Portrait d’un humaniste


par Marianne Cense

Dominique BOUREL, Martin Buber : Sentinelle de l’humanité, Paris, Albin Michel, 2015.

Article réalisé dans le cadre du Projet « Jeunes rédacteurs » initié par l’Association Sifriaténou en 2024 . Avec le soutien de nos donateurs, de la FJF et de la FMS

En France, la figure de Martin Buber paraît parfois oubliée ; rarement cité, quelque fois évoqué. Le philosophe est considéré pourtant comme l’un des penseurs les plus influents du XXème siècle. Ami, entre autres, de Gershom Scholem, de Haïm Weizmann ou encore d’Albert Einstein, il contribua, tout au long d’un siècle marqué par de profonds bouleversements, à faire vivre, voire revivre, un judaïsme menacé d’une disparition totale. Son engagement s’illustra tant dans l’enseignement, que dans la politique ou la culture. De l’Autriche où il est né, en passant par l’Allemagne où il a étudié et vécu, jusqu’en Palestine mandataire puis en Israël, la vie de Martin Buber se traduit, d’après son meilleur biographe D. Bourel, en un engagement humaniste sans faille.

Engagement intellectuel : entre politique, philosophie et judaïsme

Dès le début de sa vie, Martin Buber, par son environnement familial mais aussi en raison du contexte historique et géographique dans lequel il naît, est nourri tant par la philosophie que par le judaïsme, ce qui le conduira à constituer une pensée politique à la périphérie entre ces diverses influences, aussi bien ancrée dans celles-ci que critique à leur égard. Né en 1878 à Vienne dans une famille dite assimilée mais conservant de solides liens avec la tradition, il est élevé en majeure partie par ses grands-parents à Lemberg, après le divorce de ses parents. C’est au sein de ce foyer qu’il put fréquenter le corpus juif traditionnel – midrachique surtout – auprès de son grand-père le célèbre érudit juif Salomon Buber mais aussi s’imprégner du corpus littéraire allemand classique (Goethe et Schiller), auprès de sa grand-mère Adèle Buber. Lorsque son père revient à Lemberg après s’être remarié, Buber, alors âgé de quatorze ans, retourne vivre chez celui-ci jusqu’à son entrée à l’université, période durant laquelle il fut en proie avec une crise religieuse profonde qui se caractérisa par un rejet radical de la pratique orthodoxe et par la découverte de la philosophie. C’est cette voie qu’il emprunta alors à l’université viennoise puis berlinoise, où les cours qu’il choisit mêlent philosophie, philologie et histoire de l’art. Le milieu universitaire dans lequel il se trouve projeté est alors en pleine effervescence dans l’Europe du début du XXème siècle, de nombreux érudits se rencontrent dans les grandes capitales européennes qui constituent des centres intellectuels sans pareil, reliés entre elles par des échanges universitaires riches et réguliers et une grande circulation des savoirs. Ce milieu intellectuel en pleine ébullition dans laquelle se retrouva le jeune Buber et auquel il participa ensuite, fut décisif, les rencontres qu’il y fit furent, chacune à leur manière, déterminantes pour son engagement politique – notamment sioniste –, sa réflexion philosophique et pour sa pensée du judaïsme qu’il se réappropria à travers un cheminement intime et politique. D. Bourel montre ainsi dans son ouvrage de quelle manière les différents aspects de son œuvre et de sa vie, qu’il raconte avec moult détails, furent aussi profondément marqués par les événements du XXème siècle, des persécutions antisémites à la survie du judaïsme après la Shoah, en passant par les rapports entre Israéliens et Palestiniens, avant et après 1948. L’engagement de Buber, que nous allons retracer ici, entre sionisme, philosophie et judaïsme est ainsi tel que l’expose D. Bourel un engagement humaniste, dont l’héritage cherche tant bien que mal à subsister.

Engagement sioniste

Les prémisses

C’est par la lecture de l’ouvrage Jüdische Moderne /« La Modernité juive » de Nathan Birnbaum (publié en 1896) que Buber décide de s’engager dans le sionisme culturel – et non politique – à Leipzig avec la création en 1899 d’un groupe local avec quelques camarades d’université. Malgré une vive opposition au sein même de la communauté juive de la ville, Buber parvient à mobiliser autour de lui, au sein de son association, dont le texte inaugural – cité par D. Bourel – formule le souhait suivant :  
« Augmenter la conscience de soi juive en rassemblant les étudiants juifs, en diffusant les connaissances en histoire et littératures juives et en aiguisant les forces et l’habilité du corps. […] Pourquoi voulons-nous cela ? Parce que nous servons un grand idéal, la renaissance du judaïsme. Nous comprenons par-là la réunion spirituelle et culturelle des membres dispersés de la tribu juive, et le renforcement de sa particularité. », p. 53.
Et D. Bourel d’ajouter : « Pour le jeune Buber, le judaïsme est à un tournant : soit il prend sa place dans le travail de l’humanité, soit il va mourir », p. 53. Si une telle inquiétude, ou du moins une telle urgence, agite les esprits des jeunes étudiants juifs de Leipzig et plus généralement d’Allemagne, c’est parce qu’ils perçoivent en cet fin de XIXème siècle et en ce début de XXème siècle un danger dû à l’abandon ou à l’oubli de la conscience juive, c’est-à-dire du sentiment d’appartenir au peuple juif, tant en raison de l’assimilation qui conduit à rejeter les traditions ancestrales au nom de la modernité allemande, qu’à cause d’un antisémitisme croissant de plus en plus aux quatre coins de l’Europe à travers persécutions, expulsions et massacres répétés. C’est la même année, 1899, que Buber participe au IIIème congrès sioniste à Bâle, introduit par Théodor Herzl et durant lequel il assiste notamment au discours marquant de Max Nordau qui conçoit par le sionisme le moyen d’émanciper les Juifs des nations dans lesquelles ils sont enchainés et maltraités et desquelles il s’agit de se libérer pour assurer la survie du peuple. C’est de retour à Berlin que son engagement sioniste s’affirme : il est élu secrétaire de l’Association des sionistes berlinois.


