Perdu à New-York

par Dominique Serre-Floersheim

Isaac Bashevis SINGER, Ombres sur l’Hudson, Titre original : Shotns baym Hodson/שאָטנס ביים  האָדסאן ,Titre anglais :  Shadows on the Hudson (1998), Traduit de l’anglais par M.-P. Bay Paris, Mercure de France, 2000.

On a pu reprocher à I. B. Singer de se complaire dans l’évocation folklorisante d’un passé juif idéalisé. Ce n’est, à tout le moins, pas une critique que l’on peut adresser au versant « américain » de son œuvre. Comme nombre de ses nouvelles, comme Ennemies, Ombres sur l’Hudson se situe dans le New-York de l’immédiat après-guerre. L’écrivain qui a fui l’Europe en 1935 pour s’installer en Amérique s’appuie sur son expérience personnelle mais aussi sur une solide documentation qui lui permet d’analyser les conditions qui ont rendu possible l’insertion dans la société américaine de ces Juifs venus, le plus souvent dans l’urgence, d’Europe Centrale où ils avaient tout perdu.

Il s’interroge sur leur acclimatation, leur mode de vie, leur activité, et aussi leur complète assimilation, aboutissant à une dilution de l’identité juive…  et, peut-être à son extinction totale…

La triangulation du vaudeville
Tout le début du roman laisse penser qu’il s’agit d’une œuvre plutôt légère, centrée sur les hésitations sentimentales de Grein, Juif new yorkais à la position sociale bien assise, tiraillé entre ces trois femmes qui le tentent à des titres divers (l’une incarne le devoir, l’autre la passion, la troisième la jeunesse) … sans le satisfaire pleinement. Selon un schéma récurrent dans l’œuvre de Singer, il va de l’une à l’autre, hésite, revient.

Notre héros, ou plutôt notre anti-héros se caractérise par un caractère constamment indécis. Fils d’un juif pieux d’Europe centrale, profondément religieux lui-même quoiqu’éminemment pécheur et volage, il n’arrive pas à déterminer laquelle de ces trois femmes lui conviendra le mieux.
Sera-ce Léah ? Mais il ne voit plus en cette épouse irréprochable que la mère de ses enfants – deux enfants qui le décevront en s’éloignant du judaïsme, en choisissant des conjoints non-juifs.
Ou bien sa maîtresse, la belle Esther, cultivée et passionnée ? Tout les rapproche : « Nous avons les mêmes racines et on ne peut pas se couper de ses racines. », p. 168. Mais leur liaison est asphyxiante, et il lui faudra des années pour parvenir à enfin se détacher d’elle.
Enfin, la jeune Anna, fille du riche Boris Makaver ? Il l’a connue enfant, il la retrouve jeune femme, mariée par défaut au vieillissant Luria. Elle tombe amoureuse de lui, il se laisse séduire. Luria en mourra, pense-t-il.
Cette séquence faite de soirées volées et d’échappées clandestines offre un aspect de roman feuilleton sentimental et comique. Mais elle est l’occasion de peindre toute une galerie de personnages, des Juifs installés à New York dans l’immédiat après-guerre (tout se passe entre 1947 et 1948). Tous ont fui in extremis l’Europe Centrale et tous sont hantés par la mémoire des pogroms et de la Shoah : la métaphore des flammes et des cendres traverse tout le livre, et à tout instant se surimposent sur New York des images de la maison natale et des disparus : « J’ai d’horribles cauchemars. – Vous aussi ? Dès que je ferme les yeux, je me retrouve dans un bunker. Les nazis sont en train d’essayer de m’enterrer vivant. Je me réveille en hurlant (…) », p. 68.
Certains, comme pour échapper à ces hantises, se lancent à corps perdu dans un processus accéléré d’intégration sociale : réussir, gagner de l’argent, faire sa place ! D’autres se sentent tiraillés entre reconnaissance sociale et pratique religieuse traditionnelle. Et enfin, il y a ceux qui vont rester complètement à l’écart de cette société américaine matérialiste, joyeuse mais superficielle, dont les valeurs ne leur conviendront jamais.  
Un personnage déchiré
C’est au fil des mois que Grein le volage va prendre progressivement conscience qu’il n’appartient pas, comme tout le laissait croire, à la première catégorie, et qu’il évoluera vers une pratique religieuse ascétique, trouvant finalement son accomplissement dans le quartier orthodoxe de Mea Shearim, en Israël : voyage spirituel et intérieur, bien plus que géographique.
La personnalité même de Grein est la proie perpétuelle de contradictions qu’il ne parvient pas à surmonter : séducteur et pécheur impénitent, il est habité par une foi très profonde, et ne parvient pas à se défaire de ce judaïsme, non plus qu’à consentir les efforts de rédemption que celui-ci lui impose. Constamment tenté par la chair, il s’enlise dans des relations compliquées avec trois femmes… simultanément. Mais ceci avec un sentiment de culpabilité de plus en plus lourd à porter, habité par le poids d’une trahison bien pire que conjugale : il est sorti du droit chemin du devoir et de la piété qui était celui de son père et de ses aïeux, il les a trahis et a plus largement transgressé les lois du judaïsme. Sa foi est profonde, mais comment dissocier la foi du respect de la pratique ? Il est un Juif attaché à la Loi sur le fond, mais qui ne parvient pas à mettre en accord sa foi et sa vie quotidienne.
Il n’est pas le seul personnage de ce roman qui soit victime d’un constant déchirement. La plupart sont partagés …
Bipolarité géographique 
Ils viennent d’Europe Centrale, une Europe dont ils ont fui les turbulences, et vivent à New-York… ville tentaculaire dans laquelle on suit leur déambulation – le pôle étant Central Park et l’appartement cossu de Grein, en bordure de celui-ci. Le passé surgit à tout moment, ramené par une sensation :  c’est la mémoire sensible et incontrôlable, qui ramène les souvenirs du shtetl, de la bourgade natale. Et avec eux, le souvenir de la vie familiale, ses codes rigoureux et ses valeurs immuables. Là-bas du moins (c’est en tout cas l’impression qui s’impose à Grein avec de plus en plus de force), le monde était stable ; on avait des repères rassurants ; le chemin de vie était bien tracé. En Amérique, la société est ô combien plus permissive, le dieu qui règne est celui de l’argent. Mais est aisé tout à la fois de gagner de l’argent et de perdre son âme. On a tôt fait de s’égarer, aussi bien géographiquement que moralement : on n’a plus de point d’attache.

