Contre les philosophes ?
par Hodaya Engramer
Juda Hallevi, Le Kuzari : apologie de la religion méprisée, Traduit sur le texte original arabe confronté avec la version hébraïque, et accompagné d’une introduction et de notes par C. Touati, Louvain-Paris, Peeters, 1994, Collection des Études juives.
« Car si tu appelles l’intelligence, et si tu élèves ta voix vers la compréhension. Si tu la cherches comme de l’argent, et si tu la poursuis comme un trésor caché, alors tu comprendras la crainte de l’Éternel, et tu trouveras la connaissance de Dieu ». Ces versets du Livre des Proverbes (2, 3) encouragent explicitement la quête de la rationalité dans la découverte des voies de Dieu. Cette position résolument favorable à l’étude des sciences, de la philosophie est largement partagée par tous les maîtres de la Torah.
Or, dans son apologie de la religion juive, Juda Hallevi se livre à une vive critique de la philosophie et dresse un véritable réquisitoire contre cette discipline, pourtant science rationnelle par excellence.
L’élucidation de cette apparente contradiction peut servir de guide à une lecture du Kuzari, son œuvre majeure.
Une fiction littéraire
Dans une fiction littéraire, l’apologète met en scène un dialogue. Les interlocuteurs sont le Kuzari, roi des Khazars qui se pose des questions existentielles sur Dieu, et un Rabbin qui lui répond et déroule des arguments en faveur de la tradition juive, et aussi des critiques à l’égard d’autres traditions, notamment le christianisme, l’islam, le karaïsme, ainsi que la philosophie. Convaincu par les arguments du Rabbin, le Kuzari se convertit au judaïsme avec son peuple, et souhaite ainsi les communiquer aux lecteurs.
Tout commence par un rêve dans lequel le roi des Khazars a entendu une première fois un ange lui dire la phrase : « Ton intention est agréée par Dieu, mais tes oeuvres ne le sont pas », p.1 Par conséquent, le roi des Khazars choisit de s’engager davantage et avec zèle dans le culte de la religion de son peuple et d’assurer le service du temple. Or, cela ne suffisait pas. Cette phrase lui revint en rêve à plusieurs reprises, et de plus en plus fréquemment. Le roi des Khazars décida alors de s’engager dans une recherche approfondie des œuvres qui plaisent à Dieu. Il commence donc par interroger un philosophe.
Dialogue avec le philosophe
Le philosophe explique au monarque qu’il perd son temps et son énergie en accomplissant en vain des actes de dévotion à Dieu car, selon lui, Dieu est trop élevé pour les accueillir, c’est-à-dire trop détaché de la matérialité et de tout ce qui est contingent.
D’une part, Dieu ne peut ressentir un quelconque désir de recevoir. En effet, le désir provient d’un manque, et par conséquent reflète une incomplétude. Or Dieu est, par définition, parfait.
D’autre part, les réalités contingentes du monde, telles que les êtres humains, sont changeantes et s’altèrent avec le temps. Or Dieu est nécessaire et immuable. Il s’avère donc que toute communication entre Dieu et l’homme est impossible. Dieu, de par son essence, ne peut se préoccuper de ce bas monde.
Dieu agit en tant que cause première, mais n’est pas impliqué, par la suite, dans les affaires du monde. La cause première est à l’origine de tout, cependant, chaque chose dans le monde découle de causes secondes, elles-mêmes provenant de la cause première de manière indirecte. Ici, le philosophe a une conception non-interventionniste de Dieu qui semble s’apparenter à celle d’Aristote.
Seul le philosophe atteint à la perfection en tant qu’il a la capacité en puissance de s’attacher à l’Intellect Agent par la connaissance et l’éthique. Le philosophe accompli ne fait qu’un avec l’Intellect Agent. Cette union est la manifestation de ce qu’on appelle « la grâce de Dieu », p.3.
Le roi des Khazars est encouragé dès lors à poursuivre dans cette voie : rechercher la vérité et avoir une connaissance accrue de la réalité. Ainsi il atteindra Dieu. Le philosophe ne s’engage pas dans une relation avec Dieu : il ne trouve ou ne rencontre pas Dieu : il l’atteint. À travers la réalisation en acte de tout son potentiel il le devient; contrairement aux religions révélées où l’homme entre dans un dialogue avec Dieu. En effet, dans ces voies, l’homme recherche à satisfaire la volonté de Dieu.
