La fille qui ne savait pas s’agenouiller

par Claire Daudin

Etty HILLESUM, Une vie bouleversée suivi des Lettres de Westerbork, Titre original : Het verstoorde leven : Het denkende hart van de barak, Traduit du néerlandais par P. Noble, Paris, Éditions du Seuil, 1995, Collection Points.

Ce visage et ce nom, nous aurions pu ne jamais les connaître. Etty Hillesum fut déportée en septembre 1943 à Auschwitz, où elle périt avec toute sa famille. Plusieurs des cahiers sur lesquels elle écrivit jour après jour, à partir de mars 1941, ont été perdus. Ce qui a subsisté de son journal, remis à un de ses anciens professeurs d’université, dut attendre jusqu’en 1980 pour que le fils du dépositaire le lise et décide de le faire publier. Depuis, l’aura de ce texte n’a cessé de croître : l’intérêt que suscitent les écrits d’Etty Hillesum, journal et lettres, dépasse largement le domaine historique. C’est par leur profondeur spirituelle et leur densité charnelle qu’ils bouleversent la vie du lecteur. Cette profondeur se dévoile à travers les faits et gestes, les amours et les lectures, les malaises et les extases d’une jeune femme de vingt-sept ans dotée d’un riche tempérament, d’un amour de la vie et d’une intelligence rares.

Une jeune femme cultivée

Etty Hillesum est née à Middlebourg, une ville de province des Pays-Bas, en 1914. Son père, proviseur du lycée, issu d’une communauté juive ancienne de plusieurs siècles, était plus érudit que religieux. Sa mère, russe d’origine, est présentée dans son journal comme une femme hystérique, pour laquelle Etty éprouve peu d’affection. C’est pourtant à sa mère qu’elle doit une de ses grandes passions : la langue russe et sa littérature. Les traductions qu’elle effectuait et les leçons qu’elle donnait pour gagner sa vie l’attestent. Deux frères plus jeunes, l’un médecin, l’autre pianiste complètent cette famille.
Lorsqu’Etty entreprend son journal, au mois de mars 1941, elle vit à Amsterdam depuis plusieurs années. Elle y a poursuivi des études supérieures jusqu’à ce que l’Université soit interdite aux Juifs, après l’arrivée des nazis en mai 1940. Elle vit avec un homme plus âgé, veuf, qui a ouvert sa maison à des personnes diverses par l’âge, la profession et la confession. Etty est la seule juive de la maisonnée. Elle tient le ménage et s’efforce de maintenir de bonnes relations entre les habitants du logis : « Ces derniers jours, je me suis crue plus ou moins investie de la mission de préserver l’harmonie au sein de cette maisonnée composée d’éléments si disparates : une Allemande, une chrétienne d’origine paysanne qui est pour moi une seconde mère, une étudiante juive d’Amsterdam, un vieux social-démocrate calme et solide, le petit-bourgeois Bernard, juste et assez compréhensif, mais borné par le milieu petit-bourgeois d’où il est issu, et le jeune étudiant en économie, sincère, bon chrétien doué de la douceur et de la compréhension, mais aussi de la combativité et du sens de l’honneur que les chrétiens montrent aujourd’hui », p. 19.

Peu conventionnelle

Situation peu classique, qui nous la décrit émancipée du milieu familial, mais aussi peu encline à entrer dans les conventions du mariage. Alors qu’elle est en proie à la dépression, on lui conseille un psychothérapeute : le rôle de Julius Speer, S. dans le journal, sera décisif dans l’existence d’Etty Hillesum. L’homme est un Juif allemand, chassé par le nazisme, qui a d’abord exercé la profession de banquier avant de se tourner vers la psychanalyse, sous l’influence de Karl Jung. Installé à Amsterdam, il pratique une forme de thérapie à base de corps à corps et d’observation des mains, qui rencontre un grand succès dans l’entourage d’Etty. Divorcé, père d’une fille, il n’est plus de première jeunesse, et entretient une liaison à distance avec une jeune fiancée réfugiée à Londres. Le récit des rendez-vous d’Etty avec Julius Speer occupe une bonne part du journal, entrepris à sa demande. La relation qui s’établit entre eux, faite d’attirance, de tendresse, de complicité intellectuelle et spirituelle, prend un essor qui la conduit jusqu’à un projet de mariage, que la mort de Speer en septembre 1942 rendra impossible.

