Un chemin d’amour vers la vérité
par Samuel Vrignon
Franz ROSENZWEIG, L’Étoile de la Rédemption, Titre original : Der Stern der Erlösung (1921), Traduit de l’allemand par A. Derczanski et J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, 2003, Collection « La couleur des idées ».
Article réalisé dans le cadre du Projet « Jeunes rédacteurs » initié par l’Association Sifriaténou en 2024 . Avec le soutien de nos donateurs, de la FJF et de la FMS
Refonder radicalement une pensée religieuse qui s’arracherait à l’abstraction des systèmes totalisants. Tel est le pari que relève Franz Rosenzweig dans L’Étoile de la Rédemption, une œuvre voulue à l’orée de la philosophie. Cette reconstruction ne passe, en effet, pas exclusivement par des concepts : elle passe aussi par la prière, le langage, la liturgie, l’amour… Ce n’est pas l’unité du système qui sauve, mais la voix du chant, le visage de l’autre et, ultimement, l’éclat du silence.
Entre philosophie, mystique juive et théologie dialogale, Rosenzweig renverse les évidences de la métaphysique et inscrit l’éternité dans le temps liturgique.
C’ « est un système philosophique écrit en langue juive, mais on pourrait dire aussi que c’est aussi un système juif écrit en langue philosophique », écrit S. Nordmann, soulignant ainsi la nature ambivalente de l’Étoile de la Rédemption, qui veut être un livre juif, critique de la philosophie, mais qui, pourtant, se place dans le sillon de l’idéalisme allemand et avance ses objections selon une méthode philosophique.
L’Étoile part du constat que la philosophie, malgré ses prétentions à la totalité, ne balaye pas le champ entier de l’existence humaine : il nous faut, pour cela, nous intéresser aux trois éléments qui la composent – Dieu, l’homme, le monde – en eux-mêmes.
Rosenzweig décrit ensuite les modalités du dialogue entre ces éléments, en particulier entre Dieu et l’homme dans la Révélation, en associant chaque dialogue à un passage biblique.
Enfin, ils’attache à définir une voie vers la Rédemption à travers le christianisme « et » le judaïsme, qui découvrent tous deux en Dieu la figure de la vérité.
Les éléments ou le perpétuel pré-monde
Dieu, l’homme, le monde : un découverte pré-réflexive
Le premier livre de l’Étoile, intitulé « Les Éléments », s’ouvre sur une présentation de l’homme dont la vie est dirigée vers la mort. « Tout ce qui est mortel, nous dit Rosenzweig, vit dans cette angoisse de la mort » (p.19), et l’homme n’échappe pas à la règle. Mais en particulier, c’est parce que l’homme est « Je, Je, Je » (p.19), singulier, et que la mort est extinction de cette singularité, que demeure cette angoisse, et même cette possibilité de mourir. Aucun concept ne peut l’englober, la résorber.
C’est donc contre toute conception totalisante que Rosenzweig se dresse, en fragmentant le concept de Tout en des parties élémentaires. Ces trois éléments – Dieu, l’Homme, le Monde – qui procèdent directement des catégories kantiennes, Rosenzweig ne cherche pas à les fondre de nouveau dans une totalité, mais à les conserver dans leur individualité. Or, pour s’écarter d’une tradition qui les avait fondus ensemble, s’impose le concept de « méta », qui s’appose à un objet irréductible. C’est ainsi que l’homme devient méta-éthique, le monde méta-logique, et Dieu méta-physique. Mais Rosenzweig insiste : « Méta-éthique ne [doit] en aucun cas signifier a-éthique. […] non plus, le monde ne doit pas être appelé a-logique » (p.34).
« Méta » ne signifie pas la disparition des concepts liés à l’homme, à Dieu ou au monde, mais désigne la primauté de leur réalité première, pré-réflexive, avant d’être conçus comme concepts a posteriori. En particulier, cette pré-réflexivité (sensée) est une non-rationnalité en tant qu’elle précède la construction conceptuelle effectuée par la raison. Le « méta » se fonde sur l’objet rationnel « pour [s’]approprier son être irrationnel » (p.41), c’est-à-dire obtenir « un définitif qui n’ait pas besoin de la pensée pour être », p.42.
Et c’est dans cette pré-réflexivité que Rosenzweig construit le concept de croyance. Si les trois éléments fondateurs sont décrits de manière « méta », c’est qu’ils sont notamment découverts dans leur singularité avant d’être appréhendés par la pensée. Si la pensée se fonde sur la possibilité d’appréhender la totalité, alors la chute de la totalité fait apparaître des éléments pré-réflexifs. Ces vérités singulières, recherchées « pour soi, posé[es] exclusivement sur soi, dans [leur] effectivité absolue » (p.47), reposent donc sur une croyance.
A fortiori, pour Rosenzweig ces objets sont imperceptibles pour la raison. Il dit, en annonçant la méthode à utiliser pour analyser le méta-éthique, que la rationalité ne peut rien. Si alors, « le néant de la raison qui démontre n’est jamais qu’un néant du savoir », la raison ne peut plus s’appuyer sur son outil habituel qu’est la démonstration ; et le véritable savoir ne peut plus faire appel à la raison, il « ne peut donc rien faire de plus ici que de suivre le chemin de l’indémontrable », p.98.
