Le prophète : un homme. Mais encore ?

par Abraham Joshua HESCHEL

Traduction inédite de l’anglais par Nadine Picard

Abraham Joshua Heschel, The Prophets, États-Unis, New York, Jewish Publication Society of America, 1962.

Introduction.

A.J. Heschel est l’auteur d’un ouvrage majeur sur les Prophètes d’Israël. Il analyse d’un point de vue littéraire, philosophique, théologique, l’univers singulier de ces hommes, leur situation prise entre l’homme et Dieu, entre la société, ses institutions et le Créateur de l’Univers. Il met en lumière leur témoignage marqué par ce qu’il nomme « le pathos divin ».

L’étudiant en philosophie qui, après s’être confronté au discours des grands métaphysiciens, se tourne vers les sermons des prophètes, doit avoir l’impression de quitter le royaume du sublime pour entrer dans un monde de trivialités. Au lieu d’être mis face à des questions intemporelles sur l’être et le devenir, sur la forme et la matière, sur les définitions et les démonstrations, le voici plongé dans des prédications sur les veuves et les orphelins, sur les juges corrompus et sur les transactions de la place du marché. Au lieu de nous accompagner dans les élégants salons de l’esprit, les prophètes nous emmènent dans les bas-fonds de celui-ci. Le monde est un lieu noble, empli de beauté, mais les prophètes sont scandalisés et tempêtent comme si le monde n’était qu’un vaste taudis. Ils vocifèrent sur des broutilles, se répandent en paroles grandiloquentes sur des vétilles. En ancienne Palestine, les pauvres furent maltraités par les riches : et alors ? Un groupe de vieilles femmes trouvait du plaisir dans le culte d’une « Reine des Cieux » : et alors ? Pourquoi cette agitation excessive ? Pourquoi cette indignation démesurée ?

A.J. Heschel/1965

La sensibilité au mal

De nos jours encore, ce qui horrifiait les prophètes se produit quotidiennement de par le monde. Il n’existe aucun groupe social auquel les mots d’Amos ne puissent s’appliquer :

« Écoutez ceci, ô vous qui grugez les nécessiteux et tendez à supprimer les pauvres du pays! Vous dites : « Quand la nouvelle lune sera-t-elle passée, pour que nous reprenions notre commerce, et le Sabbat, pour que nous ouvrions nos magasins de blé ? Nous ferons l’êpha plus petite, le sicle plus grand, et frauderons avec des balances trompeuses ». », Amos 8 : 4-6.

Et, en effet, la nature des crimes et même le nombre de délits qui emplissent d’effroi les prophètes d’Israël n’excèdent pas ce que nous considérons comme normal, comme faisant partie intégrante de la marche de la société. Pour nous, un simple acte d’injustice – une tromperie en affaires, l’exploitation des pauvres ­– est sans conséquence. Pour les prophètes, c’est une catastrophe. Pour nous, l’injustice est une insulte au bien-être des hommes. Pour les prophètes, c’est un coup mortel porté à l’existence. Pour nous, c’est une anecdote. Pour eux, c’est un désastre, une menace faite au monde.

Qu’ils s’étouffent de colère devant l’injustice peut nous sembler un signe d’hystérie. Nous-mêmes, nous sommes témoins tous les jours d’actes d’injustice, de manifestations d’hypocrisie, de tromperie, d’outrage, de malheur, mais il est rare que cela provoque en nous indignation ou réactions excessives. Chez les prophètes une injustice, même minime, prend des proportions cosmiques.

« L’Éternel a juré par la Gloire de Jacob : « Certes, jamais je n’oublierai aucun de leurs actes!  » N’est-ce pas assez pour que la terre tremble, et que tous ses habitants soient en deuil? Pour qu’elle se soulève tout entière comme le Nil, qu’elle se gonfle puis s’affaisse comme le fleuve de l’Egypte?  » », Amos 8 : 7-8.

« Cieux, soyez stupéfaits de ceci, frissonnez, saisis d’une horreur profonde, dit l’Eternel. Car il est double, le méfait commis par mon peuple: ils m’ont abandonné, moi, la source d’eau vive, pour se creuser des citernes, des citernes crevassées, qui ne peuvent retenir les eaux. », Jérémie 2 :12-13.

Les prophètes parlent et agissent comme si, parce que Israël est infidèle à Dieu, le ciel allait s’effondrer.

N’y a-t-il pas une disproportion entre l’ampleur de leur indignation et de la colère de Dieu et ce qui les aura provoquées ? Comment expliquer une telle sensibilité morale et religieuse, une telle ardeur extrême ?

Ne semble-t-il pas incongru, et même absurde, qu’à cause d’actes d’injustice minimes visant de pauvres hères impuissants et anonymes, la glorieuse cité de Jérusalem se voie anéantie et que la nation tout entière connaisse l’exil ? Les prophètes ne donnaient-ils pas trop d’ampleur à la culpabilité ?

Les paroles du prophète ne sont qu’explosions d’émotions violentes. Ses reproches sont acharnés et implacables. Mais, si on doit qualifier d’hystérique cette grande sensibilité au mal, quel nom donner alors à l’indifférence au mal, abyssale, déplorée par le prophète ?

« Ils boivent du vin à même les amphores, se frottent d’huiles de choix et ne s’affligent guère du désastre de Joseph ! », Amos 6 : 6.

La mesquinerie de notre sens moral, l’incapacité à percevoir la gravité du malheur causé par nos propres manquements sont des faits qu’aucun subterfuge ne peut éluder. Nous voyons de nos yeux la méchanceté et la cruauté de l’homme, mais notre cœur s’efforce d’occulter le passé, de calmer l’angoisse, et de faire taire notre conscience.

La sensibilité du prophète est explosive. Dieu a jeté un fardeau sur son âme et la voracité sauvage de l’homme l’écrase et le sidère. La souffrance de l’homme est effroyable, nulle voix humaine ne peut en exprimer la terreur. La prophétie est la voix que Dieu a donnée à cette souffrance muette, une voix pour les pauvres opprimés, pour les richesses profanées du monde. C’est une forme d’existence, un point de rencontre entre Dieu et l’homme. La colère de Dieu parle par les paroles du prophète.

Jérémie/Michel-Ange

L’importance des trivialités

« Les choses humaines ne valent pas la peine d’être prises au sérieux, et cependant nous devons les regarder avec sérieux, cette triste nécessité nous oblige » déclare Platon dans un accès de mélancolie au livre VII des Lois. Plus loin, il s’excuse d’avoir eu « cette mauvaise opinion de l’humanité » qui, dit-il, s’est forgée en comparant l’homme aux dieux. « Disons, si vous voulez, que la race humaine ne doit pas être méprisée, qu’au contraire elle mérite quelque considération ».

Cicéron, dans le De Natura deorum, affirme que « les dieux s’occupent des grandes choses et négligent les petites ». Quant à Aristote, il nous dit dans sa Magna Moralia que les dieux ne se soucient nullement de la distribution du bon ou du mauvais sort, ou de celle des choses matérielles. Pour le prophète, en revanche, rien ne mérite plus de considération que la condition humaine. Et, en effet, Dieu lui-même est décrit comme plus préoccupé par la souffrance de l’homme que par des idées d’éternité. Son esprit se soucie de l’homme, de sa présence dans une réalité historique, bien plus que de questions spirituelles et intemporelles. Dans le message des prophètes, rien de ce qui affecte le bien et le mal n’est futile ou anodin aux yeux de Dieu.

