Diariste malgré elle
par Émilie Zerbib
Hélène BERR, Le journal d’Hélène Berr : 1942-1944. Editions Points, Préface par S. Veil ; Avant-propos par P. Modiano ; Postface par M. Job, Lecture et dossier par Norbert Czarny. Paris, Tallandier/Mémorial de la Shoah, 2011.
Article réalisé dans le cadre du Projet ‘Jeunes rédacteurs » initié par l’Association Sifriaténou en 2024 . Avec le soutien de nos donateurs, de la FJF et de la FMS.
La lecture du Journal d’Hélène Berr ne saurait être triviale, anodine. On lit cette jeune femme, étudiante juive dans le Paris de Vichy, avec larmes, avec fièvre. On se laisse happer par ses chroniques intimes, mû tantôt un respect solennel, tantôt par une empathie presque chaleureuse. Ce n’est pas seulement un journal personnel : c’est une voix qui cherche à franchir les murs de la solitude, à parler à ceux qui ne sont pas là et à se souvenir pour ceux qui viendront.
Un récit intime
« Je sais pourquoi j’écris ce journal, je sais que je veux qu’on le donne à Jean si je ne suis pas là quand il reviendra. Je ne veux pas disparaître sans qu’il sache tout ce que j’ai pensé pendant son absence, ou du moins une partie. », p.84.
Si par ces mots le Journal trouve son destinataire, ce n’est qu’en octobre 43. Avant cela, il est aisé de penser que le journal commencé en avril 42 n’appartient qu’à son auteur, qui laisse se déverser mille réflexions et constats sur ses états d’âme. Comme dans tout journal, Hélène raconte son quotidien : ses sorties entre amis, ses études, ses lectures, les discussions avec sa famille. On y découvre une jeune femme brillante, cultivée, issue de la bourgeoisie israélite et très entourée. Hélène aime la littérature, anglaise particulièrement, qu’elle étudie à la Sorbonne. Parmi ses petites joies se trouvent les escapades entre amis récurrentes dans sa maison familiale d’Aubergenville, où elle aime respirer l’air frais de la campagne. Elle admire Keats, Paul Valéry, Tolstoï, Bach. Elle voudrait passer l’agrégation d’anglais, mais les lois antisémites de Vichy le lui interdisent. Elle aime surtout J.M, Jean Morawiecki, son « prince slave » aux yeux gris.
Car ce journal est avant tout celui d’une jeune femme sensible, pleine de vie, à qui l’on peut s’identifier aisément si peu qu’on ait l’âme un brin romanesque. Hélène est profondément sensible, oscillant rapidement entre des émotions intenses. Elle passe d’une joie éclatante, souvent déclenchée par des événements simples, à une angoisse ou un désespoir profond : « Je viens de recevoir une carte presque désespérée, pleine d’amertume et de découragement. Mon premier sentiment en la lisant a été presque du triomphe […]. La seconde a été la terreur. », p.22.
Lorsque l’on parcourt le journal dans sa totalité, il se dégage des contrastes frappants. Non seulement entre deux jours consécutifs, mais parfois même au sein d’une seule journée. Hélène Berr confie des réflexions spirituelles profondes, ainsi que des angoisses liées à son quotidien de femme juive sous Vichy : on retiendra tout particulièrement cet épisode du 8 juin 42 où elle porte l’étoile jaune pour la première fois en public, et en ressort bouleversée.
« Mon Dieu, je ne croyais pas que ce serait si dur. J’ai eu beaucoup de courage toute la journée. J’ai porté la tête haute, et j’ai si bien regardé les gens en face qu’ils détournaient les yeux. Mais c’est dur. », p.29.
Ici, Hélène Berr manifeste un courage admirable en affirmant sa dignité face à l’humiliation, mais le poids psychologique de l’étoile jaune révèle la tension entre sa résistance extérieure et sa souffrance intérieure. Ce geste de bravoure, bien qu’empreint de force, expose aussi l’isolement et la fragilité imposés par cette stigmatisation.