Mais se pose alors la question du passage, hors de la raison, de ce qui n’est pas à ce qui est. Exclus du concept de totalité, les éléments doivent chacun justifier d’une existence propre. C’est ainsi que Rosenzweig s’inspire des mathématiques qui « n’engendre[nt] pas ses éléments à partir du zéro un et universel » (p.43), entendons à partir d’un néant conceptuellement pur, mais « à partir du néant du différentiel » (p.43), c’est-à-dire d’une double nature. Rosenzweig dira du différentiel qu’il « rassemble en lui les propriétés du néant et du quelque chose » (p.43). Une telle réalité mathématique, nous dit-il, donne un exemple de « deux voies pour aller du néant au quelque chose », p.43. La première est l’affirmation de ce qui n’est pas néant ; la seconde est la négation du néant. Ce couple affirmation/négation trouvera son pendant grammatical dans le Oui et le Non qui permettront de caractériser des attributs des trois éléments.
Notamment, Rosenzweig se fonde sur ces principes pour catégoriser les éléments et recueillir sur eux des informations. Le Oui, est le « mot de l’énonciation originelle » (p.73), c’est le principe fondamental qui émerge du néant, qui affirme le non-néant, mais qui est une détermination pure ; il est déterminant de la nature divine. Au contraire, le Non est une indétermination pure, il va fonder la liberté et la pluralité. Enfin, le Et sera le troisième mot-origine, qui représentera la vitalité de Dieu, la « pierre qui achève la voûte de la cave » (p.59), et qui témoignera des contradictions « englouties » (p.59) par Dieu.
Après avoir mis au jour les éléments fondamentaux, Rosenzweig construit, pour chacun, un représentant, un substitut qui établira le manque de relation de son élément avec les deux autres, en raison de sa tentative de se poser comme fondement du Tout.
Ainsi, le « représentant » du dieu méta-physique est le dieu du mythe, au fondement du monde du mythe : sans être extra-mondain, il reste éloigné des hommes ; sans doute, nous dit Rosenzweig, les dieux du mythe « interviennent-ils dans le monde du vivant, mais ils n’y règnent pas » (p.60), ils appartiennent à la même réalité que les hommes et que le monde, mais sans communiquer avec eux. Le dieu du mythe s’est fondu dans le monde et s’est désintéressé des hommes : trois éléments (le monde, Dieu et l’homme) mais pas de dialogue.
Il en est de même pour le Cosmos Plastique, figure du monde méta-logique. La réalité élémentaire du Cosmos Plastique est incapable à rendre compte de la totalité. Dans le Cosmos Plastique, « les parties ne sont pas remplies par l’ensemble – l’ensemble n’est tout simplement pas tout », p.83. Pour autant ce monde contient bien des dieux et des hommes, qui sont des parties de lui mais avec lesquelles il n’entre pas en dialogue. Notamment « le monde de la vision métalogique, […] nous avons pu l’appeler un monde structuré. Structuré, non pas créé », p.96. Dieu, s’il existe, demeure invisible tant qu’il ne pénètre pas ce cosmos. L’homme, s’il existe, reste un étranger tant qu’il ne se manifeste pas comme une force intérieure, ou autrement dit « le Dieu n’illumine pas et l’homme ne parle pas », p.96.
Enfin, la version métalogique de l’homme est le héros tragique. Ce héros découvre sa personnalité, son individualité, mais n’est pas encore une âme qui va communiquer avec le monde et Dieu. Il est cette personnalité sans dialogue, et Rosenzweig indique que « le héros tragique n’a qu’un langage qui lui corresponde parfaitement : le silence », p.117.
Ainsi, de manière pré-réflexive, nous découvrons bien une réalité élémentaire, mais les éléments, avant la Révélation, ne communiquent pas entre eux.
Transition, mise en relation
Une fois que le Tout est « véritablement brisé » (p.125) et qu’ont été mis au jour trois éléments distincts, se pose la question des modalités de leur relation. Comment les lier l’un à l’autre ? Face à cette interrogation, beaucoup d’incertitudes se révèlent. La confusion s’accroît encore lorsqu’on examine les relations potentielles entre ces éléments. Il n’y a pas d’ordre fixe ; chaque élément peut être alternativement supérieur ou subordonné. La pensée antique oscillait constamment entre ces possibilités : Dieu comme créateur ; la Terre comme origine ; ou l’homme comme mesure de toutes choses. L’objectif est dorénavant de trouver une « connexion qui coule de source » (p.131), entre les éléments. Mais cette connexion ne peut pas être une totalité extérieur aux éléments, au risque que « le fleuve [qui les contient] soit lui-même un élément », p.131. Les éléments doivent alors tirer de leur propre essence leur lien avec les autres.
Rosenzweig introduit donc avant la seconde partie de son son oeuvre, un enjeu de temporalité. Ce qui permet d’ordonner les éléments entre eux, c’est leur rapport au temps, leur « succession dans le temps universel » : « Dieu était depuis toujours, l’homme est devenu, le monde devient », p.135. Mais même cette réalité est mystérieuse. Le jaillissement depuis le néant est mystère, et la solution de ce mystère se trouve dans la Révélation, dans le passage du mystère au miracle.
