Son histoire, l’Histoire
par Dominique Serre-Floersheim
Aharon APPELFELD, Histoire d’une vie, Titre original : סיפור חיים/ Sipour ‘hayim, Traduit de l’hébreu par V. Zenatti, Paris, Éditions de l’Olivier, 1999.
Tentons d’ouvrir trois portes dans Histoire d’une vie d’Aaron Appelfeld, l’autobiographie d’un être qui a traversé l’Histoire.
Montrer comment son histoire personnelle s’est bâtie dans les chaos de l’époque et, dans cette poignante déambulation qui a conduit l’orphelin totalement perdu, dans l’État d’Israël naissant.
Voir ainsi à travers la subjectivité assumée d’un point de vue singulier, comment ce voyage dans le temps et dans l’espace – hautement initiatique – a abouti à une transplantation et une métamorphose radicale, au prix d’une ascèse, d’un renoncement à tous les repères, en particulier linguistiques.
Et comment, au bout de cette série d’épreuves, l’écrivain Aharon Appelfeld – qui a adopté l’hébreu comme langue d’écriture sans abandonner le « yiddish » – avait émergé en gloire.
Une autobiographie ?
Avis préalable au lecteur : cette assignation au genre autobiographique est trompeur, réducteur. Aaron Appelfeld soumet au lecteur un texte volontairement troué et lacunaire, qui valorise paradoxalement les manques. D’emblée, il l’annonce clairement et honnêtement : « Les pages qui suivent sont des fragments de mémoire et de contemplation. », p. 7. Ce n’est pas un récit parfaitement ordonné chronologiquement… mais un retour sur une vie qui est une incitation à la méditation. L’écrivain rompu aux artifices de la narration romanesque, se démarque en effet délibérément d’une autobiographie traditionnelle. Ce n’est en rien un récit exhaustif, linéaire et bien cousu ou « ficelé » qu’il publie, à l’âge de 67 ans. Il choisit au contraire, de laisser apparents trous, les blancs, les béances. Loin d’être un récit rétrospectif et surplombant, c’est un questionnement incessant – car il se replace au plus près de l’enfant qu’il a été. Un enfant qui ne maîtrise rien… et pas même sa langue. Ni sa mémoire, dont il essaie de préserver des lambeaux.
A. Appelfeld a été un enfant perdu, ballotté par l’Histoire. Loin des certitudes que peut avoir un adulte jetant un regard en arrière, il fait revivre cet enfant désorienté, dont la vie a été soudainement bouleversée, dévastée : de sa vie antérieure, des vacances à la campagne, chez ses grands-parents – eux dont la vie était également réglée par le rituel du Sabbat, un temps fort, un point de repère lumineux… il ne reste rien. De là un récit hésitant, incertain, semé de points d’interrogation. Ce qu’il nous donne à lire, ce sont les hésitations d’un enfant qui cherche à comprendre, à tenir ensemble, à assembler les éléments d’une vie vaporisée.
C’est à une quête qu’ il nous invite à participer : la quête du sens (c’est-à-dire à la fois de la direction et de la signification) de sa vie. Sa priorité, c’est d’interroger sa trajectoire. Le livre foisonne de questions, insiste sur sa désorientation et sur son sentiment d’être égaré… Comment s’y retrouver ? C’est en quelque sorte un mode d’emploi qu’il délivre au début à son lecteur déstabilisé :
« Ce livre n’est pas un résumé, mais plutôt une tentative, un effort désespéré pour relier les différentes strates de ma vie à leur racine. Que le lecteur ne cherche pas dans ces pages une autobiographie structurée et précise. Ce sont différents lieux de vie qui se sont enchaînés les uns aux autres dans la mémoire, et convulsent encore. Une grande part est perdue, une autre a été dévorée par l’oubli. Ce qui restait semblait n’être rien, sur le moment, et pourtant, fragment après fragment, j’ai senti que ce n’étaient pas seulement les années qui les unissaient, mais aussi une forme de sens. », p. 11.
