L’homme qui flottait dans les airs

par Sarah Benayoun

Marc Chagall, Ma Vie, Traduit du manuscrit russe par Bella Chagall (1931), Paris, Stock, 1983.

Le tapuscrit en yiddish ( Oygen /  אויגן) publié dans la revue littéraire new-yorkaise Die Tsukunft/L’avenir  en 1925 a été traduit en français, en 2017, par C. Ringuet et P. Anctil sous le titre Mon Univers. Les deux traductions publiées, pour la première, sous le titre de Ma Vie et pour la seconde, sous celui de Mon Univers présentent, bien évidemment, beaucoup de similarités dans le contenu qu’elles partagent ; mais Ma Vie est plus étendue, plus développée. C’est cette version qui est présentée, commentée, et citée ici pour Sifriaténou ; cependant Mon Univers est mentionné quand un passage unique à cette version semble pertinent à la discussion.
Remerciements à Mme Isabelle Le Bastard, responsable du Centre de documentation au Musée national Marc Chagall, pour m’avoir transmis la préface de la première édition de Ma Vie écrite par André Salmon et publiée en 1931, et pour avoir chaleureusement répondu à mes questions.

L’autobiographie de Chagall nous donne-t-elle accès à son oeuvre picturale? ou du moins à l’expérience dont elle se nourrit?

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Il semble que Marc Chagall ait commencé à se consacrer à l’écrire vers 1915-1916 alors qu’il était de retour dans sa ville natale Vitebsk après un séjour parisien de quatre ans. Le manuscrit achevé en 1922 était alors accompagné d’une trentaine de gravures.
La version russe du manuscrit était tellement difficile à traduire que Paul Cassirer, le marchand d’art Berlinois qui s’y était immédiatement intéressé, y renonça et ne publiera que les gravures en 1923. Entre temps, un tapuscrit écrit en yiddish sera publié, dés 1925, dans la revue littéraire new-yorkaise Die Tsukunft sous le titre Eygen. Le manuscrit russe devra attendre sa traduction française, par l’épouse du peintre Bella Chagall, pour finalement être publié en 1931, aux éditions Stock sous le titre Ma Vie.


Dans les deux traductions françaises de cette autobiographie (Ma vie/Mon univers), le style de Chagall est identique, peu conforme aux normes occidentales ; son langage est simple, rêveur, lyrique avec des pointes d’humour ; il fournit très peu de repères temporels. Chagall ne mentionne pas les faits avec beaucoup d’exactitude, et ce manque de précision est parfois tel que le lecteur qui souhaiterait comprendre clairement l’autobiographie de Chagall dans son contexte historique devra lire une biographie telle que celle de Jackie Wullschläger, résultat d’un travail de recherche minutieuse basée sur des documents d’archives et présenté sans effet de style. Celle-ci, d’ailleurs, cite très souvent Ma Vie mais pour douter de certains faits qu’elle ne put confirmer tels que, par exemple, certains rêves racontés par le peintre qu’elle juge exubérants.
Un biographe nous présente une succession supposément précise et complète des événements survenus dans une vie ; il compile, se renseigne, se documente pour décrire un personnage, une société et une époque qu’il n’a pas forcément connus. Il interprète selon sa propre perception car il est, évidemment, impossible de retrouver dans des archives tous les détails d’une vie. Ainsi, par exemple, J. Wullschläger décide de d’expliquer un choix de couleur par l’état d’esprit du jeune peintre à un moment donné. Or, l’humain ne se raconte pas ainsi. Notre mémoire sélectionne, parfois enjolive, parfois idéalise. Ce qu’elle choisit, et l’interprétation que nous en faisons, constituent l’histoire que nous nous racontons de nous-mêmes – ce qui est le plus proche de notre cœur, ce qui nous a le plus marqué – en bien ou en mal-, et qui, souvent, informe nos choix, nos décisions. Il y a aussi ce qui est omis, ce que l’auteur se retient de partager. Une autobiographie paraitra plus authentique, plus proche de la vérité de ce qui a été vécu, mais elle sera toujours incomplète face à une biographie. Or, celle-ci aura toujours le défaut d’avoir été écrite par une main étrangère. Ainsi, lire la biographiede J. Wullschläger, si complète soit-elle, ne remplacera jamais l’expérience humaine que procure la lecture de Ma Vie.

