Un père juif
par Patrick Sultan
Wladimir BERELOWITCH, Le Livre de Jacob : Une traversée du XXème siècle, Le Cerf, 2014, Collection Épiphanie.
Article publié sur le site À la littérature de M. Pierre Campion. Mis en ligne le 23 novembre 2016.
Un fils brosse le portrait de son père — un Juif russe, qui s’exile volontairement en France pour fuir la dictature bolchévique, qui entre dans la Résistance lorsque son pays d’accueil est livré aux nazis par la Collaboration. Un tel destin, pour dramatique qu’il soit, n’a rien d’exceptionnel dans un siècle où l’humanité a vu se succéder, ou plutôt même coexister, les plus violentes tyrannies de l’histoire, avec tout le cortège des guerres, des exils, des déplacements et des meurtres de masse qui les accompagnent. Et pourtant en écrivant Le Livre de Jacob, W. Berelowitch crée une œuvre singulière, à l’image de « l’homme d’exception » auquel elle rend hommage.
Yiddish Vater
Pour saisir en quoi cette « traversée du XXe siècle » est unique, il est utile de l’inscrire dans la riche tradition des écrits consacrés à la figure du père juif.
On connaît mieux celle de la « yiddishe Mamma » : celle-ci a suscité tellement de développements et d’« analyses » qu’elle est devenue un type (ou un stéréotype ?) universel ; selon la boutade de Woody Allen, il n’est pas même nécessaire d’être juive, ni même d’être mère pour acquérir le statut de « mère juive » : forte, aimante, protectrice, exigeante, culpabilisante, étouffante, intrusive, aimée sans limite, un monstre de tendresse… Dans la prolixe littérature qu’elle a inspirée domine, bien évidemment, le panégyrique, décliné en de nombreux registres : du sentimentalisme le plus attendri (voire larmoyant comme dans Le Livre de ma mère d’Albert Cohen !) à la tendresse exaspérée (comme dans La Promesse de l’aube de Romain Gary) ou, a contrario (comme dans Portnoy’s complaint de Philip Roth) sur le mode de la satire la plus acerbe. Les mères juives ouvrent la voie à tous les excès et semblent prendre toute la place. Mais, même si ceux-ci sont plus sobres, plus denses, plus graves, plus austères, les écrits consacrés ou adressés au père juif ne manquent pas. Cette dévotion filiale est, bien sûr, enracinée dans une forte tradition religieuse qui fait devoir au père d’être, pour son enfant, l’enseignant lettré, le modèle éthique, le porteur et le passeur de l’héritage d’Israël. Le fils est, pour sa part, contraint à rappeler la mémoire du père défunt dans la prière quotidienne et dans le cérémonial très codifié du deuil auquel il est astreint.
On se rappelle les souvenirs spirituels et malicieux de I.B. Singer, les quêtes ou enquêtes hallucinées qui jalonnent l’œuvre romanesque de Patrick Modiano, le Brief an der Vater de Franz Kafka — ce terrible règlement de compte épistolaire —, ou Patrimony l’œuvre dans laquelle Philip Roth semble abandonner tous ses masques. On placera le récit de W. Berelowitch non loin de Kaddish, l’hommage quasi liturgique rendu par le critique littéraire américain Léon Wieseltier à son père, sous la forme d’un journal méditatif collectant et commentant de nombreux textes de la Loi. Cependant, Le Livre de Jacob apporte une touche originale à cet édifice littéraire élevé en mémoire des pères.
L’ambiguïté générique
Cette originalité tient à son ambiguïté générique. Dans le « prologue » qui ouvre ce récit, l’auteur — dont on sait par ailleurs qu’il n’est pas un “littérateur” mais un historien de profession, un universitaire dont les nombreux travaux érudits sur la Russie du XIXème siècle font autorité dans le cercle des spécialistes — rappelle le paradoxe aristotélicien : l’histoire, quand elle s’en tient aux faits, à la réalité, manque de vraisemblance, s’éloigne de la vérité ; l’épopée ou la tragédie, avec leur puissance d’évocation, savent seules se porter à la hauteur de l’événement, se hisser à la hauteur de sa singularité et de son universalité. Dès lors, « tout récit qui prétend reconstituer une vie reste menacé de particularité et par conséquent d’insignifiance ». Soit on se limite aux éléments objectifs et l’on manque l’essence individuelle, soit on embellit la réalité et l’on risque de la travestir. Et cette aporie se complique pour qui veut décrire un père « exceptionnel » ou qui se voulait et se percevait comme tel… Ainsi, aux antipodes de la complaisance souvent narcissique de l’autobiographie, le projet de W. Berelowitch n’est pas de faire un énième récit de vie mais de brosser « le portrait d’une personne », d’approcher au plus près son caractère unique ; non d’en démontrer la réalité mais de tenter d’en « révéler » la vérité. Ainsi, en s’appuyant « sur quelques certitudes documentées », sur des paroles remémorées et « aussi sur beaucoup de suppositions », le fils-narrateur pousse « ce portrait vers des horizons éloignés, traçant autour » de son « père des cercles concentriques de plus en plus larges, de plus en plus osés, allant jusqu’à déranger les Saintes Écritures, afin que l’exception, puisse en sa personne, se muer en universel. De sorte que ce livre ne sera ni une histoire, ni une épopée, ni une tragédie. À moins qu’il ne soit un peu tout cela à la fois ».
