La Trêve, un impossible retour ?
par Anny Dayan Rosenman
Primo LEVI, La Trêve, Titre original : Tregua (1963), Traduit de l’italien par E. Genevois-Joly, Paris, Éditions Grasset, 1966.
Article initialement paru dans la revue Plurielles n°17, 2012 ; revu et modifié par l’auteur pour Sifriaténou. Ce numéro thématique s’intitulait : Figures du retour, Retrouver, Réparer, Renouer ?
La Trêve, second récit autobiographique de Primo Lévi, publié seize ans après Si c’est un homme, est le récit d’un double et difficile retour : retour au foyer des prisonniers à leur sortie d’Auschwitz, et retour à la vie de rescapés qui reviennent du royaume de la mort.
Ces rescapés, un groupe d’Italiens regagnant leur patrie suivent un itinéraire improbable qui les fait passer par la Biélorussie, l’Ukraine, la Roumanie, la Hongrie, l’Autriche, l’Allemagne, la Moldavie. Et leur retour est une odyssée semée de rebondissements imprévus et cocasses, de rencontres, de déviations, d’arrêts, de tours et de détours en fonction de l’état des voies ferrées, au gré des décisions incompréhensibles de fonctionnaires russes imprévoyants ou oublieux. Une trajectoire où il ne faut chercher aucune logique.
Cependant, Primo Levi raconte aussi un autre retour – incertain et douloureux –, le retour vers la vie de ces prisonniers qui furent confrontés au règne de la mort et du Mal. Et en effet, que peut vouloir dire « revenir » dans le monde des hommes, ou revenir à soi, quand on est passé par l’épreuve destructrice des camps, quand on a vu ce que l’on n’aurait jamais dû voir et que l’on a éprouvé avec autant de douleur « la honte d’être un homme » ? Peut-on, dans l’élan de ce retour, désapprendre la mortelle leçon du camp ou au moins tenter de le faire ?
Ce voyage interminable, cette circulation incohérente et erratique est finalement une parenthèse dans le temps qui aménage un espace nécessaire entre le monde de la mort et celui de la vie. Il constitue une trêve qui permettra peut-être d’assumer à nouveau le poids empoisonné de la mémoire et le dur métier de vivre.
Arrêt sur image
L’Armée Rouge libère le camp ; les captifs recouvrent leur liberté : ainsi s’achève Si c’est un homme, le témoignage majeur de Primo Levi sur son expérience concentrationnaire. Ce récit se clôt à Auschwitz, à l‘intérieur du camp, dans un univers gelé, dévasté. Deux hommes, le narrateur et son ami Charles, transportent vers la fosse commune le cadavre d’un de leurs compagnons, Somogy, mort pendant la nuit, tandis qu’arrivent devant le camp les premiers soldats russes.
« Les Russes arrivèrent alors que Charles et moi étions en train de transporter Somogy à quelque distance de là. Il était très léger. Nous renversâmes le brancard sur la neige grise. Charles ôta son calot, je regrettai de ne pas en avoir un ».
Comme en un prodigieux « arrêt sur image », La Trêve a pour point de départ cette même séquence conclusive : on y retrouve la même scène, les mêmes protagonistes :
« La première patrouille russe arriva en vue du camp vers midi, le 27 janvier 1945. Charles et moi la découvrîmes avant les autres ; nous transportions à la fosse commune le corps de Somogy, le premier mort de notre chambrée. Nous renversâmes la civière sur la neige souillée car la fosse commune était pleine et l’on ne donnait pas d’autre sépulture. Charles enleva son bonnet pour saluer les vivants et les morts », p. 14.
