Mendès, la France
par Cécile Dunouhaud
Éric ROUSSEL, Pierre Mendès France, Paris, 2007, Gallimard.
Pierre Mendés France n’aura jamais cessé d’être, comme Léon Blum ou Jean Zay, la cible d’attaques antisémites. Pourtant, il n’a jamais renié ses origines ; bien au contraire, il s’est affirmé comme un représentant typique de ce qu’on a appelé le « franco-judaïsme » qui se caractérise par un effort pour concilier les valeurs de la République (telles que la liberté religieuse et la laïcité) avec les valeurs morales du judaïsme, sur fond de fort attachement à la patrie. En effet, la France étant la première nation en Europe à leur accorder les droits civiques, l’engagement pour la défendre et la servir devient pour nombre d’ « Israélites », une obligation morale – attitude que l’on retrouve en grande partie dans la famille Mendès France.
Défendre son nom
Évoquant son rapport au judaïsme en mars 1976 dans la revue L’Arche, Pierre Mendès France se définit comme non religieux et non pratiquant et explique que, s’il se sait juif, « ce n’est ni un fait religieux ni un fait racial », mais « une sensation », « une sensibilité » « et donc une réalité ».
Cet état se double d’une passion pour la généalogie de sa famille : Pierre Mendès France n’ayant eu de cesse de documenter, compléter et de parfaire l’arbre généalogique que son grand-père Jules avait commencé. Cette passion d’archives s’est avant tout concentrée sur la branche paternelle, portugaise, qui s’explique par la volonté de répondre aux attaques antisémites lui reprochant d’avoir usurpé son nom.
Son ancêtre Pedro Mendès Ribeiro, issu d’une vieille famille d’ascendance séfarade judéo-portugaise, épouse Isabelle de France, leurs enfants prenant le nom de Mendes de Franca. Le tournant décisif pour ces Marranes, a lieu en 1684 lorsque son ancêtre Luís Mendes de França, fait le choix de la France. Fuyant l’Inquisition, il quitte le Portugal à 43 ans. Après avoir obtenu son certificat de catholicité à Bordeaux, il francise son nom et part s’établir à Agen où il tient un commerce de tissus. La famille finit par s’établir à Bordeaux en 1694 et s’intègre au milieu commerçant judéo-portugais de la capitaine de l’Aquitaine où elle connait une belle réussite.
Le choix de la France
Au moment de la Révolution française, la famille, désormais émancipée et jouissant de l’égalité, fait le choix des idées nouvelles, comme en témoigne l’engagement du grand–père de Pierre, Jules Isaac [1851-1933]. Patriote et volontaire en 1870, il est à cette époque un partisan enthousiaste de la Commune et un patriote, en cohérence avec ses idées politiques ancrée à gauche. Son fils, Cerf-David est un laïc convaincu, de gauche, a-religieux, et qui vit l’Affaire Dreyfus avant tout comme un « démocrate indigné » (p. 30), tandis que son épouse, ashkénaze alsacienne, Palmyre Sarah manifeste un certain respect des traditions juives. C’est dans ce contexte que Pierre Mendès-France naît le 11 janvier 1907 à Paris, un an après l’installation de ses parents dans la capitale. Une petite sœur, Marcelle, nait en 1911. Fidèle à ses idées, Cerf fait, pour son fils, le choix de l’école publique et laïque, de la communale de la rue Jussienne dans le 2ème arrondissement à Louis-le-Grand où il obtient son baccalauréat tôt, à 15 ans.
Après avoir fêté sa bar mitzvah à Strasbourg, Pierre se détourne de la religion, suivant en cela la tradition paternelle. Mais, encouragé par sa mère, il choisit de ne pas succéder à son père dans l’affaire familiale et, en octobre 1923, il s’inscrit à la faculté de droit et à l’École des sciences politiques. Trois ans plus il est licencié avec la mention « assez bien ». Ses ambitions s’affirment. La politique est déjà en ligne de mire …
Le choix du radicalisme
Les années 1920 sont marquées par divers engagements, PMF ne tardant pas à trouver sa voie.