L’homme est rebelle, pétri de turpitudes et, malgré cela, Dieu, créateur du ciel et de la terre, le chérit et s’attriste quand il le renie. L’amour de Dieu pour l’homme est intime et profond, et pourtant Sa colère est féroce et redoutable. La puissance de l’homme vaut bien peu, mais la compassion de l’homme est précieuse pour Dieu. Néanmoins, quelle que soit la laideur des actes de l’homme, que son retour vers Dieu fasse de ce chemin une voie divine.

Lumineux et explosif

Flaubert écrit, dans une lettre à Louise Colet du 26 août 1853 : « Aussi les très belles œuvres … sont sereines d’aspect…. Par de petites ouvertures on aperçoit des précipices, il y a du noir en bas, du vertige, et cependant quelque chose de singulièrement doux plane sur l’ensemble ! C’est l’idéal de la lumière, le sourire du soleil, et c’est calme ! C’est calme ! et c’est fort… Ce qui me semble, à moi, le plus haut dans l’Art (et le plus difficile), c’est …de faire rêver. »

Aux paroles du prophète, c’est l’exact opposé qui s’applique : elles sont empreintes d’une inquiétude qui se transforme parfois en souffrance. Il y a pourtant des moments de répit où l’on peut sentir qu’un amour éternel plane sur les périodes d’angoisse. Au fond il y a de la lumière, de la fascination, mais c’est l’orage et les éclairs qui dominent l’ensemble.

Le prophète use du langage des émotions et de l’imagination, un langage concret, aux mouvements rythmés, aux formes artistiques, et c’est en cela que son style est poétique. Cependant, ce n’est pas, comme dirait Wordsworth, une poésie qui prend sa source « dans une émotion recueillie dans la tranquillité ». Loin de refléter un état d’harmonie intérieure, ou un suspens, le style du prophète est gorgé d’agitation, d’angoisse et d’esprit de révolte. Le prophète ne s’intéresse pas à la nature, mais à l’histoire, et dans l’histoire point de suspens.

Le discours authentique naît d’un moment d’identification entre une personne et un mot. Son sens dépend de l’urgence et de la magnitude de sa thématique. L’objet du prophète, c’est, en premier lieu, la vie même de tout un peuple, et son identification ne dure pas qu’un temps. Le prophète ne fait qu’un, et non seulement avec ce qu’il dit. Il s’engage avec son peuple dans ce qu’annoncent ses paroles. C’est là que réside le secret du style du prophète : sa vie et son âme sont mises en jeu dans ce qu’il dit et dans ce qui va advenir de ce qu’il dit. C’est un engagement dont les échos se répercutent. En outre, l’objet et l’identification doivent être considérés sous trois dimensions. Ce sont non seulement le prophète et le peuple, mais Dieu lui-même est impliqué dans le message que portent les paroles.

Le discours prophétique est rarement crypté, suspendu entre l’homme et Dieu. Il est pressant, inquiétant, insistant, comme si les mots jaillissaient du cœur même de Dieu, cherchaient à pénétrer le cœur et l’esprit de l’homme, portaient une injonction et aussi un engagement. C’est la splendeur, et non la dignité, qui importe. La langue est lumineuse et explosive, ferme et incertaine, dure et compatissante, une symbiose de contradictions.

Le prophète raconte rarement une histoire, il profère des événements. Il ne chante pas souvent, il châtie. Il fait bien plus que donner à la réalité un tour poétique : c’est un prédicateur qui cherche, non à s’exprimer ou à « purger les émotions », mais à communiquer. Ses images ne sont pas là pour briller, elles doivent brûler.

Le prophète est résolu à amplifier la responsabilité, il exige des excuses avec impatience, il méprise les faux-semblants et l’apitoiement sur soi-même. Son ton, qui est rarement doux ou affectueux, est souvent consolateur et allège la conscience. Ses mots sont souvent tranchants, voire horrifiants, ils veulent choquer plutôt qu’édifier.

La bouche du prophète est « un glaive tranchant ». Il est une « flèche reluisante » issue du tremblement de Dieu (Isaïe : 49, 2).

« Prenez peur, femmes paisibles, tremblez, filles insouciantes; dépouillez vos vêtements, mettez-vous à nu, qu’un cilice couvre vos reins! », Isaïe : 32,11)

La lecture des paroles des prophètes est une épreuve pour nos émotions, elle arrache notre conscience à son état de vie suspendue.

Le plus grand bien

Celui que la beauté émeut sait qu’une pierre sculptée par les mains d’un artiste-poète dégage de la beauté, qu’un rai de lumière dirigé avec grâce produit un chant. L’oreille du prophète, cependant, est sensible à un cri que nul autre ne perçoit. Une maison bien tenue, une ville à l’architecture élégante pourra provoquer en lui une immense détresse.

« Malheur à qui accapare le bien d’autrui!…

Malheur à qui amasse pour sa maison un bien mal acquis…

Oui, la pierre dans le mur crie [contre toi], et le chevron, dans la charpente, lui donne la réplique. Malheur à qui bâtit une ville avec le sang, et fonde une cité sur l’iniquité! », Habacuc : 2, 6- 9, 11-12.

Ces paroles viennent contredire la plupart des idées courantes : les architectes des cités célèbres ont toujours été acclamés et enviés ; ni la violence, ni l’exploitation ne peuvent faire d’ombre à la splendeur d’une métropole. « Malheur à qui… » ? La justice humaine ne réclamera pas son dû, et aucun remord ne viendra tourmenter l’ivresse du succès, car au fond de notre cœur réside la tentation de révérer ce qui en impose, ce qui est renommé, ce qui est voyant. Si un poète s’était rendu à Samarie, la capitale du Royaume du Nord, il aurait écrit des vers exaltant la magnificence de ses édifices, la beauté de ses temples et de ses monuments profanes. Mais, quand Amos de Tekoa arriva à Samarie, il ne parla pas de la magnificence des palais, il parla au contraire de la confusion morale et de l’oppression. Le prophète fut submergé de consternation. Et voici les paroles qu’il prononça au nom de Dieu :

« Je déteste l’orgueil de Jacob, je hais ses palais », Amos : 6, 8.

Est-ce à dire qu’Amos était insensible à la beauté ?

Quel est le plus grand bien ? Ce sont les trois choses que la société antique plaçait au-dessus de tout : la sagesse, la richesse et la puissance. Pour les prophètes, une telle fatuité était ridicule et idolâtre. L’Assyrie serait punie pour ses vantardises arrogantes :

« C’est en vertu de ma propre force que j’ai agi et grâce à ma sagesse, car je suis intelligent… », Isaïe : 10,13.

Et, parlant de son propre peuple, car « il tient son cœur éloigné de moi, …l’intelligence de ses gens d’esprit se voilera », Isaïe : 29,13-14.

« Ils seront couverts de confusion, ces sages. Ils seront pris de terreur, ils seront capturés ; aussi bien, ils ont traité avec dédain la parole de l’Éternel : en quoi consiste donc leur sagesse? », Jérémie : 8,9.

Ephraïm a dit :

« car tu as eu confiance en ta conduite, dans la multitude de tes guerriers. Aussi le tumulte de la guerre éclatera-t-il contre tes troupes, et toutes tes forteresses seront-elles ruinées », Osée : 10, 13-14.

Ainsi parla l’Éternel : « Que celui qui se glorifie se glorifie uniquement de ceci: d’être assez intelligent pour me comprendre et savoir que je suis l’Eternel, exerçant la bonté, le droit et la justice sur la terre, que ce sont ces choses-là auxquelles je prends plaisir, dit l’Éternel », Jérémie 9 : 23.