Cette seconde évocation écrite en des termes presque similaires à ceux du premier récit, laisse cependant comprendre que le temps a passé. Dans ce second récit, le narrateur a introduit la date de la libération, celle du 27 janvier 1945 : c’est une date désormais historique. Il a éprouvé le besoin d’expliquer ce qui était alors de l’ordre de l’évidence, pourquoi la civière est simplement renversée : « la fosse commune était pleine et on ne donnait pas d’autre sépulture », écrit-il. De même, il précise que Charles « enlève son bonnet, pour saluer les vivants et les morts ». Et le salut aux morts, présent dans le second texte, est là aussi pour témoigner que l’on est sorti de la mortelle indifférence face à la mort ressentie dans le camp. Enfin, la neige n’est pas grise comme dans la version précédente, elle est -peut-on lire- « souillée », première occurrence du thème de la souillure qui traverse l’œuvre.
Cette rencontre initiale entre libérés et libérateurs est une rencontre ratée : les quatre jeunes soldats russes à cheval, « quatre messagers de paix aux visages rudes et puérils » restent comme pétrifiés par ce qu’ils voient, jetant des regards embarrassés sur les cadavres et sur les survivants. Aucune joie, aucune effusion, aucune parole. « Ils ne nous saluaient pas, ne nous souriaient pas » écrit Primo Levi, décrivant le premier épisode d’un difficile échange qui ne cessera de se rejouer entre le témoin et celui qui n’a pas vécu sa mortelle expérience.
Dans les jours qui suivent la libération, tandis que des milliers de détenus continuent de mourir, les survivants tentent timidement de se réinsérer dans le flux de la vie. Car pour le détenu qui a été soumis aux coups et à l’interminable torture de la faim, de la soif, du froid, son propre corps est devenu un ennemi autant qu’un allié. Et lorsque la lutte pour la survie se relâche, ce corps est en proie à « mille douleurs », ne trouvant plus la force de se défendre contre la fatigue et la maladie qui l’assaillent comme des « bêtes féroces » :
« La fatigue et la maladie comme des bêtes féroces et lâches semblaient avoir épié le moment où je quittais toute défense pour m’assaillir », p.20.
Primo Levi n’est pas épargné : il subira successivement une scarlatine, une pleurite, puis une grande faiblesse qui, pendant des jours, le rend entièrement dépendant de ses voisins de chambrée ; enfin, chaque nuit, pendant des mois, il sera en proie à des accès de fièvre intense.
Rituels de purification
Dans ce processus de réintégration, de réconciliation avec un corps – si l’on peut dire – « déshabité », se fait sentir l’importance d’une présence féminine salvatrice. Et un moment important dans La Trêve est celui du bain donné par les infirmières russes qui prennent les malades entre leurs bras robustes, les savonnent, les frottent, les rincent, les essuient de la tête aux pieds en un rituel rudement maternel.
Les survivants ont été transportés sur un chariot de fortune de leur camp Buna-Monowitz au camp principal d’Auschwitz qui est comparé par le narrateur à une immense nécropole.
C’est là que les survivants reçoivent ce premier bain d’hommes libres, certes nécessaire, mais dont Primo Levi perçoit très vite la dimension symbolique, comme s’il s’agissait de les laver de leur expérience. Avec la répétition du verbe laver, le thème de la purification revient de façon obsessive dans le texte car, de manière remarquable, Primo Levi analyse ce qui se passe dans des consciences au moment où se relâche la féroce tyrannie de la lutte pour la vie. Il parle de ce désir profond et grave qui les assaille dès les premières heures de la libération : « Nous aurions voulu laver nos consciences de la laideur qui y régnait », p.15. Un peu plus loin, il évoque Frau Vita, jeune veuve de Trieste que l’on l’avait préposée au transport des cadavres, et qui tente d’exorciser les images qui la hantent, de s’en laver en se lançant dans une activité tumultueuse : « elle frottait le sol et les carreaux avec une fureur sauvage, rinçait bruyamment verres et gamelles », p.33.
Une question est posée avec angoisse, donnant sens à ces rituels : la vie à venir sera-t-elle assez bonne pour lutter contre la mémoire de l’offense ? car il semble que déjà, se dessine le pressentiment « que rien ne pouvait arriver d’assez bon et d’assez pur pour effacer ce passé », p.31.