La voie
« Ce devenir-manifeste du mystère permanent de la Création est le miracle sans cesse renouvelé de la Révélation »
L’ouverture à la relation entre les éléments
C’est en explorant le rapport complexe entre la croyance religieuse et le miracle que Rosenzweig introduit sa seconde partie. Autrefois pilier de la théologie, le miracle est devenu une source d’embarras, rejeté comme incompatible avec une vision moderne du monde fondée sur les lois naturelles. Cependant, historiquement, les miracles étaient des signes prophétiques confirmant la Providence divine, une interaction entre la prédiction et sa réalisation. L’évolution des perspectives philosophiques et scientifiques, notamment avec les Lumières, a déplacé le débat du domaine métaphysique à une critique historique, mettant en doute non seulement la possibilité des miracles mais aussi leur réalité en tant qu’événements historiques. Avec la nécessité d’expliquer rationnellement les miracles, « la foi, dit Rosenzweig, commence à rougir de son enfant. », p.151 ; Schleiermacher, figure centrale de la théologie moderne, a recentré la croyance sur l’expérience religieuse personnelle et le regard vers l’avenir, délaissant le passé historique encombré de miracles douteux. C’est le passage, nous dit Rosenzweig, du primat de la Création au primat de la Révélation.
Mais une telle perspective affaiblit la théologie sur ses fondements. Pour Rosenzweig, il s’agit alors « de redonner tout son poids d’objectivité à la Création en la replaçant aux côtés de la Révélation ». Il faut prouver que tout est dans la Création, autrement dit que « même la Révélation, même la Rédemption sont Création », p.152.
La philosophie rencontre des problématiques-miroirs de celles de la théologie, alors que tout est intégré et réduit à une unité abstraite, tout est subsumé sous le système : qui veut reprendre sa liberté vis-à-vis du système doit affronter la question : « est-ce encore de la science ? », p.155. Pour Rosenzweig, la philosophie et la théologie doivent travailler de concert pour fonder un système où la raison et la Révélation auraient leur place.
Dans sa Première Partie de L’Étoile, Rosenzweig s’intéressait aux éléments comme à une réalité préréflexive, et raisonnait sur les éléments séparés sans les vivre, et dotés du « langage des éléments muets » (p.160), c’est-à-dire du langage mathématique, du mot origine, du pré-monde. Dans sa seconde partie, il inverse sa position et vit le système de l’intérieur, comme réalité concrète, et cherche à comprendre comment des éléments indépendants sont mis en relation permanente où la parole d’avant la parole devient parole sonore. C’est dans ce nouveau monde que l’homme acquiert le langage. Cette langue, c’est « le cadeau de noces que le Créateur offre à l’humanité », p.161.
Rosenzweig sépare alors sa seconde partie en trois livres : Création, Révélation, Rédemption. Pour chacune de ces étapes de « la voie », il va adopter une approche en quatre temps. D’abord, il va traiter des relations entre deux des trois éléments et de ce qu’elle fonde, ensuite de la langue associée à cette relation, puis de sa logique, et enfin de son fondement dans les Écritures. Son objectif est de renverser l’ensemble des concepts du premier livre, de même qu’« on déballe en sens inverse de leur rangement les effets contenus dans une malle », p.165. Chaque élément de la Première Partie devient alors un point de départ vers quelque chose qui va l’inclure et le dépasser, « ce qui semblait une fin […] s’inverse en un commencement » (p.164), vers un dialogue. Dans notre tableau infra, les affirmations et les négations sont inversées : nous nous y référerons. Comme annoncé dans les considérations préliminaires, le langage occupera une place centrale.
Dans la Création, le mouvement de la liberté divine, acquis par le Non, devient donc le point de départ vers sa négation. Le Non de la liberté divine devient alors le Oui de son déterminisme. Si le Dieu créateur a créé, c’est certes parce qu’il a la liberté de créer, mais surtout que cette liberté est incluse dans son essence. L’argument de Rosenzweig est de dire que dans le pré-monde, Dieu n’étant qu’intérieur et unité, la liberté « n’est plus acte arbitraire, mais essence », p.166 ; il résout ainsi la question scolastique qu’il résume ainsi : « Dieu crée-t-il dans un acte arbitraire ou par nécessité ? », p.167. Par rapport au monde, Dieu crée dans un acte arbitraire, mais dans le pré-monde, étant seul, il crée par nécessité de son essence.
Réciproquement, pour que le monde passe de sa configuration achevée à une existence créée, il doit redevenir un « néant » relatif, non pas en étant annihilé, mais en se réorientant vers sa condition de créature. Dire que « Dieu créa le monde » est une vérité illimitée concernant la relation entre Dieu et le monde, mais pour le monde lui-même, être créé signifie manifester continuellement sa condition de créature. Ce n’est pas un événement passé, mais un processus éternel de devenir, Dieu « renouvelle de jour en jour l’œuvre du début », p.177. Le Créateur, de libre puissance devient puissance déterminée dans sa relation ; la créature, d’existante, devient continuellement créée.
Une fois posés les liens entre ces deux éléments, Rosenzweig s’intéresse au langage qui va les lier, le langage de la connaissance. Car, « la langue symbolique des mathématiques […] défaille » (p.180), lorsqu’il s’agit de dépasser la réalité élémentaire. Il est alors nécessaire de recourir à la grammaire, la science des sons vivants, pour représenter la réalité. Rosenzweig se lance alors dans des considérations grammaticales complexes pour trouver le mot radical qui permettra de passer du mot-origine du pré-monde à un monde sonore, et détermine que ce radical est le mot « bon », l’affirmation pure du oui-origine, la manifestation du « ainsi » dans le langage du monde.