Cependant, derrière ces émotions à fleur de peau et ce quotidien marqué par la persécution, se dessine une autre facette d’Hélène Berr : celle d’une jeune femme dont les écrits traduisent un profond sens de la réflexion et une quête identitaire intime, souvent voilée par une pudeur qu’il convient de relever.
Un écrivain perdu
En effet, Hélène Berr fait preuve d’une insigne retenue tout au long de son journal, particulièrement lorsqu’elle évoque sa vie amoureuse. Les sentiments qu’elle éprouve pour Gérard, son fiancé, restent voilés, tandis que sa relation avec Jean Morawiecki est plus palpable, bien que subtilement évoquée. Sa pudeur se reflète dans ses réflexions sur l’écriture, qu’elle perçoit comme une forme de dédoublement de soi, une abdication de la spontanéité. Elle écrit constamment dans un style épuré, élégant, toujours fidèle aux faits. : « L’idée qu’on puisse écrire pour les autres, pour recevoir les éloges des autres, me fait horreur. » (p. 75), exprime-t-elle le 10 octobre 43.
Cette fidélité aux faits, cette quête de vérité à travers les mots, ne sont pas seulement le reflet de son caractère, mais aussi d’un talent littéraire déjà affirmé. Loin d’être une simple observatrice, Hélène Berr démontre une maturité qui transparaît jusque dans son don stylistique.
L’écriture du Journal d’Hélène Berr n’est en rien le fruit du hasard. Si son destin n’avait pas été si tragique, elle serait probablement devenue un écrivain accompli. Dès l’adolescence, à travers des journaux de voyage et des nouvelles, elle fait preuve d’une maîtrise certaine du style. Son écriture, encore ancrée dans des codes classiques et académiques, se distingue par la précision des descriptions, la richesse du vocabulaire et une construction soignée, renforcée par l’usage des images et la subtilité de la narration.
« Je suis là, sur la scène. Entre deux colonnes de marbre rose, qui se détachent sur le ciel bleu, deux colonnes dignes d’une pièce de Musset, s’étendent sur un paysage féérique. », p. 190.
Dans un monde où l’inhumanité progresse chaque jour, l’écriture devient pour Hélène Berr un moyen de s’accrocher à son identité, de retrouver le sens du « soi » face à la dépersonnalisation imposée par l’Occupation. Chaque phrase, chaque réflexion intime est une tentative de préserver ce qui demeure d’elle-même, de ses souvenirs et de ses rêves, face à une machine implacable qui cherche à la réduire à une simple victime. En consignant ses pensées, elle se réapproprie son humanité et oppose une résistance silencieuse à l’effacement de son être.
Car cet attrait pour l’écriture ne se révèle pas uniquement pendant la période de l’Occupation : Hélène a toujours eu ce besoin de prendre la plume pour se narrer elle-même. En annexe de son journal, on retrouve ses anciens cahiers intimes, rédigés à ses quatorze ans. À la fin du cahier rédigé par la jeune fille dans la copie offerte à son père, Hélène Berr inscrit dans la mention « livre achevé d’imprimer » : « comme dans un conte de fées » (p. 185), une manière presque enfantine de marquer la fin, mais aussi de prendre date. Derrière cette boutade légère, on devine le rêve d’une jeune fille qui se sait au début de quelque chose. Elle l’évoque avec lucidité dans ce passage du 27 octobre 43 : « Est-ce que beaucoup de gens auront eu conscience à 22 ans qu’ils pouvaient brusquement perdre toutes les possibilités qu’ils sentaient en eux — et je n’éprouve aucune timidité à dire que j’en sens en moi d’immenses, puisque je les considère comme un don qui m’est fait, et pas comme une propriété, que tout pourrait leur être ôté, et ne pas se révolter ? », p.83.
Ce passage mêle subtilement orgueil et modestie. Hélène, loin d’être naïve, est pleinement consciente du potentiel créatif qui l’habite. Elle n’en fait pas un motif de fierté personnelle, mais l’envisage comme un don précieux. Cette conscience aiguë de ses capacités renforce encore plus son sentiment de révolte face à la menace d’un destin qui pourrait lui ôter ce qu’elle considère comme une promesse de vie. Elle n’écrit pas pour se glorifier, mais pour se saisir de cette vérité intérieure avant que l’horreur de la guerre n’efface tout. Ce moment de prise de conscience, presque prophétique, résonne d’autant plus fort lorsqu’on sait qu’Hélène Berr ne verra jamais ses promesses réalisées.