Enfants et adolescents rescapés
Après le dernier grand coup de faux qui emporte les malades les plus atteints, ceux qui sont restés en vie comprennent qu’ils vont sans doute survivre. Primo Levi, convalescent, se retrouve dans une chambrée de vingt personnes. Très vite, il s’attache à décrire les enfants survivants et les réactions des adultes face aux enfants. Car c’est bien autour de la mort et de la souffrance des enfants que se concentrent les aspects les plus insupportables de la folie génocidaire. Et les enfants et les adolescents évoqués en des pages denses et terribles, présentent tous les stigmates visibles et invisibles de ce qu’ils ont vécu et de ce qu’on leur a infligé.
Il y a Peter Pavel, un bel enfant, blond et robuste, au visage impassible qui ne s’occupe que de lui-même, de son corps, de sa nourriture, qui n’attend rien de personne et ne donne rien à personne. Un enfant qui semble désormais sans désir de communication et sans affect.
Il y a Kleine Kiepura, un adolescent de douze ans qui fut le protégé du Lager Kapo et la mascotte de Buna Monowitz. Même si le mot n’est pas prononcé, il s’agit d’un ‘piepel’, ce personnage que les rescapés évoquent avec tant de douleur et de réticence, un enfant abîmé, perverti par son protecteur et par le système du camp, ayant absorbé le poison d’Auschwitz trop jeune pour pouvoir y résister ou s’en défaire. Kleine Kiepura exprime, tout au long des nuits, la nostalgie du monde du camp, le seul qu’il ait connu. Pour les autres malades qui l’entendent chanter et siffler les marches du camp, vociférer en allemand, donner des ordres dans l’argot d’Auschwitz, son seul langage, il représente quelque chose d’insupportable. Pour eux, « faibles, malades mais pleins de la joie timide et inquiète de la liberté retrouvée» (p.31), il est comme la mémoire souillée de ce qu’ils auraient voulu à jamais évacuer.
Il faudrait s’arrêter sur la symbolique des noms et des prénoms chez Primo Levi. Ainsi, le nom de Kleine Kiepura renvoie à un réseau de significations : il associe un adjectif, kleine, qui veut dire petit et Kiepura, un nom de famille polonais, mais qui ne peut que rappeler le mot hébreu de kaparah, la victime expiatoire. Et pour cet enfant fracassé, dont l’être est parti en « kaparah » dans l’horreur quotidienne du camp, ses voisins ne peuvent éprouver qu’une pitié hostile, un mélange de compassion et d’horreur. Quand il parle dans la nuit, sa voix est comme la voix réverbérée d’Auschwitz.
Tous attendent qu’il disparaisse, qu’il s’éloigne, tel un bouc émissaire chargé des fautes de la communauté. « Sa présence blessait comme celle d’un cadavre », p.31. Les mots utilisés par Primo Levi sont très violents, ils sont inséparables de l’idée de souillure et d’impureté. Y a-t-il, pour ces victimes, une restauration, une réhabilitation possible ? De façon voilée mais significative, les termes utilisés pour décrire le lieu empruntent au vocabulaire religieux. L’espace de la chambrée est qualifié de limbes. Il y règne, nous dit-on, « une atmosphère de purgatoire pleine d’espoir et de pitié ».
Il y a un autre enfant sur lequel se concentre l’attention de la chambrée. Primo Levi évoque sa présence obsédante. De tous ceux qui l’entourent, Hurbinek est « le plus petit, le plus désarmé, le plus innocent ». C’est « un enfant d’Auschwitz, un enfant de la mort », qui n’apprit jamais à parler, à marcher et dont la souffrance silencieuse et l’acharnement à rejoindre le monde des hommes laissent le lecteur inconsolable.
Comment, là aussi, ne pas entendre résonner dans le nom de l’enfant, le nom de la catastrophe, le ’hourbane, nom que les locuteurs de langue yiddish donnaient à leur propre destruction ? Hurbinek est la victime parmi les victimes, l’essence de leur condition et l’image même du mal qui leur a été fait.