Or, pour les philosophes une telle relation dialogique n’a pas de réalité ontologique, ce qui compte c’est seulement la vertu morale; « Mais que ton intention et ta volonté ne visent qu’une chose : la pureté de ton âme » (p.4) conseille le philosophe au souverain converti. Les philosophes gardent une certaine distance vis-à-vis du monde matériel, ils sont principalement investis dans la vie intellectuelle. La forme des œuvres pour s’attacher à Dieu, l’Intellect Agent chez les philosophes, n’a pas d’importance à partir du moment qu’elles concourent au raffinement de l’âme, au développement de vertus comme l’humilité, et à d’autres valeurs morales qui permettent à la société de vivre en harmonie. Cette conception métaphysique se distingue des religions révélées qui, elles, prescrivent des actes et une conduite spécifique pour se lier à Dieu et réaliser sa volonté.
Le Kuzari adhère plutôt à la conception métaphysique des religions révélées en se fiant à sa propre expérience. Effectivement, ses intentions ainsi que ses idées lui semblent justes, cependant dans son rêve, ce qui lui a été reproché sont … ses actes.
Il décide d’interroger un chrétien ainsi qu’un musulman pour explorer ses fondements. Il écarte d’emblée le judaïsme de son enquête du fait de l’avilissement du peuple juif, de leur petit nombre ainsi que de la haine que leur portent les nations du monde.
Dialogue avec un Docteur Chrétien
Le Docteur Chrétien affirme que le monde a été créé en six jours, que tous les hommes descendent d’Adam et Noé, que sa foi reconnaît la Torah. Il prône une conception interventionniste de Dieu dans le monde, qui a inculqué des préceptes à l’humanité pour la guider. Dieu entre en relation avec les hommes, contrairement à ce que professent les philosophes : il peut ressentir des “émotions” comme la colère, ou la compassion face aux actes des hommes, selon qu’ils sont bons ou mauvais.
Dans le christianisme, il existe une distinction entre la manifestation extérieure des intentions de Dieu, et l’intention de Dieu même, à savoir que les chrétiens se considèrent comme des monothéistes malgré la manifestation apparente de la trinité dans leurs prières. Il y a un mystère chez les chrétiens, c’est-à-dire que l’essence réelle des choses est masquée par la matière, comme il est dit en parlant de Jésus « un être extérieurement humain, mais intérieurement divin », p.6. Il ne semble pas exister de correspondance entre la matière et l’essence. Par ailleurs, Dieu accorde sa grâce à ceux qui suivent ses préceptes et la parole du Messie, sans considération d’origine ethnique. Le Kuzari rejette la doctrine chrétienne pour manque de rationalité.
Dialogue avec un Docteur de l’Islam
Le Docteur de l’Islam reconnaît le récit de la création tel qu’il est prôné par les chrétiens. Cependant, il rejette la corporéité de Dieu, qui ne peut s’incarner en un homme, contrairement à la doctrine chrétienne. Le Coran est la parole de Dieu même, et Mahomet est considéré comme le dernier des prophètes. Les musulmans considèrent que le Coran vient abroger tout ce qui a été communiqué auparavant aux hommes.
Le Kuzari remet en question le miracle selon lequel Dieu se serait adressé directement aux hommes à travers le Coran. Celui-ci étant en arabe, il ne peut être entendu par l’entièreté de l’humanité. Il trouve que l’islam ne présente pas non plus de preuves irréfutables. Ce à quoi le musulman lui répond : « Des miracles ont été accomplis par Mahomet, mais on ne les a pas constitués en preuves qui contraindraient à accepter sa Loi », p.8.
Le Kuzari attache beaucoup d’importance aux preuves avérées. Selon lui, le témoignage d’une seule personne n’est pas suffisant pour avoir une valeur épistémologique. Ainsi la parole du seul prophète n’est pas suffisante, elle doit être vérifiée. Un miracle doit être perçu par plusieurs personnes.
Le Kuzari décide ensuite d’interroger un Rabbin car selon lui le peuple juif semble être le témoignage sur Terre de l’existence d’une loi révélée de par son histoire collective, et la protection que Dieu leur a manifestée.
Dialogue avec le Rabbin
Dieu s’adresse aux hommes.
