Solitude de l’homme de foi

par Yehiel Cohen

Rav Joseph Dov SOLOVEITCHIK, Le croyant solitaire, Titre original : The Lonely Man of Faith (1965), Traduction, notes et postface par B. GrossJérusalem, Israël, Organisation sioniste mondiale, Département de Éducation et de la Culture par la Torah dans la Diaspora1978.

Article réalisé dans le cadre du Projet « Jeunes rédacteurs » initié par l’Association Sifriaténou en 2024 . Avec le soutien de nos donateurs, de la FJF et de la FMS

Comment croire encore lorsque la foi elle-même semble être devenue une affaire privée, presque suspecte dans l’espace public ? Le croyant d’aujourd’hui ne vit plus sa foi dans l’évidence d’un monde religieux structurant. Il évolue dans un paysage séculier, technique et individualiste. Dans le monde moderne, le croyant n’est pas à sa place. Sa présence est étrange, presque incongrue. C’est dans cette tension, radicale et irrésolue, que s’inscrit la réflexion de Joseph B. Soloveitchik dans Le Croyant Solitaire.

 Le Croyant Solitaire est le premier volet d’un triptyque : il décrit décrivant la personnalité du talmudiste. Par son ton singulier, cet ouvrage se distingue des deux autres pièces de cet ensemble que sont L’homme de la halakha (1983) et The Halakhic Mind/L’esprit de la halakha (1986). Abstrait et conceptuel, le premierbrosse le portrait de l’homme de la Loi, qui incarne une figure à la croisée du religieux et du scientifique. Dans un style plus académique encore, le second expose les conditions d’un dialogue fécond entre la pensée juive traditionnelle structurée par la halakha, et les vérités modernes fondées sur la science. Le Croyant Solitaire se présente en revanche comme le journal intérieur d’un homme qui assume la singularité de son expérience religieuse.

Le style théorique et rigoureux cède ainsi la place à un langage plus intime, marqué par la subjectivité d’un témoignage qui tâtonne. Loin de la conférence doctrinale, Le Croyant Solitaire prend la forme d’une méditation à haute voix sur la condition du croyant moderne. L’auteur y fait part des tensions constitutives de son existence. Entre foi et raison, entre aspiration à la communion avec Dieu et sentiment d’abandon.

La thèse que Soloveitchik s’attache à développer consiste à montrer que ces tensions trouvent leur point d’unification dans l’expérience spirituelle de la solitude. Ces conflits ne sont pas présentés comme des obstacles à surmonter, mais comme des dimensions essentielles et tragiques de l’expérience croyante. La solitude doit être assumée plutôt que résolue. Loin d’être purement négative, elle possède, en effet, une double valeur. Elle attriste d’une part, mais ravive également l’énergie intérieure du croyant en le poussant à approfondir son engagement spirituel.

Car la solitude du croyant ne se confond ni avec la peur métaphysique du néant, ni avec les inquiétudes morales de l’individu occidental. Elle ne relève ni d’un sentiment de menace existentielle, ni d’un repli narcissique. Elle est, selon Soloveitchik, constitutive de la foi elle-même. Croire, c’est entrer dans un espace intérieur qui isole par excès de signification.

L’analyse de Soloveitchik se développe ainsi selon deux axes: ontologique et historique.
Le premier s’attache à la structure de l’être croyant.

Le second se concentre sur la situation du croyant contemporain, confronté à une société sécularisée.

L’époque moderne se caractérise par quatre traits majeurs : l’obsession technique, le narcissisme culturel, la quête de prestige et la réduction matérialiste de l’être. Face à cette configuration, la foi se présente comme une opposition radicale. Elle est non technique dans ses moyens, non objectivable dans ses lois, non prévisible dans ses fins, et fondée sur une intentionnalité éthique tournée vers l’autre.

Pour penser cette expérience, Soloveitchik adopte des lors une méthode originale, à la croisée du psychologique et du théologique. Il refuse d’enfermer le phénomène religieux dans une approche strictement empirique ou purement scripturaire. Le croyant doit à la fois assumer son inscription dans le monde et affirmer sa relation à un Dieu infini. C’est même à la condition de cette tension que peut se déployer pleinement l’expérience du croyant solitaire.

Double nature de la Création

Deux récits de la création : structure duelle et anthropologie biblique

Le premier ? des points de départ de la réflexion mené par le Rav Soloveitchik est l’analyse des deux récits de la création de l’homme que l’on trouve dans le livre de la Genèse (références bibliques Genèse 1 et Genèse 2). Contrairement aux lectures historico-critiques qui expliquent cette dualité par l’existence de traditions rédactionnelles distinctes, Soloveitchik choisit d’en faire une lecture existentielle et phénoménologique. « Il est naturellement tout à fait exact que les deux récits de la création de l’homme diffèrent considérablement. (…) Cette dissemblance (…) ne réside pas dans la dualité supposée de la tradition, mais dans la dualité de l’homme », p. 40. Il ne s’agit pas de comparer deux documents anciens, mais d’interpréter cette répétition apparente comme l’indice d’une tension interne à l’homme lui-même. La double narration biblique n’est pas une redondance ou une contradiction. C’est l’expression scripturaire d’une dualité ontologique fondamentale de la condition humaine.

Soloveitchik identifie quatre divergences structurelles entre ces deux récits, qui correspondent à autant de pôles anthropologiques.

1. La première divergence concerne la création de l’homme et de la femme. Dans Genèse 1, l’être humain est créé en tant que couple. « Mâle et femelle furent tous deux créés simultanément », p. 41. Il s’agit d’une affirmation immédiate de la dualité sexuée comme constituante de l’image divine. À l’inverse, dans Genèse 2, l’homme est d’abord créé seul. Ce n’est que dans un second temps que la femme est façonnée à partir du corps de l’homme, pour être « son aide et son compagnon », p. 41.

2. La seconde différence réside dans l’origine même de l’homme. Genèse 2 détaille de manière explicite la fabrication de l’homme à partir de la poussière de la terre et l’insufflation du souffle divin, donnant à l’homme « une haleine de vie », p. 41. Ce geste dual souligne la tension entre matérialité et spiritualité typique de l’homme. Le récit de Genèse 1, plus laconique, se contente d’énoncer que l’homme fut créé à l’image de Dieu, sans préciser la nature de cette opération. Cette absence de description témoigne d’une conception plus abstraite et universelle de l’humanité. L’homme est conçu avant tout comme l’instance de représentation divine dans le monde.

