L’autobiographie  d’Abraham Cahan

Pages de ma vie

Traduite, présentée et annotée par Cécile Rousselet

Abraham Cahan, בלעטער פון מיין לעבן /Bleter fun mayn lebn/Pages de ma vie, New York, Forverts, 1926.

[Je remercie chaleureusement Arnaud Bikard, Maître de conférence à l’INALCO, pour sa relecture attentive de ma traduction.]

Article réalisé dans le cadre du Projet « Jeunes rédacteurs » initié par l’Association Sifriaténou en 2024 . Avec le soutien de nos donateurs, de la FJF et de la FMS

PRÉSENTATION

De la Lituanie juive à New-York, Abe Cahan suit le classique itinéraire des Juifs de l’Est à la fin du XIXème siècle. Mais, débarqué à Philadelphie, puis à New York à l’âge de vingt-deux ans, il allait devenir bien plus qu’un émigrant : un passeur – de langues, d’idées, de générations.
Né en 1860 à Podbrezje, dans l’actuelle Lituanie, Abraham Cahan grandit dans un milieu religieux marqué par les valeurs et les usages du judaïsme traditionnel. Son père, qui dirigeait un kheyder/école juive traditionnelle, était un homme pieux, attaché à l’étude. Mais la famille doit se reconvertir dans le petit commerce à Vilna, en raison de difficultés matérielles – et, sans doute en partie marqué par ces bouleversements, le jeune Cahan, adolescent, se laisse séduire par un autre univers : celui des idées nouvelles, des lectures interdites. Comme beaucoup de jeunes Juifs de sa génération, il glisse peu à peu du monde de la yeshiva à celui du socialisme russe. Quand il émigre aux États-Unis en 1882, en grande partie en raison de ses engagements militants, rien de tout cela ne disparaît. Son passé demeure en lui, sous une autre forme.
Il s’installe donc à New York, dans le Lower East Side, où il apprend l’anglais rapidement, ce qui lui permet de comprendre et s’intégrer à cette ville bruissante. Enseignant, journaliste, militant, il fréquente les cercles d’immigrés radicaux et rejoint dès 1887 le Parti ouvrier socialiste d’Amérique. « Intermédiaire culturel entre deux mondes, Abe Cahan a pu mesurer l’évolution de la société juive américaine, l’a peut-être incarnée avec toutes ses contradictions et sa richesse. Il a choisi d’en mesurer le destin à l’aune de l’adaptabilité au monde environnant, et sans doute en dernier ressort à l’assimilation. », écrit Carole Ksiazenicer-Matheron
Et c’est sans doute dans la presse yiddish que Cahan va trouver sa voix pour être ce « médiateur entre plusieurs mondes ». Son nom reste attaché au Forverts/ פֿאָרווערטס, ce grand quotidien yiddish à la fondation duquel il participe en 1897, et qu’il dirigea pendant près d’un demi-siècle. Sous sa houlette, le journal devient bien plus qu’un organe politique : un repère culturel, un lien entre les anciens et les nouveaux mondes. Il y mêle reportages, feuilletons, conseils pratiques et débats idéologiques — toujours dans un yiddish accessible, vivant, et proche de ses lecteurs.
Mais l’homme avait une autre corde à son arc — plus intime, plus littéraire. Son roman The Rise of David Levinsky/L’ascension de David Levinsky (1917), écrit directement en anglais, reste l’un des récits les plus puissants de l’expérience immigrée aux États-Unis. On y suit un jeune homme, ancien étudiant religieux devenu entrepreneur new-yorkais, qui finit par devenir une sorte de double perdu dans l’Amérique triomphante : « Je ne peux pas échapper à mon ancien moi. Mon passé et mon présent ne s’accordent pas bien. David, le pauvre garçon penché sur un volume de Talmud à la synagogue, semble avoir davantage en commun avec mon identité profonde que David Levinsky, le fabricant de manteaux bien connu. ».
Ce roman, à bien des égards, est une confession à peine voilée. Car Cahan, bien qu’enthousiaste et puissant dans le New York de la première moitié du siècle, est tiraillé entre plusieurs appartenances : Juif traditionaliste de naissance, socialiste convaincu, mais aussi patriote américain. Il défend les droits des travailleurs, mais refuse les discours révolutionnaires trop radicaux. Il célèbre la culture yiddish, mais pousse aussi ses lecteurs à apprendre l’anglais. Son parcours reflète celui de toute une génération d’immigrés juifs d’Europe de l’Est, confrontés aux défis de l’intégration sans l’effacement.
Cahan meurt en 1951 à New York. Il laisse derrière lui une œuvre journalistique colossale, des récits marquants (dont Yekl : A tale of the New York Ghetto) et une image complexe « d’un monde à l’autre ». Il a su raconter les espoirs, les contradictions et les renoncements d’une communauté marquée par les violences du XXème siècle.