Nous comprenons là que l’avenir du judaïsme est, pour Buber, essentiellement lié au sionisme, puisqu’il s’agit, pour lui, soit de se laisser mourir par aliénation assimilatrice, soit de reprendre en main son destin par ce qu’il nomme une véritable « Renaissance juive ». Cette renaissance s’entend comme une « radicale nouveauté », p. 68 ; radicale nouveauté qui ne peut se réaliser qu’à travers l’affranchissement vis-à-vis de la galoute – condition du peuple juif en exil depuis la destruction du Second Temple en 70 de l’ère vulgaire – et du ghetto. L’idée première de Buber est de rassembler les Juifs, quelle que soit leur adhésion idéologique au sein même du mouvement sioniste, afin de favoriser l’unité du peuple par-delà l’unité spirituelle et intellectuelle. C’est dans cet esprit qu’il prend la tête, sur la proposition de Herzl, du journal Die Welt fondé par ce dernier, et y promeut l’engagement et la diffusion de la culture juive, surtout artistique. C’est au fil de ses articles publiés dans la revue que se précisera son idée du sionisme consistant à faire naître au sein des esprits, grâce à l’art, la conscience de l’appartenance à un peuple ayant les moyens de contempler « le pays de la nostalgie », p. 75, où s’étendent ses racines.
Cette conception du renouveau culturel, de la renaissance du judaïsme et du peuple juif par la création notamment artistique et pas seulement intellectuelle, sera l’objet de son discours lors du Vème Congrès sioniste – discours qui l’opposera à M. Nordau et au sionisme officiel qui se prévaut d’une voie surtout diplomatique dans l’établissement d’un foyer juif, délaissant les voies latérales du sionisme. Ces voies latérales – culturelles, philosophiques, historiques ou encore techniques – ont pour objet de favoriser la constitution de l’unité juive, malgré la dispersion entre les États, et désormais, alors que le mouvement sioniste est lancé, par-delà la diversité des voix et des courants au sein même de l’organisation, condition préalable selon Buber à l’établissement d’un foyer national juif en Palestine.

L’Association des étudiants juifs de Leipzig/1899)/ Au milieu (en uniforme) Martin Buber/ Archives centrales sionistes / Domaine public)

Á l’inverse, le sionisme politique est vivement critiqué par Buber, d’abord parce qu’il ne conçoit une telle unité qu’à condition de rassembler le peuple dans un foyer national – quand Buber la conçoit comme une nécessité a priori – et aussi parce qu’il s’organise en interne de telle façon qu’aucune voix discordante au sein du mouvement ne semble pouvoir être admise. Le sionisme que Buber défend et appelle de ses vœux a donc pour point d’orgue la culture, et si nous lui demandons ce qu’il nomme « culture », il répond :

« Un chant populaire, une danse, une coutume de mariage, une tournure de langage pittoresque, une légende, une croyance, un préjugé traditionnel, une lampe de chabbat, un fronteau, un système philosophique, une action sociale, tout ceci est culture. », p. 81.

Dans cette perspective, Buber fonde la Fraction démocratique au sein du mouvement afin de prendre en charge la partie culturelle délaissée par l’organe officiel et se dote d’un programme visant à la fondation « organico-scientifique » du sionisme. C’est à travers cette fraction et ce programme qu’il prépare la fondation d’une maison d’édition : le Jüdischer Verlag, qui verra le jour en 1901 et qu’en parallèle, il se lance dans le projet d’une université juive avec Haïm Weizmann. Ces divers projets se multiplient – malgré des querelles internes avec la direction du mouvement – relatives à la ligne politique et à la projection de la vie en Palestine – et se consolident après la mort de Herzl, qui y était assez hostile, et avec l’urgence face à la situation des Juifs notamment à la suite de la révolution de 1905 en Russie qui se solde par des dizaines de massacres et, par conséquent, par un afflux de population juive vers l’Ouest. 

C’est dans ce contexte que Buber va prononcer un grand nombre de conférences en Allemagne et en Europe, en insistant en particulier sur l’importance de l’hébreu comme composante essentielle de la culture renaissante du judaïsme en Palestine. Il prononce à ce sujet un célèbre discours, les 19 et 21 décembre 1909 dans lequel il dit ceci : « C’est à partir d’elle [la langue hébraïque] que nous expérimentons, au plus intime, ce qu’est le judaïsme ; c’est d’elle que nous recevons la révélation de notre propre essence originelle » avant de conclure : « Qui reçoit véritablement la langue hébraïque dans sa vie reçoit dans celle-ci la force agissante du judaïsme », p. 178.

De la guerre à l’arrivée d’Hitler

Son engagement pour la renaissance du judaïsme par le sionisme va prendre un nouveau tournant pendant la Première Guerre Mondiale alors qu’il publie en juin 1915 l’article « L’esprit de l’Orient et le Judaïsme ». Au cœur de celui-ci, Buber défend l’idée selon laquelle bien que le peuple juif comme peuple oriental fût, une fois arrivé en Europe – car déraciné par la force –, assujetti, persécuté, voire parfois aliéné par l’assimilation jusqu’à perdre son élan vital, il ne perdit jamais ce caractère oriental. Il s’agit de renouer avec ces racines du judaïsme, culturelles comme spirituelles. Le Juif, pour citer Buber : 

« a été jeté hors de son pays et dispersé dans les pays de l’Occident ; il a dû se résoudre à vivre sous un ciel qu’il ne connaissait pas, sur un sol qu’il n’avait pas cultivé ; il a souffert le martyr et ; plus que le martyr, une vie de dégradation ; les coutumes des nations parmi lesquels il a résidé l’ont affecté, il a perdu leur langage ; et malgré tout cela il est resté oriental », p. 211.

Le retour en Orient est donc conçu comme un retour aux racines du judaïsme, pas seulement mû par l’urgence face aux persécutions mais bien conçu comme nécessité de renouer avec ce qu’est le judaïsme hors des chaînes de l’Occident. Le sionisme de Buber n’est ainsi pas une réponse – ou pas seulement – au danger qui plane sur la survie du peuple juif mais est relatif à la continuité, à l’unité et à la renaissance du judaïsme. Cette conception résonne en cela avec la célèbre parole de Juda Halévi (~1075-~1141) rédigée dans le Diwan : « Mon cœur est en Orient et moi aux confins de l’Occident, comment goûterai-je ce que je mange et le savourerai-je ? ».