Le Rabbi commence par lui indiquer qu’il croit fermement au Dieu d’Abraham, Isaac, et Jacob, qui les a fait sortir d’Égypte. Contrairement au philosophe, au chrétien, ou au musulman, le juif conçoit Dieu non comme un principe abstrait et éloigné d’eux, mais comme sujet d’une expérience sensible à la fois personnelle et collective. Dieu s’adresse aux hommes. Quand le Dieu d’Israël s’adresse au peuple juif il se présente ainsi : « Je suis le Dieu que vous servez et qui vous a fait sortir du pays d’Égypte », p.10. Le témoignage collectif de la sortie d’Égypte a été transmis de génération en génération jusqu’ aujourd’hui et tient lui-même lieu d’expérience sensible pour tous les Juifs des générations qui ont suivi cet affranchissement.
Le Rabbin poursuit donc en développant le thème de l’élection d’Israël, de la chaîne des générations qui sépare le peuple juif d’Adam le premier homme, et de la transmission opérée.
Les limites de la logique
Pour les philosophes, le monde est éternel, et non créé. Le Rabbin excuse les philosophes de leur ignorance car ils n’ont pas reçu en héritage la science, ni la Torah pour les guider. Ils sont arrivés à ces conclusions par la seule activité de leur intellect. Les arguments en faveur de la création du monde ne sont pas plus probants sur le plan logique que les arguments en faveur de l’éternité du monde. Autrement dit, par la logique argumentative, on peut aboutir à des conclusions différentes, voire diamétralement contradictoires comme A et non-A (p.17).
La vocation des miracles
La seule source de connaissance digne de confiance est celle héritée de la Loi révélée et immuable transmise de génération en génération depuis la création du premier homme. Les miracles qui viennent rompre le cours de l’ordre naturel ont pour but de montrer aux hommes qu’il existe un Dieu qui a créé le monde ex-nihilo et qui a la maîtrise sur le monde, y compris sur la nature qui semble être régi par des lois indépassables. Ces miracles se sont particulièrement manifestés au sein d’Israël, notamment au cours de la sortie d’Égypte ; parmi eux on peut citer la plaie des premiers nés qui toucha les Égyptiens mais pas les Hébreux, ou encore la manne qui les nourrit pendant quarante ans dans le désert.
Avant la transmission de la parole divine par Moïse, la plupart des hommes se fourvoyaient et confondaient l’action du Créateur véritable, et celles des entités subalternes, comme les astres, qui ne sont pas des entités autonomes et indépendantes, mais qui agissent seulement par la volonté du Créateur. Après la prophétie de Moïse, la vérité était désormais perceptible à ceux qui souhaitaient s’y attacher.
Le philosophe accède à Dieu par sa faculté estimative, non pas les sens, contrairement au peuple d’Israël, qui a vécu une expérience sensible lors du don de la Torah et l’énoncé des Dix Commandements sur le mont Sinaï : « Mais ce n’est qu’une illusion auditive dans l’âme de cet inspiré et non pas une véritable audition ; l’être qui lui parle, il le voit dans son estimative, non par les yeux, et il dit alors que Dieu lui a adressé la parole. », p.23. Rien ne peut remettre en question la relation immédiate qu’ont eue les enfants d’Israël à Dieu. Cependant, une parole émise par un individu qui prétend rapporter les paroles de Dieu, étant médiate, ne peut être vérifiée, et il n’est pas raisonnable de s’y fier. « À Dieu ne plaise que la Loi enseigne quoi que ce soit qui contredit l’expérience sensible et la démonstration », p.17. Et « Dieu me préserve de l’absurde et de ce que l’Intellect rejette et tient pour irrationnel », p.23. La Torah ne peut contredire l’esprit logique et la réalité sensible.
Après avoir présenté ce qui distingue la doctrine du judaïsme de celle des autres traditions, dans le deuxième chapitre du livre, Rabbi Juda Hallevi narre la conversion du Kuzari et de tout son peuple.
Le Roi prend pour maître le Rabbin avec qui il avait déjà échangé. Et il lui pose diverses questions, notamment sur les noms ainsi que les attributs de Dieu.
Unité de Dieu, multiplicité de ses attributs
L’homme de Torah affirme que tous les noms de Dieu, excepté le tétragramme, sont attributs de Dieu. Ces attributs sont des attributs de relation, qui expriment, comme il est dit « les passions dont il affecte ses créatures en raison de ses décrets et de ses arrêts », p.41.