Abraham Cahan/1937

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UNE BRÈVE ANTHOLOGIE

Choix d’extraits, introduction et traduction inédite par Cécile Rousselet

Entre 1926 et 1931, Abraham Cahan publie en yiddish les cinq volumes de ses mémoires sous le titre Bleter fun mayn lebn [Pages de ma vie], une vaste autobiographie éditée à New York par la Forverts Association. Il faudra attendre plusieurs décennies avant qu’une version anglaise ne voie le jour : en 1969 paraît The Education of Abraham Cahan, une adaptation abrégée et révisée des deux premiers tomes de l’œuvre originale.
Après un premier volume, qui retrace les années russes d’Abraham Cahan, le deuxième volume de Bleter fun mayn lebn décrit ses « huit premières années en Amérique ». Durant cette période, l’auteur s’est adapté à la vie américaine et a été introduit dans la vie politique aux États-Unis, où il a rencontré notamment Friedrich Engels.
Le troisième volume, « Sept années d’activité dans la communauté », évoque en grande partie ses débuts dans la presse, de l’Arbeter Tseytung à la création du Forverts, ainsi que ses voyages, en tant que représentant de la section juive du Parti Socialiste américain, notamment aux deuxième et troisième congrès internationaux socialistes en 1891 et 1893. Dans le quatrième volume, on retrouve les débuts littéraires de l’auteur, ses échanges avec des éditeurs tels que William Dean Howells, qui a été un fervent critique et partisan de son travail, et ses activités de reporter dans le monde pour des journaux comme le Commercial Advertiser, et dans le cinquième volume, les devenirs du Forverts, ses voyages encore, et une longue partie sur une affaire d’antisémitisme à laquelle Abraham Cahan prit part, l’affaire Frank.
Le style est accessible et direct, parfois oral, privilégiant la fluidité du récit. Abraham Cahan donne de lui une image qu’il souhaite honnête, fidèle à la réalité (souci dont il fait part dès les premières pages de l’autobiographie), et donne à lire les lieux, les rencontres, les personnalités qui ont jalonné son itinéraire, avec une grande précision – s’il oublie un nom, il le précise volontiers. C’est ainsi un ouvrage d’une extrême richesse, qui retrace avec exigence le parcours de l’une des individualités les plus intéressantes de la bouillonnante vie juive américaine au XXème siècle, et permet d’approcher de manière originale toute la richesse de ce contexte fascinant.

Extrait 1 – Enfance et incipit de ses mémoires (Bleter fun mayn lebn, vol. 1, p. 11-12)

Dès l’incipit, Abraham Cahan nous l’indique clairement : ce qu’il dit de son passé est intimement lié à ce qu’il vit au présent. Bleter fun mayn lebn est un itinéraire, un chemin, où les souvenirs sont retracés avec une grande honnêteté intellectuelle.

Mes premiers souvenirs me ramènent à Podbrezje, un petit village situé à une trentaine de kilomètres (28 verstes) de Vilna. C’est là que je suis né, un samedi, le 17 tamouz de l’année 1860.

Je me souviens du shtetl aussi loin que remonte ma mémoire. Lorsque j’avais cinq ans et sept ou huit mois, nous avons déménagé à Vilna, et je n’ai revu Podbrezje que cinquante-huit ans plus tard, en 1923. Je l’ai visitée encore une fois, par la suite.

Pendant ces cinquante-huit années, j’ai gardé Podbrezje en mémoire comme si je l’avais sous les yeux, avec ses types humains. Si je savais dessiner, je pourrais en esquisser un tableau général sur le papier. Le premier logement dont je me souviens bien, un appartement où j’ai vécu de mes deux à mes six ans, je pourrais en faire apparaître chaque détail sur mon dessin.

Tout au long de ces années, je me posais régulièrement la question : comment puis-je être certain que mes souvenirs sont corrects ? Peut-être la maison de mon souvenir s’est-elle  mélangée avec d’autres souvenirs, ou avec des récits que j’ai entendus ? Mais ma visite en 1923 a tout confirmé. La chambre n’avait pas changé d’un cheveu, et s’il semblait manquer une porte mitoyenne condamnée, il s’avérait que ladite porte était toujours bien là, mais qu’on l’avait recouverte de chaux. Cela, et beaucoup d’autres détails encore, m’ont convaincu que mes souvenirs de jeunesse formaient un tableau digne de confiance.