En 1923, Pierre assiste à un discours d’Edouard Herriot à la Mutualité, ce qui le convainc de s’engager au sein du Parti Radical. Il est associé au groupe dit des « Jeunes Turcs » qui compte entre-autres Jean Zay, Jacques Kayser, Pierre Cot, Gaston Bergery, et pour lesquels Daladier représente à la fois un modèle et l’espoir. Cet engagement s’accompagne, comme souvent pour les membres du parti Radical, de son initiation à la Franc-Maçonnerie en 1928, où il occupe des charges importantes durant la décennie suivante. Juif et franc-maçon, deux engagements qui lui valent d’être très vite une cible pour l’extrême-droite à qui il rend coup pour coup.
Parallèlement à cet engagement, il se montre, dès ses débuts, très actif au sein de la LAURS, la Ligue d’Action Universitaire Républicaine et Socialiste créée en 1924 par Paul Ostaya un étudiant en sciences dont le but premier est de lutter contre l’Action Française, implantée dans le Quartier Latin. La LAURS attire à cette époque de nombreux jeunes promis à un brillant avenir pour le meilleur (Schuman, Pompidou) et pour le pire (Papon !). Mendès-France ne tarde pas à remplacer Ostaya à la tête de la LAURS en janvier 1926 et étend son activité en province. C’est dans ce cadre qu’il fait face à l’Action Française avec calme et détermination, quitte à donner de sa personne physiquement, comme en témoignent des blessures reçues après une bagarre au Procope le 23 février 1926 avec des étudiants monarchistes venus protester contre une présentation de Georges Scelle, spécialiste en droit international dont la nomination à la faculté de droit avait suscité une violente opposition des étudiants maurrassiens.
Un horsain en Normandie
L’année 1927 est un second tournant. Encouragé par le Parti radical, PMF vient à deux reprises prononcer des conférences en Normandie. La première à Évreux, le 9 juillet, à l’invitation des Jeunesses laïques et républicaines, a pour thème la morale et l’école laïques. La seconde, organisée par la Ligue des Droits de l’homme, qui se tient le 18 décembre à Conches, a pour thème central l’un de ses sujets favoris, les inégalités et les injustices fiscales. Par la suite, encouragé par Robert Mordret, notable radical de la région, PMF revient plusieurs fois dans l’Eure dans le cadre des législatives, afin de porter la contradiction à l’industriel Le Mire, député sortant, classé à droite. Mendès-France s’enracine peu à peu à la fin des années 1920 dans cette région de Haute-Normandie au point d’être finalement choisi pour se présenter à la députation en 1932 dans la circonscription de Louviers, troisième ville du département où il s’est installé dès 1929 en tant qu’avocat tout en poursuivant ses études économiques. Mais, incarnant le horsain par excellence, PMF fait face à des attaques antisémites publiques de la part de ses adversaires politiques, mais également par une partie de la population qui perçoit mal cet étranger qui n’a aucune attache locale, mais cela ne l’empêche pas d’être élu. A 25 ans, PMF est alors le plus jeune député de France. Mais pour lui, « le plus difficile reste à faire ».
À partir de ce moment, se fixe sa ligne de conduite personnelle dans le droit fil de son appartenance au franco-judaïsme. Pierre Mendès France estime que l’élu a trois obligations : celle d’informer ses électeurs, de s’informer auprès d’eux et de les former en leur expliquant de la manière la plus pédagogique possible sa politique. Mais son entêtement et son intransigeance lui valent aussi quelques désaccords avec son Parti. Situé à la gauche du Parti radical, pleinement engagé dans la lutte contre les ligues d’extrême droite PMF s’inquiète de voir émerger un « réel péril fasciste en France » et fait partie de ceux qui exigent une politique énergique de la part du cabinet d’Union nationale formé par Gaston Doumergue auquel participe le Parti radical.