Dieu peut être qualifié selon plusieurs attributs distincts qui parfois même s’opposent, tels que la miséricorde ou la vengeance. On a précédemment avancé qu’il n’était pas possible que la Torah formule des choses contraires à la logique et à la démonstration. Or, il nous paraît tout à fait absurde de postuler que ces deux attributs puissent exister de concert en Dieu. En réalité, Dieu n’est pas affecté par ces sentiments, lorsqu’il est désigné ainsi, cela signifie simplement qu’il se comporte de telle manière envers les hommes, mais non pas que cela fasse partie de son essence. Dieu agit tel un juge qui rend justice de manière impartiale, conformément à la loi. Parfois le jugement peut être clément, et parfois il peut être plus dur : cela ne dépend pas de la nature de celui qui porte le jugement mais de la nature de la loi.
Il existe trois catégories d’attributs différents relatifs à Dieu : les attributs d’action, les attributs de relation, ainsi que les attributs négatifs.
Les attributs d’action sont définis ainsi : ils « expriment des actions qui procèdent de Dieu à travers des intermédiaires naturels ». Par exemple : Il appauvrit et enrichit .
Les attributs de relation quant à eux « expriment la vénération des hommes pour lui », p.42. Par exemple : être digne de bénédiction.
Les attributs négatifs ont pour but de « nier qu’il puisse être prédiqué par leur contraire, mais non pas pour affirmer qu’il possède ces attributs au sens où nous les entendons », p.46. Par exemple : Dieu est Un.
Les attributs relatifs au Tétragramme réfèrent à toute action créatrice qui se passe d’un intermédiaire ; par exemple Dieu façonne.
L’Intellect n’est pas un attribut de Dieu, il est partie intégrante de son essence.
Par ce développement, le Rabbin a montré au Kuzari que Dieu est Un, malgré la multiplicité de ses attributs.
Cependant si la pensée du judaïsme exposée par J. Halévy est une théologie qui s’élève jusqu’à l’UN, elle s’enracine sur terre, et même, dans une terre singulière.
L’importance de la terre d’Israël
Tous les prophètes ont prophétisé en Israël ou pour Israël. Par exemple, Jérémie a prophétisé en Égypte mais pour Israël. La terre d’Israël est le lieu le plus propice pour le développement du peuple d’Israël. Les mitsvote/commandements divins sont au peuple, ce que la culture est à la vigne, p.46. Et c’est par la présence du Temple de Jérusalem que le peuple pouvait atteindre le niveau de la prophétie.
Cette terre propice à la prophétie s’étend de la Mer Rouge, à la mer des Philistins, et du désert de Paran jusqu’à l’Euphrate (p.50-54) : « Les frontières que je fixerai pour ton territoire iront de la Mer Rouge à la mer des Philistins et du désert jusqu’au Fleuve », Exode : 23, 31 – p.48.
Les mitsvote et le temps pour les accomplir sont fixés par des décrets de la Torah, et non par des calculs astrologiques émanant de l’intellect des hommes. Le Rabbin se livre à un développement sur le commencement des jours et le temps fixé pour le Sabbat qui a pour référence Israël (p.50-54).
Il rapporte des paroles du Talmud de Babylone pour montrer l’importance de la terre d’Israël, telle que : « Un homme doit toujours résider dans le pays d’Israël, même dans une ville habitée en majorité par des Gentils, et il ne doit pas résider hors du pays d’Israël, même dans une ville habitée en majorité par des Juifs, car quiconque réside dans le pays d’Israël ressemble à quelqu’un qui a un Dieu et quiconque réside hors du pays d’Israël ressemble à quelqu’un qui n’a pas de Dieu : c’est ainsi que David dit “Car ils m’ont chassé aujourd’hui m’empêchant d’être agrégé à l’héritage du Seigneur, en disant: “Va servir des dieux étrangers”, ce verset t’enseigne que quiconque réside hors du pays d’Israël est comme celui qui rend un culte aux idoles », p.58.
Dieu accorde aux individus selon leur capacité à recevoir. Les enfants d’Israël doivent mériter leur présence sur la terre d’Israël.
La terre d’Israël est le lieu où le peuple d’Israël peut pleinement accomplir sa mission spirituelle. Or, au cœur de cette mission se trouve le service divin, dont l’expression la plus élevée était autrefois le culte du Temple. Les sacrifices, pratiqués exclusivement en ce lieu, symbolisaient cette relation privilégiée entre Israël et Dieu, permettant au peuple de s’élever spirituellement et de mériter la présence divine.