Le projet sioniste devient davantage concret en 1917 à la suite de la déclaration Balfour et de la conquête britannique de la Palestine ottomane. Mais Buber demeure prudent, il craint en effet l’influence néfaste de l’Occident sur cette terre et écrit : « Voulons-nous retrouver à Sion la tyrannie menaçante des valeurs insensées, sans âme et sans vie que l’Occident y a apporté ? », p. 246. Il récuse dans ce sens le droit de propriété qui accompagnerait la conquête dite mercantile et impérialiste de la Palestine, au contraire le philosophe affirme l’idée de la conquête par la rédemption et la rédemption par le travail – culturel, manuel, créateur, fraternel – en collaboration avec les Arabes chrétiens comme musulmans qui peuplent déjà cette terre. Cette idée sera en quelque sorte concrétisée une première fois en 1918, mais sans Buber resté en Autriche, dans l’inauguration du chantier de l’Université hébraïque de Jérusalem qu’il avait tant appelé de ses vœux. En posant cette première pierre à l’édifice, Weizmann, en présence de personnalités arabes et britanniques, renouvelle son souhait de créer un pont entre l’Orient et l’Occident et, nous rapporte D. Bourel, en voulant ouvrir l’université tant aux Juifs qu’aux Arabes affirme l’intention qui est la sienne et celles de ses pairs – s’opposant aux héritiers de Herzl, les tenants du « sionisme politique » – de ni exploiter ni déplacer les populations vivant déjà sur place, et respecter et assurer leur indépendance.

C’est ensuite, après la guerre et lors de la conférence de la Paix à Paris que le sionisme prend un nouvel élan, en effet se conjuguent alors en Europe l’échec de la Révolution spartakiste, la recrudescence des pogroms et une violence antisémite inouïe. Le démantèlement des anciens empires et l’espoir quant à l’avenir à la suite de la promesse formulée par l’Angleterre de la création d’un foyer juif dans l’Empire Ottoman alors disloqué se meut en angoisse. Et Buber affirmant sa position face à ce tableau, qui sera la sienne jusqu’à la fin de ses jours dans le souhait de demeurer indépendant à l’égard des ambitions de l’Occident – écrit :

« Quant à notre refus d’accepter leur [la Société Des Nations] système actuel d’un impérialisme drapé dans des sentiments humanitaires, nous n’avons qu’à le manifester en nous abstenant de toute politique extérieure, sauf pour ce qui est des démarches et des mesures indispensables pour aboutir à une entente durable et amicale avec les Arabes, dans tous les domaines de la vie publique, et pour instaurer de façon durable une solidarité fraternelle entre tous. », p. 264.

Ainsi, à la suite de la Première Guerre Mondiale, Buber défend une position claire : il est le tenant de l’établissement d’un foyer juif en Palestine contre l’impérialisme ottoman puis britannique, et plus particulièrement d’un sionisme culturel tel qu’il l’avait formulé dès ses premiers pas dans le mouvement sioniste fondé sur l’égalité et le respect entre les individus Juifs et Arabes, seule condition pour la renaissance véritable du judaïsme. Dans ce sens il fustige à de nombreuses reprises, dans des articles publiés dans diverses revues, le nationalisme juif d’une part et, d’autre part, l’attitude des puissances européennes, britannique en premier lieu, consistant dit-il a « troubler [l’]entente » (p. 286) entre les Juifs et les Arabes, quitte à employer la répression afin de conserver des intérêts impérialistes. C’est cela qui, pour Buber, constitue la cause de la méfiance et de l’hostilité grandissante des Arabes les conduisant à refuser toute discussion, voire à fermer les yeux quand les massacres de Juifs se multiplient de Jérusalem, par exemple à Tel Hai. Partisan d’un socialisme fédératif, il s’agit pour Buber de penser la renaissance d’une société fondée sur la communauté qui saura régénérer les relations entre les peuples. C’est dans cette perspective qu’il devient en 1919 membre de l’Ha-Po’el ha-Tsa’ir, (littéralement : « Le jeune travailleur », le parti travailliste de Palestine inspiré du socialisme et de l’anarchisme russe), qui travaille au dialogue et au renforcement des liens entre les peuples résidant en Palestine. Buber prononce ainsi dans un discours du parti :

« Dans une alliance juste avec le peuple arabe, nous voulons mener dans les villes communes une vie commune florissante économiquement et culturellement, et dont l’édification assure le développement à chacun des membres de sa nation. […] [Nous ne visons pas] l’exploitation capitaliste d’un territoire […]. Ce caractère social de notre idéal national conforte notre confiance qu’entre nous et le peuple arabe il existe une solidarité profonde et durable, fondée sur des intérêts réels, qui doit surmonter toutes les oppositions issues des troubles actuels. La prise de conscience de cette obligation permettra d’instaurer au sein des deux peuples un respect réciproque et une bienveillance mutuelle dans la vie publique comme dans la vie privée ; c’est seulement ainsi que la renaissance historique des deux peuples s’accomplira. Discours retranscrit dans l’ouvrage de Buber Une Terre, deux peuples et cité ici p. 298.

Les ambitions de dialogue entre les peuples et de renaissance du judaïsme de Buber prennent corps dans l’inauguration, tant attendue, le 1er avril 1925 de l’Université hébraïque de Jérusalem mais Buber en sera absent, sans que l’on sache aujourd’hui pourquoi. Weizmann lors de son discours prononcé devant nombre de représentants politiques, scientifiques et religieux insiste bien sur le fait que : « Notre université n’aurait aucune vérité en elle-même et au regard de la tradition juive, si elle n’était pas une maison d’étude pour tous les peuples et plus spécialement pour les peuples de la Palestine », p. 342. Buber fera dès cette ouverture officielle, partie des membres du Conseil des gouverneurs, aux côtés notamment de Freud et Bialik, et dirigé par Weizmann et Einstein.