Ce message fut exprimé avec plus de force par un prophète plus tardif : « Ceci est la parole de l’Éternel à Zorobabel : Ni par la puissance ni par la force, mais bien par mon esprit! », Zacharie : 4, 6.

Ezéchias/Michel-Ange

Trop haut d’une octave

Nous ne partageons avec le prophète aucun langage commun. Pour ce qui nous concerne, l’état moral de la société, pourtant loin d’être sans tache, semble juste et parfait. Pour le prophète, il est effrayant. On voit tant d’actes de charité, la décence suinte de partout. Et, cependant, pour le prophète, cette conscience satisfaite n’est qu’hypocrisie et fuite devant les responsabilités. Nos critères sont tièdes, notre sens de l’injustice est tolérant et frileux. Notre indignation morale fluctue. Et, pourtant, la violence de l’homme ne connaît pas de limites, elle est constante et insupportable. Bien souvent, la vie nous semble sereine, alors que pour le prophète, le monde se vautre dans la confusion. Le prophète n’accorde aucune concession aux actes que l’homme est susceptible d’accomplir. Il ne montre que peu de compréhension pour la faiblesse humaine et il se montre incapable de trouver des circonstances atténuantes à la culpabilité de l’homme.

Qui supporterait de vivre nuit et jour dans le dégoût ? La conscience édifie ses propres limites, elle est sujette à la lassitude, elle a besoin d’être réconfortée, rassurée, apaisée. Pourtant, ceux qui souffrent et Lui, qui vit dans l’éternité, ne connaissent ni le repos ni le sommeil.

Le prophète est en éveil et ne prend rien à la légère. Les effluves de charité ne parviennent pas à adoucir la cruauté. La pompe, le parfum de piété mâtiné de barbarie lui donnent la nausée, à lui qui est en éveil et ne prend rien à la légère.

Il se peut que, plus que les hommes, dont le savoir dépend uniquement de ce qu’ils entendent et de ce qu’ils observent, le prophète ait été au fait de l’obscénité secrète contenue dans la simple injustice et de la malveillance cachée dans l’indifférence convenue.

« L’Éternel m’a instruit ; je sais, depuis que tu m’as rendu témoin de leurs œuvres. », Jérémie : 11,18.

L’oreille du prophète perçoit le soupir silencieux.

Dans les Upanishads, le monde physique n’a aucune valeur, aucune réalité, c’est un mirage, une illusion, un rêve. Mais, dans la Bible, le monde physique est bien réel, il est la création de Dieu. Le pouvoir, la descendance, la richesse, la prospérité sont des bénédictions qu’il faut chérir et, pourtant, l’homme, nanti et fier de ses succès et de sa puissance, est considéré comme un être indistinct, sans valeur, dépourvu de substance.

« Certes, les nations, à Ses yeux, sont comme une goutte tombant du seau, comme un grain de poussière dans la balance….

Toutes les nations sont comme rien devant Lui ; Il les considère comme le vide et le néant. », Isaïe : 40,15-17.

Il se peut que la civilisation arrive à son terme et que l’espèce humaine disparaisse. Ce monde, rien de plus qu’une ombre d’idées dans une sphère supérieure, est réel, mais il n’est pas absolu. La réalité du monde est dépendante de sa compatibilité avec Dieu. Quand certains s’enivrent du « ici et maintenant », le prophète a la vision de la fin.

« J’ai regardé la terre, et voici tout y était chaos informe ; et vers les cieux leur lumière avait disparu. J’ai regardé les montagnes, elles étaient tremblantes ; toutes les collines, elles étaient violemment agitées. J’ai regardé et voici, il n’y avait plus d’hommes, et tous les oiseaux du ciel avaient pris leur vol. J’ai regardé et voici, la campagne fertile était devenue un désert, et toutes ses villes étaient renversées par l’action de l’Éternel, par le feu de sa colère. », Jérémie : 4, 23-26)

Le prophète est un homme, et cependant sa voix sonne d’une octave trop haut à nos oreilles. Il vit des expériences qui défient notre entendement. Il n’est ni « saint chantant » ni « poète moralisateur », mais il s’attaque à notre esprit. Bien souvent ses paroles commencent à brûler là où la conscience s’arrête.

Daniel/Michel-Ange

Iconoclaste

Le prophète est un iconoclaste, défiant ce qui en apparence est saint, révéré et redoutable. Les croyances qu’on chérit comme des certitudes, les institutions auxquelles on prête une sainteté divine, le prophète les dénonce comme des scandales de présomption.

Aux oreilles de maints croyants dévots, ces mots de Jérémie tinrent sans doute du blasphème :

« À quoi me sert l’encens venu de Saba, et la canne exquise des pays lointains? Vos holocaustes ne me plaisent pas, vos sacrifices n’ont pas d’agrément pour moi. », Jérémie : 6, 20.

« Ainsi parle l’Éternel -Cebaot, Dieu d’Israël : « Joignez vos holocaustes à vos autres sacrifices et mangez-en la chair. Car je n’ai rien dit, rien ordonné à vos ancêtres, le jour où je les ai fait sortir du pays d’Egypte, en fait d’holocauste ni de sacrifice. Mais voici l’ordre que je leur ai adressé, savoir : « Écoutez ma voix, et je serai votre Dieu et vous serez mon peuple ; suivez de tout point la voie que je vous prescris, afin d’être heureux. » », Jérémie : 7, 21-23.

Le prophète savait que la religion pouvait déformer ce que Dieu exigeait de l’homme, que des prêtres eux-mêmes avaient été parjures en portant de faux témoignages, en fermant les yeux sur la violence, en tolérant la haine, en organisant des cérémonies, plutôt qu’en faisant éclater leur indignation devant des actes de cruauté, de fourberie, d’idolâtrie et de violence.

Pour le peuple, la religion se résumait aux notions de temple, de prêtrise et d’encens. « C’est ici le sanctuaire de l’Eternel, le sanctuaire de l’Éternel, le sanctuaire de l’Éternel ! », Jérémie : 7, 4. Mais Jérémie fait de cette piété une tromperie et une illusion. « Mais voici ! Vous vous fiez à des formules trompeuses, dont la valeur est nulle. », Jérémie : 7, 8). Le culte précédé ou suivi d’actes mauvais devient absurde. Le lieu saint est perdu quand le peuple sombre dans des actions indignes de Dieu.

« Eh quoi! Vous allez voler, tuer, commettre des adultères, faire de faux serments, encenser Baal et suivre des dieux étrangers que vous ne connaissez point ; puis vous venez vous présenter devant moi, dans ce temple qui porte mon nom, vous écriant : « Nous sommes sauvés ! » pour pratiquer encore toutes ces mêmes abominations ! Mais elle est donc devenue à vos yeux une caverne de brigands, cette maison qui porte mon Nom ! Eh bien, moi aussi, j’ai vu les choses de cette façon, dit l’Éternel. Mais rendez vous donc à la demeure que j’avais à Silo, où tout d’abord j’avais fait résider mon Nom, et voyez comment je l’ai traitée à cause de la perversité de mon peuple Israël ! Et maintenant, puisque vous commettez tous ces actes, dit l’Éternel, que je me suis adressé à vous sans cesse, et dès la première heure, sans être écouté par vous, que je vous ai appelés sans obtenir de réponse, je traiterai la maison qui porte mon nom et vous inspire cette confiance ainsi que la résidence que je vous ai assurée, à vous et à vos ancêtres, comme j’ai traité Silo ; je vous rejetterai de devant ma face, comme j’ai rejeté tous vos frères, toute la race d’Ephraïm. », Jérémie : 7,9-15.