Tout est là.
Trébucher sur l’Histoire
Ce n’est donc pas vraiment l’histoire d’une vie, mais d’une tranche de vie : celle qui va des premiers souvenirs de l’enfance à la reconnaissance de celui qui est devenu un auteur majeur de la littérature israélienne ; d’une enfance volée à la reconstruction.
Qui est-il ? d’où vient-il ? de cette terre d’Europe centrale, la Bucovine – globalement la Roumanie d’aujourd’hui. Un fils unique tiraillé entre deux conceptions du judaïsme : le judaïsme résolument laïc du père qui se veut « assimilé » et la piété traditionnelle des grands-parents maternels à la foi et à la pratique desquels un long chapitre est consacré : « Grand-père prie les yeux fermés et la lumière des bougies vacille sur son front. Tous les fidèles sont plongés dans la prière. Pas moi. (…) C’est la maison de Dieu et les gens viennent ici pour sentir Sa présence. Je suis le seul à ignorer la façon dont on s’adresse à Lui. », p. 20-21. Ce clivage coïncide avec deux espaces : la ville / la campagne. Et deux postures parentales : la détermination du père, la tendresse de la mère. Une petite enfance choyée dans un univers bourgeois, avec les vacances à la campagne…
… jusqu’à ce que, soudain…
se produisent subitement une rupture, une bascule du monde – elle porte une date : « À l’été 1937, la vie changea du tout au tout. Le régime devint antisémite, les gendarmes collaboraient avec la racaille et la pègre… », p.33 ; suit la liste des exactions et des persécutions – qui s’intensifient, jusqu’à l’expulsion de leur propre maison, le ghetto, la longue marche, les deuils en série : « La mort planait partout », p. 44, « la mort nous cernait de toutes parts », p. 49 ; et le désastre culmine avec la mort violente de sa mère, la séparation d’avec son père. Soudain, le monde enchanté devient une fin du monde : une bascule incompréhensible pour un petit garçon de sept ans, submergé par la folie collective qui semble s’être installée. Pour rendre compte du chaos, il a fait le choix d’une écriture qui n’enjolivera pas et ne dramatisera pas. Il ne cherche pas à apitoyer un lecteur : il écrit pour faire le point. Encore une fois, pour comprendre, rassembler des bribes.
Le moment crucial, c’est celui où l’Histoire (avec une majuscule) est entrée en collision avec son histoire personnelle. L’arrachement à sa mère est traité par un blanc, une ellipse : là, il bute sur l’indicible, sa mémoire se cabre : il a dû oublier, ou effacer cet épisode hautement traumatique pour survivre : « … que faire si plus la souffrance est grande et le désespoir profond, plus les mots deviennent superflus ? », p. 126.
Le télescopage
On comprend mieux pourquoi le récit, restituant l’expérience d’un garçonnet de sept ans, se fait flou, brouillé par la distance et les incertitudes ; un enfant précipité dans une double traversée du temps et de l’espace, mais incapable de donner des dates et des lieux précis. Tout juste peut-il faire état de la brutalité de la rupture. De l’accélération des événements. Il assiste, en témoin minuscule, à la bascule du monde ; et surtout est mis à l’épreuve de la désorientation totale. Il évoque tout au plus la violence de la dépossession… « bien que je n’aie pas encore trouvé de mots pour ces violentes taches de mémoire », p. 66. Il dit tout juste s’être soudain retrouvé seul, absolument.
Son monde explose et devient subitement instable, perturbé. Un monde qui s’opacifie et devient indéchiffrable, avec somme toute peu de signes avant-coureurs. Nous autres, rétrospectivement, sommes capables de mettre des mots là-dessus : la mainmise des nazis sur l’Europe Centrale, la persécution et l’extermination des Juifs, les longues marches… et à l’horizon : la création d’Israël. Nous repérons ces étapes qui jalonnent le récit… mais ceci n’est pas un livre d’histoire. L’Histoire est traitée sous la forme d’évocations, d’éclairs fulgurants. Tout ceci nous dit surtout l’intensité des traumas et le prix de ces souvenirs effilochés, qu’il s’efforce de préserver.