Deux thèmes principaux

On peut discerner dans cette œuvre deux thèmes qui s’entre-mêlent :
Tout d’abord Vitebsk et la famille : Chagall évoque, dans son langage poétique chargé d’amour et de nostalgie précoce, sa ville natale, sa famille, son enfance, ce monde qu’il voit se transformer avec l’arrivée du communisme et qu’il quittera après avoir écrit Ma Vie pour ne plus revenir.
Puis, l’apprentissage artistique qui commence à Vitebsk, passe par Saint Pétersbourg puis Paris pour revenir à la Russie, celui-ci écrit de façon un peu moins lyrique, un peu plus froide.

Vitebsk et la famille de Marc Chagall

Chagall est né le 7 juillet 1887 à Vitebsk, une ville de Biélorussie située au nord-est de la Zone de Résidence assignée aux Juifs de Russie. Vitebsk comptait une trentaine de milliers de Juifs, dont la plupart étaient de modestes commerçants et certains beaucoup plus fortunés.
La ville abritait une gare d’où on pouvait prendre le train pour Saint Pétersbourg, des écoles de théâtre, et la seule école d’art de la Zone de résidence. Vitebsk n’abritait donc pas un shtetl démuni et désespéré que nous imaginons parfois en entendant ce mot. Ceux qui cherchent cette vision ne la trouveront pas exactement ici.
Les parents de Chagall n’ont pas vécu dans un des quartiers riches de Vitebsk, et pourtant, Chagall compare le quartier où il grandit « les églises, les clôtures des boutiques des synagogues, simples et éternelles » aux « bâtiments » qu’on voit « sur les fresques de Giotto » (p.13), révélant ainsi l’affection, emplie presque de vénération, qu’il portait à sa ville natale.
Le peintre s’adresse à la ville de Vitebsk comme à un membre aimé de sa famille. Il se la rappelle avec nostalgie : « Ma ville triste et joyeuse ! Enfant je t’observais de notre seuil, puéril. Aux yeux enfantins, tu apparais claire. Lorsque la cloison me gênait, je montais sur une petite borne. Si encore ainsi je ne te voyais pas, je montais jusqu’au toit. Pourquoi pas ? mon grand-père y montait aussi. Et je te contemplais, à l’aise. », p.13-14.
Tout au long du livre, l’attachement de Chagall à Vitebsk est flagrant, presque charnel. Quand il vivait à Saint Pétersbourg, il y revenait régulièrement pour les fêtes ou juste pour y revenir. Durant son premier mois à Paris, il ne pensait qu’à rentrer. Le choc de culture a été grand à son retour à Vitebsk après quatre ans passés dans la capitale française, mais pourtant il retrouva « (s)a ville ennuyeuse » avec émotion. 
Ce sera l’arrivée du communisme qui fera dire au peintre « Pauvre ville ! » quand plusieurs bustes de Marx furent érigés ici et là. Il vit les Bolchéviques déposséder sa belle-famille et la mettre en prison. Les parents de son épouse, Bella, avaient fait fortune dans la bijouterie : ils perdirent tout.
La vie devient encore plus difficile, presque anachronique. C’est finalement le décès accidentel de son père en 1921 qui lui fera dire avec déchirement « Ma ville est morte ! Parcouru le chemin de Vitebsk ! » (p.206) un an avant son départ définitif de Russie.
La vie à Vitebsk avait une certaine tonalité qui imprégnait les toiles du jeune artiste. Pour Chagall, le ciel de Vitebsk est de couleur lilas-violet, cette couleur marquera beaucoup ses premières études et sera remarquée par ses premiers maitres. Les incendies semblaient y être courants et le jeune Chagall montait souvent sur les toits pour les observer. Les animaux de ferme sont présents, notamment les vaches, les animaux les plus chers au cœur du peintre depuis sa tendre enfance ; ces bêtes se promèneront sur ses toiles autant que dans sa ville.