Étrange mariage, dont le but aurait été de pouvoir partir ensemble en Pologne, dans les camps, pour y « faire au moins un peu de bien », p. 80. L’amour en temps de crise se déploie dans la vie et sous la plume d’Etty, dans un monde de plus en plus absurde et menaçant, où l’espace de liberté se restreint. Transports en commun interdits aux Juifs, trajets à bicyclette interdits aux Juifs, espaces verts interdits aux Juifs… Nouvelles terrifiantes concernant la déportation et l’extermination des Juifs de toute l’Europe, arrestations, tortures s’immiscent dans le journal. Etty et Julius sont profondément solidaires. Leur judaïté n’est pas une religion, mais une appartenance, qu’ils ne remettent pas en cause. Etty a conscience de vivre « un pan de l’histoire juive », p. 323. Elle est lucide sur le projet d’extermination des nazis à l’encontre des juifs d’Europe : « Ce qui est en jeu, c’est notre perte et notre extermination, aucune illusion à se faire là-dessus. », p. 143. Elle envisage sa propre déportation comme inéluctable, et va jusqu’à préparer son sac en prévision du départ.

Lectures perpétuelles

S’ils ne fréquentent pas la synagogue, Julius Speer et Etty Hillesum partagent, – la seconde sous l’influence du premier -, un intérêt vital pour la spiritualité. Ensemble, ils lisent la Bible, saint Thomas d’Aquin, saint Augustin. Après une nuit d’amour, les Psaumes sont leur première nourriture : « Maintenant je mets mon peignoir multicolore et je descends lire la Bible avec lui. (…) Excellente pâture pour un estomac à jeun que ces quelques psaumes qui trouvent désormais un écho dans notre vie quotidienne. », p. 154-155.

Après la mort de Speer, Etty Hillesum poursuit la lecture des Psaumes, exercice de survie dans le camp de Westerbork : « Quant à moi je vais bien. J’ai recommencé à  faire chaque jour une heure de russe, je lis mes psaumes et bavarde avec des femmes de cent ans qui tiennent à me raconter leur vie. », p. 342. Le Nouveau Testament est également cité dans son journal, en particulier l’Évangile de saint Matthieu avec le Sermon sur la montagne (p. 213, 220, 222), et l’hymne à la charité de l’Épître de Paul aux Corinthiens (p. 83, p. 225). Ces références chrétiennes sont le signe de l’ouverture d’esprit et de cœur d’une jeune femme qui cherche des ressources spirituelles sans exclusive. Dans son journal, les réflexions sur le judaïsme et le christianisme témoignent de cette ouverture : « Vendredi soir, débat entre S. et L. : Christ et les Juifs. Deux visions du monde, toutes deux bien tranchées, superbement documentées, se suffisant à elles-mêmes et défendues avec mordant et passion. (…) Quoi qu’il en soit, à l’issue de ce débat je suis rentrée chez moi pleine d’énergie et d’excitation intellectuelle. », p. 84.

