Du Shtetl à New-York :
de la fascination au désenchantement
par Dominique Serre-Floersheim
Abraham CAHAN, Yekl : A Tale of the New York Ghetto, Dover Publication, New York, 1896.
Poussés par la misère, les pogroms, attirés le chant des sirènes de la modernité – nombreux furent, à la charnière des XIXème et XXème siècles, les jeunes Juifs d’Europe centrale ou de Russie à tenter l’aventure américaine. Ils espéraient une vie meilleure… Mais le rêve américain et la réalité ne coïncidaient pas, et nombre de témoignages nous parlent de la dureté de la vie, des difficultés d’acclimatation, du déracinement et de la perte des repères. La longue nouvelle d’Abraham Cahan, Yekl, l’atteste également qui fait une large place aux difficultés financières et matérielles… mais aussi sociales et affectives.
Le thème de ce récit est l’acclimatation – ou plutôt son échec – d’un couple, venu du Shtetl s’installer à New York. Alors que Yekl, alias « Jake », arrivé quelques années plus tôt aux États-Unis, se targue d’être « américanisé » et « assimilé », il constate, quand elle le rejoint en Amérique, que sa jeune femme, Gitl, sortie de son Shtetl russe, n’est nullement prête à un changement radical, et s’accroche aux traditions du Yiddishland.
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De leur incompatibilité résultera leur divorce, requis par Jake en des termes sans appel : « I do hate her ; I can no bear the sight of her »/ je la déteste, je ne supporte pas de la regarder », p. 70. Chacun s’engage dans sa propre voie : Jack – finalement, et à contre-cœur – refait sa vie avec une Juive délurée et manipulatrice, et Gitl – la femme de devoir, naïve et authentique- envisage son avenir avec l’érudit Bronstein. Le resserrement imposé par la nouvelle fait que chaque personnage a son contrepoint, ce qui facilite la lecture.
On ne peut, bien sûr, occulter ici la part du document personnel ni l’intention de témoigner. Mais peut-être même, avant cela, faudrait-il parler d’une écriture thérapeutique : écrire pour exorciser, faire le point, établir un bilan… Car ce voyage sans retour, plus qu’un voyage géographique, était une expérience initiatique dont nul ne sortit indemne, et beaucoup totalement métamorphosés, amenés à repenser les fondements mêmes de leur identité. Ils changèrent de vie, mais ne renoncèrent pas pour autant à ce qui constituait le socle de leur identité : leur yiddishkeit, le fait d’être juif…
Au départ, c’était une identité en devenir – tout commence à l’heure des choix. Ce rêve était celui d’une génération : Des jeunes, des hommes, des Juifs, des travailleurs manuels, pauvres, mais qualifiés : ils avaient un métier (souvent dans le textile, le schmattèsse, disait-on) et voulaient l’exercer dans de meilleures conditions : il était aisé d’emporter avec soi le petit, peu coûteux et peu encombrant matériel permettant de l’exercer. C’était de leur point de vue un départ sans retour : ils quittaient leur famille, avec laquelle ils n’entretiendraient plus que des relations épistolaires très épisodiques, et leur village natal. Ils étaient convaincus de pouvoir fonder « là-bas » une famille – ou, pour certains, de faire venir leur jeune femme, parfois déjà lestée d’un enfant. Vu « d’ici » – l’Europe centrale où ils étaient exposés à la misère, aux persécutions – et à un avenir totalement prévisible, à un horizon bouché – le choix s’imposait : l’Amérique, c’était le pays de cocagne, celui de la démocratie et de l’égalité. « Here a Jew is as good as a Gentile »/ ici, un Juif a la même valeur qu’un Goy », p. 5.
Là-bas, tout serait possible pour qui saurait faire preuve d’ambition. L’argent serait facile – à condition certes de travailler, mais le travail ne leur faisait pas peur. Là-bas, les carcans sauteraient, ce serait la belle vie – sans le poids de la triple autorité, politique, familiale et religieuse. Tous partageaient le même rêve d’émancipation puis d’assimilation. Ils allaient devenir américains, vivre dans l’aisance…et être heureux. De fait, ce ne fut pas si facile… Ils se retrouvèrent précipités, sans y être préparés, dans un univers extrêmement dur, un monde du travail impitoyable, et précaire. Très rapidement, au contact de la réalité, le rêve allait voler en éclats.