Rosenzweig note par ailleurs que la logique de la Création est une logique du passé. « En raison de sa condition de créé […], le monde est déjà fait ; à partir de son éternelle puissance de créer, Dieu l’a déjà créé » (p.191), nous dit-il en déduisant que d’une manière générale « les concepts pour embrasser la réalité universellement tendent à adopter la forme du passé », p.191. Par ailleurs, une séparation stricte existe entre les éléments, contrairement à l’idéalisme où le concept de génération remplace le concept de Création, et où tout est englobé dans le système.
Enfin, pour situer son argumentation dans un environnement religieux, Rosenzweig va analyser le passage biblique de la Création, et comprendre ce qu’il implique. D’une part, l’affirmation faite langage du « bon » atteint son paroxysme dans le « très bon », qui va annoncer le dépassement de la Création vers la Révélation, en ajoutant à l’éternité de la Création la temporalité de la mort. D’autre part, l’avènement de l’homme dans la Création ouvre la voie à un dialogue, même si au moment du Ma’assé Berechite/récit biblique de la Création, l’homme est encore silencieux.
La dynamique est la même pour la Révélation. Les réalités élémentaires de Dieu et de l’homme vont entrer en dialogue, et au contact de l’autre, chacune va changer sa nature. Le Dieu initialement caché dans le monde élémentaire devient le Dieu révélé et amant dans son dialogue avec l’homme. L’homme, quant à lui, fermé sur lui-même dans le monde élémentaire devient l’ âme aimée et recevoir l’amour divin dans le dialogue.
La grammaire de la Révélation sera alors naturellement une grammaire de l’éros, un langage d’amour. Ici, Rosenzweig est très explicite sur le fait que le « Je est toujours un Non devenu sonore » (p.246), c’est-à-dire que la manifestation du mot origine non dans le réel du monde est un « Je », car le « Je » est un « pas autrement », il est le non de tout ce qui n’est pas lui. C’est ce « Je » qui va ouvrir le dialogue, car « Au Je répond, dans l’intime de Dieu, un Tu » (p.248). Il nous faut ici comprendre que le Je et le Tu ne sont pas deux réalités qui existent indépendamment ; le Je devient Tu autant que Je dans le dialogue.
Contrairement à la logique de la Création au passé, « la Révélation est au présent, elle est même le présent par excellence », p.263. Lors du dialogue qu’instaure la Révélation, il y a un caractère permanent du présent. Cela est dû tant au fait que le dialogue nécessite deux personnes présentes dans un même présent, que le « commandement [d’aimer] est un présent absolu pur » (p.252), et que le mouvement de l’amour, qui est représentatif de la Révélation, est toujours dans le présent. L’amant aime dans le présent, il renouvelle à chaque présent l’attestation de son amour et commande à l’aimé d’aimer au présent. Mais l’« amour [de l’aimée] aussi est au présent » (p.254), car c’est au présent qu’elle reçoit l’amour, et si hier elle n’était pas aimée, et que demain elle craint de ne pas l’être, elle sait que dans le présent elle l’est. Toute la possibilité de la Révélation vit alors dans la prière : « l’âme prie avec les paroles du Psaume : ‘que ma prière et ton amour ne s’écartent pas de moi’ » (p.262), pour que cet amour au présent reste un éternel présent.
Le dernier mouvement de la Voie se trouve dans la Rédemption. Il s’agit là de comprendre les relations entre l’homme et le monde. Ici, l’homme, après avoir découvert son Dieu, court le risque de la tentation mystique, c’est-à-dire de vouloir s’approprier Dieu absolument. Il est alors « uniquement avec “son” Dieu, et il n’a plus rien à dire au monde », p.293. La question, après Dieu, est celle de l’accès au monde ; l’enjeu est de « briser la porte qui ferme encore à l’homme l’accès du monde, même une fois qu’il a perçu l’appel de Dieu », p.299. La solution se trouve dans l’amour libre du prochain, qui représente l’extériorisation de l’amour de Dieu et qui permet d’accomplir le commandement d’aimer. Mais Rosenzweig dit clairement que cet amour du prochain est un amour du monde : « l’action est donc orientée vers le monde ; le monde est l’autre pôle vers lequel tend l’amour du prochain », p.307. Le « prochain » est un prochain universel, sans visage, il n’« est qu’un représentant ; il n’est pas aimé pour lui-même, [il est aimé] parce qu’il est justement mon prochain » (p.307), et donc l’amour pour le prochain s’étend au monde entier.
Mais ce n’est pas seulement l’homme qui se modifie dans la Rédemption ; le monde se manifeste dans sa réalité profonde de devenir et de phénomène. Pour Rosenzweig, l’essence du monde ne préexiste pas comme pour les autres éléments. Elle ne se découvre qu’ultimement. Il nous indique que « alors qu’en Dieu et l’homme l’essence est antérieure au phénomène, le monde est créé comme phénomène bien avant qu’il accueille la Rédemption pour accéder à son essence », p.309. En particulier, le monde ne se dirige pas, comme Dieu et l’homme, vers une extériorité pour sortir de la réalité élémentaire ; il est sans cesse tourné vers lui-même, il n’est pas « un devenir allant du dedans au dehors ; [il est] d’emblée plénière auto-Révélation », p.309. Il est en permanence un devenir vers lui-même sans pouvoir changer, mais le monde, après la Révélation et inondé par l’amour de l’homme, devient monde enchanté vers le Royaume, dans la croissance de la vie. Mais le Royaume n’est jamais atteint, il « est toujours à venir – mais à venir, il l’est toujours. Il est toujours aussi présent qu’à venir », p.316.