Il lui est impossible de rendre compte de la disparition de sa mère, elle est tout juste évoquée, littéralement, par un son : « Ma mère fut assassinée au début de la guerre. Je n’ai pas vu sa mort, mais j’ai entendu son seul et unique cri. », p. 68. Ici le minimalisme s’articule à la pudeur, à la réticence et à l’insuffisance des mots. Impossible de dire la perte absolue et irrémédiable. On assiste à un total renversement : l’enfant choyé devient un petit animal qui fuit en n’écoutant que son instinct de survie. Qui perd le fil de sa propre vie, se retrouve absolument seul après la longue marche : «Après deux mois de marche, nous arrivâmes, une toute petite poignée, à ce camp maudit. Quelques jours plus tard, je fus séparé de mon père. (…) À partir de là commença la condition d’orphelin, la solitude et le repli sur moi-même. », p. 122.
Il n’arrivera plus à trouver sa propre place : l’ancien monde une fois aboli, où et comment s’inscrire ailleurs ? Il se réfugie dans ses rêves, dans ses bribes de souvenir du paradis perdu – dominé par la figure maternelle tendre et protectrice, par le shtetl bucolique des grands-parents.
Où aller ?
Il échappe de justesse au massacre familial. Mais ensuite… où fuir ? Que devenir ? Il s’engage, à son corps défendant, dans une interminable et erratique déambulation, dont nous pouvons dégager trois temps ou lieux principaux :
– Le séjour dans la forêt : lieu protecteur, où le fugitif va trouver refuge. « Durant la guerre, je ne fus pas moi. Je ressemblais à un petit animal qui possède un terrier ou, plus exactement, plusieurs terriers. », p. 8-9.
– Une errance inscrite sous le signe de la précarité, de la peur : c’est une course-poursuite, il se sent chassé, menacé à tout instant. Il se tient à l’écart des hommes, avec tout juste quelques rencontres aléatoires, toujours provisoires. Le temps est suspendu : il a perdu depuis longtemps le compte des semaines et des mois. « J’avais sept ans lorsque éclata la Seconde Guerre mondiale. L’ordre temporel s’en trouva bouleversé, il n’y eut plus d’hiver ni d’été (…) », p. 8. Suspendu dans l’attente, bien sûre vaine, de retrouver les siens.
– la fin de la guerre, et le ballottement de camp en camp, sous la houlette d’organisations juives qui prennent en main le sort des enfants rescapés. Prévaut ici un sentiment aigu de la solitude, de son inadéquation aux êtres et au monde.
Passage accéléré de l’enfance à l’adolescence
Une destination (la seule proposée, de fait) : la Terre promise où il faut faire ses preuves pour être admis. Accepter les codes, se plier aux exigences de ce payx neuf. Israël : il aimerait lui apporter une adhésion inconditionnelle, mais son esprit critique est resté en éveil. Être « dedans » ou « au bord de » ? Nouveau questionnement.
Une survie
Il fait remonter une voix des profondeurs de son être, il « évoque » au sens premier du terme – les difficiles conditions de sa survie. Comment cela -t-il été possible pour un petit garçon de sept ans d’errer pendant plusieurs années dans l’immense forêt des Carpates, seul ? Seuls quelques souvenirs surnagent : des rencontres (il a senti qu’il lui fallait impérativement cacher ses origines), des abris provisoires, et surtout, ce refuge dans une nature qu’il contemple sans fin – c’est elle qui lui prodigue son seul apaisement. On a ici un indice extrêmement précieux : la nature source de consolation (parce qu’elle désigne un monde stable et immuable) qui sera par la suite la source de son lyrisme personnel.
Un voyage incertain
À la fin de la guerre, le voici embarqué dans un voyage dont il ignore la destination finale, ballotté au rythme des organisations… espérant sans vraiment y croire retrouver un des siens. Pour, finalement, échouer presque par hasard en Israël… où son acclimatation n’ira nullement de soi.