Partir, quitter le Yiddishland…
C’est d’abord un arrachement. Lorsque Yekl part, il doit serrer les dents face à sa mère en pleurs : son père figé sur le quai, sa jeune épouse qui, avec dans les bras un bébé de six mois, s’installe dans l’attente. Mouchoirs agités, promesses de se revoir bientôt. L’étape suivante, c’est la traversée – et la première désillusion : les jeunes gens entassés comme du bétail, sur le pont inférieur. Métamorphose descendante en lieu et place de l’ascension sociale convoitée. Sur le bateau puis à Ellis Island, point nodal de l’expérience, seconde désillusion : ici, aucune solidarité – celle qu’espéraient ces jeunes hommes souvent mus par des idéaux socialistes, concernés par le syndicalisme naissant. Chacun pour soi, quitte à piétiner l’autre. Des interrogatoires sans ménagement, dans une langue incompréhensible.
Et déjà une première métamorphose : des noms de famille transcrits approximativement, des prénoms modifiés. Une identité déjà bousculée, méprisée. Et le sentiment de dépossession et de désorientation qui en résulte.
Et aussitôt, aux heureux élus admis sur le sol étranger, une seconde métamorphose s’impose. Les parents (proches ou lointains), les amis, les employeurs regardent les immigrants comme des gens venus d’ailleurs – d’un lointain géographique mais aussi historique. On les prend de haut, ils sont traités de greenhorns (novices – terme péjoratif). Leur visibilité constitue, leur fait-on comprendre, l’obstacle majeur à leur « assimilation ».
Pour « devenir semblable »/simil à un Américain, il faut couper les payèsse/papillotes, renoncer aux longues redingotes noires, remplacer le schtreimel/chapeau large traditionnel par ces casquettes de gavroches délurés – c’est la condition première pour se fondre dans la société locale. Gommer tous les signes extérieurs de la différence pour devenir conforme à la représentation qu’on se fait de l’Autre – souvent au prix d’un réel effort. Se fondre dans la masse, c’est d’abord renoncer. Processus éprouvant pour certains jeunes hommes comme Bronstein, l’érudit, qui sera finalement le second mari de Gitl – ils perçoivent cette transformation comme un reniement imposé de la foi de leurs pères – insupportable pour les certaines jeunes femmes comme Gitl.
Lesquelles, plus encore que les hommes, acceptent (bon gré mal gré) de partir du Yiddishland mais sans pour autant renoncer à la yiddishkeit : il s’agit là d’un grand écart qui constitue la difficulté de ce processus de transplantation. Il faut renoncer, oublier, renier tant de choses : certaines plus ou moins anecdotiques (perruques, vêtements) ; d’autres plus, de plus de poids, comme les traditions culinaires, comme certaines pratiques religieuses majeures. Mais surtout, comment se défaire de son mode d’expression et de communication : le yiddish, la langue de l’espace intime et des sentiments ? Est-il même envisageable de s’en déprendre, tant il s’avère qu’ elle est la pierre angulaire de l’identité ? Ceux qui veulent s’ « assimiler » à tout prix prohibent le yiddish, « the omnivorous Jewish jargon » – le mot « jargon » l’excluant des langues respectables ; ils intègrent le préjugé selon lequel c’est un dialecte barbare à oublier au bénéfice de la seule langue civilisée : celle des Américains – que Jake et ses admiratrices vont écorcher et contrefaire. Sans mesurer qu’ils sont en train de perdre leur âme. Car gommer la מאַמע־לאָשען / mamè loshen /langue de la mère, c’est aussi se priver de toute la mémoire sensible et sensorielle – celle de la culture d’origine. Et c’est, symboliquement, « tuer la mère » que de perdre sa langue maternelle : la renier, en faire abstraction – c’est une amputation.
Et ce n’est pas tout : toutes les habitudes, tous les gestes du quotidien sont remis en question. Tout se passe comme s’il fallait oublier la vie d’avant, dont le souvenir progressivement se dilue et s’estompe, du fait d’une double distance temporelle et spatiale. On recommence sa vie, et la mémoire, si douloureuse est interdite parce que culpabilisante : « he had deserted a family /il avait abandonné sa famille », p. 25. Il faut tourner la page et réécrire sa vie sur une page blanche. Revient en leitmotiv : la formule : « ici, tu es en Amérique ». C’est alors que pèse de manière insupportable la solitude. Images et écrits rendent compte du sentiment d’isolement que ressent le Juif ou la Juive au milieu de ces foules immenses. Là, ils détonent. On les regarde de haut, on ne leur parle pas : les marques du mépris, de l’ironie ou de l’opprobre reviennent en boucle. D’ailleurs, comment communiquer, si haute et si difficile à franchir est la barrière de la langue ?