3. La troisième distinction concerne la mission confiée à l’homme. Dans le premier récit, l’humanité reçoit une injonction expansive. L’homme se doit « de remplir la terre et de la soumettre », p. 41. Il s’agit d’un programme de domination cosmique. Dieu instaure la mise en ordre du monde par la puissance de l’homme. En revanche, dans Genèse 2, la tâche assignée à Adam est celle de «cultiver le jardin et de le garder», p. 41. Ce second mandat n’est pas orienté vers l’expansion ou la conquête, mais vers le service et la préservation. Là où le premier homme est maître, le second est gardien. Il ne domine pas le monde, mais en prend soin.

4. Enfin, la dernière différence concerne le nom de Dieu utilisé dans chacun des deux récits. Le premier ne connaît que le nom E-lohim, terme impersonnel, universel, associé à la puissance créatrice et aux lois naturelles. Le second introduit le Tétragramme (YHWH E-lohim), nom propre de Dieu, signe de la relation personnelle, de l’alliance et de la proximité.

Or, ces deux récits forment pour Soloveitchik une dialectique anthropologique. « Les deux récits traitent de deux Adam, deux hommes, deux pères du genre humain », p. 41. L’homme n’est pas unifié, homogène et simple. Il est d’emblée habité par une tension constitutive. Il se sent à la fois autonome et dépendant. Il se voit maître en même temps que sujet. En refusant de trancher entre ces deux figures d’Adam, Soloveitchik prépare le terrain pour leur interprétation typologique. Chaque Adam est le paradigme d’une posture existentielle différente. Ce que la critique biblique interprète comme une juxtaposition de sources divergentes devient l’occasion d’une méditation sur la condition humaine dans sa complexité irréductible.

Adam I et Adam II : deux figures typologiques de l’humanité

Le premier Adam 

L’opposition entre les deux récits de la Genèse donne lieu, chez Soloveitchik, à une construction typologique particulièrement féconde : celle des deux Adam. Précisons d’emblée que Adam I et Adam II ne sont pas des individus distincts, mais deux modalités fondamentales de l’existence humaine. « Les deux Adam, précise en effet Soloveitchik, étaient pareillement provoqué par le mystère de l’être. », p. 49. Il ajoute encore à la fin de l’ouvrage que « le premier Adam (…) et le second Adam (…) ne sont pas deux personnes distinctes (…) mais une seule personne plongée dans un conflit interne », p. 91-92. Tous les hommes sont confrontés à l’énigme du monde et à la question de leur propre humanité, mais ils y répondent selon des registres différents. La différence entre Adam I et Adam II ne réside donc pas dans leur origine, mais dans leur orientation existentielle.

Dans son analyse typologique de la Genèse, Soloveitchik identifie en Adam I la figure de l’homme engagé dans une dynamique de création, de transformation et de maîtrise de monde. Il s’agit d’une posture existentielle légitimée par la dimension divine de l’homme « forméà l’image de Dieu» et « béni avec un grand élan d’activité créatrice », p. 42. Cette créativité prend pour Soloveitchik une double forme, esthétique et intellectuelle. Chacune des ses formes se conjugue à son tour selon trois modalités complémentaires, correspondant à autant de dimensions fondamentales de l’être humain :

1) physique

2) politico-législatif

3) ontologico-éthique.

            1. La dimension physique de la créativité d’Adam I équivaut à la domination technique du monde et l’habitation de l’espace. Adam I est l’agent d’un rapport au monde fondé sur l’utilité et la performance. Il est le scientifique, le technicien, l’ingénieur.  Celui qui, à l’instar du mathématicien, extrait des phénomènes sensibles, leur structure formelle pour les rendre intelligibles, modélisables, et donc transformables. « La science moderne est sortie victorieuse de sa rencontre avec la nature parce qu’elle a sacrifié la spéculation qualitative-métaphysique en faveur d’une reproduction fonctionnelle de la réalité », p. 42. L’action de Adam I repose sur une intelligence fonctionnelle, orientée vers la reproduction formelle des lois naturelles. il ne cherche pas à connaître le monde pour lui-même, mais à le rendre opératoire. L’objectif est de soumettre l’environnement à des règles qu’il peut manipuler. L’univers tout entier est un espace à habiter par la technique. L’homme n’est pas un simple occupant du monde. Il le refaçonne à son image. Il se constitue comme sujet en en faisant un objet.

            2. La politico-législatif se rapporte à l’élaboration des normes et des institutions qui ordonnent la vie collective. La capacité créatrice d’Adam I ne se limite pas à l’espace matériel. Une fois la nature dominée « il manifeste son esprit créateur aussi sur le plan de la législation », p. 46. Adam I est le fondateur de la cité, le législateur, celui qui invente les normes et les institutions nécessaires à la coexistence humaine. La société est une construction rationnelle répondant aux exigences de la sécurité, de la coopération et de l’efficacité.  

            3. Enfin, le champ ontologico-éthique correspond à la quête de réalisation de soi, entendue comme autonomie, liberté et cohérence de l’existence. La dernière dimension de la créativité d’Adam I concerne donc sa propre humanité. Il est certes tourné vers l’efficacité, mais il cherche également à se réaliser en tant qu’homme. « Le premier Adam veut être humain, découvrir son identité qui est liée à son humanité », p. 43. Cette quête se traduit par un idéal d’autonomie et de cohérence intérieure.

Par cette structuration, Soloveitchik montre ainsi qu’Adam I ne saurait être réduit à un simple homo faber. Il est aussi un bâtisseur de mondes symboliques, un producteur de valeurs, un agent de civilisation. Cependant, cette orientation reste tournée vers l’extérieur. Elle suppose toujours une action sur ou à travers le monde. C’est précisément ce qui le distingue d’Adam II, dont l’approche est d’ordre réceptif, relationnel et intérieur.