Les lectures d’Etty prennent une place importante dans son journal. Elle décrit les piles de livres amoncelées sur son bureau, et présente ses auteurs de prédilection comme les compagnons de sa vie(p. 117). Les noms qui reviennent le plus souvent sont ceux de Rilke et de Dostoïevski. Elle voudrait pouvoir emporter leurs œuvres avec elle dans ses bagages pour la déportation (p. 165, p. 171). Elle traduit L’Idiot de Dostoïevski ; elle se délecte des poèmes et des lettres de Rilke. Son intimité avec ces auteurs répond à son désir de devenir, elle aussi, un grand écrivain : « Je crois de mon devoir d’écrire un livre au moins aussi grand que Les Frères Karamazov », p. 58. Désir plusieurs fois exprimé dans le journal, où elle fait « ses gammes », p. 17. Les réflexions sur le langage, la recherche formelle, les images jaillissantes et les formules parfaites qui émaillent le journal d’Etty Hillesum et ses lettres ne laissent aucun doute sur son talent. Écrits furtifs, écrits intimes, ils constituent son seul legs. 

Mystique incarnée

Si le journal nous introduit à la riche vie intérieure d’Etty, le corps y tient aussi une place considérable. Etty oscille entre « Dieu » et son « bas-ventre », dans la même phrase (p. 44). Elle relate ses premiers élans mystiques dans sa salle de bain, ne cache rien de ses troubles alimentaires ni de ses ampoules aux pieds à partir du moment où les Juifs d’Amsterdam n’ont plus le droit d’utiliser ni les transports en commun ni le vélo. La jeune femme s’exprime très librement sur sa sexualité et s’interroge sur la féminité. Ces considérations qui nous la rendent proche parsèment les pages les plus spirituelles de son journal, où elle s’adresse à Dieu avec toute son humanité.

« Dieu » est devenu une évidence pour elle, à partir du moment où elle n’a plus eu honte de le nommer. L’hommage rendu à Julius Speer sur son lit de mort témoigne de ce que lui doit son évolution spirituelle : « C’est toi qui as libéré en moi ces forces dont je dispose. Tu m’as appris à prononcer sans honte le nom de Dieu. Tu as servi de médiateur entre Dieu et moi, mais maintenant toi le médiateur, tu t’es retiré et mon chemin mène désormais directement à Dieu ; c’est bien ainsi, je le sens. Et je servirai moi-même de médiatrice pour tous ceux que je pourrai atteindre », p. 202.

Dieu est le principal destinataire du journal, qu’elle apostrophe, tutoie ou vouvoie, et remercie constamment pour la belle vie qui est la sienne. Etty Hillesum a le don d’orienter son regard vers la moindre parcelle de beauté et de la célébrer. Les fleurs dans les jardins, dans les vases, les bouquets offerts, acquièrent une présence singulière dans son journal, jusqu’aux lupins qui poussent de l’autre côté des barbelés du camp de Westerbork. En dépit de la désolation qui règne, et qui souvent l’accable, elle est convaincue de la bonté de la vie. C’est cette conviction qu’elle oppose aux pouvoirs de la haine : « Je trouve que la vie est belle et je me sens libre. En moi des cieux se déploient aussi vastes que le firmament. Je crois en Dieu et je crois en l’homme, j’ose le dire sans fausse honte. (…) Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peuple que ce soit, ou bien domine cette haine et la change en autre chose, peut-être même à la longue en amour – ou est-ce trop demander ? C’est pourtant la seule solution. (…) Je suis une femme heureuse et je chante les louanges de cette vie, oui vous avez bien lu, en l’an de grâce 1942, la énième année de guerre », p. 132-133.

« Tu choisiras la vie »

Le vertige saisit le lecteur devant l’effroyable processus de destruction en cours, et l’épanouissement, chez cette jeune femme, d’une puissance d’aimer et de vivre non pas proportionnelle, mais supérieure au désastre. À la terreur, à la révolte, Etty Hillesum oppose l’affirmation envers et contre tout de la valeur de la vie. Son dialogue avec Dieu dépasse alors tout ce que les théologies de tous les temps et de toutes les religions ont pu concevoir. Loin de lui imputer le malheur, loin de se détourner de lui, Etty Hillesum promet son aide à Dieu. Avec lucidité, elle admet qu’il ne peut rien pour elle ni pour les autres victimes du mal ; mais elle continue à croire qu’elle peut contribuer à sauver Dieu, à le rendre possible dans les temps d’effroi : « Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement, à chaque pulsation de mon cœur, que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. », p. 175-176.