Au-dessus de Vitebsk/1915-1920


Il y avait aussi des camps militaires juste en dehors de la Zone de résidence juive et le jeune peintre avait une telle frayeur de s’en approcher lors de ses sorties d’études artistiques qu’elle en influença les couleurs. Chagall nourrissait également une autre terreur, celle-là commune à beaucoup de familles juives russes : celle d’être mobilisé de force à l’armée. Le jeune homme se cachait sous le lit quand il pensait qu’on était venu le chercher. Une certaine menace transparait en filigrane, elle n’est jamais clairement formulée, comme dit la formule hébraïque, והמבין יבין, « et ceux qui savent sauront » :  c’est la menace spécifique d’être juif en Russie à la fin du XIXème siècle.
Mais quelle que fût la menace qui planait sur les habitants juifs, quelle que fût la pauvreté qui pouvait accabler nombre d’entre eux, Vitebsk était tout simplement la ville natale de Chagall, là où il grandit. Les quais, les chantiers, les toits, les greniers, les berges de la rivière furent ses terrains de jeu, puis ils devinrent les lieux de son éveil sentimental et sexuel. Il se décrit d’ailleurs, à ce sujet, comme un bel ignorant, gauche et parfois apeuré, qui ne savait comment profiter du succès qu’il avait auprès des filles. Il se souvient avec nostalgie d’Aniouta, son premier amour, avec laquelle il échangea son premier baiser après l’avoir fréquentée pendant quatre ans.
Après plusieurs aventures, il rencontre Bella, et, avec elle, c’est le « coup de foudre » : « Son silence est le mien. Ses yeux, les miens. C’est comme si elle me connaissait depuis longtemps, comme si elle savait tout de mon enfance, de mon présent, de mon avenir ; comme si elle veillait sur moi, me devinant de plus près, bien que je la voie pour la première fois. », p.108.
Chagall alors vivait à Vitebsk mais, en dehors de la maison de ses parents, dans une chambre qu’il louait avec son salaire d’apprenti-photographe. Bella venait poser nue pour lui. Il la raccompagnait chez elle et, parfois, quand il était trop tard, elle passait la nuit chez lui, ce qui faisait jaser le quartier, mais … « Allez donc leur dire que ma fiancée était restée plus pure que la Madone de Raphael et que moi j’étais un ange ! », p.112.
C’est avec une tendresse mêlée de tristesse que le peintre se rappelle les lieux de ses jeunes amours : « Dans les jardins et dans les allés, depuis longtemps les baisers se sont flétris sur les bancs. Les pluies les ont chassés. Personne ne prononce plus vos noms. Je passerai devant vos rues et l’amertume des rencontres désolées, je la transporterai sur mes toiles. Qu’ils brillent sur elles, et qu’ils s’y éteignent, les brouillards de nos jours ! Et le spectateur étranger sourira », p.106.
Ses toiles seront appréciées ; il n’en doute pas, mais les spectateurs comprendront-ils les émotions et les sentiments qu’elles contiennent ? « Peu m’importe si les gens, avec joie et soulagement découvrent, dans ces aventures innocentes de mes parents, l’énigme de mes tableaux. Que cela m’intéresse peu ! », p.29.

La promenade:/1917


Chagall savait que ce que beaucoup de lecteurs chercheraient dans ce récit autobiographique : le peintre, le peintre et encore le peintre, pour élucider le « mystère Chagall ». L’être humain, Moïshe Zakharovitch Chagalov, peu sont ceux qui le cherchent dans ces pages, et, pourtant, c’est bien lui qui s’y trouve dans toute sa complexité.
Aucune préface, aucun article ne mentionne que la mère de Chagall est décédée en 1914 alors qu’il était loin, à Paris, peu avant son retour, peu avant qu’il ne commence à écrire Ma Vie. Chagall dans son style particulier ne le dit pas vraiment, quand il se raconte visiter la tombe de sa mère, il ne le mentionne pas. Et pourtant, ce passage est peut-être le plus touchant de Ma Vie. La clef de cette douleur qui peut sembler exagérée à un lecteur non averti ne se trouve pas dans le livre : « Toujours mon cœur se serrera (…) en visitant sa tombe, la tombe de ma mère. Il me semble que je te vois, maman. Tu t’avances doucement vers moi. Si lentement que je veux t’aider. Tu souris de mon sourire. Ah ! ce sourire, le mien. » p.19.
« Parfois, je voudrais ne pas parler, mais sangloter. Au cimetière, à la porte je m’élance. Plus léger qu’une flamme, qu’une ombre aérienne, je cours verser des larmes ! (…) Voici mon âme. Cherchez-moi par ici, me voilà, voici mes tableaux, ma naissance. Tristesse, tristesse ! » p.20-21.