Extrait 2 – Éducation (Bleter fun mayn lebn, vol. 1, p. 115-116)

Loin de décrire son éducation juive traditionnelle de manière linéaire, c’est par les petits détails, les fantasmes, qu’Abraham Cahan nous la fait voir. Ici, la réalité historique du kheyder/école primaire s’entremêle à la subjectivité du jeune enfant. Il y étudie notamment traités talmudiques Pessa’him et Betsa portant respectivement sur les lois de Pessaḥ (la Pâque juive) et sur la législation des jours de fête. Baba Metzia traite des litiges civils, en particulier des questions de propriété et d’usure. Sefer Masloul est une grammaire de l’hébreu sacré.

Isaac Mayer Dick habitait dans la rue Klayn-Stefan, dans une petite cour appartenant à un certain Nathanson, un « homme sans gorge », comme les garçons du kheyder avaient l’habitude de l’appeler. On racontait qu’à la suite d’une maladie, on lui avait sectionné la gorge et qu’on lui en avait placé une autre, en or.  

La cour de Nathanson était la troisième cour à partir de celle de Sheyvekh Zhirmunski. C’est là-bas que se trouvait mon kheyder suivant. Le nom du melamed était Joshua, et comme il venait de Baltermants – un shtetl non loin de Vilna – on avait l’habitude de l’appeler Joshua Baltermantser.

Je crois qu’il avait la plus longue barbe de tout Vilna. Elle était brune, ou plus exactement d’un mélange de couleurs : brun clair, brun foncé, tirant vers le rouge, avec encore deux-trois autres nuances de couleur. On ne peut pas dire que c’était une belle barbe. Sa partie inférieure était très étroite et fripée, et pendait à terre comme une corde qu’on aurait dénouée après qu’elle fût restée trop longtemps entortillée.

Il était réellement myope – et, dans mon esprit, sa myopie avait fusionné avec sa barbe d’une longueur extraordinaire,  comme si l’une avait quelque chose à voir avec l’autre.

Le premier traité talmudique que j’ai étudié avec luiétait le Pessa’him, dont il était un spécialiste. Puis, nous avons étudié le Baba Metsia et le Betsa. Je suis resté chez lui quelques semestres.

Joshua Baltermantser lisait aussi avec nous la grammaire hébraïque – non pas le Maslul, mais l’Étude de la langue hébraïque de Ben-Ze’ev, un livre plus gros et plus large. Il n’était pas non plus un grand connaisseur de grammaire, il l’étudiait avec nous comme on s’acquitte d’une obligation. Il se tourmentait à comprendre, et ses éclaircissements ne m’ont jamais rien éclairci. Le sujet m’était donc ennuyeux. En revanche, il enseignait la Guemara avec intérêt, et ses explications, dans ce domaine, m’étaient claires. Par conséquent, j’éprouvais du désir à étudier la Guemara auprès de lui.

Une photo de 1911 d’un jeune garçon juif du Lower East Side de New York portant un châle de prière à Roch Hachana/ George Grantham Bain

Extrait 3 – La naissance d’une conscience politique (Bleter fun mayn lebn, vol. 1, p. 386-388)

Alors qu’il est encore adolescent, Cahan se rapproche du mouvement révolutionnaire radical, alors en pleine expansion en Russie. C’est dans ce monde en émoi qu’il fait ses premiers pas, découvrant des ouvrages clandestins qui mettent l’épreuve ses a priori autant qu’ils participent à la naissance de sa conscience politique.

Au début de l’été 1880, alors que je passais en quatrième classe [quatrième niveau de l’école secondaire], j’ai fait ma première rencontre avec la littérature clandestine. Il s’est avéré que deux de mes amis appartenaient au «  Kruzhok » illégal de Vilna [« Kruzhok » est un terme russe qui signifie un cercle, et plus largement un cercle intellectuel, politique, etc. Le mot est écrit russe dans le texte yiddish, et entre guillemets, indiquant qu’il s’agit là d’un emprunt au russe, langue qui été d’ailleurs probablement utilisée par les membres du groupe], et ils m’avaient donné des écrits socialistes – les premiers qu’il m’ait jamais été donné de lire. Par la suite, ils m’ont présenté à d’autres membres, et on m’a accueilli dans la famille révolutionnaire. Ce moment a marqué un tournant dans ma vie, qui a eu une influence sur toute mon existence.

