanie, quoique les deux soient fiers et efficaces (p. 69). Enfin, l’atmosphère des universités américaines n’a rien de commun avec l’atmosphère inquiète des universités européennes. Lemkin se montre d’ailleurs sévère avec les étudiants européens, qui selon lui ont le sentiment d’être nés pour faire quelque chose d’exceptionnellement important (p. 103), sinon pour le monde, du moins pour leur pays, alors que les étudiants américains n’éprouvent rien de tel et seraient honteux de ressentir, comme les précédents, une conscience de classe ou un nationalisme excessif. Tout en comparant les mentalités et les façons de fonctionner entre les deux continents (p. 104), il reste cependant objectif et s’étonne de la teneur superficielle des dîners américains (p. 106), alors que les diners suédois sont très protocolaires, notamment lorsqu’il y a consommation d’alcool (p. 75).
Amour de la nature
L’enfance de Raphaël Lemkin fut immergée dans la poésie, la musique et la littérature, grâce à une mère érudite qui l’en instruisait elle-même. Les souvenirs bucoliques d’une enfance enchantée sont longuement détaillés dans le chapitre I (Early years), empreints d’une poésie qui innerve tout le récit ; une enfance qui a finalement modelé l’homme qu’il est devenu. Un paragraphe entier est consacré à la forêt, et le suivant à un bouleau (Birch Tree, p. 9), qu’il décrit avec amour et délicatesse : « Quelque part entre notre maison et le lac se dressait un bouleau solitaire, adossé en été à un champ de seigle. Les bouleaux de notre ferme, et en particulier celui-ci, avaient la particularité de contenir et de fournir un jus blanc et aromatique. Parfois, il coulait le long du tronc dans le sol. Nous faisions un petit trou dans le tronc et le voyions bientôt se remplir de jus. Nous utilisions des pailles pour le boire. J’étais particulièrement amoureux de ce bouleau. J’avais l’habitude de m’allonger pendant des heures sur l’herbe sous son ombre après avoir étanché ma soif. Pour moi, le bouleau était plus qu’un arbre. Je l’aimais beaucoup et j’étais désolé quand il avait des problèmes avec les éléments de la nature. Depuis notre maison, je l’observais défier courageusement les assauts de la tempête et de la foudre et se tenir à moitié nu pendant l’hiver », p. 9.
Totally unofficial soulève ainsi le voile sur l’homme pétri de culture et de spiritualité, communiant avec une nature qu’il aime et dont il sait percevoir les beautés partout où il se trouve. Ainsi communique-t-il encore ses impressions lors d’un voyage en train, où « les vues changeantes des vallées et des collines baignées de lumière m’ont fait penser à une beauté prostrée qui essayait de cacher son visage dans les longs cheveux de ses forêts (…) », p. 44.
Selon lui, l’homme qui court de place en place, en train ou en voiture, ne peut pas absorber ou digérer ses impressions. Il doit s’arrêter pour regarder un bel endroit, même brièvement, puis regarder de nouveau ; car la nature nous aide à voir clair en nous, lui semble-t-il, au point de soulever la question suivante : « avons-nous besoin de l’aide de la beauté naturelle pour accroître notre perception intellectuelle ? ou peut-être est-ce la voix de la nuit ? », p. 184.
Quelles que fussent ses désillusions et ses frustrations, il sait regarder et les gens, et la vie autour de lui, car « chaque personne qui apprend à voir devient le possesseur d’une collection enchantée de souvenirs imagés sa vie durant », p. 43.
La flamme intérieure
La flamme qui anime R. Lemkin puise probablement sa vigueur à deux sources : son idéalisme, et un sentiment de culpabilité sur fond dépressif (Introduction, p. XVIII) dont il ne se départira jamais.
Lemkin apparaît en effet comme un homme épris de justice, sa sincérité ne faisant aucun doute : il ne se bat pas pour sa gloire personnelle, dont il n’a cure, mais pour le triomphe de ses idées. Il aura ainsi consacré toute sa vie à l’accomplissement d’une tâche noble, mais difficile ; une vie qui l’a épuisé, physiquement et moralement. Il le dit lui-même, les honneurs et l’argent qu’il a connus dans le passé ne l’intéressent pas ; ils l’ont seulement enivré un moment mais ne l’ont jamais rendu réellement heureux. « En tant que procureur et avocat, dit-il, j’ai servi le pouvoir et joui d’un faux prestige. Je n’ai vraiment vécu que lorsque je me suis battu pour un idéal. Je consacrerai le reste de ma vie à mon œuvre – interdire la destruction des peuples -. », p. 66. Et ce ne sont pas de vaines paroles, puisqu’il paiera cet idéal au prix fort, vivant seul et souvent dans la pauvreté. Sa santé a été négligée et fragilisée au cours de ses années consacrées à ce lobbying incessant, qui l’a souvent contraint à abandonner les postes d’enseignant d’université qui lui étaient confiés. Or non seulement il l’accepte, mais encore il le justifie : « Un idéal, comme un dieu antique, exige un sacrifice constant, une loyauté sans faille, une intégration complète, et le renoncement à soi-même », p. 66. Voilà d’ailleurs qui sera souligné par le secrétaire général de l’ONU, lors du 50 ème anniversaire de la Convention sur le génocide : Raphaël Lemkin était «l’exemple même d’un engagement moral ».
Lemkin est également rongé par une culpabilité impossible à éradiquer, puisqu’il s’agit d’une culpabilité sans culpabilité, écrit-il. Il se sent coupable de n’avoir pu sauver ni ses parents, qui seront assassinés à Treblinka, ni les millions de Juifs exterminés en Pologne et ailleurs (p. XXV). Peut-être est-ce la raison pour laquelle il ne s’est jamais marié, considérant n’avoir pas droit au bonheur ? Il l’explique par le fait qu’il n’a ni le temps, ni les moyens d’entretenir une famille, d’autant plus qu’il est condamné à la solitude, la condition essentielle de sa vie : « Car j’avais le sentiment que seules les personnes solitaires pouvaient atteindre les frontières de l’inconscient et parvenir à l’état d’intuition qui leur était si nécessaire pour apprécier immédiatement les situations et agir rapidement », p. 163.
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Un soir, alors que l’auteur se trouvait dans la salle de bal du casino de Montreux, une danseuse chilienne d’origine indienne, avec laquelle l’auteur avait eu quelques échanges verbaux intéressants le regarda étrangement et lui dit, comme parlant de l’au-delà, qu’il deviendrait célèbre après sa mort (p. 149).
La prédiction était juste, puisque Raphael Lemkin a été honoré, post mortem, pour sa contribution au droit pénal international et à la répression des crimes internationaux : il a reçu de nombreuses récompenses et aujourd’hui encore, son œuvre est une grande source d’inspiration pour les chercheurs de nombreuses disciplines.
Cependant, il serait sans doute réducteur de voir seulement en lui l’homme d’une idée, comme il essaie lui-même de nous le faire croire à travers l’écriture inachevée, il est vrai, de Totally Unofficial. S’il fallait ne retenir qu’une seule image de ce récit, ce serait celle du jeune garçon à l’âme poétique, idéaliste et sensible, qui le conduisait à rêver à un monde plus juste, allongé sous l’ombre du bouleau d’Oserisko.
Un très bon texte. Merci de nous avoir fait découvrir Raphaël Lemkin, à qui l’on doit la reconnaissance de crime contre une nation ou tout autre groupe humain.
Merci !