Les sacrifices
Des expressions, telles que “ma nourriture”, “odeur délectable” inclinent à penser que Dieu tire un profit des sacrifices qui lui sont offerts par le peuple d’Israël : il n’en est rien. Dieu n’a pas de corps physique au sens où on l’entend, par conséquent il ne peut jouir de ces éléments matériels à la façon d’un être humain qui se réjouit lorsque son ventre est plein. Le rapport de Dieu au sacrifice n’est pas charnel. À travers les sacrifices, Dieu agrée les actes des hommes qui lui vouent un culte, et il réside ainsi parmi eux pour faire honneur à Israël (p.59 et suivantes). Les sacrifices permettent à l’homme de se parfaire pour accueillir de manière optimale la présence divine et de s’y attacher.
Est décrite alors l’harmonie du système du service au Temple à l’aide d’analogies avec les parties du corps de l’homme ; la tribu de Lévi a été désignée pour rendre ce service au nom du peuple d’Israël. Malgré toutes les précisions qui sont données au Kuzari, les raisons profondes de ce service restent secrètes : il atteint le niveau suprême, celui qui l’accepte sans s’enquérir d’analyses intellectuelles.
Aujourd’hui, il ne reste que des ossements, à savoir des organes détachés ; mais ces vestiges valent mieux que des idoles taillées dans la pierre, qui possèdent certes un corps complet, mais qui ne sont que des images auxquelles la divinité ne s’est jamais attachée. Sans le service du Temple, le peuple d’Israël est pareil à un malade mais il est toujours en vie.
Les lois naturelles
Il existe des lois rationnelles qui sont nécessaires à toute survie d’une communauté, telles que pratiquer la justice, aimer son prochain, ou encore faire preuve d’humilité. On peut les apparenter aux lois naturelles des philosophes. En effet le Rabbin affirme que celles-ci sont antérieures à la Torah sur le plan naturel et temporel. On peut retrouver cette idée dans le Midrache, où il est dit : « L’éthique a précédé la Torah de vingt-six générations » (Midrache Vayikra Rabbah, 9,3).
L’homme se doit de travailler ses traits de caractère de manière à ce qu’ils soient équilibrés, car un caractère excessif implique la défaillance d’un autre. Par exemple, quelqu’un qui est extrêmement rigoureux pourrait manquer de flexibilité, etc.
Portrait du serviteur de Dieu
Dans le judaïsme, celui qui suit les voies de Dieu s’engage dans le monde, il ne se retire pas du monde tel un ascète hindou, un moine chrétien, ou encore tel un philosophe qui voudrait se séparer de la masse de la société en vertu de sa propre supériorité. Les œuvres qui permettent de se rapprocher de Dieu se réalisent sur terre. Ainsi, l’homme aspire à la vie afin de multiplier ses mérites et d’économiser pour le monde futur. De plus, l’homme juif vit en communauté, et non en total isolement, ce qui implique une responsabilité vis-à-vis des autres : « Chez nous, la qualité de serviteur de Dieu n’est pas décernée à celui qui, pour ne pas nous être à charge et pour ne pas avoir le monde à charge, se retire de celui-ci et déteste la vie », p.90.
Si on prend le cas du moine chrétien, celui-ci ne s’est pas retiré de la société pour avoir une connaissance plus claire de la Vie, pour s’atteler à la recherche de la vérité, mais par négation de la vie. Il rejette des parties de son humanité, telles que son corps, alors que celui-ci a bien un rôle à jouer dans la mission de chacun : on ne peut faire la charité sans gagner sa vie et tendre la main à l’autre.
À l’époque du Temple de Jérusalem, certains hommes, comme les fils des prophètes vivaient un peu reclus du reste de la communauté pour étudier la Torah, cependant ils gardaient tout de même contact avec leurs semblables pour progresser dans l’étude et accomplir les mitsvote. En effet, un grand nombre de celles-ci ne peuvent se pratiquer qu’en communauté comme celle du sacrifice de l’agneau pascal.
« L’homme pieux est celui qui veille sur sa cité » (p.92) à savoir sur ses propres facultés, mais c’est également celui qui se soucie d’autrui. Le Rabbin insiste sur le fait qu’il ne faut pas frustrer ses besoins corporels mais leur accorder ce qui leur convient, toujours avec modération, afin qu’elles n’entravent pas les ambitions spirituelles de l’homme mais qu’elles l’y conduisent.