Jusque-là, je n’avais entendu parler du combat pour la liberté que par rumeurs. Le mouvement me semblait recouvert d’un épais nuage de mystère.

De temps en temps, des nouvelles violentes secouaient la Russie. Ici, on avait tiré sur le chef de la ville de Saint-Pétersbourg. Là, on avait poignardé le général en chef des gendarmes. Ailleurs, c’était un officier de gendarmerie qu’on avait poignardé. Puis, la main secrète avait atteint le tsar lui-même, Alexandre II. En avril de l’année précédente, un professeur du nom de Soloviov avait tiré sur lui. Il avait manqué sa cible, mais ce n’était que le début. Les révolutionnaires avaient commencé à attaquer à la dynamite, ils avaient posé des charges sur les itinéraires prévus du tsar. Près de Moscou, une explosion avait fait sauter plusieurs wagons d’un de ses trains – il n’avait survécu que parce qu’il ne voyageait pas dans le train annoncé, mais dans un autre convoi, par précaution. On était en 1879. En février 1880, une nouvelle spectaculaire avait agité le monde : un révolutionnaire s’était introduit dans le palais du tsar lui-même, et, là-bas, avec de la dynamite, il avait fait exploser le sol de la salle-à-manger, avant de disparaître. Cette fois-ci, le tsar n’avait dû sa survie qu’au hasard : Alexandre II était entré dans ladite salle dix de retard sur son horaire habituel. […]

En ville, on savait généralement qu’il existait à Vilna même une organisation secrète. Quelques années plus tôt, pendant le ‘Hol Hamoède de Pessah, un groupe de révolutionnaires juifs avait été arrêté, ce qui avait provoqué un vif émoi. Parmi les personnes arrêtées, il y avait le fils du chantre de la ville, un infirme. Je me souviens que ma mère me l’avait raconté.

Chez le bossu, on avait trouvé dans un coffre une miche de pain – un affront en plein Pessah –et un petit livre ; dans le petit livre il était écrit : « Bogu niet i tsar nie nada » – Dieu n’existe pas, et on n’a pas besoin d’un tsar (le russe était fautif).

J’étais alors encore un très jeune garçon. « Dieu n’existe pas, et on n’a pas besoin d’un tsar »… La première partie de la phrase ne me surprenait pas : à cette époque-là, je n’étais déjà pas loin d’être un mécréant. Mais j’ai été surpris par la deuxième : comment pouvait-on se passer d’un tsar ?

Extrait 4 – Un témoin des violences de son temps (Bleter fun mayn lebn, vol. 1, p. 504-505)

Abraham Cahan est un témoin de son temps, d’abord lorsqu’il décrit les pogroms et toutes les violences perpétrées contre les Juifs. Mais il l’est aussi par sa langue où s’accumulent les germanismes – ceux-là même qui, aux États-Unis, permettaient à leur auteur de s’inscrire dans les standards de la culture européenne, mais qui étaient aussi liés à l’origine allemande de nombreux des cadres du mouvement socialiste new-yorkais.

Presque partout, au lieu de pourchasser les pogromistes ou de les arrêter et de les punir, le gouvernement les a encouragés, les incitant même à de nouvelles actions violentes. Je dis « presque », car il y avait des exceptions, mais, dans l’ensemble, policiers et autres fonctionnaires se sont comportés de façon scandaleuse. Des rapports circulaient, selon lesquels le tsar avait ordonné des pogroms contre les Juifs. Le gouvernement ne les a pas démentis ; dans certains endroits il est apparu que les meneurs des pogromistes étaient en réalité des fonctionnaires habillés en paysans.

Affirmer que le gouvernement a officiellement organisé les pogroms n’aurait pas de sens. Mais que les policiers et beaucoup de fonctionnaires ont, officieusement, apporté aux pogromistes une aide indirecte – voire même directe –, cela ne fait aucun doute.
Les pogroms ont-ils constitué un moyen préalablement planifié pour détourner la colère populaire et sauver le gouvernement ? Croire cela serait, à mon avis, un non-sens. Mais qu’une fois les pogroms déclenchés, on a plus ou moins envisagé un objectif de cet ordre, cela, c’est sûr.