Le langage de la Rédemption est le langage de l’acte. Tant pour l’âme qui cherche son chemin vers le prochain que pour le monde qui croît éternellement vers la Rédemption. Mais ce langage de l’acte ne peut se parler pour l’homme et le monde que par l’attente d’un Tiers qui est leur espoir, car « si le monde n’attendait pas, il marcherait “sans fin” jusqu’à l’infini, et le Royaume ne viendrait jamais », p.321. Il est impossible de trouver un radical, un mot-origine dans la Rédemption, car le « Et » du Oui et du Non n’est pas originel mais synthèse ; cependant, la Rédemption est le lien entre les deux éléments qui procèdent de Dieu, entre le Oui du monde et le Non de l’homme. Mais pour pouvoir s’unir, le « bon » du monde doit se lier au « Je » de l’homme. Le langage de la Rédemption n’est ni le récit de la Création, ni le dialogue de la Révélation, il est un chant, il est un chœur commun qui procède du fait que le monde soit bon : tous les « Je » attestent ensemble que le monde est bon et chantent pour cette bonté en rendant grâce à Dieu.
La logique de la Rédemption est donc une logique du futur, mais également une logique de l’unité. Ce qui était séparé en éléments au départ va se rassembler, non pour manifester la totalité mais pour devenir Un. « L’homme et le monde s’effacent dans la Rédemption, Dieu, lui, s’accomplit » (p.335), nous dit Rosenzweig, en précisant que « Le Tout s’est enfin […] rassemblé pour devenir l’Un » (p.335). Dieu se rédime lui-même en rédimant l’homme et le monde, et c’est l’amour qui fait venir cette Rédemption.
Le langage de la Rédemption étant le chant de louange, il est alors naturel que son fondement biblique se trouve dans les Psaumes. Rosenzweig commente alors huit psaumes qui contiennent notamment le Hallel/הַלֵּל/Louange à Dieu, une prière juive de louanges collective allant des Psaumes 113 à 118, qui marque une joie particulière. C’est là que la communauté se renforce en tant que communauté et renforce l’individu, car « Le Je ne peut-être totalement Je […] que parce qu’il s’enhardit, en tant que Je qu’il est, à parler par la bouche de la communauté », p.352.
Dans cette partie, Rosenzweig trouve donc « les morceaux de la totalité disloqués […] de nouveau rassemblés, mais […] pas dans l’unité de la sphère » (p.357), une nouvelle totalité a jailli de la Révélation. Loin de la sphère, c’est une totalité de l’Étoile. Les trois éléments forment un premier triangle, et l’inversion de ces trois éléments forme un deuxième triangle. En haut du premier triangle vit Dieu, et en bas du second la Rédemption, l’enchevêtrement des deux forme l’Étoile de la Rédemption. Mais tout aboutissant en Dieu, Rosenzweig cherche l’unité du monde et de l’homme ; il nous faut chercher sur quel sol est plantée la graine de leur éternité. Alors, « l’éternité de l’homme est semée dans le sol de la Création » (p.364), d’une part, et d’autre part « la Révélation de Dieu à l’homme est l’assurance donnée au monde pour sa Rédemption » (p.365), et l’éternité du monde se trouve perpétuellement dans le passage de la Révélation à la Rédemption. Dans la Rédemption, l’homme et le monde deviennent esprits éternels.
La figure de l’Étoile
« Nous avançons pour franchir le seuil du sur-monde, le seuil qui fait passer du miracle à l’illumination »
Après avoir retrouvé l’unité dans Dieu des éléments, et conçu la fin de la Révélation comme le chant à l’unisson des hommes vers Dieu, Rosenzweig développe une pensée de la prière. La prière, pour Rosenzweig, est liée à la tentation : Dieu met à l’épreuve l’homme pour donner plus de valeur à sa foi, et l’homme demande à Dieu de l’illuminer. Cette illumination donne à l’acte d’amour aveugle une direction, et étend cet acte du prochain le plus proche à un prochain plus lointain, et notamment l’étend au Royaume.
Mais la distance entre l’amant et l’aimée dans l’acte d’amour importe pour qu’il puisse se réaliser. Si « l’homme illuminé dans la prière aimerait bien amener le Royaume des cieux par violence, avant le temps prévu ; le Royaume des cieux ne se laisse pas prendre par violence » (p.380), l’oubli du prochain pour l’au-delà du prochain, qui prévaut chez l’illuminé, ne permet pas de hâter la venue du Royaume, puisqu’elle laboure une terre inféconde car trop lointaine.