Adam II

En contrepoint de la figure d’Adam I, Soloveitchik propose celle d’Adam II en se fondant sur l’autre récit de la Genèse. Si Adam I cherche à comprendre le monde pour le maîtriser, Adam II s’interroge sur sa signification, sa finalité et son origine. Il ne s’agit plus de dominer ou de transformer le monde. Il s’agit d’accueillir, de recevoir et de répondre à une présence. À l’activité du premier Adam répond la réceptivité du second. Là où l’un impose un ordre, l’autre écoute « l’appel du cosmos en s’engageant dans un genre différent de recherche », p. 48.

Soloveitchik ne construit pas la figure d’Adam II en miroir de celle d’Adam I. Il la structure plutôt à partir de trois interrogations fondamentales qui soulignent la spécificité métaphysique de la quête de ce second Adam : 1) le « pourquoi ? », 2) le « quoi ? » et 3) le « qui ? ».  

1. La première question que pose Adam II est celle du pourquoi. Elle se dédouble en deux modalités : une ontologique-objective et une existentielle-subjective. D’un côté, il s’interroge sur l’existence même du monde : « Pourquoi l’univers (…) a-t-il été appelé à l’existence ? », p. 48. Cette interrogation ne cherche pas à expliquer l’origine causale du monde, mais à dévoiler sa nécessité ou son absence de nécessité, son statut d’énigme. D’un autre côté, Adam II s’interroge sur sa propre condition d’homme dans ce monde : « Pourquoi l’homme est-il confronté à cet ensemble redoutable ? », p. 48. Cette deuxième forme de la question est d’ordre subjective et existentiel. Elle met en jeu la vulnérabilité de l’homme, son inquiétude face à sa propre contingence. Le second Adam ne cherche pas à se protéger de cette étrangeté par des constructions abstraites. Il la confronte de manière frontale. La question du « pourquoi » est une modalité du dialogue entre l’homme et l’être, une ouverture à l’altérité de ce qui est.

2. La deuxième interrogation concerne le quoi du monde, autrement dit sa signification téléologique. Il ne s’agit maintenant de se demander « quel est le but de tout cela ? », p. 48. Le monde n’est pas un objet neutre posé en face du sujet, prêt à être exploité ou transformé. Il est intentionnel par nature. Il renvoie toujours à une signification, ou à une finalité qui engage le sujet. Cette manière de concevoir le monde modifie radicalement la posture existentielle du croyant. Le monde ne se donne pas d’abord comme matière à dominer, mais comme appel à comprendre. Adam II s’inscrit ainsi dans une attitude herméneutique. Il ne produit pas le sens, mais le reçoit. Le monde est ensuite lu et interprété. Il est langage avant d’être matière. L’interrogation du quoi ouvre donc à une posture contemplative et éthique, plus qu’à une conquête.

3. Enfin, la troisième question est celle du qui. Elle renvoie à la figure de Dieu comme altérité radicale. Adam II ne connaît pas Dieu comme une entité définissable, mais comme une présence-personne, à la fois immanente et transcendante. « Qui est Celui qui me suit à la trace, sans y avoir été invité et convié, comme une éternelle ombre, et s’éclipse dans la retraite de sa transcendance au moment où je désire » l’affronter ? (p.48). Ce mode de relation au divin repose sur une expérience intime et asymétrique. Dieu n’est pas là « en soi », selon la formule classique. Il est pour l’homme, c’est-à-dire que, même dans sa transcendance, il reste intentionnellement orienté vers le sujet croyant. En d’autres termes, Dieu se manifeste toujours à travers une relation avec l’homme.

Face à ces trois interrogations fondamentales, la réponse d’Adam II n’est pas une démonstration ou une construction, mais une attitude d’écoute et de disponibilité. Le second Adam accueille la diversité du réel dans sa richesse qualitative. Là où le premier Adam se montre analyste, stratège ou législateur, le second s’apparente à un artiste. Non pas au sens esthétique du terme, mais en tant qu’il se tient dans une posture d’ouverture à la présence et au sens.

Le lieutenant Asael Lubotzky, membre des Forces armées israéliennes, en prière

Par cette orientation, Adam II représente une autre manière d’être-au-monde. Il entretient une relation avec le monde qui vise à le rencontrer dans son aspect « qualitatif irrésistiblement attirant dans lequel il établit une intime relation avec Dieu », p. 49. Il ne construit pas une science du divin, mais vit une expérience de la transcendance.

Solitude du croyant

L’exploration typologique des figures d’Adam I et d’Adam II permet de comprendre deux modalités fondamentales de la condition humaine : l’extériorité et la réceptivité. Pour autant, Si Adam II manifeste une orientation éthique et théologique fondée sur le dialogue avec Dieu, cette posture relationnelle ne débouche pas sur une pacification de l’existence. Bien au contraire, c’est à partir du moment où le croyant entre dans une relation authentique avec le divin qu’il découvre sa propre solitude. L’alliance n’abolit pas l’isolement, mais le révèle et le creuse. C’est cette expérience intime, radicale et irréductible que Soloveitchik nomme la solitude existentielle du croyant. Elle n’est pas un accident psychologique ou une pathologie sociale. C’est une dimension ontologique de la foi elle-même.

Triple solitude

Bien que Soloveitchik ne l’énonce pas explicitement, on peut identifier chez lui trois formes distinctes de solitude : sociale, théologique et temporelle. Chacune exprime une dimension spécifique de l’isolement du croyant dans le monde moderne.

La solitude sociale

La première forme de solitude identifiée chez le croyant est d’ordre social. L’homme de foi, en tant qu’homme, fait, avant tout, l’expérience du monde social et humain. Et c’est de ce premier rapport au monde que découle la première forme de son isolement. Cette solitude résulte du fait que la manière d’être au monde du croyant est incompatible avec les structures sociales dominantes.