Il sera confronté à un climat inconnu (et il a perdu ses chères forêts protectrices), à une langue nouvelle : c’est l’usage de l’hébreu qui s’impose, le yiddish n’est plus de mise. Dès son arrivée en Israël, il est témoin d’un conflit entre le poète Y.S., qui parle en yiddish du passé, parce que « la continuité serait rompue si on ne parlait pas la langue des suppliciés », et les officiels, « tenants de l’hébreu » qui eux « parlaient au nom de la transformation positive, au nom de la vie qui nous attendait en Palestine. », p. 96.
Il sera en même temps déconcerté par de nouvelles valeurs… et par la rudesse des pionniers. De bouleversements en bouleversements… il devient un adolescent un peu marginal, très renfermé, presque mutique. Qui cherche longtemps le sens qu’il peut donner à sa vie : il a le sentiment de tourner dans le labyrinthe, d’aboutir à chaque fois dans une impasse.
Cependant, il n’est pas insensible à l’Histoire qui surplombe sa propre histoire, sa destinée individuelle : après la Seconde Guerre mondiale dévastatrice, c’est la Guerre des Six Jours, l’enrôlement dans l’armée, un autre rapport à la violence… Sa vie lui apparaît comme une suite d’épreuves sans fin.
Israël, Terre promise ?
Est-il si facile de s’enraciner dans la terre d’Israël, d’y trouver sa place ? Il a tôt fait de constater l’écart entre la Palestine rêvée et la réalité de l’État d’Israël en train de se construire – avec sa rudesse et ses exigences. Lorsqu’il évoque ses débuts, c’est l’image du désert qui prévaut. Pas seulement géographique : il va effectuer « une traversée du désert » très éprouvante. Dans sa solitude, il éprouve subitement le besoin de s’accrocher… à Dieu – lui, dont le père clamait son impiété. Il supplie pour obtenir des rudiments de la pratique : « Je veux prier », p. 101. Un moyen pour lui de planter ses racines, dans la foi de ses grands-parents. De retrouver un socle et une continuité.
En Israël, tout a, pour lui, commencé par une série de renoncements : renoncer à l’espoir de retrouver les siens, renoncer au yiddish, renoncer à la contemplation salvatrice pour devenir un homme d’action. On attend de lui qu’il s’engage dans de nouvelles voies : acquérir l’hébreu, accomplir le service militaire, etc. Pour résumer : une métamorphose complète, rapide et radicale… tout aussi impossible. … D’où un vif sentiment de sa différence : différence physique avec les adolescents israéliens d’abord. Il éprouve en permanence son inadéquation : à la langue, à l’armée. Il peine à rentrer dans un moule auquel il n’était pas préparé. C’est une nouvelle modalité de l’épreuve. Ses difficultés à apprendre l’hébreu coïncident exactement avec les difficultés de son acclimatation : « Il y avait, comme je l’ai dit, des jeunes gens qui avaient adopté facilement les clichés hébraïques, usaient des mots comme s’ils étaient nés là, mais en ce qui me concerne, la prononciation d’un mot me coûtait de grands efforts, sans parler d’une phrase tout entière. », p. 133. Lorsqu’il visite, épisodiquement, de lointains parents, il peut enfin sortir de son « mutisme » et de son « bégaiement » : « Auprès d’eux, ma langue maternelle sortait un instant de sa geôle. », p. 133. Observant, bien plus tard, ses difficultés à calligraphier les lettres hébraïques, il est terrifié : « Nul besoin d’être graphologue pour voir le tourment, la confusion, la désorientation. (…) Chaque lettre raconte la déchirure et le malheur, et une conscience suraiguë de moi-même. Que vais-je faire sans langue ? me demandais-je dans ces journaux qui tombent en lambeaux. Sans langue je suis semblable à une pierre. », p. 134.