Le message du prophète semble incroyable. Dans le monde païen, la grandeur, le pouvoir et la survie d’un dieu dépendaient de la grandeur, du pouvoir et de la survie d’un peuple ainsi que de la ville et du sanctuaire dédiés à son culte. Plus prestigieuses étaient les victoires du roi, plus nombreux les pays conquis, plus grande était la divinité. Un dieu qui aurait permis aux ennemis de détruire son sanctuaire ou d’asservir le peuple qui lui vouait un culte se serait suicidé.

Le dieu d’une tribu était invoqué pour massacrer les ennemis de cette tribu, car il était considéré comme le dieu de cette tribu et non de celle des ennemis. Lorsque les Romains étaient défaits lors d’une bataille, le peuple indigné n’hésitait pas à détruire l’effigie de leur dieu.

Les prophètes d’Israël affirment que les ennemis pourraient bien être l’instrument de Dieu dans l’histoire. Le Dieu d’Israël nomme ainsi l’ennemi séculaire de Son peuple : « Malheur à Achour, instrument de ma colère. », Isaïe : 10, 5. « Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur [que je lancerai] « contre ce pays et contre ses habitants. » : Jérémie 25 : 9. Les prophètes ne condamnent pas l’ennemi, mais leur propre nation.

D’où tiraient-ils la force de « démythologiser » ces certitudes précieuses, d’attaquer ce qui était saint, de proférer des blasphèmes contre les prêtres et les rois, de se dresser contre tous au nom de Dieu ? Les prophètes avaient dû être déchirés par quelque expérience cataclysmique pour pouvoir ainsi déchirer les autres.

Austérité et compassion

Les paroles du prophète sont austères, acerbes et mordantes. Mais, derrière cette austérité, il y a de l’amour et de la compassion pour l’humanité. Ezéchiel dit à haute voix ce que tous les autres prophètes sous-entendent : « Est-ce que je souhaite la mort du méchant, dit le Seigneur Dieu, ne préféré-je pas qu’il revienne de sa conduite et qu’il vive ? », Ezéchiel : 18, 23. Et il est vrai que toute prédiction de catastrophe est en elle-même une exhortation au repentir. Le prophète est envoyé, non seulement pour réprimander, mais aussi pour « fortifier les mains défaillantes, affermir les genoux vacillants », Isaïe : 35, 3. Dans la foulée de la censure et du châtiment, presque chaque prophète apporte avec lui la consolation, la promesse et l’espoir de la réconciliation. Il commence par un message de malheur. Il conclut par un message d’espoir.

Mais le thème essentiel est l’exhortation, et non la simple prédiction. S’il est vrai que la prédiction est un ingrédient important et sert d’indicateur de son autorité, le rôle essentiel du prophète est d’apporter la parole de Dieu ici et maintenant, de dévoiler le futur pour éclairer ce qui est contenu dans le présent.

Ezéchiel/Michel-Ange

Affirmations généralisantes

Si la justice signifie attribuer à chacun ce qu’il mérite, alors l’ampleur et la sévérité des accusations des prophètes d’Israël sont loin d’appliquer ce principe. Les prophètes étaient injustes envers le peuple d’Israël. Leurs affirmations généralisantes, leur outrance et leurs exagérations défiaient toute pertinence. Certaines de ces exagérations finissaient par provoquer l’incrédulité :

« Parcourez en tous sens les rues de Jérusalem, regardez donc et observez, faites des recherches dans ses places publiques ; si vous trouvez un homme, un seul, qui pratique la justice, qui soit soucieux de loyauté…

Mais ce sont eux qui, tous ensemble, ont brisé le joug, rompu les liens…

Ils sont tous âpres au gain ; depuis le prophète jusqu’au prêtre, tous ils pratiquent le mensonge…

Tout, chez elle, est iniquité. », Jérémie : 5,1-5 ; 6, 13 ; 8, 10 ; 6, 6)

Au contraire d’Amos, qui s’attache surtout à condamner les riches qui oppriment les pauvres, Osée n’épingle aucune composante de la communauté en particulier :

« Écoutez la parole de l’Éternel, enfants d’Israël ! car l’Éternel prend à partie les habitants de ce pays, parce qu’il n’y a ni vérité, ni bonté, ni connaissance de Dieu dans ce pays. [On n’y voit] que parjure et mensonge, meurtre, vol et adultère ; ils renversent [toutes les barrières], et le sang se mêle au sang. », Osée : 4,1-2.

Isaïe traite Juda de « nation pécheresse, peuple chargé d’iniquités » (1,4), d’ « enfants rebelles » (30,1), de « peuple aux lèvres impures » (6,5). Certes, les prophètes ont parfois restreint leurs accusations de culpabilité aux plus âgés, aux princes, aux prêtres, entendant par là que ceux qui n’étaient pas partie prenante au pouvoir étaient innocents. L’assurance donnée au nom de l’Éternel,

« Annoncez au juste qu’il sera heureux et jouira du fruit de ses œuvres.

Mais hélas ! le malheur atteindra le méchant, car il sera traité selon l’œuvre de ses mains », Isaïe : 3,10-11.

est adressée de manière emphatique et au pluriel aux justes d’Israël, mais aussi à l’individu mauvais d’Israël au singulier (Isaïe : 30,11). L’exclamation faite au nom de Dieu : « car il se rencontre dans mon peuple de mauvaises gens » (Jérémie : 5 ,26) traduit, semble-t-il, une perception plus sobre de la situation et il faudra s’en souvenir comme d’une modification des nombreuses qualifications extravagantes proférées par les prophètes en leur propre nom.

À Rome, de grands orateurs avaient souvent courageusement condamné publiquement l’abus de pouvoir de certains individus. Mais les prophètes défient le pays tout entier : rois, prêtres, faux prophètes et toute la nation. Il est certain que les récits historiques du Livre des Rois auraient mentionné la corruption morale si elle avait été aussi répandue que l’affirment les prophètes.

D’un point de vue purement statistique, ce que disent les prophètes est d’une inexactitude flagrante. Mais ce qui les occupe, ce ne sont pas les faits, c’est la signification des faits. On ne peut pas exprimer en statistiques le sens des actions humaines ni donner une image fidèle de l’existence de l’homme. Les Rabbins ne se rendent pas coupables d’exagération lorsqu’ils affirment : « Celui qui détruit une seule âme doit être traité comme s’il avait détruit tout un monde. Et celui qui sauve une seule âme doit être traité comme s’il avait sauvé le monde entier. »

Des entités minuscules, et pourtant vitales, inconnues auparavant, furent soudain découvertes grâce au microscope. Ce qui ressemble à une exagération n’est bien souvent qu’une vision plus approfondie, car les prophètes voient le monde du point de vue de Dieu, comme transcendant, non pas comme immanent.

La pensée moderne incline à trouver des circonstances atténuantes à la responsabilité personnelle. Il nous est difficile de séparer l’acte lui-même du contexte dans lequel il a été accompli, car nous comprenons la complexité de la nature humaine, les relations entre l’individu et la société, entre le conscient et le subconscient. Mais des visions neuves peut obscurcir la vision essentielle, et la conscience humaine se forge des défenses : des excuses, des prétextes, de l’apitoiement sur soi-même. La culpabilité peut disparaître. Aucun crime n’est absolu, tout péché peut être excusé. Dans les limites de l’esprit humain, la relativité est vraie et miséricordieuse. Pourtant l’esprit ne peut embrasser qu’un fragment de la société, que des bribes d’histoire. Il pense à ce qui est advenu, mais il est incapable d’imaginer ce qui aurait pu advenir.