Sa souffrance anonyme et silencieuse suffirait à donner sens et légitimité à l’entreprise de témoignage, à prouver sa nécessité absolue. « ll ne reste rien de lui. Il témoigne à travers mes paroles » écrit Primo Levi, arrachant l’enfant à la masse anonyme des morts par la piété de son écriture et par sa volonté de nomination.
L’enfant Hurbinek a souvent été évoqué, cependant, il semble que l’on a moins remarqué la force et la puissance tragique de ce qui se joue autour de ce lit d’enfant. Hurbinek émet des sons indistincts mais insistants :
« Les jours suivants, nous l’écoutions tous, en silence, anxieux de comprendre. Et il y avait parmi nous des représentants de toutes les langues d’Europe. Mais le mot d’Hurbinek resta secret », p. 26.
Autour de l’enfant se manifestent une écoute, une attention, une patience à l’autre qui vont à l’encontre de toutes les règles apprises au camp. Si Auschwitz est bien le lieu où les liens humains sont brisés, où personne ne parle à personne (par manque de force et d’intérêt), où les tentatives de comprendre sont broyées, où les plus faibles sont impitoyablement écrasés puis oubliés, ce qui se joue, modestement dans cette chambrée est un essai pour rétablir un monde qui n’obéisse plus aux lois d’Auschwitz. Cette mobilisation autour de l’enfant le plus faible, cette écoute passionnée des adultes qui se succèdent à son chevet, apparaissent comme une tentative de rétablir l’ordre du monde et des relations humaines perverties par le Lager. Se joue ainsi une pathétique tentative, muette et peut-être inconsciente, de restauration, presque de rédemption, où chacun tente de recouvrer son humanité perdue. Entendre, comprendre le mot d’Hurbinek serait une timide victoire.
Mais, nous dit le narrateur : « Urbinek qui avait trois ans, qui était né à Auschwitz et n’avait jamais vu un arbre, Urbinek qui avait combattu comme un homme jusqu’au dernier souffle pour entrer dans le monde des hommes, dont une puissance bestiale l’avait exclu. Urbinek le sans-nom dont le minuscule avant-bras portait le tatouage d’Auschwitz. Urbinek mourut les premiers jours de mars 1945, libre, mais non racheté. Il ne reste rien de lui, il témoigne à travers mes paroles. », p. 26.
Expression énigmatique. De quel rachat s’agit-il ? De celui des adultes ?
Significativement, l’habitant de la chambrée qui s’occupe le plus de Hurbinek, qui passe ses journées auprès de lui, se montrant avec lui « plus maternel que paternel » (ce qui fait œuvre de vie est féminin chez Primo Levi), celui qui le lave, lui donne à manger, s’obstine à lui parler, et surtout qui croit entendre un mot que Hurbinek aurait prononcé, est le jeune Henek, un adolescent hongrois âgé de quinze ans que Primo Levi décrit comme « un produit du camp », p.27. Or Henek, arrivé à Auschwitz seul survivant de sa famille, a été nommé Kapo dans le block des enfants. De ce qu’il raconte au narrateur, « quand il y avait des sélections au block des enfants c’était lui qui choisissait », p.28. L’attention portée par Henek au petit Hurbinek, sa sollicitude, apparaît alors dans sa dimension tragique mais aussi réparatrice.
La rude bonté des Russes
Hors de l’enceinte d’Auschwitz et de ses douleurs, commence alors pour les rescapés une longue aventure sous escorte de soldats soviétiques. Évoqués avec une tendresse, un humour, une sympathie qui ne se démentent pas, les Russes occupent une place privilégiée dans la mémoire du narrateur. Ils sont présentés sous le signe de l’enfance. Les premiers soldats aperçus le jour de la libération, ont un visage décrit comme puéril. Les derniers à accompagner le convoi vers l’Italie sont des soldats de dix-huit ans qui ont l’air d’écoliers en vacances et qui d’ailleurs passent une grande partie de leur temps à jouer à un jeu qui s’apparente aux billes avec les enfants du convoi.
Parlant des Russes, Primo Levi décrit un peuple généreux, doté d’une forme d’innocence et « d’une faculté homérique de joie »,un peuple « vigoureux et épris de vie ».