Cette même année, Buber crée la Brite Chalom (littéralement « Alliance pour la paix »), groupe œuvrant pour la reconnaissance du droit des Arabes et dont nous pouvons citer le troisième statut dicté en 1926 : « L’objet de l’association est de parvenir à la compréhension entre les Juifs et les Arabes, d’organiser leurs relations mutuelles en Palestine sur la base d’une absolue égalité politique entre deux peuples culturellement autonomes, et de déterminer le cadre de leur coopération pour le développement du pays ». L’association, qui entend ainsi militer pour mettre en place un « partage des responsabilités civiles et administratives et un parlement commun » (p. 344) se heurte à l’opposition du sionisme politique officiel incarné entre autres par Ben Gourion et n’a que peu d’échos au sein de la population arabe alors que les nationalismes et l’hostilité des deux camps montent peu à peu en puissance. Mais elle poursuit ses ambitions en proposant par exemple des cours de langue arabe et en ralliant peu à peu des soutiens à travers la jeunesse juive allemande. C’est alors qu’en avril 1927 Buber arrive pour la première fois en Palestine. Ce voyage fut pour lui, comme en témoigne son ami S. H. Bergmann – vivant en Palestine depuis quelques années déjà – source d’un « sentiment que notre œuvre est funeste, un péché involontaire » (p. 373) en raison de l’écart se creusant entre les conditions des Juifs et des Arabes, les seconds étant peu à peu relégués hors de l’édifice qui se construit. Buber visite alors quelques villages et prononce plusieurs conférences dont une à l’université hébraïque avant de repartir pour l’Allemagne. Les événements sanglants de l’été 1929 – le massacre de plus d’une centaine d’hommes, femmes et enfants Juifs à Hébron et Safed – rendent la situation politique d’autant plus tendue en Palestine que le mouvement sioniste se déchire en querelles internes. Buber prend alors la parole depuis l’Allemagne en affirmant à nouveau la nécessité de créer un État binational pour assurer une cohabitation pacifique avant qu’elle ne se retourne contre l’un des deux camps, il écrit : « ou nous y arriverons [à réaliser la cohabitation en commun], ou nous n’atteindrons jamais ce havre spirituel auquel nous aspirons », cité p. 408.

Installation en Palestine mandataire

C’est à la suite de l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933 – qui se manifeste pour Buber par la perquisition de sa maison de Lemberg, par l’apposition d’une pancarte antijuive sur celle-ci, par la suspension de ses cours à l’université, par la révocation de son titre de docteur (rendu seulement en 1954) ou encore par une interdiction de parole – qu’il devient pressant pour une large partie des Juifs allemands de fuir vers l’Ouest ou la Palestine. En 1936 la nomination de Buber à la chaire de sociologie de l’Université hébraïque est ratifiée, si bien qu’il s’y installe définitivement en 1937 avec sa femme Paula et ses deux petites-filles Judith et Barbara, y retrouvant son fils Rafael qui y vivait déjà depuis quelques années. La famille habite alors à Jérusalem, dans le quartier mixte de Talbieh, louant la maison de l’oncle d’Edward Said, qu’il quittera en 1942 pour le quartier arabe d’Abou Tor avant d’y revenir à partir de 1948. Une fois à Jérusalem, Buber se consacre à son travail à l’Université jusqu’à sa retraite en 1951, il y enseigne la philosophie sociale et la sociologie culturelle – sociologie dont il fondera et dirigera le département dès 1947.

Mais c’est aussi sur le plan politique que Buber va s’illustrer dès son arrivée en Palestine. Il s’oppose sans réserve à l’Irgoun en plaidant pour l’arrêt des violences terroristes de l’organisation y voyant là un terrible fourvoiement des valeurs à l’origine du projet sioniste qu’il défend. Buber, dans différents articles qu’il signe, parle ainsi d’infidélité tant vis-à-vis du judaïsme que de l’humanité. Il s’agit pour lui d’engager sa voix en faveur du dialogue et de la coopération arabo-juive à un moment où la violence aveugle peut faire basculer la région dans une guerre sanglante et dans un sens fratricide. Dans cette lignée est créée en 1942 l’association I’houd (littéralement « Unité ») dont le programme est établi par Buber, Magnes et Weltsch. Malgré les attaques incessantes – parfois physiques – et les accusation de trahison à leur encontre, les membres du mouvements vont publier une revue (Be’ayot puis Be’ayot ha-Zmane : « Problèmes du temps ») à travers laquelle ils avertissent contre le risque « gabaonite », c’est-à-dire contre le risque que « dès lors qu’un peuple est privé d’égalité politique, ses membres deviennent nécessairement des ‘inférieurs’ » (p. 510), en référence à Josué IX, 27.

C’est aussi à cette période que les échos de l’extermination progressive des Juifs d’Europe parviennent en Palestine si bien que Buber et ses camarades fondent le groupe Al-Domi (« Ne garde pas le silence ») rassemblant entre autres Magnes, Klausner, Agnon ou le Grand Rabbin Yitshak ha-Levi Herzog. Le groupe tente tant bien que mal de promouvoir le sauvetage des Juifs européens, de sensibiliser l’opinion publique et de rassembler témoignages et matériels pour conserver face à ce qui leur paraît déjà inévitable les traces du Yiddishland qui disparaît sous leurs yeux, ce qui, nous dit D. Bourel, donnera plus tard naissance à Yad Vashem.

Après la guerre, la question de l’avenir de la Palestine se crispe de plus en plus, notamment miné par un accroissement de la violence intercommunautaire et à l’encontre des Britanniques : le 26 juillet 1946, soit quatre jour après l’attentat sanglant de l’hôtel King David perpétré par l’Irgoun, Buber écrit dans Haaretz : « C’est une hérésie que de prétendre pouvoir régénérer un peuple par la violence. Cette façon de s’y prendre ne peut apporter ni libération ni guérison, mais aggraver la dégénérescence et l’asservissement intérieur » avant de conclure : « Pour lancer un appel il est trop tard, mais pour agir, il est encore temps », p. 526. C’est ce qu’espère encore Buber de toute ses forces, alors que les derniers défenseurs arabes d’une entente sur le modèle de l’I’houd sont assassinés par les nationalistes guidés par le Grand Mufti de Jérusalem, qui fut un fidèle allié d’Hitler. Á la veille de la création de l’État d’Israël, Buber estime encore, dans Be’ayot d’avril 1948, qu’un « contrat de confiance » (p. 539) permettant l’autodétermination commune en droit et en acte des Juifs et des Arabes est davantage nécessaire qu’un État juif qui risquerait de devenir une souveraineté impérialiste sur le modèle occidental. Son souhait restera lettre morte, puisque la déclaration d’indépendance est prononcé le 14 mai de la même année par David Ben Gourion.