Dans la douleur de son deuil, Chagall s’exprime de façon encore plus décousue. Il attribue son âme, son art, ses tableaux à sa mère ; ceci n’est pas surprenant car, en plus d’avoir tenu la maison et le commerce de l’épicerie familiale d’une main ferme, c’est elle, Feiga-Ita Chagalov, femme juive hassidique du XIXème siècle, qui amena – certes avec quelques craintes – le jeune enfant à sa première école d’art. Plus tard, c’est le père de Chagall qui lui arrangea son premier permis de séjour et l’argent pour aller à école d’art de Saint Pétersbourg.
Chagall n’avait ainsi jamais été captif du monde juif de Vitebsk, contrairement à ce que soutiennent certains commentateurs qui, inconsciemment peut-être, plaquent le narratif de la majorité chrétienne européenne sur les Juif, minoritaires, persécutés et résidents de deuxième classe en Europe.
Même si ses nus parfois choquaient sa famille, sa communauté juive n’avait pas été un frein à son épanouissement artistique. Il semble que ce soit le contraire. Ses parents, pleins de sollicitude, le soutiennent au point que sa mère lui donne parfois même des conseils pour composer ses peintures.
À son retour de Paris, il fait poser les personnages qui peuplent sa vie à Vitebsk et ceux-ci s’y soumettent naturellement. En réalité, la communauté juive et la ville de Vitebsk, dont parfois il se moque mais, toujours, avec un certain respect, semblent être des sources d’inspiration nourrissant sa créativité.

« Et avec cela une envie de peindre. Quelque part là-bas, sont assis en m’attendant des rabbins en vert, des paysans dans leurs bains, des Juifs rouges, bons, intelligents, leurs cannes, leurs sacs, dans les rues, dans les maisons et même sur les toits. Ils m’attendent, je les attends, nous nous attendons », p.136,
Telles sont ses pensées avant son départ pour Paris. Il les peindra finalement, ce rabbin vert et ces Juifs rouges, ces maisons, quatre ans plus tard, à son retour de Paris ! Bella sera la raison principale au retour du peintre à Vitebsk ; après quatre ans de relation épistolaire avec elle, il réalisait qu’il risquait de la perdre : un de ses amis d’enfance lui faisait la cour. Ils se marièrent, même si ses beaux-parents étaient effarés d’avoir un gendre artiste. Ils habitèrent à la campagne, là où le ciel est lilas, un court moment de bonheur simple, mais la guerre grondait et Chagall fut appelé à travailler dans un bureau militaire. Il n’a alors plus vraiment le temps de peindre. Un élan d’espoir le submerge lors de la Révolution russe, élan que la montée des Bolchéviques éteint complètement.
Bella sera son roc mental spirituel et artistique pendant toute cette période, et bien après : « Toi seule, tu es avec moi. Seule, de qui mon âme ne dira pas un mot en vain. (…) Je ne comprends pas les hommes pas plus que mes tableaux. Tout ce que tu dis est juste. Dirige donc ma main. Prends le pinceau, comme un chef d’orchestre, emporte-moi vers les lointains inconnus. Que nos feus parents bénissent la conception de notre peinture. », p. 208-209.
La peinture de Chagall, celle qui fait que chacun de nous connaît son nom, était un mystère pour le jeune homme à ses débuts. En effet, même ses peintures d’enfance ne suivaient pas les normes artistiques de son lieu, et de son époque. Tant et si bien que le jeune artiste chercha désespérément un artiste en qui il pourrait se retrouver. « Je ne comprends pas plus les hommes que mes tableaux ». Ce que l’artiste écrit aux les dernières pages de son livre, pourrait être la formule qui caractérise le chemin artistique de Chagall.

L’apprentissage artistique

L’apprentissage artistique de Chagall coïncide avec son passage à l’âge adulte. Sa recherche d’identité personnelle semble intimement liée à sa recherche d’identité artistique. Enfant, Chagall savait déjà qu’il ne serait pas commis, comme son père. Il se crut chanteur ou poète alors qu’il dessinait à l’école, sans tout de suite se projeter dans le futur. Ses dessins ont beaucoup de succès : un ami l’appelle « artiste ». Ce mot semble, pour lui, venu d’un autre monde : il ne l’a vu qu’une fois, sur le panneau de l’école d’art de Vitebsk, l’école de Pen. Et ainsi son ambition se réveille.
Chagall va intégrer plusieurs écoles mais ne se sentira jamais en harmonie avec ce qui lui est enseigné. Le futur peintre se cherche, et, au début il ne sait que ce qu’il n’est pas.

« Je sens instinctivement que la voie de cet artiste n’est pas la mienne. Je ne sais pas laquelle. Je n’ai pas le temps d’y penser » (p.84) écrit-il entrant dans sa première école d’art, celle de Pen.