Il faut alors se poser la question de la bonne temporalité (Die rechte Zeit/ בְּעֵ֤ת רָצוֹן֙) pour la venue du Royaume. Dieu est éternellement rédimé, mais l’homme doit prier au temps de la grâce – en reprenant les termes d’Isaïe : 49,8) – pour que sa prière soit exaucée ; c’est ainsi que tant la prière du pécheur, centrée sur le passé, que la prière du fanatique, centrée sur le futur Royaume, ne peuvent être exaucées. Pour Rosenzweig, l’exemple ultime de l’orant est Goethe, qui prie pour que son destin s’accomplisse. Mais la prière de Goethe ne permet pas l’accès à l’éternité, elle donne seulement à la vie la possibilité d’accéder à l’éternité, mais ne peut s’accomplir que dans la foi et l’amour. Pour prier au bon moment et accéder à l’éternité, il faut que l’instant de la prière vive dans l’éternité revienne à l’identique à chaque instant, « il faut qu’il s’agisse vraiment du même instant », p.406. Cette éternité du retour se vit dans la segmentation du temps par la collectivité, notamment dans l’heure et la semaine, toujours identiques. Alors, l’« homme, au sein de la communauté humaine, ressent son éternité terrestre ; il la sent dans la communauté – et non comme individu », p.407.
C’est le culte qui va couper le temps pour permettre à l’homme d’accéder à l’éternité ; elle permet à la prière collective de devenir commune et éternelle. Car comme « seule la fin des jours est commune à tous » (p.410), la finalité de la prière commune ne peut être que l’éternité, le plus grand dénominateur commun est le Royaume. C’est alors, dans cette prière collective, que « l’Étoile qui autrement se lève et brille dans le lointain de l’éternité apparaît ici comme la réalité la plus proche », p.410.
Cependant, la parole seule est insuffisante pour la Rédemption, car « les formes de la grammaire […] sont exactement contemporaines de leur monde » (p.412), et il faut plus que la parole pour faire advenir la Rédemption : il faut la liturgie, le geste, car « ce qu’on peut voir dépasse le langage, va plus loin que lui. La lumière ne parle pas, elle luit », p.413. Le geste illumine la communauté, seulement alors « l’incroyance et la foi unissent leur prière dans le silence du geste liturgique », p.414.
Rosenzweig s’intéresse alors aux cultes juifs et chrétiens, et à leur différentes fonctions dans l’avènement de la Rédemption. Il y a, dans la Rédemption, dans la vérité éternelle, une double réalité ; l’une est intérieure et se renforce dans son intériorité, l’autre est extérieure et rayonne. D’un côté, nous avons le feu juif, la vie et la promesse de l’éternité, et « c’est seulement du feu dont brûle le noyau que jaillissent les rayons qui se répandent au dehors », p.416 ; d’un autre, nous avons la voie chrétienne de l’éternité, l’effectuation de l’éternité, et dans l’« expansion au-dehors dans toutes les directions [se trouve] le secret de l’éternité de la voie », p.484.
Pour Rosenzweig, le judaïsme incarne une éternité enracinée dans la continuité de la vie et de la communauté. Les fêtes juives, par exemple, réactualisent des événements fondateurs comme l’Exode, permettant à chaque génération de revivre ces moments intemporels. Cette temporalité circulaire donne au judaïsme une stabilité qui transcende les fluctuations de l’histoire. Le christianisme, en revanche, se positionne comme un « chemin éternel » à travers le temps, où chaque moment présent est vu comme une étape vers une Rédemption future. Le temps chrétien est linéaire, structuré autour de l’incarnation du Christ, qui marque le début d’une ère nouvelle. Les fêtes chrétiennes, telles que Noël ou Pâques, célèbrent des points précis de ce chemin, symbolisant le commencement (la naissance du Christ) et la promesse de la fin (la résurrection et le Salut final). Ainsi, le judaïsme vit l’éternité dans le présent, tandis que le christianisme se projette dans l’avenir, cherchant à maîtriser le temps par sa marche vers la Rédemption.
L’approche de la communauté et de sa mission diffère également. Le judaïsme se définit comme une communauté de sang, où l’appartenance, la judéité, se transmet biologiquement et spirituellement. Cette unité est renforcée par une mémoire collective et une fidélité à la Loi, qui agit comme un pont entre le passé et l’avenir. Le judaïsme ne cherche pas à convertir les autres peuples, mais à témoigner de l’éternité par son existence même. Cette particularité fait du peuple juif un symbole de la stabilité et de la perpétuation.
En revanche, le christianisme se veut universel et missionnaire. La communauté chrétienne, l’Église, transcende les distinctions de sang, de langue ou de nation. Elle repose sur une foi partagée dans le Christ comme messie et sur une vocation à diffuser cette foi à tous les peuples. Cette universalité exige une dynamique d’expansion et de prosélytisme, qui contraste avec l’intériorité du judaïsme. Ainsi, là où le judaïsme incarne l’éternité dans l’unité d’un peuple, le christianisme cherche à étendre son message à l’ensemble de l’humanité.
De telles différences se manifestent alors nécessairement dans le rapport à la Loi. La Torah représente pour le judaïsme une loi divine immuable, incarnant une vérité intemporelle. Elle ne s’adapte pas aux changements du monde, mais offre une continuité à travers les âges, nouvelle preuve de son éternité interne. Chaque individu, en suivant les commandements, participe à une Rédemption collective qui se réalise dans la fidélité au passé. Le christianisme, de son côté, place la Rédemption dans l’événement unique de l’incarnation et du sacrifice du Christ. La Loi n’est plus perçue comme un ensemble de commandements immuables, mais comme une voie spirituelle à suivre. Les sacrements, tels que le baptême et l’Eucharistie, permettent aux croyants de renouveler leur engagement dans ce chemin. La Rédemption chrétienne est individuelle et universelle, marquée par une tension entre l’accomplissement déjà réalisé dans le Christ et l’attente de son retour.