Le premier pogrom, celui d’Elisavetgrad, n’a certainement été rien de plus qu’un hasard. Il est né d’une altercation entre un aubergiste juif et un paysan ivre. Mais très vite, les attaques contre des Juifs se sont propagées dans de nombreuses autres localités. En soi, on disait que le gouvernement s’était servi du pogrom d’Elisavetgrad comme d’un bon exemple, et qu’il avait contribué – directement ou indirectement – à en favoriser d’autres, dans plusieurs villes et bourgades.

Tous les pillages et assassinats qui ont suivi portaient le même sceau : on avait le sentiment qu’une seule main dirigeait tout ce mouvement sanglant. Et à ce sujet, les preuves existent, particulièrement convaincantes.

Image d’un pogrom à Kichinev, capitale de la Bessarabie alors russe (actuelle capitale de la Moldavie), le 6 et 7 avril 1903 et le 19 et 20 octobre 1905 / Universal History Archive

Extrait 5 – L’émigration (Bleter fun mayn lebn, vol. 2, p. 66-67)

L’arrivée aux États-Unis d’Abraham Cahan est profondément touchante, retraçant les premières impressions – mêmes naïves – d’un jeune immigré, et les violences aussi que peuvent représenter le fait d’être arraché d’un monde pour un autre. Il est accueilli par la « Hebrew Immigrant Aid Society », Société d’aide aux immigrants juifs, créée en 1881 à New York, pour aider les immigrants juifs russes aux Etats-Unis.

Le 6 juin, nous sommes arrivés à Philadelphie. La conscience d’être en Amérique a envahi tout mon être. Je n’étais pas dans le monde ordinaire, j’étais en Amérique.

Je me souviens de la sensation que j’ai éprouvée en apercevant un chat, dans le port. « Regarde, un chat, exactement comme chez nous ! » – ai-je failli m’écrier.

Ce chat m’a semblé la preuve que l’Amérique appartenait bien au même monde que la Russie, l’Autriche ou l’Allemagne. J’en ai eu le cœur plus léger.

Des représentants de la « Hebrew Immigrant Aid Society » nous ont accueillis, accompagnés de quelques fonctionnaires. Aucun ne portait de pantalon jaune ni de chapeau haut-de-forme, et personne n’était spécialement grand.

On nous a conduits au deuxième étage, installés autour d’une grande table et servi à manger. L’endroit ressemblait à une vaste étable, et toute la scène avait pour moi un goût de charité et de caserne.

On nous a tous enregistrés, ce qui a encore davantage pesé sur mon moral. Je me suis dit qu’on nous traitait comme des recrues lors d’un Priviz, l’appel à la conscription russe.

J’ai fait une collecte auprès des immigrants pour donner un cadeau à « Mister ».

Au moment de le quitter, quand je lui ai dit « Good Bye ! » en anglais, j’ai ressenti une nostalgie pour le bateau sur lequel nous venions de passer près de deux semaines.

Femmes juives récitant la prière du Tachli’kh sur le Pont de Brooklyn

Extrait 6 – Engagement politique aux États-Unis (Bleter fun mayn lebn, vol. 2, p. 227-228)

L’entrée d’Abraham Cahan dans la vie politique new-yorkaise est fulgurante. À peine débarqué, en juillet 1882, il assiste à sa première réunion socialiste américaine, puis prend lui-même la parole, en yiddish, devant ses camarades. Il rencontre lors de meetings des ouvriers qui travaillent dans les ateliers de confection, notamment ceux du garment district à New York ou des sweatshops (ateliers de misère, littéralement « fabriques de sueur »), des « presser » (ici traduit par « repasseur »), ouvrier chargés de repasser les vêtements après couture, pour leur donner une forme nette avant l’emballage ou la vente. Très vite, ce jeune homme fraîchement arrivé devient une voix qui compte dans les cercles militants.

Le meeting de la fin de Yom Kippour fut le fruit d’une conversation que j’avais eue avec un repasseur juif originaire de Grande Pologne, un homme grand, d’environ quarante ans, osseux, avec des épaules larges et des yeux sombres qui rappelaient ceux des Japonais. Je ne me souviens malheureusement pas de son nom, bien qu’il ait longtemps été actif au sein du syndicat et qu’au fil des nombreuses années, nous ayons eu l’habitude de nous voir fréquemment lors des meetings.