Les limites de l’assimilation
Gitl essaye de maintenir – en pure perte – le mode de vie qu’elle avait dans son Shtetl. Mais qu’en est-il de Jake, cet « homme nouveau », celui, qui cherche à « s’assimiler » ? A quoi reste-t-il donc attaché ? À tout ce qui ne dépend pas de sa volonté et de son intelligence, mais de sa sensibilité. A. Cahan, insiste sur les sensations mêmes qui construisent l’identité des Juifs déplacés : avant tout, le goût et l’odorat. On est frappé par la place que tient la nourriture. L’odeur des oignons frits, celle du chou qui mijote, et les effluves de la cannelle semblent se dégager des pages. Cela suffit à reconstruire, au moins sur le plan symbolique, l’espace intime. Il y a aussi la vue, et le toucher – ainsi la scène mémorable de la perruque arrachée et la sensation de nudité qui s’abat sur Gitl – incapable de se montrer ainsi exposée.
C’est alors qu’il faut aborder la question du repli communautaire. Trouvent ici leur place tous ces indices imperceptibles aux autres qui permettent aux Juifs de se reconnaître, de s’identifier, de se sentir des affinités avec un autre Juif sur les terres de l’Autre. S’impose en force, maintenant, la dialectique de l’identité et de l’altérité, bien sûr. Comment être soi sans se sentir seul et perdu ? Comment être soi sans s’aliéner et perdre sa spécificité ?
Les obstacles à l’ « assimilation »
À New York, les Juifs, de fait, vivent entre eux, mais dans la misère et la promiscuité – non sans friction, donc. Ils s’entassent dans des appartements insalubres. Là, ils essaient de retrouver un peu de chaleur humaine. Mais nombreux sont les témoignages de la crainte qu’éprouvent en particulier les femmes à sortir dans la rue : sortir de chez soi, c’est s’exposer… dans tous les sens du terme. Alors… ils restent entre eux : ils sont partis pour fuir le ghetto, et voilà qu’ils ressentent la nécessité d’en recréer un. Revoilà le repli sur soi, le réflexe communautaire : un réflexe de préservation face au « déchirant mal du pays/excruciating pang of homesickness », p.42. Cruel paradoxe… Rester avec les siens, c’est pouvoir prendre appui sur des valeurs, une culture et une pensée communes. Pouvoir communiquer, sans pour autant toujours se serrer les coudes – cette micro-société des immigrants juifs est elle-même traversée par des rapports de forces durs et violents. Mais c’est aussi s’exposer au risque de l’entre-soi à jamais excluant, à celui ne jamais se retrouver au contact de l’Autre.
La double peine pour les femmes…
C’est qu’il n’est pas si facile de trouver sa place dans l’impitoyable société américaine, et pire : de s’y faire admettre. Les immigrants hommes se coulent plus facilement dans le moule du pays « d’accueil » (?)… parce qu’ils ont plus d’occasions et d’opportunités de le faire. Le monde du travail leur permet de se frotter à lui. On les voit se métamorphoser, tant du point de vue physique (Jake se fabrique la musculature adéquate), que vestimentaire. Quelques femmes aussi se lancent dans la bataille de l’intégration : les plus fortes. Mais cette métamorphose ne se fait pas sans douleur, surtout pour celles qui se retrouvent dans un entre-soi qu’elles subissent plus qu’elles ne le choisissent ; contraintes de s’adapter, de s’acclimater. Et ceci notamment du fait de la langue, si difficile à apprivoiser pour elles : cloîtrées dans la chambre qui leur tient le plus souvent lieu de foyer, sans la moindre ouverture sur le monde extérieur, elles n’ont pas l’opportunité de côtoyer des Américaines – juives ou pas. Comment dès lors apprendre l’anglais ? Gitl, confinée avec son petit garçon, n’aura pratiquement pas d’opportunité de se frotter aux autres.
Les hommes, souvent, se targuent, eux, de parler l’anglais. Mais leur accent permet de les repérer : ils sont l’objet méfiance ou de haine, au mieux de moquerie. Et finalement ils deviennent des êtres composites, pour ne pas dire hybrides ; Jack se signale ainsi par « a Yankee wink, followed by his Semitic smile/ un clin d’œil de Yankee, suivi par un sourire de Sémite », p. 5.