Vue nocturne de New-York

Grein est désorienté, et finira par se replier sur le quartier clos de Mea Shearim : une forteresse où il choisira de s’isoler du monde, de vivre dans une ascèse rigoureuse pour être sûr d’échapper à toutes les tentations, dans une démarche d’auto-protection.
Cette bipolarité spatiale se double d’une bipolarité historico-culturelle.
Passé pesant, avenir incertain
L’intrigue du roman se situe dans l’immédiat après-guerre, alors qu’on en est encore à décompter les victimes de la Shoah. Et que la création d’Israël commence à faire débat : y aller ou pas ? La polémique est vive. Les Juifs pratiquants craignent une sécularisation et les rescapés de la Shoah n’aspirent plus qu’à une vie paisible… d’où des réticences et des joutes oratoires vigoureuses.
On peut voir dans ce clivage l’effet d’un conflit de générations : les jeunes sionistes sont happés par les perspectives qui s’ouvrent à eux, les rescapés plus âgés restent englués dans leur passé mortifère : « Notre histoire entière est un vaste pogrom, depuis l’Égypte jusqu’à aujourd’hui », p. 569. Au dynamisme, à l’optimisme et à l’action s’opposent le statisme, le désespoir et la méditation.
Il y a des effets de contrepoint constants entre New York en 1947 et les populations juives installées en Europe centrale (Pologne essentiellement, mais aussi Russie et Allemagne). À tout instant, les personnages sont renvoyés à leurs origines, à leurs ascendants, aux traditions familiales et religieuses… tout ce que la Shoah a aboli. La Shoah qui a effacé le monde d’avant, qui obsède tous les Juifs au point qu’on finit par se demander si Hitler ne serait pas le personnage central de ce roman : un monstre gigantesque dont l’ombre fait encore planer sa menace sur les survivants, les rescapés.
Le passé est si lourd qu’il oblitère l’avenir, dans lequel non seulement les survivants mais leurs descendants n’arrivent pas à se projeter – habités qu’ils sont par le sentiment d’une malédiction héréditaire, ils s’interdisent d’être heureux. Incapables de se défaire du passé, certains cèdent même à la tentation du spiritisme et des sciences occultes pour le faire ressurgir. Cela donne lieu à plusieurs passages oniriques, où le surnaturel pénètre la réalité. Ressurgit un monde disparu et, inévitablement, largement idéalisé – un monde, à en croire Grein, où chaque être était à sa place : « Son père travaillait à la lueur d’une lampe à pétrole, écrivant sur des feuilles de parchemin avec une plume d’oie. Sa mère, qu’elle repose en paix, épluchait des pommes de terre et des carottes, pétrissait de la pâte pour confectionner des boulettes. Il faisait si calme dans leur mansarde qu’on entendait le crissement de la plume. », p. 149.
Brouillage des langues
À tous ces modes de dispersion et d’éparpillement se surajoute la forme superlative de la dispersion : l’égarement linguistique. Tous les personnages de ce roman sont arrivés avec pour capital le yiddish… mais croient devoir l’oublier, l’occulter : il serait disqualifiant… ce serait un jargon qui stigmatise le Juif. Alors, tous s’emploient à parler – de manière plus ou moins approximative – d’autres langues : « Bizarrement, il commençait à oublier le polonais. Bien qu’il eût étudié en Allemagne et en Autriche, il ne s’était jamais senti à l’aise avec l’allemand. En Amérique, il avait appris l’anglais, qui restait pour lui une langue étrangère. La sienne, la vraie, c’était le yiddish, mais il ne pensait pas qu’il pût convenir pour exprimer des concepts à la fois abstraits et précis. En yiddish, il n’y avait pas de grammaire, pas de règles d’orthographe. (…) », p. 258. C’est là l’indice le plus fort de l’écartèlement, dont Grein fait ici le constat. Et aussi celui de la privation volontaire : se priver du yiddish, c’est se priver de sa langue maternelle, son cordon ombilical, la langue des sentiments et des émotions. C’est une amputation majeure.