Mutisme
Au cours de ses premières années en Israël le voici donc engagé dans une nouvelle traversée des limbes. Il semble comme pétrifié, paralysé. Incapable de se fondre dans le groupe des adolescents, de communiquer. Il se replie sur lui-même ; il se sent seul, définitivement séparé, coupé de tous. Le sentiment de sa différence l’empêche d’abréger la distance qui le sépare des autres.
En résultera un profond mal-être, suivi d’une remise en cause. Il se perçoit comme un être incomplet. Il a été privé de toute la partie fondatrice de la vie, et vit ceci comme une sorte d’amputation.
De là surgit la question essentielle : comment se retrouver, se rassembler ? qu’est-ce qui va lui permettre de retrouver une unité profonde ?
Une lente remontée
Communiquer en s’insérant dans un groupe. La notion de solidarité est retrouvée dans l’instant où l’auteur entre dans l’association des rescapés… et retrouve sa langue : le yiddish. Là, écrit-il, « Je m’y sentais comme à la maison ». Il s’y fait une nouvelle famille : « Là, j’avais des parents, des grands-parents, des oncles et des cousins », p. 222. Avec eux, il est en mesure enfin d’établir une vraie communication. De fait, cette association va initier son écriture, elle en sera à la fois le moteur et la substance. Car c’est en écoutant les récits des autres rescapés qu’il va en prendre conscience : il faut témoigner.
Témoigner pour faire vivre la mémoire des disparus, mais aussi pour pouvoir enfin vivre sa propre vie. Le devoir de mémoire s’impose à lui ; mais c’est un travail douloureux, qui exige de se mettre en état de disponibilité – Appelfeld préfère utiliser le mot « contemplation ». « Je me souviens très peu des dix années de guerre… Parfois, des profondeurs du brouillard épais, émergent un corps sombre, une main noircie, une chaussure dont il ne reste que des lambeaux. Ces images, parfois aussi violentes qu’un coup de feu, disparaissent aussitôt, comme si elles refusaient d’être révélées, et c’est de nouveau le tunnel noir qu’on appelle la guerre. », p.9. Le témoignage s’impose péniblement à lui, dans toute sa précarité et toute sa nécessité. Les images du brouillard et du tunnel marquent bien ce long tâtonnement. Il lui faut pourtant sortir des ténèbres, remonter vers la lumière : une lumière marquée par ces flashs de mémoire, qui surgissent inopinément, et dont il faut s’emparer dans l’urgence avant qu’ils ne dissolvent à nouveau.
Cette nécessité de témoigner va à l’encontre de l’injonction faite aux rescapés dans l’après-guerre : se taire. Se tourner vers l’avenir au lieu de ressasser le passé… Mais peut-on tourner la page ? L’oubli est impossible, le silence, lui, littéralement insupportable. L’auteur est pris dans un entre-deux : la parole est une torture, et le silence un interdit. Car s’impose à lui, comme une évidence, la nécessité de la transmission, d’autant plus nette au fur et à mesure que disparaissent les rescapés. Mais … que dire à leurs enfants ? et comment le dire ?
La souffrance peut-elle et doit-elle être transmise à ceux de la génération suivante (ou imposée à eux) ? à ceux qui sont venus à lui pour déplorer le silence qui a entouré la Shoah : était-ce le fait d’un refus ou d’une incapacité de dire ? était-ce tout simplement un désir de les épargner ? Comment envisager un passage de témoin sans déverser sur eux le poids des souffrances de leurs pères ?
Alors, oui, comment dire, puisqu’ « il faut » qu’ils sachent – c’est présenté comme une nécessité incontournable. Se taire, ce serait tuer une seconde fois les suppliciés, pire : ce serait effacer leurs traces. Il faut donc en passer par les mots, qui seuls sont en mesure de les désigner, de vivifier leur souvenir.
L’auteur doit donc se confronter à la difficulté majeure : dire l’indicible … Il s’engage alors dans le travail de l’écriture – travail, au sens étymologique du terme : écrire lui est une torture.