Israël

Immédiatement après la création officielle d’Israël, Buber, alors âgé de soixante-dix ans, plaide à nouveau pour le travail commun avec les Arabes, seule condition pour une paix juste et durable, alors que la guerre civile – commencée quelques semaines plus tôt – fait rage, au prix de déplacements de populations et d’expropriations. Il constate : « Le concept vital d’ ‘autonomie’ fut remplacé par un concept de puissance, celui de ‘souveraineté’, la devise de la paix par la devise de la guerre », p. 548. Buber entrevoit là le risque que la paix qui adviendra ne soit que de façade, et comme dans ce que D. Bourel nomme très justement une « conclusion prophétique » il écrit :

« Le combat s’arrêtera – mais la méfiance cessera-t-elle, et le ressentiment, et la soif de revanche ? Et ne devrons-nous pas nous armer encore pour parer à toute éventualité ? N’y épuiserons-nous pas nos meilleures forces ? « Faire d’une main son travail et de l’autre tenir l’épée » : on peut construire ainsi un mur, mais pas un temple. », p. 552

Finalement, en 1951, Buber devenu une figure de la coopération judéo-arabe prend sa retraite de l’Université hébraïque lors d’une conférence de clôture intitulée « Judaïsme et civilisations » – il y recevra le titre de docteur honoris causa en 1953. Le philosophe entend alors consacrer son temps à la politique et à la culture dans ce temps d’après-guerre, notamment avec des échanges avec les États européens, y compris l’Allemagne alors que les relations – intellectuelles, culturelles et diplomatiques – demeurent tendues ou du moins discrètes. Aussi, le 23 février 1960 Buber inaugure, toujours dans l’esprit du sionisme culturel, l’Académie des sciences et des humanités d’Israël, dont il sera président jusqu’à sa mort.

Buber continuera ainsi à prendre publiquement position, notamment contre la loi des « biens des absents », contre le régime militaire instauré dans les zones à forte population arabe, contre l’inégalité des droits civiques, ou encore en réaction au bombardement du petit village de Qibyeh en 1953 où soixante-dix-neuf civils ont été tués pour « faire un exemple » en représailles contre les fedayin. Il en sera de même après le tristement célèbre massacre de Kafr Kassem en 1956, invoquant sans cesse la responsabilité de l’humanité, « double : à l’égard du Ciel et de la Terre », p. 614. Pour lui, l’autonomie des Juifs qui a pris la forme d’un État où leur souveraineté a été restituée ne doit pas trahir l’esprit de la réalisation et de la renaissance qui la conduit : il s’agit dit-il d’ « être au service de l’esprit » (p. 621), c’est-à-dire de l’humanité, ce vers quoi doit tendre Israël en se construisant avec les Arabes et non contre eux. Et, quelques mois avant sa mort le 13 juin 1965 Buber réaffirme contre le sionisme officiel la nécessité de comprendre et de s’approprier un « sionisme plus grand » (p. 652), d’auto-détermination en droit des Arabes comme des Juifs fondé sur une coopération commune.

Buber n’a ainsi cessé de défendre par son engagement un sionisme culturel devant aboutir à la renaissance du judaïsme en Eretz israel qui ne peut s’effectuer que par le respect de ses valeurs sur le plan politique. Cette considération pour l’autre, qui n’est pas seulement politique mais éthique, est dans la continuité de la pensée philosophique que Buber a constitué au fil des années, en parallèle de ses engagements en Allemagne et Palestine mandataire puis en Israël. Cette pensée, à travers laquelle s’appréhendent non seulement ses aspirations pour l’établissement d’un foyer juif en Palestine – selon une cohabitation fondée sur le dialogue et le soucis du respect des droits de ceux qui partagent cette terre – mais aussi le regard qu’il porte sur l’humanité, représente la clef de voûte de la réflexion humaniste de Buber.

Une philosophie humaniste ?

La rencontre avec la philosophie

Buber, comme le raconte D. Bourel, découvre la philosophie peu avant ses dix-huit ans à travers ce qu’il nomme une « véritable crise » provoquée par la lecture de Pascal « qui le mène au bord du suicide », p. 37. Crise existentielle donc, relative au passage inexorable et inévitable du temps, dont il se rétablira par la lecture, nous dit son biographe, des Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science de Kant – exemplaire annoté dont nous disposons encore. En découvrant la thèse du temps comme forme a priori de la perception, Buber déclara en effet que, libéré de la vaine recherche de la saisie du temps  : « le cadeau que [lui] fit Kant fut celui de la liberté philosophique », p. 38. C’est ensuite Nietzsche et la bibliothèque classique qu’il découvrit avant de suivre à Berlin les cours de Dilthey ou encore Simmel. Et c’est à la philosophie qu’il choisit de consacrer sa thèse, en dialogue avec la littérature et l’histoire de l’art. En effet, Buber depuis son adolescence rédige des poèmes et des articles sur la poésie et la littérature – allemande, française, italienne –, en s’intéressant tout particulièrement à la pensée de la Renaissance. C’est d’ailleurs l’objet de sa thèse soutenue le 19 juillet 1904 et intitulée : « Sur l’histoire du problème de l’individuation : Nicolas de Cues et Jakob Böhme » dans laquelle il commente et discute les thèses des deux philosophes en les replaçant dans l’histoire de la philosophie en regard de Platon et Leibniz. Á la suite de sa soutenance, Buber se voit nommé lecteur et responsable d’une série chez le célèbre éditeur Rüttenet Loening – série dans lequel il va publier des ouvrages scientifiques, sociologiques, ou encore poétiques notamment sous les plumes de F. Oppenheimer, G. Simmel, G. Landauer ou de L. Andreas-Salomé. 