Localisation de Lower East Side

Notre première rencontre eut lieu dans la rue. Il m’avait arrêté et m’avait dit qu’il avait entendu mes discours socialistes. Nous avions alors discuté de la filière des tailleurs, et il m’avait décrit les malheurs que les ouvriers enduraient de la part des entrepreneurs, dans leurs sweatshops. Nous en étions venus à parler de la pertinence de fonder, pour commencer, un syndicat des repasseurs. J’avais proposé mon aide et lui avais donné mon adresse. C’était la veille de Roch Hachana et nous étions convenus de remettre ce projet à plus tard, après les Jours terribles, dans la mesure où à cette époque, les tailleurs juifs étaient pour la plupart des juifs religieux, à l’ancienne, nombre d’entre eux portaient barbe et papillotes.

Le repasseur s’était ensuite mis d’accord avec quelques-uns de ses collègues de travail, et quelques heures après la Ne’ila, nous nous étions donc réunis. Dans la salle, il y avait une Arche et un pupitre, devant lesquels nous avions prié toute la journée. 

Le 165 East Broadway, où se tenait la petite assemblée, était une maison de meeting halls, et c’est là que se déroulaient, dans ces années-là, la plupart de nos discours et lectures socialistes. Mais comme tous les meeting-halls et salles de danse du quartier juif, ils avaient été convertis en synagogues pendant les Jours terribles.

Je ne me souviens d’aucun détail précis de cette assemblée. Ce dont je me souviens, c’est uniquement de la façon dont le grand et mince repasseur m’a présenté, de la manière dont je me suis tenu debout, dont j’ai parlé, et du moment où nous avons inscrit les premiers membres.

Marché/Lower East Side

Extrait 7 – Première création de journal (Bleter fun mayn lebn, vol. 2, p. 239-241)

« J’ai toujours rêvé de publier un journal juif socialiste. » Les débuts d’Abraham Cahan dans le monde de la presse n’ont pas été aussi fructueux que pour le Forverts, mais témoignent de son énergie à se faire passeur par son activité journalistique. Comme dans de nombreux passages retraçant son expérience américaine, Bleter fun mayn lebn est ici truffé d’américanismes dans la langue yiddish.

J’ai toujours rêvé de publier un journal juif socialiste. Le lecteur se souvient peut-être qu’un projet de ce type avait déjà vu le jour, trois ans auparavant, au sein de la « Société de Propagande ». À l’époque, il n’avait pas abouti. Mais je ne l’avais jamais abandonné. Et maintenant que le mouvement prolétarien juif commençait à prendre de l’ampleur, la nécessité d’un tel journal se faisait plus pressante. Rayevski partageait des idées similaires, si bien que nous avons décidé de faire un essai, en lançant un hebdomadaire.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Quant au capital, nous ne nous en souciions guère. Je gagnais juste de quoi vivre, et Rayevski pas davantage. Mais il n’était pas marié, ce qui lui permettait de mettre un peu de côté. Il travaillait dans une factory (son père possédait une savonnerie à Kremenchuk, et par conséquent il s’était déniché ici un emploi dans la même branche). Je dis qu’il mettait un peu de côté : il possédait en tout et pour tout dix dollars, et c’était là notre « investment » tout entier. Le reste, l’imprimeur nous l’a avancé sous forme de prêt. C’est dans ces conditions que nous avons commencé à publier le journal.

Rayevski passait ses journées dans son usine, moi je m’occupais de mes leçons ; et tous deux, nous consacrions nos heures libres à notre plan. De mon côté, j’avais assez de temps durant la journée, et je le mettais à profit pour préparer notre entreprise.

Nous avons donné un nom au journal : « Di naye tsayt »/Les temps nouveaux/נייע צייט. Le premier numéro est sorti pour Chavouote 1886. Tout y était écrit dans un yiddish le plus simple qu’on puisse imaginer, afin que le travailleur le moins instruit puisse le comprendre.

Devanture d’une boucherie Kosher/ Lower East Side/1957/Inge Morath

Extrait 8 – Un intellectuel à New York (Bleter fun mayn lebn, vol. 2, p. 281-282)

Abraham Cahan ne fut pas, comme il put en donner l’apparence, un simple militant. Car tout son parcours est jalonné de dilemmes, de questionnements, de réflexions profondes sur le sens même de son engagement.

Les événements tumultueux de 1886 et 1887 ont ébranlé mes contradictions intérieures. Porté par la ferveur de la campagne henri-georgiste, je me suis assez peu soucié du fait que j’agissais alors contre l’anarchisme – qui était pourtant ma position officielle. J’ai déjà raconté comment mon ancien colocataire, Moshkovitsh, me l’avait reproché. Ses remontrances m’ont causé de la douleur, mais uniquement pendant la minute qu’elles ont duré. Au fond de moi, je savais déjà, alors, que l’anarchisme n’était pas ma conviction profonde, et que je n’avais au fond aucune orientation définie. Je croyais fermement au socialisme, mais uniquement au socialisme. Trancher entre les sociaux-démocrates et les anarchistes, cela m’était impossible.