Certaines de ses descriptions s’apparentent à de véritables déclarations d’amour :
« Et pourtant sous ces apparences de laisser-aller et d’anarchie, il était aisé de découvrir en eux, dans chacun de ces visages rudes et francs, les hommes valeureux de la Russie ancienne et nouvelle, débonnaires en temps de paix, féroces en temps de guerre, forts d’une discipline intérieure née de la concorde, de l’amour réciproque et de l’amour de la patrie. », p. 121.
Certes, le narrateur ne peut pas ne pas noter chez eux un amour immodéré pour la vodka ; il doit avouer que les Russes sont étrangement sensibles au charme des paperasses et évoque leur « indéchiffrable bureaucratie ». Il reconnaît que ses libérateurs semblent être des génies de la désorganisation… mais cette désorganisation est bienveillante et Levi l’oppose à l’organisation glacée et destructrice qui règne chez les Allemands, De même qu’il oppose le bain donné par les Russes, un bain chaleureux et un peu brutal, aubain infligé à l’entrée dans le camp, « un bain d’humiliation grotesque, démoniaque et rituel ».
En fait, les Russes semblent être à ses yeux comme une image inversée des Allemands, une image réparatrice de bonté et de générosité qui aide les rescapés à tenter de croire en l’homme et participe à leur retour à la vie.
Un élan vers la vie
Pour décrire la vie à Katowice, à Bogucice, et dans les différents camps de personnes déplacées où il va séjourner, au cœur de l’Europe, puis son long périple de cinq semaines, Primo Levi donne libre cours à sa verve et à son talent de conteur.
Le texte témoigne d’un véritable élan vers la vie et d’un rapport renoué avec la nature après des mois de camp. Marchant pendant des heures dans l’air du matin, le narrateur dit aspirer cet air comme un médicament. Il sent frémir dans la terre « des germes de vie ». Il se réjouit de s’allonger au soleil, il se promène dans les bois à la recherche de fraises et de champignons, obéissant, dit-il, au besoin de reprendre possession de son corps. Enfin, il sait à nouveau se montrer attentif à la beauté du monde. En témoigne ce passage magnifique, où, évoquant les dernières heures passées à Staryje Doroghi, Primo Levi, le citadin, décrit le chant des bergers :
« Pendant notre longue veillée on entendait modulés et ténus, les chants des bergers ; l’un d’eux préludait, un second répondait à des kilomètres, puis un autre et un autre encore de tous les points de l’horizon. C’était comme si la terre même chantait. », p.214.
Walter Benjamin a écrit que le conteur « imprime sa marque au récit comme le potier laisse sur la coupe d’argile la marque de ses mains » . À l’instar de ce potier, Primo Lévi imprime sa marque à des portraits de personnages hauts en couleur et à des types humains ciselés avec humour. Certains sont porteurs d’une forme de sagesse, même s’ils représentent parfois des philosophies de vie contradictoires, comme le rayonnant, le picaresque et chaleureux Cesare, « fils du soleil », ou comme Mordo Nahum, qui vit comme « un loup solitaire en guerre perpétuelle contre tous ».
Ainsi se succèdent en des pages pleines d’entrain et d’une grande invention comique, une série de personnages croqués en quelques lignes : « un coiffeur aux yeux sauvages et hagards qui exerçait son métier avec une violence inconsidérée» (p.23), une responsable du service de la cantine qui est une sorte de Walkyrie, capable de renverser d’un revers de main n’importe quel admirateur, ou encore un carabinier conforme à l’image qu’en ont les Italiens mais qui, par une sorte de miracle, est « à peine obtus ».
Le texte tient tantôt du journal de voyage, tantôt du reportage ethnologique et la description de Stlousk, petit village au sud de Minsk, dessine un réjouissant melting-pot :
« Il y avait des catholiques, des juifs, des orthodoxes et des musulmans. Il y avait des blancs, des jaunes et différents noirs sous l’uniforme américain ; des Allemands, des Polonais, des Français, des Grecs, des Italiens. Il y avait aussi des Allemands qui se faisaient passer pour Autrichiens, des Autrichiens qui se prétendaient Suisses, des Russes qui se déclaraient Italiens, une femme travestie en homme, et même tranchant sur cette foule en guenilles, un général magyar en grand uniforme, bariolé, querelleur et bête comme un coq », p.23.