Dès lors, c’est le maintien de l’identité juive elle-même qui est compromise.
Unité et diversité
Les personnages du roman (mais n’est-ce qu’un roman ?), quasiment tous juifs, sont tous en quête de leur unité, tous s’interrogent sur leur trajectoire, et la définition de leur judaïté – judaïté commune mais qu’ils vivent très diversement. Il y a là toute la gamme des choix et des postures possibles, du Juif orthodoxe à celui qui s’affirme libre-penseur. Bien entendu, les conversations (et il y a beaucoup de passages où la parole est vive, vivante, portée) sont souvent houleuses, chacun reprochant à l’autre d’avoir un judaïsme différent du sien. L’accusant de transgression, de trahison… ou, inversement, de passéisme, lui faisant grief de s’enferrer dans une forme de tradition passée ; une sorte de Querelle des Anciens et des Modernes, revisitée… en yiddish ! Le fond du débat étant de savoir laquelle de ces différentes postures maintiendra un judaïsme… vivable, habitable. Et légitime. Question bien entendu sans réponse, chacun tenant ferme sur ses positions… à l’exception de Grein, qui va notablement évoluer.

Le poids et la peine…
Chacun est en proie à des tensions, des affres. Être juif et porter le poids de l’Histoire n’est pas chose facile. On aurait pu imaginer qu’il serait aisé pour un Juif de vivre à New York… plus que dans l’URSS de Staline, à laquelle il est maintes fois fait référence même si c’est, en général, de manière brève. Mais les facilités qu’offre la vie à New York en font, paradoxalement, un lieu de perdition… dans tous les sens du terme : les personnages évoluent à l’aveugle dans un immense labyrinthe où ils ont tôt fait de se trouver dans une impasse, de se perdre… et, plus que tout, de se laisser envahir et déborder par les images du passé, qui remontent inopinément.  

Orchard Street/Lower East Side/New York/1957/Photographie de Inge Morath

On a le sentiment, en refermant le livre, d’avoir eu en surimpression la gigantesque silhouette d’Hitler… c’est peut-être le traumatisme que les personnages, au-delà de leur diversité, ont en commun. Un traumatisme qui fait qu’ils ont la plus grande difficulté à « refaire leur vie »… et même à la poursuivre : «  Après avoir vu disparaître ma famille, ceux et celles qui m’étaient le plus chers au monde, je n’étais pas disposé à refaire ma vie », p. 143 – dit Luria, le rescapé qui s’est laissé entraîner dans un second mariage dont il constate à l’instant présent l’échec.
Chacun d’eux fait, à sa manière, l’expérience de la solitude – dans cette immense ville où vivent tant de gens finalement si différents, où « la communauté juive » est fracturée par des choix politiques et religieux contradictoires. Solitude du fait du monde disparu, solitude aussi du fait du sentiment d’une rupture complète de la communication avec la génération suivante : Grein  perçoit ses propres enfants comme des étrangers : «  En Amérique, un gouffre sépare les parents et les enfants, surtout chez nous, les Juifs. », p. 313. À quoi s’ajoute le silence de Dieu, si largement interpellé par les rescapés de la Shoah.
L’american way of life
La plupart des personnages qui défilent dans ce roman ont une vie plutôt confortable sur le plan matériel – et quand ce n’est pas le cas, ils sont toujours épaulés par un ami qui joue le rôle de mécène (Boris, l’homme d’affaires hassidique et généreux, en est l’exemple le plus récurrent). Le roman se déroule dans les beaux quartiers de New York, et dans des lieux de villégiature très prisés. Les intérieurs sont confortablement aménagés, portant encore la marque du bon goût européen.