Jérémie/Michel-Ange/Détail

Peu sont coupables, tous sont responsables

Ce qui se produisait en Israël allait au-delà de son sens intrinsèque. L’histoire d’Israël impliquait une dramaturgie des relations entre Dieu et l’humanité entière. C’était la royauté de Dieu et l’espoir de l’homme qui étaient en jeu à Jérusalem. Dieu était seul au monde, inconnu ou rejeté. Les pays du monde étaient aux prises avec l’abomination, la violence et la tromperie. Et il se trouvait un pays, un peuple chéri et élu pour transformer le monde. L’échec de ce peuple particulier était d’une extrême gravité. Ceux que Dieu chérissait « sacrifiaient aux Baals », Osée : 11 1-2. Les vignes du Seigneur « produisaient du verjus » (Isaïe : 5,2). Israël, saint aux yeux de Dieu « [a] souillé Mon pays, et de Mon domaine [a] fait un objet d’horreur », Jérémie : 3, 7.

Si nous définissons la vérité comme la conformité aux faits, nous sommes en droit de censurer les prophètes pour leurs incongruités, leur manque de précision, voire leur absurdité. En définissant la vérité comme la réalité qui se reflète dans notre esprit, nous voyons la vérité prophétique comme la réalité telle qu’elle se reflète dans l’esprit de Dieu, le monde sub specie Dei, du point de vue de Dieu.

On peut avoir une meilleure compréhension des accusations des prophètes à la lumière de la thèse du Livre de Job selon laquelle les hommes peuvent décider qu’un être humain est juste et pur là où Dieu, qui trouve que même les anges sont imparfaits, ne partage pas ce jugement.

« L’homme, me fut-il dit, peut-il être juste devant Dieu ? Le mortel peut-il être pur au gré de son Créateur ? Mais il ne se fie même pas à ses serviteurs ; jusque dans ses anges il constate des défaillances ! Que sera-ce des hommes, habitants de maisons d’argile, qui ont leurs fondements dans la poussière, et qu’on foule aux pieds comme un ver ? », Job : 4, 17-19.

« Qu’est-ce donc que l’homme pour se prétendre pur et l’enfant de la femme pour se dire juste? Quoi! Même en ses saints il n’a pas confiance, et les cieux ne sont pas sans tache à ses yeux! Que sera-ce de cet être méprisable et corrompu, de l’homme qui boit l’iniquité comme l’eau? », Job : 15, 14-16.

« Il n’est point d’homme qui ne pèche », Rois I : 8,46.

« II n’est pas d’homme juste sur terre qui fasse le bien sans jamais faillir. », Ecclésiaste : 7, 20.

Joël/Michel-Ange

Et c’est empli d’un sentiment amer devant le contraste entre la droiture divine et la faillibilité de l’homme que le psalmiste prie :

« N’entre pas en jugement avec ton serviteur, car nul vivant ne peut se trouver juste à tes yeux. », Psaumes : 143, 2.

On loue beaucoup les hommes là où ils méritent la réprobation. Seul un cœur fort supporte d’amères invectives.

Mais surtout, les prophètes nous rappellent la situation morale d’un peuple. Peu sont coupables, mais tous sont responsables. Si nous admettons qu’un individu est, dans une certaine mesure, conditionné ou influencé par l’état d’esprit de la société, le délit d’un seul fait éclater la corruption de cette société. Dans une société qui ne serait pas indifférente à la souffrance, qui ne tolèrerait pas la cruauté et le mensonge, qui aurait pour souci constant Dieu et chaque être humain, le crime serait une rareté, non une banalité.

L’explosion venue du ciel

À qui est doué de la vision prophétique, tout autre semble aveugle. À celui dont l’oreille perçoit la voix de Dieu, tout autre semble sourd. Personne n’est juste. Aucun savoir n’est assez fort, aucune confiance assez totale. Le prophète a horreur des approximations, il abhorre le chemin à mi-pente. L’homme doit être au sommet s’il veut éviter les abysses. On ne peut se raccrocher à rien hormis Dieu. Emporté par ce défi, par cette exigence de remettre l’homme dans le droit chemin, le prophète devient étrange, partial. En bref, c’est un extrémiste insupportable.

Il se peut que d’autres souffrent de terreur devant la solitude cosmique. Le prophète est submergé par la grandeur de la présence divine. Il est incapable d’isoler le monde. Il y a une interaction entre l’homme et Dieu, et ne pas la voir relève de l’impudence. L’isolation est une fable.

Là où l’idée engendre la foi, la foi doit se conformer aux idées du système donné. Dans la Bible, la réalité de Dieu vint en premier, et il fallut vivre d’une manière compatible avec Sa présence. La coexistence de l’homme avec Dieu décide du cours de l’histoire.

Le prophète n’a que dédain envers ceux pour lesquels la présence de Dieu apporte réconfort et sécurité. Pour lui, cette présence est un défi, une exigence perpétuelle.

Dieu est compassion, non compromis. Il est justice, mais Il peut faire preuve de clémence. Si les prédictions du prophète peuvent toujours être prises en défaut à la faveur d’un changement dans la conduite de l’homme, sa certitude que Dieu est plein de compassion ne sera jamais remise en cause.

La parole du prophète est un cri dans la nuit. Pendant que le monde est tranquillement assoupi, le prophète entend l’explosion du ciel.

Face au front de l’inhumanité et de l’autorité

Le prophète est confronté à une collusion entre l’inhumanité et l’autorité établie, et il entreprend d’arrêter cette poussée puissante grâce à de simples paroles. Si le but avait été d’exprimer de grandes idées, la prophétie aurait été applaudie triomphalement. Mais le but de la prophétie est de vaincre l’inhumanité, de changer le cœur de l’homme et de révolutionner l’histoire.

Il n’est pas facile d’être prophète. Il y a tant de candidats qui prédisent paix et prospérité, qui apportent des paroles réconfortantes, ajoutant la force à la confiance en soi, quand le prophète, lui, prédit la catastrophe, la pestilence, la souffrance et la destruction. Les hommes ont besoin qu’on les exhorte à être courageux, tenaces, confiants, combatifs, mais Jérémie déclare : vous allez mourir si vous ne changez pas, si vous êtes rétifs à la parole de Dieu. Il répand l’effroi sur la cité tout entière en un temps où le désir de combattre est de la plus haute importance.

Selon les critères des anciennes religions, les prophètes impressionnaient peu. Ils n’avaient pas à leur disposition tout l’outillage de preuves qui leur aurait donné une aura, comme les miracles, par exemple.

Solitude et malheur

Aucun des prophètes ne semble apprécier d’être un prophète, aucun ne semble fier d’avoir atteint cette position. Ainsi, qu’est-ce qui a poussé Jérémie à être prophète ?

« Maudit soit le jour où je suis né!…

Pourquoi ne m’a-t-il pas fait mourir dans le sein qui me portait? Ma mère m’eût servi de tombeau…

Pourquoi donc suis-je sorti du sein maternel pour voir misère et douleur, pour consumer mes jours dans l’opprobre ? » : Jérémie : 20,14 ; 20,17-18.

Sur la vie du prophète planent ces paroles invisibles : toi qui pénètres ces lieux, oublie toute flatterie. Être prophète, c’est être à la fois élu et affligé. La mission qu’il accomplit est détestable à ses yeux et répugnante aux yeux des autres. Aucune récompense ne lui est promise, et aucune récompense ne peut adoucir son amertume.