Or, pour en comprendre la nature profonde, il faut d’abord présenter la confrontation entre deux conceptions de la vie sociale, incarnées respectivement par Adam I et Adam II : la dignité et la rédemption

La dignité

Chez Adam I, la vie sociale est fondée sur la dignité. Pour lui, « l’homme est un être revêtu de dignité et être humain signifie vivre avec dignité », p. 44.  En se basant sur le Psaume : 7,7, Soloveitchik définit la dignité comme la « capacité de l’homme de dominer son environnement et d’en exercer le contrôle. », p. 44. Néanmoins, souligne encore Soloveitchik, cette puissance de présence dans le monde est une qualité extérieure et relationnelle. C’est une « catégorie qui relève de la conduite sociale », p. 50. Elle ne se réalise que dans le regard d’autrui, à travers l’impact que l’individu exerce sur son environnement. Soloveitchik souligne ainsi le lien étymologique significatif dans la langue hébraïque, entre le terme kavode (dignité) qui partage sa racine avec kavède (lourdeur, poids). La dignité est ce qui fait sentir la présence de celui qui la possède. Elle s’évalue à l’aune de la capacité d’un homme à s’imposer socialement, à se rendre visible, audible, ou efficace.

Cette logique, Soloveitchik l’analyse comme une forme de formalisme social, en écho au formalisme mathématique d’Adam I. De la même manière que le premier Adam transforme la nature en objet technique, il transforme la société en espace de mise en scène, où chacun doit manifester sa valeur par des signes extérieurs de réussite, d’autorité ou d’influence. L’homme sauvage ou pré-scientifique ne vit pas une existence pleinement humaine. Sa vie, marquée par la passivité, la maladie et la mort, « est sans pouvoir », p. 45. Elle reste soumise aux aléas de la nature. En revanche, l’homme qui crée, qui structure et qui ordonne, accède à une forme de stabilité intérieure. La créativité devient alors l’indice d’un accomplissement éthique. Être digne, c’est être responsable. « Il n’y pas de dignité sans responsabilité », p. 45. Il s’agit d’être maître de soi non seulement dans le monde, mais aussi face à soi-même.

 La sociabilité d’Adam I est donc instrumentale : elle vise l’efficacité, la coopération, la sécurité. Il ne s’agit pas de communion, mais de coordination. Cette une société naturelleen ce qu’elle repose sur les besoins de la « pression biologiques et instinctive », p. 52. L’union y est motivée par des finalités pratiques. L’action commune permet d’atteindre des objectifs que l’individu isolé ne pourrait accomplir.

Mais cette union reste superficielle. Soloveitchik la décrit, en un sens, comme une société du « on ». Il s’agit avant tout d’un ensemble d’individus liés les uns aux autres, mais sans véritable co-appartenance. Les hommes y « collaborent en vue de promouvoir leur intérêts » (p. 61), mais ne se rencontrent pas. Soloveitchik fonde sa description sur l’analyse de la structure du langage propre à la communauté du premier Adam.  Celle-ci est faite de Je et de Tu, mais le Il, c’est-à-dire l’autre en tant qu’extériorité irréductible, est immédiatement réduit à un Tu fonctionnel. L’altérité y est dissoute dans l’utilité. « Un nouveau venu rejoignant la communauté cesse d’être un Il anonyme et se transforme en un Tu connaissable et intégré », p. 61.

La rédemption

La situation est tout autre chez Adam II, pour qui la vie sociale repose avant tout sur la rédemption. Contrairement à la dignité, qui requiert un regard extérieur, la rédemption est une expérience intérieure et ontologique. Soloveitchik la définit comme le sentiment de stabilité et d’importance de sa propre existence, indépendamment de toute validation sociale. « Même un ermite (…) peut vivre une vie rédimée. (…) Lorsqu’elle s’exprime (…) l’individus a le sentiment que sa vie vaut la peine d’être vécue, qu’elle est ordonnée et adaptée, ancrée dans quelque chose de stable », p. 56. Avec la rédemption, Adam II s’accomplit, de plus, dans un mouvement de retrait, de recentrement, et d’approfondissement.  Il ne cherche pas à maîtriser le monde, mais à se laisser transformer par une réalité supérieure. « La rédemption s’obtient lorsque l’homme humble procède à un mouvement de recul et se laisse envahir et conquérir par un être supérieur et plus véridique », p. 57. La rédemption est ainsi première par rapport à la relation : elle précède l’existence d’autrui ; elle n’en a pas besoin pour être réelle.

Ce mode d’être induit, par conséquent, une autre forme de socialité. Adam II est certes, lui aussi, un être en relation, mais cette relation ne procède pas de la fonction ou de l’utilité. Elle est d’ordre spirituel, fondée sur une reconnaissance de l’autre comme altérité irréductible. Sa conscience « obtenue comme résultat d’une infatigable recherche d’une existence rédimée et sûre, met à jour sa propre antithèse : la conscience de sa particularité et de son incompatibilité ontologique avec les autres existants », p. 58. Et c’est précisément cette exigence qui rend la relation plus difficile, et plus solitaire. Pour entrer en relation véritable, Adam II doit d’abord assumer sa propre singularité. La quête de rédemption, parce qu’elle est intérieure, radicale, intransmissible, creuse en l’homme un isolement que rien ne peut combler.

Ainsi, la solitude sociale du croyant ne provient pas de l’absence de relation, mais de la disqualification des modèles sociaux dominants par sa propre expérience intérieure. Il ne peut se reconnaître dans une société qui valorise l’efficacité, la visibilité et la domination. La lutte contre « l’insécurité découlant de l’observation de la glaciale obscurité de l’uniformité et de l’irresponsabilité », le rend de plus en plus étranger (p. 58).  C’est cette dissonance ontologique entre le monde tel qu’il est structuré socialement, et le monde tel qu’il est vécu spirituellement, qui constitue le premier et le plus fondamental des isolements.

De cette solitude sociale découlent les deux autres formes de solitude : la solitude théologique, liée à l’irreprésentabilité du divin, et la solitude temporelle, liée à la contingence de l’existence.

La solitude théologique-cosmologique

La solitude théologique-cosmologique trouve sa source dans la manière particulière dont le croyant perçoit et habite le monde. Pour le croyant, le monde n’est pas un décor neutre ou une somme de phénomènes physiques : il est un lieu de révélation, un espace saturé de présence divine. Chaque élément du cosmos peut devenir le vecteur d’une rencontre ou d’un signe adressé à l’homme.