Inspiré par Joseph Caillaux et Keynes, il adopte une ligne claire : il faut améliorer le système fiscal en le rendant plus juste et plus rentable en taxant les catégories sociales les plus riches tout en épargnant les classes sociales défavorisées (p. 78). Mais son désir de justice sociale se heurte parfois à son sens de la rigueur financière et la nécessité de se faire élire ; ce qui ne l’empêche pas d’émettre des propositions dont certaines sont reprises après la guerre. Ainsi, en 1934, sur son idée, le maire radical de Louviers Raoul Thorel essaie la distribution de lait dans les écoles dans le double objectif d’améliorer la santé publique des enfants et d’aider les agriculteurs.
Dans le contexte de la crise économique où Evreux est durement touchée par la crise qui touche le secteur du textile, PMF décide de prendre la tête de la liste présentée conjointement par les radicaux et les socialistes lors des Municipales de Louviers en mai 1935. Il est brillamment élu maire. L’année suivante est marquée par une initiative en partie inédite, preuve de son réformisme progressiste. Alors que la loi ne permet pas encore aux femmes de participer aux élections, PMF décide de créer six postes de conseillères adjointes appelées à siéger dans différentes commissions et en plénière, élues au suffrage universel direct complet, donc en incluant les femmes et ce, en dépit de la réticence d’une grande partie de ses alliés. Ces élections organisées les 13 et 20 décembre ont aussi pour objectif affiché de servir d’exemple au reste du pays.
Les législatives de 1936 sont, du propre aveu de PMF la campagne la plus dure de sa carrière. Opposé à Modeste Legouez, candidat du Front Paysan, la campagne est marquée par des incidents violents et un antisémitisme sans frein. Réélu, il s’investit auprès de son électorat dans le cadre des accords Matignon pour la rédaction des conventions collectives et la fixation des salaires dans les usines en grèves de sa circonscription. Remarqué par Léon Blum, il fait, enfin, son entrée au gouvernement en étant nommé sous-secrétaire d’État au trésor dans son deuxième et très éphémère gouvernement le 13 mars 1938, après être devenu entre-temps, conseiller général de l’Eure en 1937.
Très vite l’antisémitisme se déchaîne : tandis que certains journaux s’interdisent de le nommer par son nom de famille complet, le 5 avril 1938, un incident d’une rare violence éclate à la Chambre des députés lors d’un débat sur la politique financière et l’impôt. Très vite les noms de Blum et de Mendès France sont associés. Les injures fusent jusqu’à ce que Marx Dormoy s’écrie : « un Juif vaut bien un Breton ! », expression reprise par la presse antisémite décidée à démontrer l’inverse.
Mais, dès 1938, la guerre se profile. Sans illusion sur la portée des accords de Munich, Pierre Mendès-France, qui est lieutenant de réserve au bataillon de l’air 104, envisage le combat. Bien qu’il en soit exempté en tant que Parlementaire en mars 1939, son choix est fait et il désigne comme successeur son adjoint Auguste Fromentin en cas de mobilisation. Il suit l’exemple de sa famille, de Moïse soldat de Napoléon à son grand-père Jules engagé volontaire en 1870.
Le choix de la Résistance
Dès la déclaration de guerre, le 3 septembre 1939, PMF est affecté au bataillon de l’air 139 ; il est mobilisé à sa demande comme officier au Moyen-Orient où il passe un brevet d’observateur aérien. De retour en France le 10 janvier 1940, il retrouve sa famille à Louviers, et effectue plusieurs aller et retours. Blessé à la suite d’un bombardement à proximité de Vernon le 9 juin 1940 il est sur le chemin de Bordeaux pour rejoindre son unité, lorsqu’il entend l’appel du Général de Gaulle le 18 juin. Après avoir appris par son collègue député de l’Indre, Albert Chichery qu’un navire le Massilia doit appareiller pour Casablanca avec à son bord des parlementaires. Désireux de poursuivre le combat, il refuse de prendre part au vote de l’Assemblée nationale installée à Vichy et embarque avec sa famille le 20 juin.