« À part moi, j’ai décidé que je ne ferai jamais comme cela (…) mais quoi ? je ne sais pas »

Étudiant, Chagall s’ennuie et ne semble pas prendre grand plaisir à étudier. Son talent original est pourtant déjà visible, et lui permet de rester plus longtemps que ne lui auraient permis les seuls moyens de ses parents.
Quelques années plus tard, en 1907, influencé par un ami de famille aisée et décidé à se forger un avenir meilleur que celui promis en restant à Vitebsk, Chagall part à Saint Pétersbourg. Il intègre l’école de protection des Beaux-Arts où là encore « l’enseignement était inexistant », « deux ans perdus dans cette école » écrit-il. Là aussi il ne s’épanouit pas et, même s’il reçoit beaucoup d’éloges, « continuer ainsi n’a aucun sens » p.123.
La vie n’était pas facile à Saint Pétersbourg, il lui fallut, au début, gagner sa vie de façon subalterne ; par exemple, comme domestique, tout en vivant la faim au ventre dans des chambres vétustes partagées avec des colocataires parfois hauts en couleur. Chagall devait aussi avoir l’autorisation de séjour qu’un Juif était obligée d’avoir en dehors de la Zone de résidence sous peine d’être incarcéré ; ce à quoi il ne put échapper. Mais son séjour en prison l’apaisa étrangement, et il décida, à sa sortie, de passer le brevet pour peindre des enseignes. Chagall se réjouissait de voir ses enseignes habiller les rues de la ville …
Il chercha à intégrer la célèbre école de Bask, « la seule école animée d’un souffle européen », p.125. C’est dans l’art européen que Chagall sentait qu’il allait se trouver. Léon Bask était un artiste juif que Chagall admirait énormément et en qui il nourrissait beaucoup d’espoir, il crut qu’il allait lui donner la clef de son art, lui expliquer pourquoi il peint si différemment des autres : « Il me comprendra, lui ; il comprendra pourquoi je bégaye, pourquoi je suis pâle, pourquoi je suis si souvent triste et pourquoi je peins avec des couleurs lilas », p.126.
Chez Bask, Chagall ne reçoit pas autant d’éloges qu’auparavant et, après deux ans, Chagall partit, « fuit » (p.130) ; il se sentait, dans cette école, plus gêné qu’il ne l’avait jamais été.
Chagall après toutes ces années d’études frustrantes fini par se comprendre : « On ne peut pas m’instruire (…) Je ne saisis que par mon instinct. Vous comprenez ? »
« En somme, la fréquentation de l’école avait plutôt pour moi un caractère de renseignement, de communication, que d’instruction proprement dite », p.130.