Par la suite, quand ont commencé les courageuses réunions révolutionnaires, les sociaux-démocrates et les anarchistes ont presque oublié leur habituelle haine mutuelle : Most, Hazelman et Shevitsh tenaient en fait des discours très proches les uns des autres. Et dans les premiers jours qui ont suivi le 11 novembre, l’inimitié s’est encore amoindrie. Anarchistes et sociaux-démocrates se sont sentis comme deux frères brouillés, revenant des funérailles d’un troisième membre de leur fratrie. C’est dans cette atmosphère que j’ai commencé à me forger l’opinion selon laquelle la différence entre les deux partis était, au fond, inexistante.

Mais lorsque l’agitation se calma, j’ai ressenti  plus vivement que jamais la contradiction entre ces deux courants. De nouvelles questions ont surgi dans mon esprit, et ne me laissaient pas de répit.

J’ai eu l’impression que mon brouillard s’était soudain épaissi autour de moi. Mais c’était un brouillard semblable à celui qu’un passager de navire aperçoit lorsqu’il s’approche d’une rive. J’ai senti que le moment arrivait où j’allais poser le pied sur un sol ferme.

Si mon esprit était en tumulte, j’ai toutefois commencé à soupçonner que celui de Most ne l’était pas moins. En tout cas, le commençais à comprendre que les moyens violents qu’il prêchait n’avaient absolument aucun sens. Anarchistes et socialistes ne sont qu’une poignée face à des dizaines de millions de gens. S’ils avaient obéi à Most et étaient sortis avec des fusils dans la rue, ils auraient été écrasés comme des mouches. À mes yeux, il a commencé à paraître insensé.

Scène de rue/Circa 1930

Extrait 9 – La création du Forverts (Bleter fun mayn lebn, vol. 3, p. 459-460)

Le Forverts est aujourd’hui connu comme un journal puissant, « le plus grand journal juif du monde [the largest Jewish newspaper in the world] ». Mais lire Bleter fun mayn lebn, c’est avoir la possibilité d’entrer dans les coulisses, et d’observer les débuts – difficiles – de ce qui deviendra plus tard un empire.

Le premier numéro du « Forverts » a paru le 22 avril 1897.

Nous avions, non sans mal, réuni une somme juste suffisante pour débuter. Tout cela paraissait bien pauvre, miséreux. Acheter notre propre presse était hors de question, nous avons donc dû faire imprimer le « Forverts » ailleurs. Pour des raisons pratiques, nous avons décidé d’installer la rédaction et l’atelier des typographes à proximité de l’imprimerie. Or, comme il n’y avait pas de grande imprimerie dans le quartier juif, nous n’avons pas pu regrouper la rédaction et le business office – qui devait naturellement se trouver dans le quartier juif.

Nous avons loué une boutique sur East Broadway, où nous avons suspendu une enseigne : « Forverts ». Elle se trouvait exactement en face de l’emplacement actuel du building du « Forverts », à l’endroit où se dresse aujourd’hui le Seward Park, qui, à l’époque, n’existait pas encore. Il y avait alors, en face de l’actuel building du « Forverts », un sidewalk, avec une rangée de maisons. C’est dans l’une d’elles que nous avions notre premier business-office. La rédaction du journal et l’imprimerie étaient, quant à elles, sur Duane Street, près de l’angle de Park Row, non loin de l’actuel building municipal et du pont de Brooklyn. Nous avions choisi ce pâté de maison par souci de proximité avec l’imprimerie, et du business office à la rédaction, il y avait environ dix minutes de marche.

Là, sur Duane Street, nous avons loué un « loft » ou « floor » dans un immeuble occupé par des entrepôts. Nous l’avons divisé en trois parties : une pour les typographes, une pour les rédacteurs d’actualités, et un private office pour le rédacteur en chef – une pièce longue mais si étroite qu’une fois deux bureaux installés, il ne restait la place que pour laisser passer une seule personne. L’un des bureaux était pour le rédacteur en chef et le second pour l’un de ses collègues. La fenêtre donnait sur Duane Street. Les rédacteurs d’actualités, eux, occupaient une grande pièce aérée donnant sur la cour.

Les cloisons avaient été montées avec des planches neuves, non-peintes, et je me souviens encore aujourd’hui de l’odeur de bois frais qui me pénétrait quand j’étais assis à mon bureau.