L’homme juif pieux observe les lois divines, les lois sociales, ainsi que les lois qui s’imposent directement à l’âme. Parmi les lois divines on retrouve l’observance du Sabbat, les jours de fêtes, les lois de pureté familiale, l’année sabbatique, etc. Parmi les lois sociales : honorer son père et sa mère, ne pas tuer, ne pas voler, aimer l’étranger, etc. Parmi les lois qui s’imposent à l’âme, l’interdiction de prononcer le nom de Dieu en vain, le rappel que Dieu observe chacune de nos actions, etc. L’observation de l’harmonie du corps, la récitation des bénédictions entretiennent l’amour et la crainte de Dieu, et la conviction de la justice divine le console dans les moments difficiles. Les hommes pieux prient en communauté ; ainsi leur prière est plus facilement exaucée car l’intention collective est complète et cette prière se fait pour le bien de tous.
Cet engagement du serviteur de Dieu repose sur un principe fondamental : le libre-arbitre.
Le libre-arbitre
Le Rabbin défend également l’existence du libre arbitre. Il tient que tout vient de Dieu, Cause Première. Toute chose dans le monde vient soit directement de cette source, soit par un enchaînement de causes à effets. Il existe quatre catégories de causes : divine, naturelle, le hasard, ainsi que celle qui dépend libre arbitre.
En ce qui concerne le libre arbitre, c’est une cause qui tire son origine ultime de Dieu. Or cet enchaînement des causes ne procède pas du nécessaire, mais du possible, sinon il n’y aurait pas de place pour l’existence du libre arbitre. Il y a plusieurs choix qui s’offrent à l’homme. « On ne peut nier que Dieu connaît les êtres engendrés qui, malgré cela, ont la possibilité d’être ou de ne pas être, car la connaissance de ce qui sera n’est pas la cause de son existence pas plus que la connaissance d’une chose qui a été n’est la cause de ce qu’elle a été mais simplement un indice », p.224-225.
Celui qui met sa confiance en Dieu ne craint pas les causes naturelles ainsi que le hasard. Il sait que Dieu peut intervenir par le moyen d’un miracle pour changer le cours des événements, ou que Dieu peut l’avertir à l’avance des événements contre lesquels il doit se prémunir. Les miracles sont les effets directs de la Cause divine. Néanmoins, le Rabbin indique (p.228) qu’il ne faut pas se mettre dans des situations où seul un miracle pourrait nous sauver.
Par conséquent, le bonheur de l’impie dans ce monde ne vient que des causes fortuites et naturelles. L’homme pieux en bénéficie également, mais quant à lui, il est prémuni contre ces méfaits en raison de la confiance qu’il place en Dieu.
En ce qui concerne la parole, on peut également identifier quatre causes : la parole des prophètes est d’origine divine, les langues conventionnelles sont d’origine naturelle, la parole des fous est d’origine fortuite, la parole du prophète quand il ne prophétise pas ou de l’homme qui réfléchit vient du libre arbitre.
***
Dans le judaïsme, la pensée et l’acte convergent, comme on peut le voir par l’observance du Sabbat qui atteste la création de Dieu. On sert Dieu non en niant la matière, mais en l’utilisant pour se relier à Dieu, contrairement à la doctrine des philosophes présentée par Rabbi Juda Hallevi où la matière est perçue comme une imperfection, et par conséquent écartée de la recherche de l’Être absolu.
Les philosophes s’enquièrent de la Vérité par la logique. Le Rabbin soulève le mérite des philosophes qui n’avaient aucune obligation à s’astreindre à cette tâche et qui ont sacrifié leur vie sociale pour cela : les Juifs doivent néanmoins se fier à l’expérience sensible et à la tradition qui leur a été transmise. En effet, celle-ci a plus d’importance que les élaborations de la raison dont les conclusions ne sont pas toujours certaines.
« Si tu suis les méthodes de la logique pour établir ou réfuter grâce à elles les opinions, ton existence s’épuisera sans que tu parviennes jamais à une conclusion », p.214.
Je suis heureux de découvrir cet auteur. Merci. La lecture du résumé de Hodaya Engramer nous fait mesurer à quel point le christianisme reste similaire et proche du judaïsme.
Ainsi, le chrétien, comme le juif, reconnaît en Dieu, non un principe abstrait, mais un sujet qui se communique aux hommes, Se fait connaître à lui à travers «une expérience sensible à la fois personnelle et collective» : Jésus a partagé la vie quotidienne des hommes, ressuscité Il est apparu à des centaines de personnes, Il s’est adressé personnellement à Paul de Tarse etc.
Et le moine chrétien ressemble beaucoup aux «fils des prophètes», vivant «un peu reclus du reste de la communauté pour étudier la Torah», en gardant «contact avec leurs semblables pour progresser dans l’étude et accomplir les mitsvote».
Bruno, https://didasco.org/
Merci
Un texte éclairant !!