Autoportrait au col blanc/1914

Ce qu’il cherchait, un miroir à son identité de peintre, il ne le trouvait pas dans ces écoles : il ne le trouvait pas en Russie. « Ma langue, elle-même, leur était étrangère » (p.142) dit-il de la Russie tout entière et en particulier du cercle artistique russe.
De plus, « là-bas, encore gamin, à chaque pas je sentais – on me le faisait sentir ! — que j’étais juif. Avais-je affaire à des artistes du groupe des jeunes, on m’accrochait (si même on y consentait) dans le coin le plus reculé, le plus sombre. », p.48.
Ses talents artistiques intriguaient suffisamment pour qu’il soit accepté dans les écoles mais, pas assez pour être considéré à égalité avec les autres peintres. Ce que Chagall chercha à fuir, ce ne fut pas Vitebsk, mais bien ce qui le rendait étranger sur sa terre natale : l’école russe et l’antisémitisme. Chagall quitta donc l’école pour s’épanouir artistiquement en toute liberté. Après un séjour à Vitebsk, il partit à Paris avec une bourse octroyée par Witawer, un avocat juif qui fut aussi la première personne à lui acheter des toiles.
Chagall partit à Paris parce qu’il avait besoin de partir pour trouver son chemin mais : « Je l’avoue, je ne pourrais pas affirmer que Paris m’attirait violemment », p.134. Et les premiers jours, le premier mois, il ne pense qu’à rentrer à Vitebsk. Ce fut la visite du Louvres qui le convainc de rester. Le jeune artiste dévore les expositions les unes après les autres, avec gourmandise, comme un enfant avide de découvrir, encore et encore. Il prend logis dans un atelier à La Ruche, une cité d’artistes dans le 15ème arrondissement. Là, il peindra presque obsessionnellement, nuit et jour ; il prend l’habitude de peindre nu, ce qui oblige quiconque le visitant à attendre un temps qu’il s’habille avant d’entrer. Il tisse des amitiés puissantes, notamment avec Blaise Cendras et Apollinaire.
Le peintre découvre les limites de l’art russe qu’il considère en retard, loin derrière l’art français. Mais rapidement, il voit qu’il est possible d’aller plus loin que l’art de Paris : « Je ne voulais plus penser au néo-classicisme de David, d’Ingres, au romantisme de Delacroix et à la reconstruction des premiers plans des disciples de Cézanne et du cubisme. J’avais l’impression que nous rôdions encore sur la surface de la matière, que nous avions peur de plonger dans le chaos, de briser, de renverser sous nos pieds la surface habituelle. », p.143.
Lorsqu’il critique l’impressionnisme et le cubisme il utilise, peut-être inconsciemment, un principe spirituel hassidique hérité de ses parents :
« Personnellement, je ne crois pas que la tendance scientifique soit heureuse pour l’art. L’art me semble être surtout un état d’âme. L’âme de tous est sainte, de tous les bipèdes sur tous les points de la terre. Seul le cœur honnête est libre qui à sa propre logique et raison », p.160.
Longtemps il se chercha chez les autres artistes, chercha à être compris par eux, chercha à se retrouver en eux, et c’est finalement à Paris qu’il accepte que cela n’arrivera pas.  « (…) plus je m’efforçais à faire du Corot, plus je m’en éloignais et j’ai fini à la Chagall ! », p.151.
Son chemin est alors soudainement très clair, c’est comme si, jusque-là, il s’était deviné et que, soudain, il se révélait à lui-même. Ainsi ce n’est pas Paris, ni l’art français qui firent Chagall mais bien la confrontation avec cet art européen qu’il idéalisait depuis longtemps, qui l’amena à comprendre que son identité artistique était unique. Alors il donne libre court à sa différence, et Paris est ainsi consacrée : « Paris tu es mon second Vitebsk ! », p.161. Qu’importe s’il choque, qu’importe si on ne le comprend pas.
Laissant ses toiles à Paris, Chagall rentre à Vitebsk alors qu’il allait être exposé pour la première fois en Allemagne. Après la guerre et la Révolution, Chagall refuse un poste de député puis ouvre une école d’art à Vitebsk. Pendant quelques années : « (…) négligeant mon propre travail, je me donnais entièrement aux besoins de mon pays natal, ce n’était pas par amour pour vous » dit-il de ses amis qui l’avait trahi, « mais pour ma ville, pour mon père, pour ma mère qui reposent là-bas. », p.204.

Vitebsk : Scène de village/1917

 L’histoire de cette école d’art est en effet digne d’une comédie absurde : Chagall engage beaucoup d’amis artistes pour enseigner à l’école, ceux-ci non seulement se conduisent peu respectablement en public mais se liguent contre lui et finalement, alors qu’il est en parti demander des fonds, il est évincé de son poste de directeur. Puis l’école, ayant perdu son souffle, ferme. Quelque temps plus tard, ces mêmes professeurs viennent le chercher à nouveau mais il ne reprend pas son poste à la tête de l’école. Il est alors appelé pour peindre les plafonds et les murs du théâtre de Moscou ainsi que pour réaliser des décors et la mise en scène d’une pièce dans ce théâtre ainsi que dans le théâtre yiddish Habima. Il s’y investit corps et âme et tient à contrôler le moindre détail ; ainsi, lorsqu’il découvre, dans un décor, un chiffon, un simple chiffon dont il n’a choisi ni la matière, ni la couleur, il pousse un cri de désespoir.
On lui propose ensuite un poste de professeur dans une colonie d’enfants orphelins auxquels il se consacre avec beaucoup d’affection pendant deux ans.

« Qu’êtes-vous devenus mes chers petits ? Quand je me souviens de vous mon cœur se serre. », p.245.