Je et Tu

C’est ensuite en parallèle de son activité sioniste et de professeur au Lehrhaus – maison d’étude juive fondée en 1920 par son ami F. Rosenzweig – que Buber commence à concevoir puis rédiger son œuvre capitale : Ich und Du (Je et Tu) qui sera publiée en 1923. En réalité, comme nous l’apprend une lettre adressée à Rosenzweig et que l’on trouve aujourd’hui dans leur correspondance (Dialogue, tradition, traduction. Choix de lettres 1919-1929, publiée aux éditions Hermann), Buber envisageait de produire cinq volumes – dont Je et Tu, seul ayant vu le jour, ne devait en constituer que l’initial. Constitué de trois parties : « Les mots-principes », « Le monde de l’homme » et « Le Tu éternel », l’essai propose de comprendre la dualité que l’homme impose au monde, fondée sur la dualité des mots-principes Je-Tu et Je-Cela par lesquels il l’appréhende. Ce rapport à l’autre – au Tu, et au monde empirique des choses – au Cela, détermine deux sphères d’existence, D. Bourel résume ainsi : « L’empire du Cela est celui des objets et des choses, quand celui du Tu n’a pas de chose pour objet » (p. 316), mais il constitue la relation avec la nature, les hommes et les essences spirituelles. Pour Buber, ce qui est primordial, au commencement, c’est la relation, la rencontre, le dialogue. Et plus précisément, ce qui est au cœur de la relation est la réciprocité, la réciprocité d’une conscience par rapport à une autre conscience qui se manifeste dans le Je-Tu, dans la parole du Je adressée au Tu, le Tu n’étant alors pas perçu comme un objet, un Cela, mais bien comme une autre conscience, c’est-à-dire une personne. Par la relation Je-Tu, le Je de chacun s’affirme alors comme sujet et en même temps, dans le face-à-face, affirme l’autre comme Tu, et « la relation immédiate implique une action réciproque » (p. 47 de Je et Tu aux éditions Aubier). Il s’ensuit que le Je ne peut s’affirmer qu’en posant le Tu ; il n’existe pas avant de considérer l’autre. Et, en analysant dans la majeure partie de l’ouvrage la nature de la réciprocité, Buber insiste sur la rencontre comme un acte, sur l’engagement actif et réciproque du Je à l’égard du Tu. Cette relation est finalement éthique en ce qu’elle est élevée au rang de valeur à déployer et réaliser. Elle implique en cela une responsabilité, celle de ne pas réduire les relations réciproques entre des personnes à des relations utilitaires sur le modèle Je-Cela tel que les temps modernes tendent à pousser à faire. Et à la source de cette responsabilité se trouve l’amour à travers lequel : « un Je prend la responsabilité d’un Tu » (Ibid. p. 48) ; de là découle une égalité entre les consciences. Gaston Bachelard, dans la Préface à l’édition française écrit ainsi, en résumant d’un trait les implications éthiques du Je au Tu : « l’être rencontré se soucie de moi comme je me soucie de lui ; il espère en moi comme j’espère en lui » (Ibid. p. 29). Nous percevons bien là des échos de la pensée philosophique dans la politique de Buber. Des échos qui sont aussi religieux…

Toujours dans la présentation à l’édition française, Robert Misrahi souligne bien l’influence que suscita par la suite cet ouvrage, notamment auprès de Husserl et de sa thèse de la coexistence des intentionnalités que l’on retrouve dans les Méditations cartésiennes publiées en 1929, mais aussi auprès de Scheler avec la « sympathie », de Heidegger avec le « mit sein » et aussi et surtout auprès de Levinas avec sa thèse d’autrui et du visage – Levinas qui publia un entretien avec Buber sur le dialogue et qui le cita dans plusieurs de ces ouvrages. En tout cas, cet essai constitue la pierre angulaire de la production philosophique de Buber, qui se déploiera ensuite à travers des réflexions autour de la foi ou du concept de communauté, entre théologie et politique.

Après sa retraite de l’Université hébraïque et jusqu’à sa mort, Buber va encore donner plusieurs conférences et entretiens, avec les étudiants notamment, abordant des sujets mêlant philosophie et théologie – théologie et philosophie étant pour le philosophe inséparables. Sa philosophie est en effet essentiellement liée à sa pensée du judaïsme. Le nom de Buber est d’ailleurs aujourd’hui connu, du moins en France, comme celui d’un grand penseur du judaïsme, voir même d’un théologien. Ce que l’on pourrait nommer l’engagement éthique de Buber a des résonances ou même pourrait-on dire, découle en partie de sa réflexion autour du judaïsme.  

Un penseur du judaïsme

Le hassidisme

Le travail sur le judaïsme de Buber est principalement connu à travers la rédaction, lors d’un séjour en Toscane, en 1905, des contes de Rabbi Nahman de Braslav. En fait, les principales publications relatives au hassidisme couvrent une période, nous dit D. Bourel, allant de 1906 à 1928, période cruciale en ce qu’elle correspond à une retrouvaille avec un monde connu, enfant, en Galicie et à une exploration de celui-ci à travers des textes de la tradition parfois méconnus et encore non traduits du yiddish. Durant son enfance puis son adolescence, Buber avait en effet fréquenté des ouvrages remontant aux origines de cette tradition et avait découvert avec son père quelques communauté hassidiques contemporaines, réalisant là ce qui constituait l’unité de ce mouvement, à savoir : « l’importance de la prière, du chant et de la joie », p. 133. Dans une lettre à Franz Blei datée du 16 novembre 1915, Buber raconte s’être intéressé au hassidisme, à l’inverse du mouvement des « Lumières juives », décelant dans ce courant la force d’âme du judaïsme s’exprimant comme nulle part ailleurs, il écrit dans ce sens que : « l’habituel y acquiert une lumière et un sens nouveau », parvenant au point de « voir Dieu dans toutes les choses et l’atteindre par chaque action pure », p. 135. C’est de cette manière que Buber voit dans le hassidisme une force de régénération et de renaissance du judaïsme. C’est donc après sa thèse, se retirant brièvement de ses activités sionistes, las des querelles internes, que Buber entreprit de constituer sa bibliothèque hassidique afin de s’y plongé puis d’en porter témoignage. La lecture des contes de Rabbi Nahman (1772-1810) mis à l’écrit par ses élèves fut décisive : il en traduisit six sur treize et les raconta à sa manière avant de les publier dans un volume intitulé Die Geschichten des Rabbi Nachman – Ihm nacherzählt von Martin Buber (Les contes de Rabbi Nahman – racontés après lui par Martin Buber). Cet ouvrage est aussi l’occasion pour lui, au sein de l’introduction, de présenter la mystique juive comme « éclair de l’extase » suscité par le « cruel désespoir » (p. 141) du martyr du peuple juif, qui se dévoile dans des ouvrages tels que le Zohar, où « brillent de temps à autre les indices d’une secrète profondeur d’âme et les révélations des ultimes secrets », p. 141.