Mais c’est précisément cette densité théologique du monde qui engendre, paradoxalement, une forme d’éloignement. Pour Soloveitchik, « Dieu parle à travers ses œuvres », mais le « message des cieux est, au mieux, un message équivoque », p. 64. Plus Dieu se manifeste dans « chaque coin et recoin de la création », plus le croyant prend conscience de la distance qui le sépare d’un Dieu « inapprochable, enveloppé de transcendance et de mystère », p. 65. Cette tension réside dans la nature même de Dieu tel que le conçoit Soloveitchik : un Dieu à la fois omniprésent et transcendant, immanent dans les phénomènes et au-delà de toute chose. C’est parce qu’il est le Créateur absolu qu’il est aussi, en un sens, radicalement autre, irréductible à toute saisie humaine.

Ce paradoxe produit un redoublement de la solitude. Le croyant, déjà isolé sur le plan social du fait de son orientation spirituelle minoritaire dans le monde moderne, fait l’expérience d’un isolement plus profond encore, sur le plan théologique. Il se découvre seul non seulement parmi les hommes, mais aussi face à un Dieu qui se dévoile pour mieux se retirer. La solitude du croyant est ainsi cosmique, car elle naît du rapport au monde comme création, mais elle est surtout métaphysique, car elle provient de la conscience d’un Dieu qui échappe au croyant au moment même où il s’en approche.

La solitude temporelle

La troisième forme de solitude identifiée concerne le rapport du croyant au temps. Cette solitude n’est pas d’abord liée à la mémoire ou à l’angoisse de la finitude, mais à une manière singulière d’habiter le temps. Le croyant ne vit pas le temps comme une suite de segments homogènes et mesurables, selon la conception formelle et linéaire propre à la modernité scientifique. Il ne s’agit pas non plus, pour lui, d’un simple temps vécu au sens bergsonien, comme une durée subjective fluide. Le temps du croyant est, bien plus, un positionnement existentiel. C’est un courant structuré en « une expérience qui enveloppe tout l’être », p. 83. Chaque événement prend sens à partir de son implication personnelle.

Dans cette perspective, ni le passé ni le futur ne peuvent véritablement être dits constituer des moments vécus du croyant. Le passé est défini par son absence. Adam II « a connaissance d’un passé infini qui s’est déroulé avant lui », p. 83. Il désigne ce qui, par principe, s’est produit sans que le sujet croyant n’y soit impliqué. Il est ce qui a eu lieu hors de sa présence. La façon de s’y rapporter est donc épistémique. Le passé ne peut désormais faire l’objet que d’une connaissance. Ce ne peut être qu’un savoir objectif et informatif, dépourvu de vécu propre, car il a justement déjà eu lieu. A l’inverse, le futur est ce qui, par définition, s’inscrira au-delà de la propre existence du croyant. Adam II a « conscience également d’un futur infini qui continuera à s’écouler avec tout autant de force longtemps après qu’il aura cessé », p. 83. C’est le temps qui ne peut pas encore être expérimenté, mais seulement anticipé. Son mode de connaissance est alors celui de l’intentionnalité. Puisque le futur ne s’est pas encore réalisé, il ne possède pas encore de contenu déterminé. Le croyant n’en dispose que dans la mesure où il l’anticipe et s’y projette comme dans un à-venir dont il ne possède aucun savoir effectif. Ainsi, pour le croyant, passé et futur sont toujours extérieurs à l’expérience proprement dite. Ils marquent les bords de sa temporalité sans jamais la constituer de l’intérieur.

Le passé et le futur ne sont donc intégrés à la vie du croyant qu’en tant qu’ils sont investis subjectivement. Le passé en tant que mémoire interprétée et le futur en tant qu’attente éthique ou promesse eschatologique. Ce qui compte, ce n’est pas leur objectivité chronologique, mais l’acte de les assumer ou de les anticiper. La temporalité du croyant est donc phénoménologique. Elle se structure autour de la manière dont le sujet articule son être-au-monde à travers ce qui fut, ce qui est et ce qui pourrait être.

Or, c’est précisément cette manière particulière d’habiter le temps qui révèle la solitude du croyant. Ce temps paradoxalement déconnecter de son vécu personnel lui fait prendre conscience de l’arbitraire de sa naissance et de sa mort, de leur caractère accidentel. Parce qu’il n’est pas concerné par le passé et le futur, rien ne justifie, en soi, le fait d’être né à tel moment, ni celui de devoir disparaître à tel autre. Cette condition impose alors au croyant une lucidité tragique : il aurait pu ne pas être. « Pratiquement, le caractère totalement accidentel de son existence est lié à cette effrayante conscience du temps », p. 83. Cette conscience aiguë du caractère contingent de son inscription dans le temps redouble sa solitude. Il ne partage pas simplement un calendrier commun avec les autres, mais vit une expérience du temps singulière. Centrée sur sa propre présence et marquée par une distance irréductible avec tout ce qui échappe à son vécu immédiat, « il doit se mesurer au caractère tragique et paradoxal qui lui est inhérent », p. 83.

Une délivrance en trois actes

Après avoir montré que la solitude du croyant s’exprime d’abord sur le plan social, Soloveitchik en explore la possibilité de dépassement, non par un effacement de la singularité, mais par une reconfiguration radicale de la relation communautaire. La délivrance à laquelle il fait référence n’est pas une libération extérieure ou politique, mais une transfiguration existentielle du lien à autrui.

Délivrance sociale : la communauté du second Adam

Pour cela, il reprend de manière critique la tradition du contrat social, en particulier telle qu’elle se déploie dans la modernité philosophique, mais en en proposant une relecture phénoménologique et spirituelle. Ce qu’il cherche à penser, ce n’est pas l’origine juridique du lien social, mais la possibilité d’une communauté fondée sur la rédemption, c’est-à-dire sur la profondeur éthique et existentielle d’un engagement libre.

La société ainsi esquissée se distingue, en tout point, de celle du premier Adam. Elle n’est plus fondée sur l’union des corps, ni sur l’utilité partagée, mais sur une communion des âmes. Loin d’être une réponse aux besoins naturels ou à la volonté de puissance, cette communauté repose sur une reconnaissance réciproque des subjectivités comme altérités irréductibles. Elle inaugure une société d’un genre nouveau, structurée par la présence d’un tiers. C’est ce que Soloveitchik nomme la structure Je – Tu – Il.