« Reconnais que c’est pour toi que je supporte l’opprobre. », Jérémie : 15, 15.

Il est stigmatisé par ses contemporains qui voient en lui un fou, et par certains érudits d’aujourd’hui qui voient en lui un être anormal.

« Ils haïssent celui qui [les] morigène aux portes, et ont en horreur quiconque parle avec intégrité. », Amos : 5, 10.

La solitude et le malheur ne constituaient qu’une part de la récompense impartie à Jérémie pour sa prophétie

« J’ai vécu isolé, car tu m’avais gonflé de colère. », Jérémie : 15,17.

Raillé, critiqué et persécuté, il pensait renoncer à sa tâche :

« Je me disais bien: « Je ne veux plus penser à lui ni parler en Son Nom! » Mais alors il y avait au-dedans de moi comme un feu brûlant, contenu dans mes os ; je me fatiguais à le dompter, je ne pouvais. », Jérémie : 20, 9.

Lorsqu’Il choisit Jérémie pour être prophète, Dieu lui dit : 

« Or, dès aujourd’hui, je fais de toi une ville forte, une colonne de fer, une muraille d’airain à l’encontre de tout le pays, des rois de Juda, de ses princes, de ses prêtres et du peuple de la contrée. »Jérémie : 1,18.

Et, plus tard, Dieu le rassura :

« On te combattra, mais on ne pourra te vaincre. », Jérémie : 15, 20.

Le prophète est seul. Il s’aliène les mécréants comme les religieux, les cyniques comme les croyants, les prêtres et les princes, les juges et les faux prophètes. Mais, pour être prophète, il faut savoir lancer des défis et ignorer la peur.

Jonas/Michel-Ange/Détail

La vie de prophète n’est pas inutile. On peut rester sourd aux admonestations d’un prophète, mais on ne peut rester insensible à son existence. On dit à Ezéchiel, alors qu’il commençait sa carrière, de ne se faire aucune illusion sur l’efficacité de sa charge :

« Et toi, fils de l’homme, n’aie pas peur d’eux, et de leurs paroles n’aie pas peur, si des ronces et des épines sont avec toi et si tu demeures avec des scorpions; de leurs paroles n’aie pas peur et devant eux ne tremble pas…Voici que je rendrai ton visage résolu en face de leurs visages et ton front résolu en face de leur front. Comme le diamant plus dur que le roc, je ferai ton front. Tu n’auras pas peur d’eux, tu ne trembleras pas à cause d’eux… Et les enfants à la face dure et au cœur opiniâtre, je t’envoie vers eux et tu leur diras: « Ainsi a dit le Seigneur Dieu. » Quant à eux, qu’ils écoutent ou qu’ils s’y refusent…, ils sauront qu’il y avait un prophète parmi eux. », Ezéchiel : 2, 6 ; 3, 8-9 ; 2, 4-5 ; 3, 37.

Le devoir du prophète est de s’adresser aux hommes, « qu’ils écoutent ou qu’ils s’y refusent ». Il porte sur les épaules une lourde responsabilité :

« Mais que le guetteur, voyant venir le glaive, s’abstienne de sonner de la trompette et de mettre en garde le peuple, si le glaive survient et enlève quelqu’un d’entre eux, celui-ci aura été enlevé à cause de son péché, mais son sang, je le réclamerai du guetteur. Or toi, fils de l’homme, je t’ai établi guetteur pour la maison d’Israël : si tu entends une parole sortir de ma bouche, tu dois les avertir de ma part. », Ezéchiel : 33, 6-7.

Le devoir du prophète est d’« exposer à Jacob son infidélité et à Israël son péché » (Michée : 3, 8), de faire savoir au peuple que « …c’est chose mauvaise et amère d’abandonner l’Éternel,[son] Dieu » (Jérémie : 2,19), et de l’exhorter à retourner vers Dieu. Mais atteint-il son but ? C’est Jérémie qui déclare publiquement devant le peuple :

« … voilà vingt-trois ans que la parole de l’Eternel m’est adressée, et je vous la redis chaque matin, sans relâche, et vous n’écoutez point… et vous n’avez pas voulu entendre, et vous n’avez point prêté l’oreille pour écouter, quand ils disaient : Abandonnez donc chacun votre mauvaise voie et vos mauvaises actions. … Mais vous ne m’avez pas écouté, dit l’Eternel. », Jérémie : 25, 3-7.

Cependant, être prophète peut aussi signifier joie, allégresse et délectation :

« Dès que tes paroles me parvenaient, je les dévorais ; oui, ta parole était mon délice et la joie de mon cœur, car ton nom est associé au mien, ô Éternel, Dieu-Cebaot. », Jérémie : 15, 16.

La tolérance des hommes

Il est très surprenant de constater que les prophètes d’Israël étaient fort bien acceptés par leur peuple. Les patriotes les trouvaient dangereux, la masse pieuse voyait en eux des blasphémateurs et les hommes de pouvoir des agitateurs.

« Crie à plein gosier, ne te ménage point ! Comme le cor, fais retentir ta voix ! Et expose à mon peuple son iniquité, à la maison de Jacob ses péchés. », Isaïe : 58, 1.

Dans la langue de Jérémie, la parole du prophète est feu, et le peuple est bois, « …je vais les transformer en feu, et ce peuple sera du bois, que ce feu consumera. », Jérémie 5 : 14.

Comment le peuple pouvait-il supporter des hommes qui déclaraient au nom de Dieu :

« Aussi déchaînerai-je le feu contre Juda, pour qu’il dévore les palais de Jérusalem », Amos : 2, 5.

« Sion sera labourée comme un champ, Jérusalem deviendra un monceau de ruines et la montagne du Temple une hauteur boisée. », Jérémie : 26, 18.

Et Amos dut paraître un traître lorsqu’il exhorta les ennemis d’Israël à regarder la perversité de la Samarie :

« Faites une proclamation près des palais d’Asdod, près des palais du pays d’Égypte, dites : « Venez tous ensemble sur les monts de Samarie, venez voir les grands désordres qui y règnent et les violences qui s’y commettent. », Amos : 3,9.

Il est en effet étrange qu’un peuple pour lequel les noms de Sodome et Gomorrhe représentaient l’insulte suprême souffrît un prophète qui n’hésitait pas à qualifier ceux qui l’écoutaient de «…magistrats de Sodome; …, peuple de Gomorrhe! », Isaïe :1, 10.

« En ce jour-là, dit le Seigneur Dieu, je donnerai ordre au soleil de se coucher en plein midi, et je ferai la nuit sur la terre en plein jour. Je changerai vos fêtes en deuils et tous vos chants en complaintes, je mettrai le cilice sur tous les reins, la calvitie sur toutes les têtes. J’infligerai à ce pays comme un deuil pour un fils unique, l’avenir qui l’attend sera comme un jour d’amertume. », Amos : 8, 9-10.

Isaïe/Michel-Ange

Observateur, messager, témoin.

Le prophète est un guetteur (Osée : 9, 8), un serviteur de Dieu (Amos : 3, 7), un envoyé de l’Eternel (Aggée : 1, 13), un observateur-juge :

« Tel qu’une tour d’observation, je t’ai établi au milieu de mon peuple, tel qu’une citadelle, afin que tu connaisses et apprécies leurs voies. » Jérémie : 6, 27.

« Tu écouteras ce que ma bouche dira, et tu les admonesteras de ma part », Ezéchiel : 3, 17.