Plus encore que la langue, c’est la barrière des mœurs qui semble insurmontable : les femmes américaines – même juives – semblent issues d’un autre monde, affranchies de tous les tabous. Aux femmes juives originaires de milieux traditionalistes d’Europe centrale, elles apparaissent comme des effrontées, des séductrices potentielles, des « shikse »/des « pouffiasses » en un mot – Mamie, qui parviendra à dévoyer Jake, en est le prototype. Elles sont maquillées, dirigent leur vie, parlent fort, ne s’en laissent pas conter… Et surtout, ces femmes américaines déjà émancipées et largement indépendantes reprochent aux arrivantes, qu’elles trouvent timorées, encore plus leurs fautes de goût que leurs fautes de langue. Deux mondes étanches, entre lesquels Madame Kavarsky – l’initiatrice de Gitl, essaie de jeter un pont : « when one lives in a edzecate country, one must live like edzecate peoples » /quand on vit dans un pays édiqué, on doit vivre comme les gens édiqués », p. 57, dit-elle dans son mauvais anglais.
Comment lutter ? Nombreux sont les récits et les films qui en témoignent : les Juifs immigrés se laissent séduire par les Américaines (juives ou pas), délaissent leurs épouses légitimes, les renient… C’est que la tentation est grande de faire table rase du passé, de rompre tous les liens – en somme, de devenir un homme nouveau dans un espace nouveau. C’est très exactement ce qui va arriver au Yelk de Gitl : il deviendra Jake, prétendra avoir adopté l’american way of life (le dancing et ses rixes…). Dès leurs retrouvailles, se fait entendre un désaccord au sens premier du terme : une disharmonie, un grincement, et s’impose très vite le constat d’une inadéquation – immédiatement constatable : « here he was, Jake the Yankee, with this bonnetless, wigget, dowdyish little greenhorn by his side !/et voilà qu’il se retrouvait, lui, Jake l’Américain, avec cette petite immigrante arriérée en perruque à ses côtés », p. 36 – cette femme qui ne lui inspire que « disgust and shame…despair »/ dégoût, honte et désespoir », p. 37- une répulsion immédiate, des sentiments purement négatifs. C’est le regard des autres qui lui importe, et Jake a peur du ridicule, lui enjoignant « not to make him the laughingstock of the people on the street / de ne pas faire de lui un objet de risée des gens, dans la rue », p. 38.
Il prétendra que l’arrivée de Gitl l’empêche de se saisir des opportunités et, après l’avoir reçue à contre-cœur, la quittera pour Mamie. Aveuglé par son propre arrivisme et le mirage de l’ascension sociale, il mène « the struggle for success / le combat pour la réussite » qui finit par occulter les vraies valeurs.
Il y a cependant une conclusion qui vient, pour ainsi dire, restaurer l’ordre : le Juif auto-proclamé américain qui a exigé de sa femme légitime le divorce a tôt fait de la regretter… Apparaît alors une Gitl moderne, prête à ouvrir et administrer son épicerie cependant que Bernstein – dont est confirmée la supériorité intellectuelle et morale, se consacre à ses études rabbiniques. Le terme d’un parcours où aucun des deux n’aura perdu son âme, ni sacrifié au culte du Veau d’Or. Une métamorphose ascendante pour elle, à l’inverse de Jake qui lui se retrouve « at a loss/perdant » (p. 75), complètement désorienté… et désargenté, condamné à un retour dans l’atelier de confection auquel il croyait avoir échappé. Le piège s’est refermé sur lui.
Perdre son âme pour gagner de l’argent ?
Pour se fondre dans le moule américain, Jake avait peu à peu renoncé à tout ce qui faisait sa spécificité : les signes extérieurs de sa judéité, mais aussi les pratiques rituelles et alimentaires des observants, le respect de la Loi. Comme tant d’autres. Dès lors qu’ils sont contraints de faire le grand écart, se produit ce qu’on désignerait aujourd’hui comme une dissociation de la personnalité – une faille, une fissure intime mais profonde de l’être. Les deux images ( Yekl avant et Jake après) ne coïncident plus. L’individu est constamment tiraillé : entre passé et présent, entre tradition et modernité, entre valeurs religieuses et arrivisme social. Ses repères sont brouillés, il est désorienté, dans toutes les acceptions du terme. Renégat aux yeux des observants les plus rigides, usurpateur pour ceux du pays d’accueil… qui, ne s’est pas toujours montré très accueillant.
Peut-on à ces conditions se dire heureux ? Alors qu’à tout instant se profile le soupçon de trahison, d’imposture, d’illégitimité. Et qu’un sentiment de culpabilité envahit tout le champ de la conscience.