Dans cette configuration tripartite, le Il ne désigne plus un objet extérieur, ni un individu réduit à son rôle fonctionnel. « Il » devient le médiateur nécessaire entre le « Je » et le « Tu ». La figure dans laquelle les deux pôles de la relation déposent leur confiance et trouvent une mesure commune. C’est cette médiation qui rend possible l’union véritable, car elle transcende la dualité et permet une forme d’altérité reconnue. La structure Je-Tu-Il ne s’oppose donc pas la solitude, mais en reconnaît la nécessité. Seule une solitude authentique et radicalement assumée peut fonder une relation véritable. C’est parce qu’Adam II est entièrement seul, dans son intériorité rachetée, qu’il peut accueillir un autre comme autre, et non comme prolongement de soi.

C’est là que Soloveitchik introduit la notion d’alliance, au cœur de toute possibilité d’un lien communautaire durable. L’alliance n’est pas une simple convention, mais une structure normative, fondée sur la liberté mutuelle et l’engagement éthique. Trois conditions la définissent.

1. Une union librement consentie. L’alliance, pour être authentique, suppose que les parties s’engagent sans coercition. Il ne peut y avoir de lien d’alliance que dans la reconnaissance réciproque et dans l’acceptation mutuelle. Soloveitchik y insiste : rien ne doit être imposé, car la relation serait alors privée de sa valeur éthique. La formule qu’il emploie : « mutuelle acceptation» (p. 62), souligne cette égalité structurelle devant l’engagement.

2. Une normativité transcendante. Cette liberté n’est pas arbitraire. Elle s’inscrit dans un cadre normatif tel que le conçoit la loi juive. Selon cette conception, l’alliance repose sur une reconnaissance mutuelle des droits et des devoirs de chaque partie. « La validité même de l’alliance repose sur le principe halakhico-juridique d’une libre discussion, une mutuelle acceptation des devoirs et la plaine reconnaissance des droit égaux des deux parties engagées », p. 62. Mais pour que ces droits soient inaliénables, ils doivent être garantis par une autorité supérieure. L’engagement ne peut dépendre uniquement de la volonté subjective. Il faut donc sacraliser le lien, en le déposant entre les mains d’un tiers transcendant, qui le protège de toute manipulation ou réversibilité humaine.

3. Un sacrifice originaire. C’est dans ce cadre que Soloveitchik propose une lecture profondément originale du récit biblique de la création d’Ève. Il remarque que celle-ci ne peut être créée qu’au moment où Adam s’endort. « Adam fut conquis et vaincu – et dans la défaite il trouva son compagnon », p. 59. Ce sommeil n’est pas une simple donnée narrative, mais une image du retrait, du sacrifice de soi sans lequel aucune altérité véritable ne peut surgir. Le second Adam, pour accueillir un véritable compagnon, doit renoncer à la clôture de sa propre rédemption. Il doit sacrifier son idéal, non pour le détruire, mais pour en ouvrir la fécondité. « Le moyen d’atteindre une rédemption parfaite et encore, l’échec », p. 59. La côte qu’Adam abandonne devient ici le signe d’une création par le don, et non une marque d’incomplétude.

La communauté, ainsi fondée, ne repose plus sur la négation de la solitude, mais sur son dépassement par l’alliance. Elle ne vise pas à supprimer l’isolement en le niant, mais à le transformer en relation, à condition que celle-ci soit structurée par une tierce médiation, une normativité transcendante, et un renoncement à l’appropriation de l’autre. La véritable délivrance sociale ne vient donc pas de l’intégration dans une collectivité, mais de la capacité à se dessaisir de soi pour accueillir une altérité sur un fond de fidélité partagée.

Les deux communautés de l’alliance : prière et prophétie

Face à la solitude irréductible qu’engendre l’expérience croyante, Soloveitchik ne propose ni consolation facile ni idéal communautaire utopique. La délivrance du croyant ne passe pas par l’abolition de la solitude, mais par sa transformation en modalité de relation. Cette délivrance prend forme au sein de la communauté de l’alliance, et se manifeste dans deux configurations essentielles et complémentaires : la communauté prophétique et la communauté de prière. Ces deux formes d’organisation spirituelle structurent l’histoire du peuple d’Israël autant qu’elles dessinent les deux axes fondamentaux de sa vie religieuse. La communauté prophétique relève de l’écoute d’une parole venue de Dieu qui « rejoint la communauté humaine », p. 68. Tandis que la communauté de la prière se traduit dans une vie ou « sur l’initiative de l’homme » p. 68, l’adresse d’une parole vers Dieu est non seulement possible, mais surtout vécu.

Le point de départ de chacune de ces deux façons d’appréhender la relation à Dieu est différent. Dans un cas il s’agit d’une relation Dieu-Hommes et dans l’autre Hommes-Dieu. Soloveitchik s’attarde néanmoins sur leur point commun plutôt que sur leur différence.

Il en identifie trois :

1) Nature de la relation

2) Structure communautaire de la relation

3) Normativité de la relation

1. La première caractéristique commune à ces deux communautés est la nature personnelle de la relation qu’elles entretiennent avec le divin. « Dans les deux communautés il y a une confrontation entre Dieu et l’homme », p. 68. Il ne peut y avoir de prophétie sans une parole de Dieu adressée à un homme ; de même, il ne saurait y avoir de prière sans une parole humaine adressée à Dieu. Dans les deux cas, c’est la structure dialogique qui fonde la communauté. Celle-ci ne repose pas sur une appartenance ethnique ou sur une organisation politique, mais sur une expérience partagée de la relation directe à Dieu. Le prophète est l’homme à qui Dieu parle ; le priant est l’homme qui parle à Dieu.