Le regard du prophète est concentré sur la scène contemporaine. L’essentiel de ses discours concerne la société et la manière dont elle agit. Et, cependant, c’est Dieu qu’il écoute. Son être est frappé de la gloire et de la présence de Dieu, son pouvoir est multiplié par la main de Dieu. Mais sa véritable grandeur réside dans sa capacité à rassembler Dieu et l’homme dans une seule et même pensée.

Le statut spirituel du devin, qu’on ne doit pas confondre avec le prophète, est plus élevé que celui de son semblable. On le considère comme plus exalté que d’autres membres de son groupe. Mais le propre d’une telle supériorité est d’être individuelle. Le prophète, bien au contraire, sent que sa place est non seulement au-dessus des membres de sa communauté, mais qu’il est dans une relation qui transcende l’ensemble de cette communauté, voire l’ensemble de toutes les autres nations et de tous les autres royaumes. Sa supériorité se mesure à l’aune de son universalité. C’est pourquoi le terme de charisme est inadéquat pour décrire l’essence de sa supériorité. Ce n’est pas d’avoir été impliqué, mais d’avoir reçu le pouvoir d’impliquer les autres qui fait la suprématie de son existence. Le sentiment qu’il a d’avoir été élu et choisi personnellement est amenuisé par le sentiment qu’il a de pouvoir peser sur l’histoire. Ainsi Jérémie fut-il nommé « prophète des nations », Jérémie : 1,5. Il reçut l’ordre suivant :

« Vois que je te donne mission en ce jour auprès des peuples et des royaumes, pour arracher et pour démolir, pour détruire et pour renverser, pour bâtir et pour planter. », Jérémie :1,10.

Il est courant de dire du prophète qu’il est le messager de Dieu, afin de le distinguer des diseurs de bonne aventure, des pythies, des voyants et des illuminés. Mais dire ceci ne prend en compte qu’un seul aspect de sa conscience. Le prophète entend être bien plus qu’un messager. Il est celui qui se tient dans la présence de Dieu, « tu auras ta place devant moi » (Jérémie :15,19), il assiste « au conseil de l’Éternel », Jérémie : 23,18. Il participe au conseil de Dieu, il n’est pas un porteur de nouvelles dont le seul rôle serait d’être envoyé pour les répandre. En plus d’être messager, il est aussi conseiller.

« Ainsi le Seigneur Dieu n’accomplit rien qu’il n’ait révélé son dessein à ses serviteurs, les prophètes. », Amos : 3,7.

Quand le secret révèle un malheur, le prophète n’hésite pas à questionner Dieu sur ses intentions.

« Seigneur Dieu, de grâce, pardonne ! Comment Jacob pourrait-il subsister ? II est si chétif ! », Amos : 7, 2.

Et, quand des vies sont en jeu, le prophète ne dit pas « Que ta volonté soit faite » mais « Que ta volonté soit transformée ».

« L’Éternel se laissa fléchir en cette occurrence : « Cela ne sera pas !  » dit l’Éternel. » Amos : 7, 3.

Zacharie/Miche-Ange

Il nous est impossible de concevoir la sublimité de la conscience prophétique. Quelqu’un qui reçoit l’esprit de Dieu en est radicalement transformé. Il « se change en un autre homme », 1 Samuel : 10,6.

L’immensité et le poids du pouvoir conféré au prophète semblent faire exploser les limites habituelles de la conscience humaine. Le don accordé par Dieu n’est pas un savoir-faire, c’est le don d’être guidé et bridé, d’être ému et freiné. Sa mission est de parler, et pourtant l’incapacité à parler était déjà annoncée, par exemple, dans la vision de la consécration d’Ezéchiel.

« …ils mettront sur toi des cordes… Et j’attacherai ta langue à ton palais, tu deviendras muet, et tu ne leur seras pas un sermonneur, … quand je te parlerai, j’ouvrirai ta bouche et tu leur diras: Ainsi parle le Seigneur Dieu… », Ezéchiel 3 : 25-27.

Le prophète est plus qu’un messager, c’est un témoin. En tant que messager, il doit transmettre une parole. En tant que témoin, il doit attester que cette parole est divine.

Les paroles du prophète ne sont pas destinées à être des cadeaux-souvenirs. Ce qu’il dit à son peuple n’est pas de l’ordre de la réminiscence, ou du compte-rendu, ou de la rumeur. Le prophète ne se borne pas à transmettre, il révèle. On pourrait presque dire qu’il apporte aux hommes ce que Dieu lui apporte. En parlant, le prophète révèle Dieu. C’est en cela que le travail du prophète est merveilleux : par ses paroles, le Dieu invisible devient audible. Il ne prouve ni ne discute. La pensée qu’il lui faut transmettre excède ce que peut contenir le langage. Le pouvoir divin éclate dans ses paroles. L’autorité du prophète réside dans la présence divine qui se révèle dans ses paroles.

Il n’existe pas de preuves de l’existence du Dieu d’Abraham. Il n’y a que des témoins. La grandeur du prophète ne réside pas seulement dans les idées qu’il a exprimées, mais aussi dans ce dont il a fait l’expérience. Le prophète est témoin, et ses paroles sont témoignage, témoignage de Son pouvoir, de Son jugement, de Sa justice et de Sa miséricorde.

Les contradictions du message prophétique semblent engendrer de la perplexité. Le livre d’Amos, où figurent les mots « La moisson, [me répliqua l’Éternel], est arrivée pour mon peuple Israël » (Amos : 8, 2) et « Elle est tombée et ne peut plus se relever, la vierge d’Israël » (Amos : 5,2) se conclut sur cette prédiction :

« Je ramènerai les captifs de mon peuple Israël : ils restaureront leurs villes détruites et s’y établiront, planteront des vignes et en boiront le vin, cultiveront des jardins et en mangeront les fruits. Je les replanterai dans leur sol, et ils ne seront plus déracinés de ce sol que je leur ai donné, dit l’Eternel, ton Dieu. », Amos 9 : 14-15.

 Quel lien se cache entre les paroles de colère et les paroles de compassion, entre « le feu qui consume » et « l’amour éternel » ?

Cette contradiction apparente au sein des assertions du prophète met-elle à mal la validité de son message ? Ce serait le cas si la prophétie s’intéressait aux lois et aux principes. Mais le prophète est concerné par les relations entre Dieu et l’homme, lieu où la contradiction est inévitable. Échapper à Dieu et retourner vers Lui sont dans l’existence de l’homme des éléments inextricables. Il est caractéristique que l’homme, dans sa conduite, ne se conforme pas à des règles logiques, et c’est pourquoi la contradiction est inhérente à la prophétie.

Il nous faudra chercher la cohérence prophétique, non dans ce que dit le prophète, mais dans Celui dont il parle. En effet, ce n’est même pas la parole de Dieu qui est l’objet ultime et le thème de sa conscience. L’objet ultime et le thème de sa conscience est Dieu, dont le prophète sait qu’au-delà de Son jugement et au-delà de Sa colère se tient Sa miséricorde.

Par conséquent, ce que dit le prophète n’a pas de finalité. Sa parole n’établit pas une loi englobante, mais une perspective unique. Elle s’exprime ad hoc, souvent ad hominem, et ne doit pas être généralisée.

Le contenu premier de l’expérience

Quel est le contenu premier de l’expérience prophétique, quelle pensée est d’emblée ressentie, quelle est la motivation immédiatement présente dans l’esprit du prophète ? Quels sont les mouvements de conscience qui l’ont si profondément animé ? Est-ce un sentiment d’angoisse face au destin et à l’avenir du peuple ou de l’Etat ? Une bouffée de patriotisme ? Est-ce une irritation personnelle devant la violation des lois et des principes, une réaction spontanée de la conscience contre ce qui relève de l’injustice et du mal ? Est-ce de l’indignation morale ?