Le récit d’A. Cahan est empreint de nostalgie et de mélancolie. D’autant plus puissantes qu’il n’est manifestement pas envisageable de faire machine arrière : rentrer au pays natal serait un aveu d’échec, une déception. Les liens familiaux avec ceux qui sont restés au Shtetl sont à jamais distendus. La communication est devenue chaotique, et est souvent mentionné le sentiment de dépossession de la mère. Déchirement de part et d’autre, ainsi lorsque Jake apprend la mort de son père…
Au fond, reste un questionnement douloureux sur le sens qu’on a choisi de donner à sa vie : matérialisme ou spiritualité ? Et si c’était une impasse – que la générosité et les « mitsvè /les bonnes actions » accomplies par l’homme de devoir) ne suffisent pas à régler ?
Faire silence sur les origines, sur tout ce qui risque d’entacher la respectabilité, la notabilité : cela a un coût. Les anciens immigrants se sentent souvent coupés de leurs descendants (Jake est conscient qu’il perd son fils) autant que de leurs ascendants, le fait est fréquemment mentionné. Ce qui bien évidemment nourrit le sentiment de la solitude, de la culpabilité… le mal-être d’une manière générale.
D’une manière générale, les protagonistes de cette oeuvre vivent entre deux espaces géographiques, culturels et religieux. Où se situer, comment trouver sa juste place ? Les équilibres sont toujours fragiles, précaires. La blessure du déracinement met des décennies à cicatriser ; quant à prendre racine ailleurs…Avec le recul… la fierté des origines
Quand on lit ce texte publié en 1896, il convient bien sûr de prendre conscience que nous ne le lisons plus comme ont pu le lire ses contemporains.
Longue serait aujourd’hui la liste de tous ces Juifs américains à la réussite éclatante : sortis des ghettos et des ateliers de couture, ils ont fait avancer la science, la médecine, les arts et les savoirs d’une manière générale. Ils ont apporté leurs propres Lumières et participé aux avancées de la démocratie. Ils ont été des patriotes sans faille dans les conflits. Non sans efforts ni brimades. Et ce n’est qu’au terme de ce parcours semé d’embûches, que nombre d’entre eux sont parvenus à retrouver la fierté de leurs origines.
Car le mot de la fin, c’est qu’on ne se défait pas si facilement de sa « yiddishkeit »…
Une fois bien insérés dans la société américaine, les Juifs américains renouent avec leurs origines, convoquent à nouveau les traditions – et souvent, ont le souci de « se remettre en accord avec la Loi » à l’instant même de leur mort, de manière à assurer la cohérence non seulement de leur propre vie, mais celle de leur lignée. On constate ainsi que leur descendants sont en mesure d’assumer une identité d’autant plus riche que multiple et composite. Sans plus parler de la fameuse « assimilation » mais plutôt d’ « intégration » : il ne s’agit plus d’être semblable à l’autre (ce qui impose un masque et un déni, une forme de déguisement et d’imposture) mais de bien vivre avec lui. L’idéal s’est peu à peu déplacé, affiné et nuancé : il s’agit rester à la fois soi-même tout en vivant en harmonie avec l’Autre. L’objectif, le précepte yiddish le dit bien, c’est d’avoir à la fois des racines et des ailes …
Deux espaces, deux mondes s’entrechoquent, espaces non seulement géographiques, mais culturels et spirituels. À travers le personnage (passablement antipathique) de Jack, c’est toute une réflexion qui s’impose, sur l’écart entre l’assimilation irréalisable à laquelle il postule, et la lente intégration – celle de Gitl. Aspirant à l’aisance matérielle et à une ascension sociale … il va perdre son âme en même temps que son identité, et le regretter… trop tard. Alors que Gitl, elle, aura su conserver son authenticité, tout en consentant d’immenses efforts pour s’adapter.
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Cette longue nouvelle a bien sûr avant tout une qualité documentaire, et l’on a même parfois le sentiment que l’auteur force le trait dans un souci d’expressivité et une volonté de démonstration. Ce défaut peut être imputé à la brièveté inhérente au genre même de la nouvelle. Celle-ci joue sur le pittoresque. Mais A. Cahan, lui, attire notre attention sur le travail sur la langue : la langue que parlent les personnages, et notamment Jack, est une langue bâtarde : il postule à l’anglais – mais c’est un anglais médiocre, fautif, et surtout truffé de mots, de locutions et de tournures directement transposées du yiddish ( ce qui pose la question de l’accès aux non-initiés : l’édition américaine, la seule disponible, ne propose que peu de notes. Cette langue fautive et bâtarde reflète un entre-deux, instable et peu sécurisant.