Mais cette symétrie ne signifie pas équivalence historique. Soloveitchik insiste sur une succession temporelle entre ces deux types de communauté.  La prière vient prendre le relais de la prophétie. Lorsque la voix prophétique s’éteint, c’est-à-dire lorsque Dieu cesse d’initier directement la parole, c’est l’homme qui reprend l’initiative du dialogue par la prière. « C’est ainsi que le dialogue de l’alliance passa du domaine de la prophétie à celui de la prière », p. 72. Celle-ci n’est donc pas une simple imitation ou un substitut dégradé de la prophétie. Elle en constitue le prolongement inversé, le versant humain. Soloveitchik ne nie pas la coexistence historique deux ces deux modalités de relation à Dieu. Au contraire, il préside même que « La prophétie et la prière (…) sont apparues au moment même où Abraham rencontrait Dieu », c’est-à-dire en même temps (p. 71-72) Si les deux formes sont co-originaire au plan de l’expérience religieuse, elles ne le sont pas sur le plan historique et communautaire. A cette échelle l’une prend la place de l’autre. La communauté de prière est instaurée pour suppléer l’effacement progressif de la communauté prophétique.

2. Le second point commun se traduit également par la tripartition des structures intersubjectives que chaque communauté engage. « Les deux communautés ont une structure à trois dimensions formées des trois personnes grammaticales – Je, Tu , Il », p. 72. Dans la communauté prophétique, le Je est le prophète, le Tu est Dieu qui parle, et le Il désigne la communauté humaine destinataire du message. La parole circule ici de Dieu vers un sujet singulier, qui la transmet à un tiers collectif. Dans la prière, la structure se renverse mais reste présente. Le Je est celui qui prie, le Il est Dieu, désormais silencieux, et le Tu est l’autre homme, priant lui aussi, avec qui se constitue la communauté du culte. Ce glissement reflète la transformation d’un modèle vertical à un modèle horizontal. La prophétie isole le prophète tandis que la prière relie les hommes entre eux dans leur adresse commune à Dieu.

3. Enfin, cette double configuration ne saurait se comprendre pleinement sans intégrer la dimension normative de l’alliance. Car l’alliance, pour Soloveitchik, n’est pas une simple relation affective ou mystique, elle est aussi un cadre juridique, une structure d’obligations réciproques. Les deux communautés ont vu le jour (..) peut être surtout, à cause de la découverte de la dimension normative » de l’expérience de la révélation, (p. 74). La parole divine, qu’elle soit reçue dans la prophétie ou adressée dans la prière, porte en effet toujours une exigence morale. Soloveitchik remarque ainsi qu’il n’y a pas de révélation sans commandement, ni de prière authentique sans soumission. Dans les deux cas, c’est l’impératif éthique qui fonde la validité de la relation. La prophétie, dans sa forme biblique, n’a jamais été purement contemplative. « Lorsqu’il se tient devant Dieu, le prophète reçoit un message éthico-moral destiné à être transmis et réalisé », p. 74. La prophétie vise la justice, la droiture, la transformation du monde. Et la prière n’est pas une simple expression du désir : elle suppose la reconnaissance d’une autorité transcendante et d’une souveraineté morale de Dieu.

Ainsi, pour que l’alliance soit possible, il faut qu’elle soit normative. Autrement dit, ce n’est pas la subjectivité du croyant qui fonde la communauté, mais la reconnaissance d’un tiers transcendant et législateur. Soloveitchik insiste sur ce point. Seule une structure de devoirs communs peut garantir l’universalité de l’expérience religieuse. Si la communauté prophétique est appelée à disparaître, c’est précisément parce qu’elle est trop dépendante de l’expérience singulière du prophète. La prière, en revanche, devient la forme durable et partageable de la relation au divin. C’est par elle que la solitude du croyant peut être vécue non plus comme isolement, mais comme condition de la communion, fondée non sur l’émotion, mais sur l’éthique.

Délivrance temporelle : réinvestir l’histoire par l’alliance

Le second niveau de délivrance proposée par Soloveitchik s’opère au niveau de la temporalité elle-même. Après avoir exploré la solitude du croyant dans son rapport au monde et à autrui, puis sa transfiguration dans la communauté de l’alliance, l’auteur esquisse une rédemption du temps, par laquelle le croyant se réapproprie l’histoire comme champ de responsabilité et d’attente. Ce réinvestissement du temps n’est possible qu’au sein d’une communauté croyante structurée par l’alliance, qui rend possible une conscience historique habitée par la promesse.

L’alliance permet en effet de redonner une épaisseur et une signification au passé comme au futur. Le temps, qui apparaissait auparavant dans toute sa discontinuité devient à nouveau un espace d’engagement. Le passé n’est plus une simple archive, ni un objet de mémoire abstraite. Il devient expérience réactualisée L’expérience du temps dans le cadre de l’alliance « est à la fois rétrospective, reconstruisant et revivifiant le passé », p. 84. Dans la vie rituelle et liturgique du peuple croyant, les grands événements du passé ne sont pas commémorés comme des faits révolus, mais réinscrits dans le présent du sujet. Chaque fête, chaque acte de transmission, chaque relecture communautaire du texte fondateur constitue une reviviscence du rendez-vous originaire avec Dieu, ce moment inaugural où l’homme s’est su lier à une parole et à une promesse.

Ce travail de mémoire vive confère au croyant une responsabilité éthique à l’égard de son passé. Il ne peut plus se contenter d’en être l’héritier passif. Il en devient le gardien et le témoin. Transmettre le passé, le porter dans le présent, en protéger le sens et en assurer la fécondité : telles sont les tâches qui s’imposent à celui qui appartient à la communauté de l’alliance. Le passé, ainsi, ne reste pas derrière lui. Il provoque en l’homme « la responsabilité envers un passé prestigieux qui a transmis à la présente génération l’impératif divin avec foi et confiance », p. 84. Le temps devient matrice de l’identité et ressource pour l’avenir.

De même, le futur n’est plus cette abstraction indéterminée, simple horizon d’attente sans contenu. Il est désormais chargé d’une promesse eschatologique. Le futur a une valeur éminemment « prospective, anticipant l’à-venir », p. 84. Le futur n’est pas une anticipation imaginaire ou utopique, mais une orientation concrète de l’agir. Ce que la génération présente accomplit dans l’alliance conditionne ce que sera le monde à venir. Le futur n’est donc plus neutre.