Le récit porté par une écriture allègre, multiplie des anecdotes relatées avec faconde. Il faudrait évoquer la grande bâtisse de Staryje Doroghi, la Maison Rouge, où les voyageurs passent des semaines, et qui présente une architecture si incohérente qu’il nous est précisé qu’on ne savait pas très bien s’il s’agissait de l’œuvre de plusieurs architectes en désaccord ou d’un seul architecte mais qui serait fou….
Il faudrait encore évoquer la leçon de russe donnée par un professeur armé d’une baïonnette et les réactions du narrateur qui craint autant pour les pommes de terre qu’il fait cuire sur le feu que pour sa vie, car le professeur improvisé, qui décidément manque de pédagogie, brandit sa baïonnette lorsque l’élève lui donne les mauvaises réponses (p.188).
Ou enfin, l’arrivée d’un général russe couvert de médailles, dans une Fiat 500 dont il tente en vain de s’extraire car il est plus gros que sa voiture (p. 211).
Par une sorte de miracle, après des années de ravage et de destruction, c’est comme si le monde renaissait dans un chaos bon enfant et sans mémoire. Les voyageurs rescapés se contentent de vivre, au jour le jour, dans une immense et rude colonie de vacances, dans un présent sans passé, sans avenir autre que le prochain repas ou la prochaine date de départ.
Le retour ou la fin de la trêve
Cependant, à mesure que le train se rapproche de l’Italie, le ton va se faire plus grave, la réflexion plus mélancolique, l’angoisse plus présente.
Une première fêlure a déjà ébranlé l’espoir tout neuf en un monde meilleur. Quand près de Katowice, un avocat polonais demande au déporté à peine libéré de témoigner, mais sans mentionner son identité de juif, celui-ci se sent « vieux et exsangue », il sent refluer loin de lui la vague chaude du sentiment d’être « un homme parmi les hommes ».
Au cours du long voyage, la question du pardon et de la vengeance a été abordée. Au moment où le narrateur voit passer des Allemands entassés à leur tour dans des wagons à bestiaux, et il a du mal à démêler les sentiments que cette vue lui inspire, de même que devant le spectacle de Vienne détruite.
Cette proximité semble réactiver la conscience du désastre dans son ampleur et sa cruauté. Au sentiment de faire partie d’une « caravane » débrouillarde et solidaire, succède le sentiment d’appartenir à un groupe spectral. S’impose le souvenir d’un autre convoi dont il n’y a presque pas de survivants : « nous étions partis six cent cinquante, nous revenions trois… Nous nous sentions vieux de plusieurs siècles, opprimés par une année de souvenirs féroces, vidés et impuissants », p. 248.
Ce qui domine désormais, c’est un sentiment de perte et d’incertitude, l’angoisse du lendemain, la peur devant le retour à une vie quotidienne qui apparait comme une épreuve insurmontable. S’impose une prémonition, qui se révèlera exacte. Il faudra combattre, « des ennemis encore inconnus, à l’intérieur et à l’extérieur de nous mêmes » écrit Primo Levi, qui, en effet, et jusqu’au dernier jour, n’en aura jamais fini avec ces ennemis intérieurs.
« Nous sentions couler dans nos veines exténuées le poison d’Auschwitz », p. 248.
Le thème de l’infection qui traverse sourdement l’ensemble du récit, décliné en une série de formulations explicites ou allusives, prend ici une intensité nouvelle. Primo Levi exprime un sentiment qui ne le quittera jamais : le mal auquel il a été confronté a étendu sans fin son emprise, a empoisonné les êtres et le monde. Il reste gravé dans les mémoires mais il circule aussi à l’intérieur des populations, dans leur sang et leurs veines, telle une diffusion épidémique du Mal. À ce sentiment se mêle, dans les dernières pages, une prémonition terrible, presque cosmique qui ne concerne pas seulement les rescapés mais l’Europe, pas seulement le passé mais l’avenir :
« La sensation lourde et menaçante d’un mal irréparable et définitif, omniprésent, tapi comme une gangrène dans les viscères de l’Europe et du monde, source de mal à venir », p. 242.