Voici, à peu près, ce que donnerait la fiche d’identité, la notice nécrologique de Jacques-Jacob Berelowitch (1888-1971) : juriste russe assez cultivé, né à Oriol, près de Moscou dans une famille juive de la moyenne bourgeoisie mais converti au christianisme orthodoxe afin de pouvoir entrer au barreau, il quitte en 1924 son pays natal, la terre de son enfance pour laquelle il ne cessera d’avoir le plus tendre attachement. En effet, d’opinion libérale et réfractaire à l’arbitraire et à l’autoritarisme du régime bolchévique, il émigre en France sans toutefois renoncer à sa nationalité russe. Constatant avec effarement son pays d’accueil livré aux nazis par la Collaboration, il échappe à la déportation et, grâce à son aplomb et son excellente connaissance de l’allemand, il devient espion de haut rang au service des Alliés. Refusant, pour rester fidèle à son refus de toute compromission, les belles carrières que lui ouvrait son statut de « résistant », en U.R.S.S comme en France, il occupera des postes modestes. Il se dévoue à l’éducation de ses trois fils, naturalisés français, et sera pour eux un père attentif, révéré et exigeant. Or, une telle narration, même assortie de détails, ne rendrait pas compte de « l’écheveau » que l’écrivain doit démêler pour percer le mystère d’une existence. Chacun des neuf chapitres qui composent cette tentative, cet “essai” de reconstitution est un fil qu’il s’agit de tirer, au détriment de la linéarité chronologique. C’est une démarche hardie, risquée même, qui expose à rencontrer des nœuds, à buter sur des équivoques, à débusquer les non-dits et qui contraint à multiplier détours et digressions. Cette élucidation est servie par une langue simple, sans apprêt, dépourvue de tout épanchement lyrique mais comme emportée par la quête de vérité qui mène d’opacités en découvertes, d’obstacles en révélations.
Aux noms du père
Pour donner une idée de la « méthode » adoptée pour mener à bien cet exercice spirituel, il nous suffira de suivre le premier chapitre du Livre de Jacob, intitulé « Le nom du père », dont on peut dire qu’il contient le germe de tout le développement ultérieur. En voici les premières lignes :« Il s’appelait Jacques et il s’appelait Jacob : “Jacques-Jacob” ». C’est ainsi qu’il était doublement désigné dans son passeport, alors que dans l’usage courant il était Jacques. »
À ce constat objectif s’enchaîne une rêverie enfantine « pleine de déploiements sans fin » sur ce document dont dates et lieux « semblaient émerger d’un temps et d’un espace déportés quelque part aux confins de l’univers ». Mais surgit alors une première énigme : « la dualité des noms ». Pourquoi l’addition de deux noms jumeaux dont l’un, bien français (Jacques) est la transcription de l’autre (Jacob), d’origine biblique ? Pour répondre à cette question, le fils, adolescent sans doute à cette époque, recherche la réponse à la source même et interroge directement le père ; celui-ci attribue ce doublet à la « balourdise d’un fonctionnaire » qui « crut bien faire » en retranscrivant, francisé, le prénom, courant en russe et dépourvu de toute connotation hébraïque, de Yakov.