L’établissement du Régime dirigé par le Maréchal Pétain et la promulgation du statut des juifs le 3 octobre 1940 lui font prendre conscience qu’en tant que juif, ancien ministre du Front populaire et républicain convaincu, il est une cible. Il se battra et résistera en tant que Français, Juif et homme de gauche. Sur l’ordre du général Charles Noguès, il est arrêté le 31 aout 1940 et incarcéré à la prison militaire de Casablanca où il a pour voisin Philippe de Rothschild. Sa femme quant à elle, parvient avec leurs fils à gagner les États-Unis. Envoyé en France en octobre, Pierre Mendès-France arrive à Clermont Ferrand où il est poursuivi pour désertion devant l’ennemi et jugé le 9 mai 1941 pour désertion. Durant son procès, Mendès France entreprend de répondre à chacune des attaques antisémites et aux clichés déroulés à son encontre : le thème du juif déserteur, errant, traître et poltron, mais en vain. PMF est déchu de ses mandats, condamné à six ans de prison et à l’indignité nationale et se voit radié du barreau. Le 21 juin, il écrit une lettre au Maréchal Pétain dans laquelle il se défend en ces termes et va jusqu’à souligner, dans ses brouillons, d’un double trait bleu et rouge certains passages pour souligner son attachement à la patrie, mais une nouvelle fois, en vain :
Il n’hésite pas à convoquer ses ancêtres, de Moïse Mendès France qui prit part aux guerres de la Révolution et de l’Empire, à son père, combattant durant la Grande Guerre.
Refusant de rester plus longtemps en prison, il s’évade dans la nuit du 21 au 22 juin. Il se grime, se cache, prend l’identité de Laurent Jean Seoyer clerc d’avoué en vacances. Finalement, au terme d’un long périple, PMF parvient à gagner la Suisse dans la nuit du 2 au 3 août. A Genève, il est pris en charge par le conseiller fédéral Charles Rosselet, socialiste, et le réseau RELICO.
En janvier 1942, muni d’un faux passeport au nom de Lemberg, il gagne le Portugal où un hydravion de la RAF l’exfiltre fin février pour l’emmener à Londres. Dès son arrivée, il rencontre de Gaulle à qui il fait forte impression et réciproquement. De Gaulle l’affecte au groupe « Lorraine », une escadrille de bombardiers reliée à la Royal Air Force et mène une douzaine d’opérations entre l’automne 1942 et novembre 1943. Soutien du Général, Pierre Mendès France prit position pour de Gaulle dans sa lutte contre Giraud.
En novembre 1943, le chef de la France libre lui demande de venir siéger à l’Assemblée consultative d’Alger, offre qu’il décline, PMF préférant le combat tout en étant parfaitement lucide sur les préjugés antisémites qui s’expriment à l’occasion, à haute voix, au sein de la France Libre. Mais de Gaulle passe outre son refus et le nomme commissaire aux Finances au sein du le Comité français de la Libération nationale (CFLN). PMF quitte Londres pour Alger et prendre en charge la question du budget de la France libre et élabore ce qui devient à la Libération le Commissariat au plan.
La Libération
Le retour à la démocratie se double d’un nouveau départ, marqué dans un premier temps par la douleur et l’absence de ceux qui ont disparu dans les camps. La fin de la guerre et la découverte des camps ne sonnent pas pour autant le glas de l’antisémitisme. Les attaques persistent et viennent aussi bien de l’extrême-droite que de l’extrême-gauche. Le 13 février 1948, l’hebdomadaire communiste Action consacre un article substantiel à Pierre Mendès France, re-nommé « Mendès Misr », sur une thématique partagée avec l’extrême-droite classique reposant sur le Juif et l’argent, expliquant que ce dernier est « à la tête, par sa femme, d’une fortune tout entière placée en Égypte ».