Un rêve d’angoisse
La dernière date de La Trêve est celle de l’arrivée à Turin, le 19 octobre 1945. C’est aussi celle où le narrateur retrouve un rêve qui ne le quittera pas. C’est un rêve d’angoisse. La terreur et le désespoir qu’il suscite semblent sans recours et constituent les derniers mots du récit.
« Puis c’est le chaos, je suis au centre d’un néant grisâtre et trouble et soudain, je sais ce que tout cela signifie et je sais aussi que je l’ai toujours su : je suis à nouveau dans le Camp et rien n’était vrai que le Camp. Le reste, la famille, la nature en fleur, le foyer, n’était qu’une brève vacance, une illusion des sens, un rêve, le rêve intérieur, le rêve de paix, est fini, et dans le rêve extérieur qui se poursuit et me glace, j’entends résonner une voix que je connais bien. Elle ne prononce qu’un mot, un seul, sans rien d’autoritaire, un mot bref et bas ; l’ordre qui accompagnait l’aube à Auschwitz, un mot étranger, attendu et redouté : debout, « Wstawac », p. 245-246.
Dans ce rêve, le narrateur n’est jamais sorti du camp. Et il ne pourra jamais en sortir. En une inversion effrayante, le seul lieu du réel est désormais celui du camp, tout le reste n’est qu’illusion.
Le lecteur s’aperçoit alors que La Trêve, récit d’un retour, est comme encadré par deux passages qui en démentent l’espoir. Il se souvient que le livre s’ouvre sur un poème, écrit en 1946, et placé en ouverture du livre comme une sinistre prophétie dont la dernière strophe est une annonce du rêve :
« Maintenant nous avons retrouvé notre foyer
Notre ventre est rassasié,
Nous avons fini notre récit.
C’est l’heure. Bientôt nous entendrons de nouveau l’ordre étranger :
« Wstawac »
Dans le poème, l’utilisation du futur renforce le caractère inéluctable d’un destin qui aurait été comme suspendu pendant le temps du récit. Le récit picaresque est ainsi pris en tenaille. Les accents tragiques que l’on retrouvera dans Les Naufragés et les Rescapés sont déjà là, dans toute leur violence et leur désespoir. Mais le temps d’un détour, ils ont été comme voilés, assourdis par la beauté du monde et l’espérance du retour.
***
La Trêve est un livre étrange et fort, celui sans doute où se déploie le plus largement la palette d’écriture de Primo Levi, de la plus sombre à la plus enjouée. Il y cerne au plus près les sentiments contradictoires ressentis par les survivants au lendemain de la libération : une joie timide devant la liberté, « l’improbable, l’impossible liberté, si éloignée d’Auschwitz que nous ne la voyons qu’en rêve », écrit-il mais aussi une sourde angoisse, la conscience du caractère destructeur, irréparable, indélébile de « l’offense » subie.
Références bibliographiques
Ouvrage cité
Walter Benjamin, Le conteur : Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov, Traduit de l’allemand par M. Gandillac, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, Collection Folio.
Oeuvres de Primo Levi
- Si c’est un homme, Titre original : Se questo è un uomo (1947), Traduit de l’italien par M. Schruoffeneger, Paris, Julliard, 1987.
- Les naufragés et les rescapés : Quarante ans après Auschwitz, Titre original : I sommersi e i salvati (1986), Traduit de l’italien par A. Maugé, Paris, Gallimard, 1989, Collection Arcades.
le silence pour méditer sur cette si belle et si intime description du prisonnier des camps aux prises avec son destin d’homme et de juif les deux pétris ensemble et sur l’admirable commentaire d’une oeuvre admirable