Mais cette réponse recèle « une aspérité cachée » sur laquelle l’adulte revient ; en historien rigoureux, il questionne et met à l’épreuve la validité de cette explication, de cette « archive orale ». À l’analyse sagace et non dupe, ce modeste fait semble tout à fait représentatif de la manière dont son père avait coutume de raconter sa vie sur deux plans. Le premier plan attribue à une force impersonnelle ce qui lui arrivait, exhibant ainsi vertu cardinale et éminente à ses yeux : l’objectivité, l’obiekivnost, « vérité en laquelle cet athée déclaré plaçait une charge émotionnelle et passionnelle d’autant plus absolue qu’il en dissimulait soigneusement les origines religieuses » ; le second montre l’omnipotence, l’omniscience « de sa propre personne, dont les gestes et les paroles occupaient tout le devant de la scène ». On le voit, cette recherche du père est un hommage mais pas une hagiographie.
Cependant, l’enquête ne s’arrête pas là et la question, obstinée, se pose à nouveau : « Qui était le responsable de cette double construction “jacobique” ? » Aussi faut-il se livrer au jeu des hypothèses : zèle mal placé d’un fonctionnaire ignorant ? Complaisance de Yakov à « conserver discrètement » sa « véritable origine » ? Rappel, par le prénom « Jacob », du « Jakob » allemand puisque, depuis sa jeunesse, « (s)on père était beaucoup plus familier de l’Allemagne que de la France » ?
Pourtant, là encore, il convient d’approfondir ce « récit des origines » en liant ce prénom redondant aux diverses histoires qui en découlent et en inscrivant la “petite” histoire individuelle dans la “grande” histoire humaine. Lors de l’Occupation allemande, Jacques-Jacob est dénoncé comme juif ; il se justifie auprès de la police française en arguant que ce prénom, loin d’être une trace de judéité, traduit simplement le nom russe de Yakov.
Ce récit est soumis, selon la discipline rigoureuse que s’impose le biographe-historien, à questionnement ; la culture littéraire de l’auteur, nourrie sans doute par les lectures quotidiennes exécutées par son père telles un rituel (juif ?) n’est jamais en défaut et sans cesse il sollicite avec pertinence les mythes et les références littéraires les plus variées pour éclairer son propos. Cette histoire du double nom où « le héros joue quelques bons tours à des imbéciles trop crédules » s’apparente trop, par ses aspects dramatiques et ses « tonalités héroïques » à des récits traditionnels, à l’univers des contes.
Le fils ne suspecte donc pas son père d’un tel étalage de vanité et de forfanterie mais interprète ce « jeu entre les trois prénoms » comme le signe d’une volonté (inconsciente ?) d’ériger l’ambiguïté en système de défense et d’esquive, de s’installer dans une duplicité capable de protéger un apatride résidant en France, tout en maintenant les dimensions de russité et de judéité qui le constituent en profondeur.
« Caché derrière ses arabesques onomastiques, le nom de mon père n’apparaissait pas en pleine lumière, il restait inaccessible, inexpugnable, parce qu’il reculait sans cesse à mesure qu’on s’avançait vers lui pour le saisir. »
L’herméneutique d’une âme ne saurait, sans doute, être achevée.
Ainsi donc, à partir d’une simple « anomalie » portée sur un passeport, les fils se dénouent peu à peu ; et il faudra les huit chapitres suivants pour explorer et porter au jour, au moins partiellement, le mystère (au sens spirituel du terme cette fois) d’un père qui, apatride, n’a cessé d’être profondément russe et, apostat, n’a cessé de porter en lui, comme « en miniature » le destin du peuple juif.
Le Livre de Jacob (ce titre sonne comme celui d’un livre apocryphe judéo-chrétien de la Bible), dont on ne saurait décider s’il est une étude biographique rigoureuse, un écrit autobiographique d’un genre particulier ou un essai de spiritualité dédié « aux mânes » d’un père adoré, est une œuvre puissante par son ambiguïté même. C’est un livre dicté non par le souci d’écrire une belle histoire de famille mais par une urgence de vérité, par un désir de voir clair en soi, qui se communiquera à tout lecteur intrigué par le mystère de la paternité. Autant dire, à chacun d’entre nous.
Références bibliographiques
Albert Cohen, Le livre de ma mère, Paris, Gallimard, 1954.
Franz Kafka, Lettre au père, Traduit de l’allemand par M. Robert, Gallimard, Collection Folio 2, 2002.
Philip Roth :
Le Complexe de Portnoy, Traduit de l’anglais par H. Robillot, Paris, Gallimard, 1970.
Patrimoine : Une histoire vraie, Traduit de l’anglais par M. Rambaud et M.-T. Akar, Paris, Gallimard, 1992.
Léon Wieselter, 1998, Kaddish, traduction de J.-F. Sené, Paris, Calmann-Lévy, 2000.