Mais, en dépit des attaques persistantes pour PMF c’est aussi le début de sa troisième vie politique marquée par une activité internationale majeure qui, dans le prolongement de la guerre, forge sa vision du monde et le conforte dans certains choix (l’action, la morale) et goûts (la communication en tête). La guerre lui a donné l’occasion d’observer la vie politique en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Les entretiens de Roosevelt diffusés à la radio américaine de 1933 à 1944), et de Churchill durant le conflit le marquent par leur aspect moderne et pédagogique. Pierre Mendès France s’en inspire. C’est ainsi que ses premières « Causeries », débutent, le 11 mars 1944 pour un an.
Mendès-France mène en parallèle deux missions. Sur le plan intérieur, PMF devient ministre de l’Économie nationale du gouvernement provisoire de la République français le 4 septembre 1944. Mais, en désaccord avec René Pleven, ministre des Finances, sur l’orientation à donner à la politique économique, il démissionne le 6 avril 1945 faute d’obtenir le soutien du général de Gaulle. Enfin, PMF retrouve ses mandats de député de l’Eure, de maire de Louviers et de président du conseil général de l’Eure en 1951. Sur le plan extérieur, en juin 1944, Mendès-France représente la France à la conférence de Bretton Woods où il parvient d’une part à négocier des taux de change favorables et d’autre part à obtenir pour la France un siège permanent à la Banque mondiale et au Fonds international de stabilisation des changes. Il est aussi nommé membre du conseil d’administration du FMI, où il reste jusqu’en 1947, date à laquelle il donne sa démission. En 1947, il devient délégué de la France au Conseil économique et social de l’ONU (ECOSOC), poste dont il démissionne en 1951. PMF séjourne alors régulièrement aux États-Unis.
Le Juif « bradeur de l’Empire colonial français »
Au début des années 50, Pierre Mendès France est dans une situation paradoxale qui fait de lui un homme politique d’avenir. Installé entre la figure du notable de la IIIème République, garante de l’expérience, et l’homme moderne attentif à la recherche et au progrès en général, il tranche par ses accents de vérité et une ironie parfois mordante, quitte à se retrouver isolé politiquement dans ses choix comme, par exemple sur la question indochinoise où il estime nécessaire de dialoguer avec Hô Chi Minh. Il dispose en plus d’un soutien majeur incarné par le journal l’Express et Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud qui donnent au mendésisme un support majeur pour diffuser ses idées. Au début de l’année 1954, face aux événements en Indochine le recours à PMF semble devenir à l’époque la seule issue. Après l’humiliante défaite de Diên Biên Phu, le 12 juin, le gouvernement dirigé par Joseph Laniel tombe, renversé par 306 suffrages contre 296. René Coty fait appel à Pierre Mendès France, déjà pressenti en 1953, afin qu’il forme un nouveau gouvernement. Investi le 18 juin, il promet lors de son discours d’investiture, de démissionner le 20 juillet si les pourparlers n’ont pas abouti. Il forme son gouvernement, placée sous le signe du paradoxe. En effet, les socialistes ne participent pas à ce ministère, les gaullistes obtiennent d’importantes places (Jacques Chaban-Delmas aux travaux publics) tandis que les modérés comptent parmi ses appuis du moment. Edgar Faure est nommé aux finances tandis que François Mitterrand hérite du ministère de l’Intérieur. Ce gouvernement, rapidement qualifié de gouvernement de centre-droit, obéit aux impératifs du moment. Le 20 juillet 1954, aux termes de négociations difficiles, « la raison et la paix l’ont emporté » mais Mendès France évite tout triomphalisme d’autant que, très rapidement, la situation de l’Afrique du Nord attire son attention, avec en tête le Maroc. Le 31 juillet, PMF prononce un discours à Carthage qui ouvre la voie vers l’autonomie. Mais ses opposants tiennent une occasion de se déchaîner contre lui. À partir de 1954, Jacques Duclos, président du groupe communiste à l’Assemblée nationale, ne cessera d’invectiver Pierre Mendès France, « ce lâche, ce petit Juif peureux qui bavarde et n’ose pas agir », rejoignant ainsi les propos des députés de la droite qui le renomment « Capitule Mendès », reniant une nouvelle fois son nom de famille complet. Dans plusieurs articles parus dans Contre-courant entre l’été 1954 et l’automne 1955, le père du négationnisme Paul Rassinier présente Mendès France comme : « l’agent servile du capitalisme cosmopolite juif qui dépèce avec soin l’Empire français », p. 262.