Chagall apprend par lettre d’un ami que ses toiles ont du succès en Allemagne (elles se vendent cher mais il ne recevra aucun argent du galeriste…) et qu’en son absence elles ont initié un nouveau mouvement : l’expressionisme.  Affiliation qu’il refuse en répondant – et on ne trouve cette phrase que dans Mon Univers c’est-à-dire dans la traduction du yiddish : « Ça, jamais de la vie. Je suis peintre. Je suis un homme posé. Je ne sais pas qui je suis. (…) Nul ne peut embrasser sa propre existence. »
Affranchi de toute appartenance, sa singularité lui était maintenant chère, il ne voulait plus faire partie d’un mouvement, et encore moins en créer un.
Notablement absent de Ma Vie et présent dans Mon Univers est la discussion de Chagall sur une question qui semblait secouer le monde artistique juif de l’époque : il y a-t-il un art juif ? Chagall, lui qui constate que les arts nationaux n’existent plus vraiment, maintient que non. Cependant il ajoute : « Et pourtant, il me semble que si je n’étais pas juif (avec tout ce que ce mot peut signifier), je ne serais pas devenu un artiste. (…) Je sais très bien ce que ce petit peuple peut accomplir. Malheureusement, je suis un homme modeste et je ne peux expliquer ce qu’il peut réaliser. Les mots ne peuvent exprimer ce que ce petit peuple peut accomplir ! (…) Est-ce possible qu’il ne révèle pas au monde ce qu’est l’art ? Enlevez-moi la vie si c’est le cas. », p.132 in Mon Univers.

Me violoniste/1914


L’artiste n’est pas satisfait de sa vie en Russie : « J’en ai assez d’être professeur, directeur. Je veux peindre mes tableaux », p.245. Il rêve de partir à nouveau, en Italie, aux Pays Bas, en Provence. Ce qu’il avait cru différent en Russie, ne l’est pas, il se retrouve dans la même situation qu’avant son départ pour Paris : « Ni la Russie impériale, ni la Russie des Soviets n’ont besoin de moi. Je suis incompréhensible, étranger. », p.246.
Car Chagall, bien qu’il se sente étranger en Russie, considèrera toujours la Russie comme sa terre natale, il y sera toujours attaché, et c’est le cœur lourd qu’il comprend qu’il doit quitter à nouveau son pays, ainsi en témoignent les derniers mots de son autobiographie : « L’Europe m’appréciera peut-être, et avec elle, ma Russie. Moscou 1922. »

La réception critique

Les critiques n’ont pas toujours été tendres envers cette œuvre.
Ma vie est précédée de nombreux commentaires mettant en cause la crédibilité de son narrateur. Selon Chantal Ringuet, traductrice du manuscrit yiddish sous le titre de Mon Univers, présente la traduction du manuscrit Russe, Ma vie, comme un texte modifié, édulcoré où des passages visant à attirer la sympathie du lecteur français auraient été ajoutés, tandis que certaines références à la vie juive, au shtetl et des allusions érotiques présentes dans le tapuscrit original auraient gommées. Et pourtant, c’est bien dans Ma vie que les offices de Sim’hate Torah et celui de Yom Kippour sont décrits avec bonheur : ils sont absents de Mon Univers. Quand on lit les deux versions, il est difficile de conclure que des détails de la vie juive auraient été gommés de Ma Vie pour complaire au lecteur français, tellement ils abondent.


