Note de lecture
Rédigée par Raphaël Benoilid
Abraham Joshua HESCHEL, Les Bâtisseurs du temps, Illustré par onze bois de Ilya Schor, Traduit de l’anglais par G. Lévitte, Paris, Éditions de Minuit, 1957, Collection «Aleph».
Sifriaténou a contribue à enrichir le sommaire de la revue L’Arche en proposant des ouvrages de pensée juive à ses lecteurs. Raphaël Benoilid a présenté brièvement cet ouvrage dans l’Arche n° 687, Juillet-Août 2021.
L’essai d’Abraham Heschel tient sans doute plus du poème que de l’essai philosophique. Davantage que l’énoncé de thèses précises et rigoureuses, il donne à entendre une mélodie capable de transporter le lecteur sous un ciel nouveau ; ce livre lui chuchote d’abord, avec tendresse et nostalgie, ce que fut autrefois la vie des Juifs d’Europe orientale : la beauté des âmes, la noblesse des esprits et la misère des corps.
L’auteur célèbre ensuite, dans une seconde partie nourrie de commentaires traditionnels, l’amour que le peuple juif voue au Septième jour – temps du Sabbat. Un même credo parcourt l’ensemble du livre et lui confère son unité : il vaut mieux « être » qu’« avoir ». Telle est la leçon du judaïsme qui a toujours préféré, à la conquête de l’espace, la construction du temps.
Le Sabbat se limite, pour un regard superficiel, à un ensemble d’interdits, contraignant le Juif observant à renoncer à l’usage du monde. Il est en vérité, bien différent de cette vision toute négative : il vise à procurer la «menou’ha»/ מנוחה, un sentiment de plénitude et de tranquillité intérieure, un avant-goût de la jouissance paradisiaque.
« Il faut toujours se souvenir que le Sabbat n’est pas une occasion de divertissements et d’amusettes (…) c’est le moment où nous pouvons rapiécer nos vies en haillons, retrouver le temps, et non pas le perdre ».
Retrouver le temps … Qu’est-ce à dire ? Il s’agit d’abord, non pas de traverser le temps mais de l’habiter, goûter à la saveur chaque fois unique de ses instants ; au vrai, le temps n’est pas une forme vide mais une suite d’atmosphères et le Sabbat, moment privilégié entre tous, est propice à l’épanouissement de l’esprit. Il permet, en effet, de retrouver son temps propre et son tempo, de découvrir son identité à l’abri du jeu des apparences, de la compétition sociale et du pouvoir de fascination que les choses exercent sur nous.
Le Sabbat est l’occasion de faire retour à sa vocation humaine, de réévaluer l’essentiel pour ne pas s’engluer dans l’action, pour s’inventer autrement. En ce jour, l’indigent peut devenir prince et le pécheur décider d’une vie nouvelle. Car l’homme, quand il se souvient qu’il a été créé, pressent qu’il y a un monde qui l’attend, fait pour lui seul, un lieu où il n’a nul besoin d’envier la part des autres. On y rencontre son prochain, non parce qu’il nous est utile mais parce qu’on se plaît à goûter sa présence. Aussi le Sabbat apporte-t-il la paix («chalome»/ שלום) au cœur du présent.
Cependant, ce jour est aussi un jour du souvenir… or – nouveau paradoxe – il éveille la mémoire non pas du passé mais du monde à venir ; le temps qu’il nous invite à retrouver est, par anticipation, celui de l’éternité, toujours prête à s’entretisser avec la prose du quotidien.
Cette séduisante vision spiritualiste a peut-être ses limites et tendrait à privilégier abusivement l’éternité au détriment de l’espace. Car le lieu a aussi, dans la Torah, une place centrale. La foi juive n’invite-t-elle pas à espérer le rassemblement des exilés sur leur terre, avec, en son centre, un Temple reconstruit ?
La réflexion de Heschel, si on la prolonge sans forcer sur les oppositions (espace vs temps) qu’elle met en avant, permet assurément de sensibiliser à la manière dont la Torah rend la temporalité humaine perméable à la transcendance et fait advenir l’éternel au cœur du quotidien.