Fidèle à sa combattivité et à sa volonté de répondre à l’antisémitisme, Pierre Mendès France ne laisse cependant pas passer les attaques et se tourne vers René Coty qui est aussi président du Conseil suprême de la magistrature pour obtenir réparations. C’est ainsi que le 18 janvier 1955, la revue Aspect de France est condamnée pour les attaques formulées par Pierre Gaxotte dans ses colonnes qui reprenant les formules rhétoriques de l’extrême-droite avait renié le nom de Mendès France pour le rebaptiser Mendès Palestine et attaqué le prénom de son père David Cerf. L’année précédente il avait, au terme d’une longue procédure vu son honneur réhabilité, les accusations de désertion étant levées et reconnues comme non fondées.
Mendès France, le suspect buveur de lait
La lutte contre l’alcoolisme est certainement le choix de Mendes France le plus connu de sa carrière politique. Lors de la causerie du samedi 13 novembre 1954, PMF s’y attaque sans ambiguïté en s’appuyant sur les rapports alarmants de l’Académie de médecine selon laquelle l’alcool tue à l’époque plus de 17 000 personnes chaque année par cirrhose et delirium tremens. « Quels sont les faits ? Aucune population ne consomme plus d’alcool que la population française. Nos hôpitaux psychiatriques ne peuvent abriter toutes les victimes de l’alcool, dont le nombre croît chaque année. La santé de la jeunesse dans de nombreux départements est gravement menacée ». Le Président du conseil poursuit en expliquant qu’il s’agit à la fois d’un problème de santé publique et économique : « Les sommes annuellement gaspillées, tant pour la production exagérée des boissons alcoolisées que pour le traitement des victimes de l’alcoolisme, atteignent un montant astronomique, des centaines et des centaines de milliards ». Tout en se défendant de vouloir imposer la prohibition, il ne faut plus tergiverser. « Il s’agit de rendre des hommes libres, conscients des dangers qui les menacent, et de les aider à éviter ces dangers », explique-il en ciblant les divers abus et violation de la loi, ainsi que certaines des causes profondes tels que la fabrication d’alcool frelatée, le milieu de vie insalubres : « moins de taudis, plus de foyers accueillants » il compte avant tout sur le soin des femmes et des mères de famille dans ce domaine, même s’il est lucide et conscient du scepticisme que sa politique de lutte contre l’alcoolisme va susciter.
Les dispositions prises durcissent visent les bouilleurs de crus dont le régime fiscal est revu tandis que la transmission par héritage du privilège qui leur donnait par tradition le droit de fabriquer une dizaine de litres d’alcool par foyer est aboli. En parallèle, Pierre Mendès France fait transférer les deux tiers de la production de betteraves des distilleries aux sucreries et organise la distribution de lait dans les écoles et casernes de France pour lutter contre la dénutrition et l’alcoolisme et fonde le Haut Comité d’étude et d’information sur l’alcoolisme. Mais, au pays du vin, les opposants ne tardent pas et se déchainent avec un antisémitisme parfois assumé et décomplexé, quatorze ans après la fin de la guerre. Les antisémites s’emparent brutalement du sujet. Dans leur imaginaire, il est inconcevable de ne pas boire de vin, le produit de la vigne et de la terre française, l’expression du sang gaulois. Le Juif préfère l’eau et le lait, ce qui devient le symbole de sa fuite et l’expression de son absence de sang français dans les veines. Très vite Mendès France est d’ailleurs rebaptisé « le surmâle du lait » par le journal Rivarol tandis que Pierre Poujade lie le vin au sang versé et à la guerre : « si vous aviez une goutte de sang gaulois dans les veines, vous n’auriez jamais osé, vous, représentant de notre France, producteur mondial de vins et de champagnes, vous faire servir un verre de lait dans les instances internationales ».