Ainsi, peut-on sûrement considérer l’œuvre d’Hélène Berre comme dernier ancrage avec elle-même. Mais au-delà de la dimension personnelle du journal, peut-être, pouvons-nous également la saisir comme ultime lien avec nous, les lecteurs qu’elle ne pouvait pas prédire. Si Hélène Berr écrit pour elle-même, pour préserver sa lucidité face à l’horreur, son écriture dépasse le cadre intime : elle devient un acte de résistance, un outil de mémoire, et un fragile pont tendu vers une humanité vacillante.
Écrire pour rendre justice
Une des qualités les plus remarquables d’Hélène Berr réside dans sa profonde empathie, accompagnée de la flamme intérieure qui l’anime, la poussant à écrire non seulement sur elle-même, mais aussi pour les autres. La première justification de son journal se fait jour le 18 juillet 1942, à peine deux jours après la tragique rafle du Vél d’Hiv. À ce moment-là, c’est un devoir moral — ce « devoir de mémoire » que l’on invoque aujourd’hui avec une certaine solennité — qui l’emporte : « Je note les faits, hâtivement, pour ne pas les oublier, parce qu’il ne faut pas oublier. », (p. 53). Plus tard, le 12 septembre, après une journée passée à Aubergenville, elle confie : « Je ne peux plus écrire ce journal parce que je ne m’appartiens plus entièrement. Alors, je note simplement les faits extérieurs, juste pour me rappeler », p. 64.
Son propos s’affine et s’éclaircit dans les pages qu’elle rédige le 10 octobre 1943 (p. 75-76) : « J’ai un devoir à accomplir en écrivant, car il est essentiel que les autres sachent. ». Elle ajoute aussi avec une détermination poignante : « Il est donc nécessaire que j’écrive afin de pouvoir, un jour, montrer aux hommes ce qu’a été cette époque. ». Encore une fois, Hélène Berr se fait presque prophétesse, son journal devenant à la fois un acte de mémoire et une quête de vérité, une manière de résister à l’oubli et de se prémunir du futur. Les pages qu’elle consacre à l’avenir, bien que rares, sont d’une intensité saisissante. On sait combien l’idée de se présenter comme diariste lui est désagréable et combien elle se soucie peu des attentes des lecteurs. Toutefois, le devoir de témoigner, de relater ce qu’elle vit, est profondément ancré en elle.
« Irai-je jusqu’au bout ? La question devient angoissante. Irons-nous jusqu’au bout ? Il y a maintenant deux grandes voies qui mènent également au danger et peut-être même au néant : la déportation qui nous menace toujours, les évènements qui vont se passer d’ici la fin de la guerre. Ceux qui la termineront, et dont l’effroyable danger m’apparaît plus clairement. », p. 103.
Sa lucidité face à un avenir incertain, révélée dès 1943, reste constante et poignante. Hélène Berr ne cherche pas à embellir la réalité ; au contraire, elle s’engage dans une écriture qui résonne avec une vérité brutale, elle le pense nécessaire pour ceux qui suivront.
Hélène Berr still lives…Comment ne pas conclure cette lecture par un anglicisme qu’elle aurait adoré, elle qui en utilise à profusion dans son journal ? Car voilà comment on aime penser à Hélène Berr : une jeune femme pleine de vie, à l’esprit infiniment poétique, qui prenait toujours un instant pour lever les yeux vers le ciel bleu d’Aubergenville même l’étoile cousue à sa veste, même la lettre de son père interné à Drancy dans sa poche. Pour apprécier pleinement Hélène Berr, il faut lire ses mots au présent de l’indicatif, saisir la voix d’une jeune femme qui hurle son indignation face à l’ignominie à laquelle elle assiste et qui, inéluctablement, l’engloutira, tout comme tant d’autres, promis à un avenir meilleur.
Magnifique article.