Orchard Street/New York/1950

Mais cette aisance a ses contraintes et impose… des stratégies pour gagner beaucoup d’argent. Une acclimatation à un rythme effréné qui ne laisse ni temps ni place pour la réflexion : «C’est l’Amérique, ici, pas l’Europe ! se disait-elle. Il faut se démener, agir, ne pas errer la tête dans les nuages. Puisque l’Amérique entière était vouée au succès, il fallait réussir soi-même. », p. 581. La jeune Anna, la fille de Boris, a intégré l’american way of life, qui restera à jamais étranger à son père, hassidique porté sur la réflexion. À elle, la passion amoureuse et la passion des affaires, à lui la passion religieuse. Sans cesse, le récit établit des effets de contrepoint entre les hommes d’affaires d’une part (qui perdent leur vie à gagner de l’argent) et les érudits, les intellectuels de l’autre qui savent encore quelles sont les valeurs authentiques : la lecture, la méditation, le savoir (des médecins, des professeurs, des psychanalystes). Ils sont respectés mais désargentés – et en quelque sorte mis à la marge d’une société qui ne les trouve pas « rentables ». Ils souffrent particulièrement du manque de considération et se sentent en quelque sorte des citoyens de seconde zone dans l’Amérique matérialiste – cela va du vieil intellectuel perdu dans ses notes à l’artiste qui assume le rôle du « fou du roi ».
Mais tous sans exception et quelle que soit leur condition sociale, ont en partage … la culpabilité.
Coupables
La culpabilité d’être un survivant les ronge : Luria et tous ceux dont la famille a péri dans les camps, et qui se demandent s’ils ont mérité de survivre. Tous sont obsédés par la mémoire lancinante de la Shoah, et l’image des fours crématoires se perpétue sous la forme de la métaphore filée du feu (flammes – feu – cendres) qui traverse tout le roman. Il éprouve la culpabilité de vivre confortablement à New York en ayant le sentiment (trompeur bien sûr) d’avoir « abandonné » les leurs dans les camps. Il en est ainsi du riche et pieux homme d’affaire Boris Makaver : « Que peuvent bien penser ces saintes âmes quand elles regardent du haut du ciel et voient tous ces Juifs absorbés par leurs affaires, comme si rien d’autre n’existait, comme si le plus grand malheur de l’histoire juive n’était pas arrivé ? », p. 96.