Les séjours volontaires au camp de Westerbork à partir de juillet 1942 confrontent Etty Hillesum à une réalité qui la pousse dans ses retranchements. Ces séjours sont le résultat de son enrôlement par le Conseil juif d’Amsterdam, institution mise en place à la demande du pouvoir nazi, pour recenser les Juifs de la capitale. Ceux qui y travaillaient étaient censés échapper aux persécutions. Etty se laissa convaincre d’y entrer, mais demanda très vite à échapper au travail administratif pour mener des missions de soutien à Westerbork, camp de transit avant la déportation en Pologne. Etty partagea la vie des détenus en juillet et en août 1942 ; elle retourne à Westerbork en juin 1943, pour connaître le sort commun. Son journal , repris lors de ses retours dans la capitale, se fait l’écho de ces séjours, dont elle rentre malade mais où elle trouve désormais sa raison de vivre : « Je voudrais pouvoir venir à bout de tout par le langage, pouvoir décrire ces deux mois passés derrière les barbelés, les plus intenses et les plus riches de ma vie, et qui m’ont apporté la confirmation éclatante des valeurs les plus graves, les plus élevées de ma vie. J’ai appris à aimer Westerbork, et j’en ai la nostalgie. », p. 209. Venir à bout de tout par le langage, elle y parvient, dans le sublime comme dans l’abjection. « Cœur pensant de la baraque » (p. 202), elle a cette formule pour exprimer l’immensité de sa compassion : « On voudrait être un baume versé sur tant de plaies », p. 246.

Plusieurs lettres écrites de Westerbork à ses amis de la capitale complètent le journal. La description des lieux et des conditions de vie prend le pas sur les méditations. Le regard est au plus près de la détresse humaine. Etty s’efforce d’apporter le moindre réconfort à ses compagnons d’infortune. Le sort des vieillards, parmi lesquels ses parents, la bouleverse particulièrement. Le comble de l’horreur est atteint quand elle décrit les préparatifs de départ pour Auschwitz des mères et des bébés. Dans cette lettre, peinture tragique de la maternité profanée, Etty Hillesum atteint les limites de sa capacité d’espérance. Le langage se dérobe, le sens s’affole, les valeurs s’inversent. De cet « enfer », elle fait le tableau avec une considération particulière pour chacune des mères qu’elle croise, ravagées par la terreur et l’angoisse pour leurs enfants. Elle qui, dans son journal, évoquait son choix de ne pas avoir d’enfant, allant jusqu’à décrire un avortement qu’elle s’infligeait, rend dans ces pages exceptionnelles l’hommage le plus poignant à la maternité.

Le journal d’Etty Hillesum et les lettres de Westerbork nous font connaître une personnalité hors du commun, douée d’une sensibilité, d’une intelligence et d’une grandeur d’âme exceptionnelles. Ils nous introduisent également au mystère du mal, par ce qu’ils nous révèlent de ses mécanismes pervers. Les Juifs d’Amsterdam ont été incités à participer à leur propre anéantissement par l’institution du Conseil juif. Au camp de Westerbork, dont Etty Hillesum dresse un tableau aux multiples facettes, la police, mais aussi la préparation des convois en partance pour la Pologne, sont gérées par une classe particulière de détenus. Etty en a conscience ; son propre travail d’aide aux femmes et aux enfants – préparation des bagages, des biberons – lui apparaît sous un jour diabolique. La hauteur de vue de certaines de ses intuitions, en passe d’en faire une sainte ou une maîtresse de vie, ne peut faire oublier la réalité du désastre : Etty Hillesum fut broyée par la « poigne satanique » qui tirait les fils de son destin, un « destin de masse » (p. 168). Quittant le camp de Westerbork avec les siens en chantant, lisant sa bible jusque dans le wagon qui la conduisait à Auschwitz. Elle y survécut trois mois.