C’est lors d’un moment de détresse que naît la parole du prophète. La relation entre Dieu et l’homme est tendue. Que dit cette parole ? Que ressent le prophète ? Il n’est pas que censeur ou accusateur, il est aussi défenseur et consolateur. La position qu’il adopte devant la tension entre Dieu et le peuple se caractérise par une dichotomie. En présence de Dieu, il prend le parti du peuple. En présence du peuple, il prend le parti de Dieu.

Il serait erroné de penser que le prophète est celui qui joue le rôle du « tiers », de celui qui offre ses bons offices pour obtenir une réconciliation. Il perçoit la situation de manière oblique. Sa pensée est concentrée sur Dieu et il voit le monde tel qu’il se reflète en Dieu. Car la tâche essentielle de la pensée du prophète est de porter le monde sous le regard de Dieu, et ceci éclaire alors sa façon de penser. Il n’approche pas les choses de façon directe. La ligne de sa pensée n’est pas une droite traversant sujet et objet, mais plutôt un triangle, passant à travers Dieu vers l’objet. Il est rare, sinon en quelques exemples isolés, qu’il montre l’expression d’un sentiment purement personnel. Le prophète est doté d’une perception qui lui permet de déclarer, non qu’il aime ou qu’il condamne, mais que Dieu aime ou que Dieu condamne. Le prophète ne juge pas le peuple à l’aune de normes intemporelles, mais du point de vue de Dieu. La prophétie énonce ce qui est arrivé à Dieu et aussi ce qui va arriver au peuple. En jugeant les actes de l’homme, elle met au jour une situation divine. Le péché n’est pas seulement la violation d’une loi, c’est comme s’il constituait une perte pour Dieu comme pour l’homme. Le rôle de Dieu n’est pas d’observer, mais de s’engager. Lui et l’homme se rencontrent mystérieusement dans l’acte humain. Le prophète ne peut dire Homme sans penser Dieu.

Par conséquent, les discours prophétiques ne sont pas des annonces factuelles. Ce que nous entendons n’est pas une critique objective ou la froide prédiction du malheur. Le prophète est étranger au style juridique et objectif. Il s’appuie sur les motivations internes de Dieu, et pas seulement sur ses décisions historiques. Il dévoile un pathos divin, non un simple jugement divin. Les pages des écrits prophétiques regorgent des échos de l’amour et de la désillusion de Dieu, de sa miséricorde et de son indignation. Le Dieu d’Israël n’est jamais impersonnel.

Le pathos divin est la clé de la prophétie inspirée. Dieu est partie prenante de la vie humaine. Une relation personnelle L’attache à Israël. Le divin est intimement tissé dans les affaires de la nation. Les commandements divins ne sont pas pour l’homme de simples recommandations, ils expriment le souci divin qui, exaucé ou rejeté, revêt pour Lui une importance personnelle. La réaction du moi divin, ses manifestations sous forme d’amour, de miséricorde, de désillusion ou de colère font percevoir l’intensité de l’intériorité divine.

(…).

Jonas/Michel-Ange

La réponse du prophète

Au regard de l’insistance que les prophètes d’Israël accordent à l’origine divine de leurs paroles, on a tendance à accepter l’ancienne conception du prophète selon laquelle il ne serait que le simple porte-parole de Dieu. Mais une analyse plus fine nous force à rejeter cette caractérisation de l’inspiration prophétique comme simple acte de réception passive et inconsciente. En effet, quelle était la nature de la transmission perçue par le prophète ? Était-ce la reproduction impersonnelle d’un message inspiré, une pure copie des contenus de cette inspiration ? L’expérience prophétique impliquait-elle au contraire la participation de la personne dans l’acte de transmission ou même d’inspiration ? Doit-on considérer la prophétie comme une activité technique semblable à la divination ? Le prophète est-il une personne dont la conscience, influencée par le divin, se dissout totalement dans le verbe divin, ce qui ferait que toute réponse spontanée et toute réaction serait exclue ?

L’idée des prophètes comme simples porte-parole, le postulat que leur sensibilité n’est pas affectée, nous forcerait presque à leur attribuer les mots que Jérémie utilisait pour parler du peuple :

« Tu es près de leur bouche et loin de leur cœur », Jérémie : 12, 2.

Le prophète n’est pas un porte-parole, il est une personne. Il n’est pas un instrument, il est le partenaire, l’associé de Dieu. Un détachement émotionnel se comprendrait uniquement s’il existait un commandement qui oblige à la suppression des émotions, à l’interdiction de servir Dieu « de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir ». Le prophète n’est pas un porte-parole, il est une personne. Il n’est pas un instrument, il est le partenaire, l’associé de Dieu. Dieu, nous dit-on, réclame des « œuvres », des actes, mais avant tout de l’amour, de la crainte et de la peur.

On nous enjoint de « laver » notre cœur (Jérémie : 4,14), d’« enlever les excroissances » de notre cœur (Jérémie : 4, 4), de « revenir de tout notre cœur », Jérémie : 3,10.

Vous vous mettrez en quête de moi et vous me trouverez, oui, si vous me recherchez de tout votre cœur. (Jérémie : 29,13. La nouvelle alliance que Dieu conclura avec la maison d’Israël sera inscrite dans leur cœur (Jérémie : 31, 31-34).

Le prophète n’est pas un mercenaire qui fait son devoir d’employé de Dieu. Les descriptions communes ou les définitions de la prophétie deviennent insignifiantes lorsqu’elles s’appliquent, par exemple, à Jérémie. « Une expérience religieuse », « une communion avec Dieu », « il a entendu Sa voix », toutes ces expressions ne parviennent pas à décrire ce qui est arrivé à son âme, c’est-à-dire le choc du pathos divin qui a submergé son esprit et son cœur, qui a saisi et emporté sa personnalité au plus profond, et la détresse inguérissable qui a résulté de ce bouleversement intime. La tâche du prophète est d’apporter la parole divine. Pourtant cette parole rayonne de pathos. On ne peut pas la comprendre si on ne perçoit pas le pathos. Et on ne peut enflammer les autres sans être soi-même bouleversé. Le prophète ne doit pas être considéré comme un ambassadeur qui doit rester froid pour être efficace.

Une analyse des énoncés prophétiques révèle que l’expérience fondamentale du prophète est un compagnonnage avec les sentiments de Dieu, une empathie avec le pathos divin, une communion avec la conscience divine qui surgit à travers le reflet du prophète sur le pathos divin, ou sa participation à celui-ci. L’état d’esprit prophétique typique est d’être emporté au cœur du pathos divin. L’empathie est la réponse du prophète à l’inspiration, le corollaire de la révélation.

L’empathie du prophète est sa réponse à la sensibilité transcendantale. Elle n’est pas, comme est l’amour, une attraction vers l’Être divin, mais l’assimilation de la vie émotionnelle du prophète dans le divin, une assimilation de fonction, et non d’être. L’expérience émotionnelle du prophète devient le point central qui lui permet de comprendre Dieu. Il ne vit pas seulement sa propre vie, mais aussi celle de Dieu. Le prophète entend la voix de Dieu et sent Son cœur. Il essaie de transmettre le pathos du message en même temps que son logos. En tant que passeur, son âme déborde et ses mots ont leur source dans la plénitude de son empathie.