Je gagnais quinze dollars par semaine en tant que rédacteur – et encore, pas toujours.

Lower East Side /1946

Extrait 10 – Une carrière littéraire – Yekl (Bleter fun mayn lebn, vol. 4, p. 32-33)

Nous l’avons dit, Abraham Cahan est aussi un écrivain. Et si The Rise of David Levinsky est son œuvre la plus connue, Yekl, sous-titré « Un conte du Ghetto de New-York », dit autant de la vocation que l’auteur se donne à décrire le quotidien des immigrés « entre deux mondes ».

Dans le premier volume, j’ai mentionné la publication de mon roman, Yekl. Je voudrais ici en raconter les circonstances en détail.

Les mots bienveillants de Howells me sont parvenus à un moment où j’étais abattu, à cause de notre lutte impuissante contre le De Leonisme et du soutien qu’il recevait de la « Clique ». Les encouragements de Howells ont été pour moi un baume bienvenu sur mes douleurs.

Je me suis aussitôt mis au travail. J’ai dressé une liste de quelques thèmes qui me venaient à l’esprit, et je les ai soumis à Polding. Parmi eux, celui-ci a eu sa préférence : 

Yekl, un jeune immigrant juif, forgeron au pays, est ensorcelé par la vie américaine, et devient un « Amerikaner », dans le sens bien particulier qu’il donne à ce mot. De ce jeune homme beau et bien portant, naît un boxeur de compétition, pas mauvais, et un héros des dancing-schools. Il avait laissé derrière lui, dans une bourgade lituanienne, une femme et un enfant. Au cours des trois années qu’il avait vécues seul en Amérique, sa vie s’était enrichie de nouvelles impressions et d’expériences inédites. Il ne se reconnaissait plus du tout dans le Yekl de Lituanie, tandis que Gitl, sa femme, n’avait quant à elle rien vécu de nouveau. Trois années avaient passé, et elle était la même petite femme démodée d’un forgeron, dans un shtetl juif reculé et sous-développé – exactement celle qu’il avait quittée.

Dans les salles de danse, une jeune fille juive, Mamie, était tombée amoureuse de Yekl. Mais voilà que celui-ci reçoit une lettre du pays, lui apprenant que son père était mort, et que, à moitié par superstition (il craignait que son père ne vînt l’étouffer pour ses péchés), à moitié parce que Gitl et l’enfant n’avaient nul part où aller, il devait les faire venir en Amérique. C’est à Mamie qu’il emprunte l’argent nécessaire. Lorsque Gitl arrive, l’abîme creusé par les trois années de séparation se fait ressentir : Yekl aimait Gitl, dans leur foyer d’origine, mais il ne peut ici supporter cette green – à cause à cet abîme, et à cause à Mamie. Il sent désormais que Mamie lui est particulièrement chère. En tous cas, elle lui est plus proche que Gitl. S’ensuit une série de scènes entre eux. Cela se termine par un divorce.

Ce thème exposait une situation caractéristique de la vie de nos immigrants : le quartier juif était plein de « Yekls » devenus, en l’espace de trois ans, de parfaits étrangers pour leurs « Gitls ».

Indications bibliographiques

Carole Ksiazenicer-Matheron :

– « Abe Cahan, une vie en Amérique », Plurielles, n°16, 2011, p. 25-38.

– « Abe Cahan : un intellectuel juif dans le melting pot américain », Plurielles, n°19, 2015, p. 72-79.

En s’appuyant sur Bleter fun mayn lebn, ces articles décrivent la vie passionnante d’Abraham Cahan aux États-Unis, au service des masses laborieuses, et rappellent son rôle dans la presse et la vie intellectuelle et politique des États-Unis au XXe siècle.

Gennady Estraikh, Transatlantic Russian Jewishness: The Jewish Daily Forverts and Jewish Immigrant Socialism, Berlin, De Gruyter, 2022.

Cet ouvrage très riche retrace le rôle du Forverts aux États-Unis au XXème siècle, comme espace de discussions politiques (de gauche) et point de repère crucial de la vie juive. 

Ehud Manor, «Abe Cahan as a Reformer: The Political and Journalistic Road Taken by the Editor of the ‘Forverts’ », Kesher, Université de Tel Aviv, n°32, 2022, p. 65-74.

Cet article reprend l’itinéraire d’Abraham Cahan, en s’interrogeant sur son progressisme et son réformisme, qui étaient pour l’auteur de l’article, plus rhétoriques que concrets.