Une des questions de fond porte sur le judaïsme : peut-il se fondre (se diluer) dans la société américaine ou doit-il refuser toute concession ? peut-on envisager une posture médiane ? La question se pose, à partir du débat sur le port de la perruque : ne faut-il pas lâcher du lest sur certaines traditions, si c’est la condition d’une bonne insertion dans la société d’accueil ? S’agit-il seulement de pratiques désuètes et somme toute accessoires ou d’un élément constitutif de l’être, de son identité ? S’impose ici le vieux dicton talmudique répété à l’envi : « La loi du pays est la Loi. » Cette longue polémique sur le port de la perruque matérialise, rend concrète l’opposition entre tradition et modernité.
Tout ceci nous engage dans une réflexion sur la prise en compte de la durée dans le processus d’acclimatation. Il faut, semble-t-on nous dire in fine, laisser du temps au temps. Montrer du volontarisme sans abdiquer sa propre personnalité. Et repenser sa propre échelle de valeurs : l’argent est dérisoire, ici, au regard de la spiritualité, qu’incarne le personnage de Bernstein – à l’opposé de Jake. Le rapport de forces entre matérialité et spiritualité va finalement s’inverser. Et ne l’oublions : la femme soumise va prendre en main sa propre destinée, ce qui n’est pas le moindre intérêt que propose la relecture de cette nouvelle au XXIème siècle. Le féminisme, la vitalité du yiddish qui résiste contre toute prédiction, le désenchantement qu’inspire une civilisation purement matérialiste : loin d’être « ringard », ou « folklorique », ce texte pourrait avoir des accents prophétiques.
Indications filmographiques
Hester Street de Joan Micklin Silver, 1975 : Ce film historique en noir et blanc suit assez fidèlement le texte dont il s’est inspiré… avant d’inspirer lui-même (mais de manière beaucoup plus lointaine) un autre film : The Immigrant de James Gray. Ce qui permet d’étirer sur un siècle et demi la réflexion sur l’immigration des Juifs d’Europe centrale, ses difficultés, ses réussites mais aussi ses échecs.
Il est, sans nul doute, plus facile d’accès que le texte… ne serait-ce que parce qu’y sont contournées toutes les difficultés de cette langue curieusement métissée. Mais c’est alors un point d’intérêt majeur qui disparaît, au prix du moindre effort. Le film est beau, rythmé, prenant. Il donne vie et corps à des images que les jeunes générations ne pourraient plus se représenter : la promiscuité constante, dans les ateliers de confection comme dans les logements à bas coût. La foule dans les rues, les objets du quotidien et tous les détails de la pratique des Juifs ashkénazes du XIXème siècle : du samovar à la perruque, éventuellement remplacée par le « fichu » ou le bonnet.
Mais le film, comme tous ceux de la même eau, a vieilli : surtout du fait de l’élocution apprêtée et forcée des personnages. Le jeu semble forcé, les voix féminines sont posées trop haut – la notion d’élocution naturelle n’était pas en vigueur. Les personnages sont plus caricaturaux, plus tranchés que dans le texte : la coquette qui va détourner Jack est immédiatement repérable comme femme légère, lui est figé dans le rôle du beau séducteur alors que le livre fait état de ses doutes et de ses états délibératifs, ses hésitations. Le film est plus « décoratif » que « psychologique », par la force des choses : les images s’enchaînent trop vite pour qu’on ait le temps de prendre en compte les émotions et les sentiments des personnages. Et moins encore la possibilité d’accéder à leurs questionnements, leurs valeurs, leur spiritualité.
Un conseil : voir le film d’abord, et ensuite prendre le temps de déguster le texte. Et ce volume lui-même s’inscrit dans une constellation d’œuvres littéraires, écrites dans des langues différentes, avec des tonalités différences, mais toujours avec un arrière-plan doux-amer. Toutes décrivent le même processus : une transplantation qui n’a pas été aussi facile qu’on l’avait initialement rêvée. Dans ce texte puissant et émouvant, le vécu a impulsé la création, et on gardera le souvenir fort de la qualité d’élaboration et la puissance créatrice de l’œuvre aboutie. L’auteur a su, selon la formule proustienne, « transformer sa vie en œuvre »
Merci beaucoup !
Magnifique. Merci