Une autre quête
Il se heurte à un premier choix : dans quelle langue écrire ? Il a déjà, été confronté maintes fois aux difficultés de l’expression, au brouillage des langues. On l’a engagé, à son arrivée en Israël, à renoncer au yiddish pour l’hébreu. En était résulté la menace du mutisme, et de la solitude. Mais le mutisme n’est plus de mise : ce serait avaliser un oubli impossible, inconcevable. L’auteur refuse de tourner la page. Parallèlement, il est confronté à la difficulté de noircir une page blanche, celle des limbes. Il lui faut trouver le fil d’Ariane qui lui permettra de sortir du labyrinthe… trouver le fil des mots. Autrement dit, trouver un moyen d’expression.
Il va « éprouver », dans tous les sens du terme, différentes langues (l’allemand, l’hébreu, le yiddish) et différentes formes d’expression littéraire : la poésie et le roman notamment… à chaque fois, se demandant ce qui lui permettra de se tenir au plus près de lui-même. De tous ces tâtonnements va enfin surgir… l’écriture. Aboutie. Et salvatrice.
Le salut par l’écriture
Il aura finalement une sorte de révélation, au terme de ce voyage temporel, géographique et plus que tout, spirituel. S’imposera in fine une double fidélité au judaïsme et au yiddish. Il y a eu à cela un élément fondateur : il a repris des études… de yiddish. Et s’est senti en osmose avec cette langue : « Sa condition d’orpheline résonnait avec mon statut d’orphelin », p. 176. Il a enfin trouvé … les mots pour le dire ; il a brisé le silence.
Sa vocation s’affirme : il va entrer en littérature comme on entre en religion. Et prendra fait et cause pour la littérature yiddish et la littérature hassidique : « La littérature, si elle est littérature de vérité, est la musique religieuse que nous avons perdue. La littérature contient toutes les composantes de la foi : le sérieux, l’intériorité, la musique, et le contact avec les contenus enfouis de l’âme. », p. 140. Avec pour maître et modèle Agnon, il va pouvoir accéder à sa propre vérité. Là sera la révélation : vivre dans, par et pour l’écriture. Une écriture sobre, minimaliste, ponctuée de silences, nourrie par la contemplation, qui finalement saura accueillir (recueillir ?) quelques images du passé. « Mon écriture était une sorte de marche sur la pointe des pieds », p. 149.
Dès lors, il va enfin pouvoir se reconstruire, s’intégrer dans la classe intellectuelle israélienne et y prendre ses propres marques… et surtout : retrouver une unité profonde. Pouvoir être aussi reconnu comme écrivain, dès lors qu’il a su imposer sa voix – si particulière dans le milieu des écrivains israéliens, qui ont des moyens d’expression divers, tout comme sont différentes leurs manières de se situer par rapport au judaïsme. Il a trouvé sa voie, et il a su imposer sa voix (sa vocation, tout aussi bien) et ses choix. Au bout du chemin, il y a le maître-mot, laconique mais définitif, de Gershom Scholem : « Appelfeld, tu es un écrivain. », p. 185. Il n’est plus seul, il n’a plus à batailler contre lui-même. Le voici désormais pourvu d’une identité.
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Lui-même, tout à la fin, comprend qu’il a su transformer le souvenir d’une souffrance indicible en résurrection. « Là, il m’apparut que le monde que j’avais laissé derrière moi – les parents, la maison, la rue et la ville – était vivant et présent en moi, et tout ce qui m’arrivait, ou m’arriverait à l’avenir, était relié au monde qui m’avait engendré. Dès lors que cela m’apparut, je n’étais plus un orphelin qui traînait sa condition mais un homme qui avait prise sur le monde. », p. 169.
La vie est passée dans l’œuvre ; la souffrance du vécu sublimée par la plénitude de l’écriture. Appelfeld est ainsi parvenu à s’établir en surplomb du temps. L’auteur a cherché, trouvé … les mots pour dire et affirmer sa propre VÉRITÉ.