Soloveitchik formule cette exigence dans des termes clairs le futur « attend de cette génération qu’elle remplisse consciencieusement et honorablement son devoir au sein de l’alliance» p. 84. Il ne s’agit pas là d’un simple idéal moral, mais d’une structure temporelle du croire. L’action présente tire son sens à la fois du passé qu’elle hérite et du futur qu’elle prépare. Le croyant devient ainsi le point de jonction entre deux dimensions du temps, chargé d’une mission historique qui le dépasse, mais à laquelle il participe pleinement.

En ce sens, l’alliance constitue une véritable réconciliation du sujet avec le temps. Elle permet d’habiter le présent non plus comme isolement, mais comme nœud de fidélité et d’espérance. C’est là que se manifeste la délivrance ultime du croyant. Il ne s’agit pas de fuir le monde, ou survivre dans une temporalité fragmentée. La délivrance aide le croyant à s’inscrire dans une trame temporelle habitée de sens. Le temps oriente son existence dans une mémoire vivante et une attente active. Il cesse d’être ce qui éloigne, pour devenir ce qui relie.

 La délivrance théologique : vers une alliance personnelle

La communauté de l’alliance permet au croyant de sortir de sa solitude sociale et de réinvestir son rapport au temps. Mais elle ne saurait suffire à combler l’isolement le plus radical : celui qui le sépare de Dieu lui-même. Après l’union des âmes dans la société nouvelle du second Adam, après la réconciliation existentielle avec le temps par la mémoire et l’attente, il reste à penser ce qui constitue le cœur de l’expérience religieuse : la relation personnelle au divin. C’est à ce niveau que se joue la dernière étape de la délivrance. Celle qui engage non plus seulement la communauté, mais le croyant singulier dans son dialogue avec le transcendant.

Soloveitchik souligne ici la nécessité d’une alliance personnelle, distincte de l’alliance collective ou nationale.  « Le croyant, afin de se sauver de sa solitude et de son tourment, doit rencontrer Dieu au niveau d’une alliance personnelle, où il peut se rapprocher de lui et se sentir libre en Sa présence », p. 65. L’alliance communautaire, on l’a vu, visait à briser l’isolement social du croyant et à réinstaurer une vie partagée autour de la loi, du souvenir et de l’engagement moral. L’alliance personnelle, en revanche, a pour visée le rapprochement intime de l’homme avec Dieu. Elle engage la totalité du sujet dans un acte de reconnaissance et d’abandon, dans une réponse singulière à l’appel divin. Ce n’est plus ici le peuple qui s’engage, mais le Je, dans la solitude de sa conscience, dans la vulnérabilité de sa foi.

Ce mouvement vers une théologie du sujet est confirmé par l’exégèse biblique que propose Soloveitchik à partir des deux récits de la Genèse. Il y relève un élément décisif. La différence des noms divins utilisés dans chacun des récits. Dans le premier, Dieu est désigné exclusivement par le nom Elohim. Ce terme « décrit Dieu comme origine du mouvement cosmique », p. 67. C’est un terme qui renvoie à la puissance créatrice et aux forces impersonnelles de la nature. Ce Dieu est celui qui régit le monde, qui en garantit la structure et la régularité. Il est source de loi, mais non de dialogue.

Dans le second récit, en revanche, Dieu est désigné par le Tétragramme (YHWH), nom propre, incommunicable, marque de la singularité de Dieu en tant que personne divine en relation. « Le croyant partenaire de l’alliance » aspire « à une relation personnelle et intime avec Dieu », p. 67. Il ne peut donc s’agir que du Dieu qui insuffle une âme vivante à l’homme, qui s’adresse à lui, répond à ses questions et noue avec lui une histoire. Cette distinction est fondamentale. Elle reflète le passage d’un Dieu cosmique à un Dieu relationnel. D’une transcendance de pouvoir à une transcendance de proximité. Ce n’est pas la toute-puissance qui rend Dieu apte à la relation, mais son excès par rapport au monde, son altérité radicale, qui le rend capable d’entrer dans un vis-à-vis avec le sujet humain.

Ainsi se dessine une délivrance théologique qui ne supprime pas la transcendance de Dieu, mais qui en fait la condition même de la relation. Dieu n’est pas l’absolu inatteignable. Il est l’absolu qui s’adresse, le tout-autre qui se révèle dans la parole, l’histoire, et l’alliance. C’est ce Dieu-là, personnel et engageant, qui constitue le terme ultime de la quête du croyant. Ce n’est qu’en acceptant la solitude de sa condition humaine, en reconnaissant le silence d’Elohim et en appelant YHWH par son nom, que le sujet peut accéder à une forme de communion qui ne détruit pas la distance, mais la convertit en fidélité.

***

En conclusion, la méditation de Soloveitchik sur la figure du croyant moderne prend sa source dans une double expérience. Celle d’une foi vécue dans un monde désenchanté, et celle d’un sujet habité par une tension ontologique irréductible. À travers la typologie d’Adam I et d’Adam II, Soloveitchik met en lumière la dualité constitutive de l’homme, partagé entre maîtrise technique du monde et quête de sens. Cette division n’est pas une pathologie, mais une structure de l’existence. Elle trouve son point d’intensité maximal dans la triple solitude du croyant : sociale, théologique, et temporelle. Loin d’être un défaut relationnel, elle est, en effet, une condition ontologique liée à la nature même de la foi. Aussi, sans céder au tragique d’un isolement sans issue, Soloveitchik pense la possibilité d’une délivrance. Celle-ci n’advient par la transfiguration de cette solitude. La solitude sociale peut être dépassée dans la communauté du second Adam, fondée sur l’alliance éthique et l’accueil de l’altérité. La solitude temporelle se convertit en responsabilité, au travers de la mémoire vivante du passé et l’attente active du futur. Enfin, la solitude théologique s’ouvre à une rencontre personnelle avec Dieu, en tant que vis-à-vis engageant, porteur d’un nom et d’une promesse. En ce sens, Le Croyant Solitaire ne se contente pas de décrire une crise de la foi contemporaine. Il en propose une phénoménologie rigoureuse et une voie spirituelle exigeante. Le Croyant Solitaire relève le défi de penser la foi non comme refuge, mais comme combat. Non comme réponse, mais comme fidélité.