Rosenzweig traite les mêmes différences dans les fêtes et la séparation annuelle du temps. Les cycles festifs du judaïsme et du christianisme révèlent alors leurs approches distinctes de l’éternité et du temps. Les fêtes juives, comme le Sabbat ou le Yom Kippour, sont des moments où l’éternité s’incarne dans le présent, rappelant la continuité de la vie et la promesse de Rédemption collective. Ces célébrations relient le passé au futur, tout en affirmant une présence intemporelle. En revanche, les fêtes chrétiennes, telles que Noël et Pâques, sont des jalons sur le chemin du salut. Elles célèbrent des événements fondateurs et orientent les croyants vers une Rédemption future. Alors que les fêtes juives sont enracinées dans la mémoire d’un peuple, les fêtes chrétiennes sont universelles, destinées à être partagées par tous ceux qui empruntent le chemin du Christ.
Les deux derniers mouvements portaient chacun en eux une manière d’accéder à la vie éternelle. Mais « Dieu est la vérité » (p.528), et, comme la vie éternelle est, malgré tout vie et enfermée dans la temporalité d’une vie, il est clair que « dans la vérité disparaît même la vie » (p.528), et Dieu se mue alors de vie en vérité et lumière.
Rosenzweig s’attache alors à comprendre l’essence de Dieu. De Dieu, nous avons fait l’expérience par l’amour, mais nous n’en connaissons pas la nature. Nous ne pourrons d’ailleurs pas la connaître car plus Dieu se révèle aux hommes, plus il s’éloigne, car « le sur-monde de la Rédemption est trop lumineux pour que nous soyons encore capables d’y voir la face du Rédempteur » (p.530), autant que le pré-monde est trop obscur. Avant la Création, la nature de Dieu ne nous est pas accessible car il n’est aucune parole, après la Rédemption, rien, car elle « délivre Dieu de son nom révélé […] au-delà de la parole brille le silence », p.532. C’est seulement dans la Révélation que nous le ressentons, c’est comme amant que Dieu s’approche le plus clairement de nous. Et c’est seulement dans la Révélation que nous pouvons espérer l’unité ultime de Dieu, l’instant « où tout le créé le connaît et le confesse », p.533. Alors tout sera Sainteté et vérité, car Dieu est vérité.
Mais comme nous disons « Dieu est la vérité », mais également « la réalité est la vérité », « il faut donc que Dieu soit “plus” que la vérité, de même que tout sujet est plus que son prédicat » (p.536), et Dieu serait alors exactement la vérité et la réalité. Mais comme Dieu est la vérité à laquelle on ajoute quelque chose, il nous faut répondre à la question « qu’est-ce que la vérité » pour approcher l’essence de Dieu. Nous savons d’abord que la vérité est vérité ; mais nous ne savons pas qu’elle est vérité comme les idéalistes parce qu’elle est la vérité, nous savons qu’elle est vérité parce que nous avons confiance dans le fait que la vérité soit vérité ; autrement dit, « la vérité est elle-même le présupposé ultime de la vérité […] comme fait auquel on fait confiance », p.539.
Mais comme elle n’est que fait, elle ne peut pas être Dieu : en dessous du fait de la vérité, il y a Dieu : « il est l’abîme originel de la vérité, et toute vérité n’est vérité qu’en raison de sa provenance de lui » (p.540) ; la vérité est donc Révélation et amour. Il y a donc une insuffisance dans la vérité à connaître Dieu. Mais lorsque nous posons la question « qu’est-ce que Dieu », « la réponse “Dieu est la vérité” ramène la question mystique de son essence supramondaine […] tandis que “ la réponse “Il est Néant” conduit la question abstraite de son essence pré-mondaine », p.542. Toute la pensée de Rosenzweig vit donc dans la Révélation, « l’essence de Dieu a disparu dans son acte totalement dépourvu d’essence, totalement réel et totalement proche, dans son amour », p.542. Ultimement, Dieu est amour. Il est amour et cet amour s’étend à tous les lieux et à toutes les temporalités. Les éléments ne peuvent pas s’entendre dans un tout unitaire, mais ils peuvent être saisis et vécus en leur vérité dans l’illumination de la prière.
Mais cette vérité ne doit pas rester vérité de Dieu, l’homme « ne peut l’éprouver qu’en se l’appropriant » (p.546), car en connaissant ce qui procède de Dieu il connaîtra Dieu, et dans cette appropriation, l’homme vainc la mort. Mais cette connaissance ne peut être absolue car « nul pont ne mène de l’homme à l’homme » ni à Dieu, et cette expérience demeurera partielle. La vérité ultime et complète réside au-delà de la condition humaine.
Rosenzweig évalue enfin, comme en synthèse des deux livres précédents, les deux méthodes juive et chrétienne vis-à-vis de la totalité, deux voies. La voie du christianisme suit trois chemins en même temps. Cependant cette séparation conduit à des dangers spécifiques : spiritualisation de Dieu, apothéose de l’homme et divinisation du monde. Le judaïsme, à l’inverse, se concentre sur l’intériorisation et la contraction. Les concepts de Dieu, de l’homme élu et de la loi forment une unité intime. Les dangers, pour le judaïsme, sont alors le rejet du monde et une focalisation excessive sur la Loi.