Shopping en famille

Tenaillés par cette mauvaise conscience, ils s’interdisent d’être heureux, s’arrangent inconsciemment pour mettre à mal toute proposition de bonheur, dans une sorte de démarche sacrificielle ou d’auto-mortification.
L’impossible héritage
Ils se reprochent de ne pas avoir mis leurs pas dans ceux de leurs ascendants. C’est notamment le cas des Juifs comme Grein, très profondément religieux et rêvant d’absolu. Mais il n’arrive pas à faire le grand écart entre tradition et modernité, entre le respect de la Loi juive et les multiples tentations qu’offre la vie new-yorkaise. Grein qui aimerait retrouver la foi inconditionnelle de son père, auquel le respect d’une religion qu’il n’aurait jamais eu l’idée de contester ou même d’interroger, garantissait une forme de stabilité. C’est cet équilibre qui manque à Grein. Tout comme lui manque la souplesse qui lui aurait permis de faire des concessions, de pratiquer un judaïsme « raisonnable » : c’est un homme de passions plus que de raison.
Il s’en veut précisément, de pratiquer un judaïsme « au rabais », fait de concessions et d’accommodements avec un Dieu de plus en plus incertain (croire en celui qui a autorisé la Shoah ? la question, centrale, est maintes fois posée, dans des dialogues entre différents personnages). Cela va de questions considérées comme trop pointilleuses pour le new-yorkais de 1947 (respecter scrupuleusement la cacheroute) à des débats bien plus profonds : le conflit entre la foi et la pratique. C’est la question qui torture Grein, qui se reproche de s’être éloigné d’une tradition rassurante, même s’il n’a jamais perdu la foi : « Il croyait en Dieu mais croire ne suffit pas. Il lui manquait l’essentiel :  la structure des rites, un environnement bien réglé, la discipline de fer de ses grands-pères et arrière-grands-pères. Il lui était impossible de vivre avec Dieu mais il ne savait absolument pas comment le faire sans lui. », p. 162.
On arrive ici à LA question centrale : le Juif peut-il se passer de Dieu ? la question, en soi, est déjà l’indice d’une culpabilité – dès lors que passe en filigrane la silhouette du père. Et la réponse donne lieu à des débats internes… contradictoires, chez Grein : «   Qu’il le voulût ou non, un Juif avait sans arrêt des comptes à régler avec le Tout-Puissant : soit il le louait, soit il blasphémait son nom. Il l’aimait ou il le haïssait. Mais il ne s’en libérait jamais », p. 637.
Trahison ? Disparition ?
Ce questionnement spirituel conduit à une forme de culpabilité encore plus douloureuse : celle d’avoir cassé la chaîne des générations, de n’avoir pas su transmettre la judaïté à ses propres enfants. C’est la question qui hante Grein, dont le fils a épousé une non-juive et dont la fille fréquente… un communiste allemand ! On mesure ici la profondeur de l’ébranlement des structures familiales : c’est un véritable séisme. Grein, à cet instant, mesure son double isolement : il est coupé de ses ascendants qu’il a le sentiment d’avoir trahis, et coupé également de ses propres enfants, qu’il pense avoir abandonnés. Il ne lui restera alors que… Dieu. C’est vers Lui qu’il se tournera en dernière instance, espérant racheter (une partie de) ses fautes par la pratique religieuse la plus stricte qui soit.

Car derrière tout cela se profile la menace suprême de… la disparition. La disparition, cette fois-ci par dilution, d’un judaïsme tant de fois menacé par les persécutions antisémites. Cette fois-ci, ce serait pire : la dilution par faiblesse, par facilité, par consentement. Grein, comme Boris et quelques autres, entrevoit la menace d’un judaïsme absorbé par l’américanisation, un judaïsme réduit à la portion congrue… autant dire une imposture.

Peut-on s’inscrire harmonieusement dans la société américaine sans lui concéder un judaïsme dévalué ? N’est-ce pas une trahison qu’on couvre pudiquement sous le mot assimilation – honni par Grein, qui déjà prétend ne plus reconnaître ses propres enfants, célébré par d’autres ? Entre le rigorisme sans concessions et l’assimilation, chaque personnage négocie son propre choix :  il y a toute une série de postures qui déclinent diverses manières de concevoir et surtout de vivre au quotidien son judaïsme : les observants, ceux qui ont gardé la foi mais se sont détachés des pratiques, les libres-penseurs, les laïcs : ces derniers revendiquent l’intégration, ce qu’on appelle aujourd’hui le « vivre-ensemble ». Mais ne supportent pas pour autant d’être considérés comme des « renégats », l’insulte suprême…

Dans une longue lettre qui fait fonction de postface, Grein explique les motifs de  sa réclusion volontaire à Meah Shearim – un lieu clos comme le ghetto, comme lui requérant une ascèse et offrant une protection. Pour lui, grand était le risque de voir surgir une autre forme d’extermination, dont le nom serait « l’assimilation ». Il exprime l’angoisse de voir la fin du monde juif, de sa culture, de ses valeurs.  Et justifie son retrait comme un mode de préservation : préservation pour lui-même, et aussi désir de voir survivre à travers lui et quelques-uns le judaïsme tel qu’il le conçoit, au demeurant complètement séparé du sionisme : les Israéliens lui sont étrangers, même s’il est installé en Terre Sainte.

Quartier de Mea Shearim

Peut-on concevoir d’abandonner derrière soi un monde sans Juifs, sans trace, sans mémoire du judaïsme ?

***

L’ouvrage, qu’on aurait pu imaginer léger, ironique à la manière d’un vaudeville,  gagne peu à peu en intensité dramatique et passe de la tragi-comédie à la tragédie : « La mort rôdait partout, mais les vivants  l’ignoraient ou ne s’en souciaient guère. », p. 489.  
Ombres sur l’Hudson explore les différentes positions d’être dans le judaïsme, découvre les allées d’un labyrinthe où chacun peut espérer de trouver sa vérité. Grein aura trouvé la sienne. Le romancier n’entend pas nous l’imposer.