Il en va de même pour les allusions érotiques qui auraient été gommées de Ma Vie alors que la rencontre du peintre avec Bella et le récit de leur jeune amour sont complètement absents de Mon Univers.
Pour un autre commentateur, l’auteur insisterait trop lourdement sur l’atmosphère du shtetl. Un autre encore pense que, pour mieux se raconter, Chagall se serait identifié au mythe symbolique du Juif Errant, et pourtant ce n’est pas pour accomplir ce mythe chrétien que Chagall partit de Russie, ce ne fut pas pour errer, mais pour s’accomplir en toute liberté. André Salmon, préfacier de la première version française du manuscrit russe, voit dans cette autobiographie la narration de sa libération du monde Juif dont le futur peintre aurait été captif et son échappée vers le monde culturel européen qui permettra à l’artiste de naître, thèse retenue par Jackie Wullschlager. Qu’il vienne de Vitebsk importerait donc peu, cela aurait pu être de n’importe quel autre shtetl car ce n’est pas là que Chagall le peintre serait né mais de son séjour en France… les interprétations ne manquent pas car l’énigme de ce long texte lyrique et le génie artistique insolite de Chagall s’y prêtent beaucoup.
En étudiant Ma Vie, on se confronte à la compréhension choisie des commentateurs enclins à y trouver ce qui leur convient : selon eux, Chagall, pour devenir un peintre prodige se devait d’être un Juif assimilé, il se devait d’être en rupture avec son origine juive. Selon eux, Vitebsk aurait bien pu être un autre shtetl ; cela n’importerait pas car de Vitebsk il se serait libéré et c’est la France qui l’aurait fait… Alors que l’ouvrage est, en grande partie, un long et touchant hommage à sa ville natale et que la France ne lui a que confirmé de continuer sur son chemin individuel particulier. C’est comme si le peintre juif n’avait pas le droit à une ville natale ; si l’histoire juive nous informe clairement que des millions de Juifs ont dû quitter une ville, une terre natale pour pouvoir se construire, peu ont compris à quel point cette ville, cette terre leur étaient chères et le déchirement qu’ils avaient vécu.
De même, c’est comme si Chagall, étant devenu un peintre extraordinaire, n’avait pas le droit à son identité juive, d’écrire d’une façon aussi particulière qu’il peint ses toiles, ni d’avoir son génie artistique propre, celui-ci se trouve forcément en dehors de ses origines, en dehors de lui-même. C’est comme s’il n’avait pas le droit, comme tout écrivain, d’éditer son propre texte… ce serait alors une manipulation pour plaire au lecteur. 
Toutes ces interprétations aboutissent à priver Chagall de la richesse et la complexité de son identité propre ; pour ainsi dire, de le déposséder de son humanité.
La réception critique de son autobiographie est, peut-être révélatrices d’un certain monde académique qui transpose l’histoire occidentale de la majorité chrétienne européenne à un peuple persécuté, minoritaire, un sujet de seconde classe… ainsi le shtetl est réduit à une religion dont il faut s’émanciper, tandis que ce fut le lieu d’habitation d’un peuple animé d’une culture, d’une spiritualité, porteur d’un héritage historique, le peuple de Chagall.

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Chagall peignant Solitude/1933

Ma Vie est une autobiographie à fleur de peau, un aperçu poétique et tendre de l’enfance, la jeunesse, la vie du peintre dans le contexte culturel Russe du début du XXème siècle, un contexte d’antisémitisme, de guerre, la révolution et de communisme.
C’est l’histoire d’un jeune juif de famille hassidique, amoureux de sa ville, attaché à sa famille, qui devint adulte tout en devenant un artiste hors du commun.
C’est l’histoire d’un jeune artiste qui eut le courage acharné d’être sans se renier, alors que, dès sa naissance, son identité juive le séparait des autres avec qui il rêvait de faire un tout.
Chagall devint ce qu’il est, non en dépit de ses origines au shtetl de Vitebsk mais bien grâce à elles. Il n’était pas un ‘hassid, certes, mais la spiritualité hassidique se retrouve partout en filigrane dans son autobiographie. En témoigne cette prière touchante, avant son départ pour Paris, rappelant l’omniprésence divine et le besoin de réalisation de l’âme :  « Dieu, toi qui te dissimules dans les nuages et derrière la maison du cordonnier, fais que se révèle mon âme douloureuse de gamin bégayant, révèle-moi mon chemin. Je ne voudrais pas être pareil à tous les autres ; je veux voir un monde nouveau.
En réponse, la ville paraît se fendre, comme les cordes d’un violon, et tous les habitants se mettent à marcher au-dessus de la terre, quittant leurs places habituelles. Les personnages familiers s’installent sur les toits et s’y reposent. Toutes les couleurs se renversent, se réduisent en vin et mes toiles jaillissent de la boisson. », p.134.
L’explication de cette vision semble se trouver dans Mon Univers et éclairer ses peintures de la notion hassidique d’élévation de la matière : « Sentez-vous que (…) mes intuitions en peinture étaient justes, à savoir que nous flottons dans les airs et que nous souffrons d’une maladie ? ne voyez-vous pas que nous souffrons (…) d’une soif de réalisation (פֿאַרקערפּערונג/farkerperung ?», p.138 in Mon Univers.

« Seul est mien le pays qui se trouve dans mon âme » écrit Chagall dans un poème éponyme en 1945. Lire Ma Vie, c’est faire quelque pas avec lui dans ce pays. 

Indications bibliographiques

Marc Chagall, Mon Univers : Autobiographie, Titre original : Eygen/ Oygen /  אויגן, Traduit du yiddish par C. Ringuet et P. Anctil, Canada, Fides, 2017.

Jackie Wullschläger, Chagall, Traduit de l’anglais par P. Hersant, Paris, Gallimard 2012, Collection « Biographies ».

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