« Bradeur de l’Empire »
La mémoire politique a gardé l’idée que PMF aurait commis la première erreur en aiguillant la politique française en Algérie sur le mauvais chemin. Pourtant, si la Toussaint Rouge a été mal évaluée par PMF qui connait mal le dossier et s’en remet à son Ministre de l’intérieur François Mitterrand, pour autant les rapports font prendre conscience assez vite de « risques de complications sociales et politiques » (p.348) si des solutions ne sont pas apportées rapidement et, si, pour PMF et Mitterrand, elles sont d’abord économiques et sociales, et non politiques, et doivent passer par l’application loyale du statut de 1947 qui ne l’avait jamais été. Si l’objectif après le 1er novembre 1954 est la restauration de l’ordre, et si pour PMF « l’Algérie c’est la France » (car « la coupure, la sécession pure et simple, ne correspondent ni à l’intérêt des pays en cause, ni à l’intérêt de l’Occident en général » (p.353), l’Algérie n’est pas la priorité, contrairement au Maroc et à la Tunisie qui retiennent davantage son attention. Le débat qui s’ouvre sur le Maghreb au début du mois de février 1955 est sans issue pour PMF qui le sait, sa politique ayant coalisé une large majorité de députés allant du PCF à l’extrême-droite pour qui, depuis juillet 1954 « le juif Mendès » était avant tout le « juif bradeur » de l’Empire colonial français : « […] mon gouvernement est tombé à propos de l’Algérie, mais ce n’était qu’un prétexte (mauvais d’ailleurs). Il serait tombé de toute manière… C’est une autre histoire », explique-t-il en 1974 à Jean Bothorel (Entretiens avec Mendès-France, Paris, Stock, page 81).
Dans l’opposition
La carrière de PMF ne s’arrête pas pour autant, même si la fin des années 1950 semblent marquer un frein. En parallèle, PMF est battu aux élections législatives de novembre 1958 et perd son mandat de député l’Eure ; dans le même temps il abandonne ses mandats de maire et de conseiller général pour se consacrer à la réflexion politique et à la réorganisation de la gauche. Conscient d’être un recours possible en cas de crise, Mendès-France s’investit dans son Parti politique de toujours, le Parti Radical et tente de lui donner un nouveau souffle, mais c’est un échec qui le pousse finalement à quitter le parti en 1959.
En parallèle, René Coty songe pourtant à le nommer Président du Conseil mais PMF refuse, estimant que sa marge de manœuvre était insuffisante face aux problèmes à résoudre. Une autre raison explique également sa démobilisation : le risque de voir son action entravée parce que Juif (selon le témoignage de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, cité p. 401). Néanmoins, il accepte d’être ministre d’État sans portefeuille dans le gouvernement dirigé par Guy Mollet, mais finit par démissionner en mai 1956, quatre mois après sa nomination, en désaccord avec la politique menée en Algérie.
L’année 1958 marque la fin de la IVème République et le retour au pouvoir du Général de Gaulle. Mais Mendès France, attaché à la république parlementaire s’affirme en opposant résolu au pouvoir du général de Gaulle et à la Constitution de la Vème République dont les institutions et les rôles attribués au Président et au Parlement sont à ses yeux contraire à l’esprit d’une véritable démocratie. Mais cette opposition systématique le prive de toute possibilité de revenir au pouvoir malgré sa stature et son aura. Pourtant, en 1969, il se laisse convaincre par Gaston Deferre pour former avec lui, un « ticket » à l’élection présidentielle de 1969. La tentative se solde par un échec cuisant, Gaston Deferre ne recueillant que 5,1% des suffrages. PMF soutient malgré tout la candidature de son antithèse, François Mitterrand en 1965 et le courant de la « deuxième gauche » qui se développe au sein du PSU.