Il publia ensuite d’autres ouvrages sur le hassidisme, parmi lesquels en 1908, La légende du Baal Chem, à propos de la vie comptée et reçue à travers les témoignages et les murmures du fondateur du hassidisme, et arrière-grand-père de Rabbi Nahman, Israël Baal Chem Tov, mort en 1790 ; ou encore son grand ouvrage sur le sujet : les Récits des Hassidim. La publication de ses écrits coïncide également avec la parution de son ouvrage Les Confessions extatiques dans lequel, à partir d’une démarche comparative, Buber aborde diverses manifestations du mysticisme, à travers des témoignages d’expériences mystiques vécues par des figures chrétiennes, hindouistes ou encore et bien sûr juives. L’objectif de Buber était ainsi de donner « une nouvelle présentation synthétique de la mystique juive et de ses créations et de donner à connaître au public européen ces créations dans une forme artistique si possible pure » (Lettre à Samuel Horodetzky du 26 juillet 1906).

Ces textes sur la hassidoute sont contemporains des fameux Drei Reden (les Trois Discours sur le judaïsme) : « Le judaïsme et les Juifs », « Le judaïsme et l’humanité » et « Le renouvellement du judaïsme » qui furent prononcés à Prague entre 1909 et 1910 avant d’être publiés l’année suivante et augmentés puis réédités sous le titre Reden über das Judentum (Discours sur le judaïsme) en 1933. Cette série de conférences que Buber a tenus, invité par l’association estudiantine Bar Kokhba, eut un importance non négligeable dans l’histoire du judaïsme européen tel que nous l’indique D. Bourel. La première pose la question de la signification du judaïsme pour les Juifs eux-mêmes, signification que Buber explicite ainsi : « la religiosité juive est un souvenir, peut-être aussi un espoir, mais elle n’est pas parmi nous une présence » (p. 166) ; car bien plus qu’une présence extérieure à soi et contingente, le judaïsme constitue et fonde une nation : les Juifs comme individus forment un peuple. Alors, écrit Buber, « Mon âme, c’est mon peuple » (p. 168), peuple devant s’affirmer hors des chaînes des nations afin d’assumer l’avenir à travers la libération et la renaissance. La deuxième conférence pose le rapport entre le judaïsme – arraché à son foyer originel et devant justifier sans cesse son droit à l’existence – et les nations, s’interrogeant sur la source « souterraine » de l’unité de l’âme du judaïsme, soumis à tant de dissentions internes. Enfin, le troisième discours porte sur l’avenir du judaïsme, dans lequel Buber voit : « non pas un simple rajeunissement, ni même un retour à la vie, mais un authentique et total renouvellement » car il y a selon lui, en raison d’un danger de mort imminent : « une réelle nécessité d’intervention et de transformation, de rétablissement et de libération », p. 172. D. Bourel remarque que chez Buber l’idée de renaissance du judaïsme est interdépendante de trois idées qui trouvent leur fondement et leur manifestation dans le vie même des individus qui composent organiquement le peuple : « unité, action et avenir » (p. 173), idées sans cesse articulées dans les discours mais aussi dans les articles et conférences du philosophe.

L’avant-guerre : diffuser le judaïsme

La réflexion et le travail de Buber et d’une partie des intellectuels juifs de son entourage va ensuite se cristalliser dès 1916 dans une revue mensuelle que le philosophe baptise Der Jude /Le Juif et qui paraîtra pendant plus d’une décennie jusqu’en 1928. D. Bourel la désigne alors comme : « le laboratoire de la nouvelle conscience juive » (p. 214) né en pleine guerre au moment où une conscience de soi juive naît, voire s’affirme, malgré ou par-delà l’éparpillement parmi les nations belligérantes. Mais c’est surtout la création sous l’égide du philosophe Franz Rosenzweig en 1920 du Freies Jüdisches Lehrhaus/« Maison d’étude juive libre », mêlant le système du beit ha-midrache et le système universitaire, qui constituera pour Buber et sa génération un véritable lieu de réflexion autour du judaïsme. Ce lieu est conçu par Rosenzweig, dans la droite ligne des aspirations de Buber dont il est un fervent admirateur, en particulier du travail entrepris par Der Jude, avant tout comme un lieu d’échanges et de dialogues d’où surgissent des interrogations et des tensions qu’il s’agit ensuite d’approfondir et d’articuler avec un ensemble de savoirs. Buber y enseignera dès 1922 et jusqu’en 1933. En parallèle, dès 1924, Buber poursuivra ses enseignements mais cette fois-ci comme chargé de cours puis professeur à l’université de Francfort autour de l’intitulé « science religieuse et l’éthique du judaïsme », p. 330. Ces cours furent l’occasion d’aborder jusqu’à sa démission en 1933 – avant d’être révoqué de force par les nazis – des thèmes aussi variés que la religion et l’éthique, la prophétie ou encore la mystique.

L’un des travaux les plus importants entrepris par Buber lors de cette période, aux côtés de son rôle d’enseignant, fut celui de la traduction de la Bible avec son camarade Rosenzweig, à la demande de l’éditeur catholique berlinois Lambert Schneider – mû par le désir de publier une édition de la Bible non-christianisée, tel qu’il le reproche aux traductions publiées jusqu’alors, et proche du texte originel. C’est pourquoi il propose ce projet à Buber, alors reconnu comme intellectuel juif de premier plan, qui proposera à son tour à Rosenzweig de l’accompagner dans cette aventure. Les deux philosophes par cette traduction souhaitent ainsi que : « grâce à un allemand retravaillé, quelque chose de l’hébreu puisse revenir aux oreilles des Juifs assimilés, lecteurs de Luther, auditeurs de Bach et incapables de lire l’hébreu », p. 350. La méthode de travail était simple : Buber traduisait puis envoyait à Rosenzweig sa version que ce dernier retravaillait avec des annotations et des propositions. Les deux hommes se voyaient ainsi chaque mercredi après-midi et d’autres journées entières jusqu’à la mort de Rosenzweig en 1929 pour discuter, réviser et travailler le texte – Buber poursuivit ensuite la traduction jusqu’à l’avoir intégralement accomplie en 1961.