Ces différences structurelles se manifestent alors dans leur rapport au mystique. Dans la mystique juive, « entre le Dieu juif et la Loi juive, toute la Création est intercalée », p.568. La Loi révèle un sens caché exprimant l’essence du monde. Pour le judaïsme, le livre de la Loi remplace la nature ou les astres, offrant des modes d’exégèse pour intégrer la Création dans l’univers de la Loi, préfigurant le monde à venir. La mystique unit alors le « Dieu de nos pères » et le « reste d’Israël » par la Chekhina, présence divine dispersée partageant les souffrances du peuple juif et son exil. La Rédemption se joue dans la relation entre le « reste d’Israël » et la Loi, et « l’homme juif accomplit les coutumes et les préceptes sans fin pour unifier le Dieu saint et sa Chekhina » (p.570), et non pas dans l’espoir d’une récompense. Chaque acte rapproche alors la Rédemption universelle.
Loin de l’unité recherchée par le judaïsme, l’eschatologie chrétienne est séparée en deux : « certes, le Fils de l’homme devrait un jour remettre sa royauté », mais en attendant, « la royauté appartient encore au Fils, et Dieu n’est pas tout en tout », p.572. Ainsi, les divergences d’horizon de l’Étoile se retrouvent dans les deux eschatologies.
Rosenzweig conclut donc que le judaïsme et le christianisme participent à une vérité partagée mais incomplète. Le Juif voit la vérité intérieurement, dans le cœur, sans en percevoir les rayons extérieurs. Le chrétien, en revanche, perçoit les rayons illuminant le monde, mais pas la lumière elle-même. L’existence continue des enfants d’Israël permet au christianisme de ne pas être pure abstraction, car « [Que le Christ soit] plus qu’une idée ? Nul chrétien ne peut le savoir. Mais qu’Israël soit plus qu’une idée, il le sait et il le voit », p.576. Chacune de ces religions n’a alors que « part à la vérité [car] c’est l’essence de la vérité que d’être en partage », p.577. En dernière instance, « la vision immédiate de la vérité n’est donnée qu’à celui qui la contemple en Dieu », p.577.
Nous avons alors quitté la vérité éternelle et complété la figure, l’Étoile de la Rédemption. Ce que nous cherchions d’éternité a alors pris figure dans la vérité : « la vérité seule est son visage », p.580. Rosenzweig accomplit sa pensée dans la lumière de la face divine, celle qui ne peut être contemplée. Dès la Création, dès l’existence d’un homme pour contempler la face de Dieu, la Rédemption existe et se prépare. Ultimement, la Rédemption se vit dans le visage de l’homme, au-devant de Sa face, non tant dans la parole que dans le baiser, qui est tant le sceau de Dieu que le sceau de l’homme. Alors, « l’Étoile de la Rédemption est devenue visage qui me regarde et à partir duquel je regarde », p.588.
L’Étoile est une ascension. Elle commence dans le mutisme et l’évocation de la mort et finit dans l’accomplissement absolu et dans la vie. Entre les deux : la Révélation. En elle, les hommes y découvrent un absolu, la possibilité du dialogue, l’amour, le Tu (dans ce qui n’était anciennement qu’un Il). La totalité absolue et atemporelle proposée par la philosophie ne prenait pas en charge l’homme qui vit et qui meurt, et l’échange entre les éléments fondamentaux du monde. L’avènement de la Révélation lui donne une complète dignité, et accepte qu’il s’inscrive dans le temps, dans le rapport à l’autre. L’amour que Dieu nous porte nous comble, et nous pousse à regarder enfin vers l’Autre. C’est seulement cet amour qui pourra apprendre aux hommes à maîtriser leur parole, à parler à l’autre, mais aussi avec l’autre, à chanter, à pratiquer des rites. C’est cet amour qui, en grandissant, enchante le monde, par l’entremise de pratiques religieuses qui l’intensifient et la répandent. Rosenzweig, dans l’Étoile de la Rédemption, propose de suivre ce chemin avec lui, reprenant les éléments les plus fondamentaux du judaïsme.
Tableau récapitulatif de la Seconde partie de l’Étoile
Création | Révélation | Rédemption |
Dieu – Monde | Dieu – Homme | Monde – Homme |
Le Créateur : Dieu libre dans le monde élémentaire, déterminé dans le dialogue | Le Révélateur : Dieu caché dans le monde élémentaire, Dieu révélé et amant dans le dialogue | L’acte d’amour : de l’homme aimé par Dieu après la Révélation à l’ homme aimant le prochain vers la Rédemption |
La créature : Monde existant toujours dans le monde élémentaire, continuellement créé dans le dialogue | L’âme : homme fermé sur lui-même dans le monde élémentaire, recevant l’amour divin dans le dialogue | Le Royaume : Le monde reste dirigé vers lui-même mais passe de monde fermé à monde enchanté par la Révélation dans l’attente permanente du Royaume |
Oui- Origine « Ainsi » – « bon » Radical | Non-Origine « pas autrement » – « Je » radical | Le Et n’est pas originel, donc pas de radical associé, le lien du « Bon » et du « Je » passe par l’attestation collective qu’« il est bon » |
Logique de la Création, liée au passé, sur le mode du récit | Logique de la Révélation, liée au présent, sur le mode du dialogue | Logique de la Rédemption, liée au futur, sur le mode du chant commun |
Ma’assé Berechite /récit de la Création | Chir Hachirim : le dialogue du Cantique des Cantiques | Le Hallel élargi : Louanges des Psaumes 111 à 118 |