Le choix de la paix au Proche-Orient et réflexions sur le judaïsme
Au début des années 1970, Mendès-France se retire peu à peu de la vie politique française. Tout en gardant un œil sur cette dernière, c’est avant tout le conflit israélo-palestinien qui retient son attention. C’est aussi à la même époque, en 1976, qu’il accorde à la revue l’Arche une interview au cours de laquelle Victor Malka l’interroge sur son appartenance au judaïsme. Fidèle à ses convictions Mendès France se dit juif non pas par la religion mais par l’histoire, par la mémoire et par le regard des autres, en particulier les antisémites, c’est l’occasion pour lui de revenir sur l’apport culturel du judaïsme à la culture en général. Interrogé sur la situation israélienne c’est aussi l’occasion pour lui d’affirmer son point de vue qui ne fait forcément l’unanimité : « je ne cache pas mon inquiétude face à une évolution qui est préoccupante. Mon inquiétude est d’abord humaine, parce que je mesure l’angoisse des Israéliens. Je crois qu’ils ont su se défendre magnifiquement à l’heure des pires dangers et notamment lors de la Guerre des Six Jours ». Mais, non sioniste, Mendès-France rejette la théorie selon laquelle les Juifs auraient par l’histoire des droits acquis sur une partie du Proche-Orient, estimant que la légitimité d’Israël est d’abord fondée sur la Shoah et la nécessité de donner aux survivants et à leurs descendants un foyer national sécurisé.
Il n’oublie pas pour autant le sort des Palestiniens et, au nom de la justice, PMF s’affirme aussi partisan de la création d’un État pour ces derniers : « Les Palestiniens ont un droit (égal à celui des Israéliens) à être indépendants, à avoir leur patrie, à décider de leurs affaires, sans immixtion de qui que ce soit. Il n’y aura pas de solution tant que cela n’aura pas été compris par tous » (interview accordée au Nouvel Observateur, 17 mai 1976, cité, p. 513). Mais l’obtention de ces droits passe par la reconnaissance d’Israël par les Palestiniens, et par l’OLP en tête.
En raison de cette double conviction, Nahum Goldmann, président du Congrès juif mondial le convainc de mener une mission de médiation entre Israël et l’OLP Durant l’été 1976 et jusqu’en 1977, de nombreuses rencontres ont lieu, jusqu’à la visite historique de Sadate à Jérusalem en novembre 1977, à laquelle PMF, qui joua un rôle certain dans sa venue, assista.
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Doté d’une véritable colonne vertébrale idéologique, où la justice, la rigueur intellectuelle et la morale ont joué un rôle essentiel, Pierre Mendès France, véritable anti-Machiavel qui avait hérité du surnom de « Cassandre », a su comme de Gaulle durablement marquer la vie politique et l’opinion publique françaises en devenant une référence morale incontournable. Mais sa popularité s’est doublée d’attaques antisémites parmi les plus rances qui ont pesé sur sa carrière politique sans la compromettre. Pour PMF, être juif c’est en définitive adhérer à une loi morale (p.512). Pierre Mendès France est, ainsi, une référence à redécouvrir dans un paysage politique et une gauche désenchantés et en crise face aux questions identitaires.
Quelques mois après victoire de la gauche en France, le 18 octobre 1982, Pierre Mendès France succombe à un infarctus, à son bureau, chez lui rue du Conseiller-Collignon à Paris. L’histoire veut que sur son bureau, une lettre lui apportant de nouveaux détails sur l’histoire de sa famille l’attendait.
Un objet retrouvé par sa famille illustre sans doute parfaitement le franco-judaïsme de Mendès France : une petite boite en argent contenant sa Légion d’honneur et une petite médaille représentant les Tables de la Loi.
Récit passionnant, un portrait admirable d’un héros dont l’influence politique se fait encore sentir aujourd’hui. Mais ce récit nous laisse sans illusion sur le progrès social, l’antisémitisme rampant qui n’attend qu’une occasion pour manifester sa haine. françois weisz, Nouméa.
Merci beaucoup pour cette note! Quel homme que PMF …
Superbe article. Je ne connaissais pas l’histoire de Pierre Mendes France. Très intéressant.
Je ne connaissais pas les détails de la vie de Pierre Mendès-France, fort intéressant.