En 1932, un an avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, Buber publie un de ses ouvrages majeurs : La Monarchie de Dieu. Ce livre est le produit de longues années de recherches et de réflexion sur le judaïsme et porte tout particulièrement sur les origines et les premiers développements du messianisme selon une méthode historico-critique. Buber y expose sa thèse selon laquelle il ne s’agissait pas tant, au moment du Sinaï de fonder une religion que de fonder un royaume.

Les événements qui surviennent en Allemagne dès l’arrivée au pouvoir d’Hitler en janvier 1933 vont accentuer le travail entrepris par Buber pour la diffusion et la renaissance du judaïsme. D. Bourel nous dit que : « la traduction de la Bible par Buber et Rosenzweig constituait déjà une pierre angulaire dans le processus de réappropriation de l’héritage juif. Désormais, puisque les Juifs vont progressivement être mis à l’écart de la société, il faut au moins qu’ils sachent ce qu’était le judaïsme pour lequel on les exclut de la vie commune », p. 453. C’est pourquoi Buber avait d’abord souhaité demeurer le plus longtemps possible dans son pays natal, en agissant pour l’éducation des Juifs allemands, en proposant pour cela une structure de formation et d’enseignement pour résister au péril qui guettait alors le judaïsme. C’est ainsi qu’il participe à la réouverture du Lehrhaus de Francfort le 19 novembre 1933, qu’il dirigera jusqu’au début de l’année 1938. Le Lehrhaus fermera définitivement ses portes à la suite du pogrom des 9 et 10 novembre 1938. L’engagement du philosophe au sein du Lehrhaus francfortois – pour lequel il donne de nombreux cours – se double de la création d’une institution nouvelle : « le Bureau central d’éducation juive pour adultes auprès de la représentation nationale des Juifs allemands » destiné à centraliser le travail d’éducation à travers le pays et réunissant professeurs du public radiés par l’administration nazie, rabbins, pédagogues, orthodoxes comme libéraux, hommes comme femmes. Ces activités doivent cependant disparaître au fur et à mesure que les conditions politiques pour les Juifs se dégradent, et cessent, pour Buber, une fois réfugié avec sa famille en Palestine.

En Palestine

Dès lors que Buber est installé à Jérusalem, outre ses activités universitaires et politiques, le philosophe s’emploie à rédiger divers articles sur l’histoire du Judaïsme, en en envoyant certains à l’étranger à la suite de demandes lui parvenant de France ou encore des Pays-Bas. Sur place, Buber fonde une université populaire autour de la synagogue des Juifs allemands Emète ve-Emouna pour laquelle il professe des cours de Bible chaque vendredi après-midi et à laquelle participe d’autres intellectuels parmi lesquels son ami G. Scholem.

En 1945, le philosophe fait paraître Moïse, « son ultime œuvre biblique », p. 528. D. Bourel résume l’ouvrage ainsi : « En vingt-deux chapitres, Buber tente ainsi d’ ‘éplucher’ ce qui entoure la figure de Moïse et de son enseignement, d’enlever les scories et la poussière de textes déposées sur cette figure », p. 529. Il s’agit, contre l’exégèse historico-critique d’un côté et littéraliste de l’autre, de comprendre la figure de Moïse comme prophète qui conduit un peuple et par-là de penser la souveraineté de Dieu sur une communauté. Buber ne conçoit ainsi pas là de séparation entre le politique et le religieux.

En Israël

Après la guerre, et après la déclaration d’indépendance d’Israël, Buber revient en 1950 en Allemagne où, invité à Münster puis Heidelberg, il prononce deux conférences alors même qu’une réédition de sa traduction de la Bible s’annonce. Et, en 1951, le prix Goethe lui est décerné par l’université de Hambourg. Il poursuit ensuite quelques travaux sur le judaïsme et le hassidisme, notamment à travers des articles et des conférences. Il défend, entre autres, jusque dans une polémique avec son ami G. Scholem sa thèse selon laquelle c’est dans les légendes que se trouve le hassidisme originel et non dans la formulation doctrinale, conceptuelle que l’on retrouve par exemple dans les textes cabalistiques. D. Bourel explique ainsi que pour Buber : « les anecdotes [contenues dans les contes] sont le reflet de la tradition orale antérieure qu’on a justement tenté de conserver le plus longtemps possible afin d’offrir aux générations ultérieures le caractère de facticité (c’est Buber qui souligne) de la parole prononcée et de la « protéger » de la conceptualisation objective », p. 661.  

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Au-delà de ses travaux sur le hassidisme et de son engagement pour la renaissance du judaïsme, la pensée juive qui a mu Buber au fil des années et qui s’est exprimée à travers ses divers ouvrages est restée fidèle à celle qu’il avait exposé lors du discours qu’il prononça à l’occasion de sa bar-mitsva le 8 février 1891. Il y formula une caractérisation du judaïsme selon deux éléments qui en sont pour lui les constitutifs : l’importance du commandement de l’amour à l’égard de son prochain, y compris à l’égard de son ennemi lui-même, et la recherche de la « connaissance de Dieu ». D. Bourel explique que, par ce discours, le jeune Buber distingue la singularité du judaïsme, notamment face au christianisme, en ce que, pour lui : « le judaïsme forme son idée de Dieu en harmonisant la raison et le cœur », p. 36, c’est-à-dire unit la philosophie à la foi, à la connaissance et à la crainte de Dieu. Nous voyons ainsi bien de quelle manière sont liées la pensée religieuse, politique et philosophique de Buber : une pensée éthique, se souciant de l’autre et de l’humanité.