Au commencement était la guerre

par Stéphane Gödicke

Vassili Grossman, Vie et destin, Traduit du russe par A. Berelowitch, Avec la collaboration d’A. Coldefy-Faucard, Paris, Éditions Robert Laffont, 2006, Collection Bouquins.

Article réalisé dans le cadre du Projet Jeunes rédacteurs  initié par l’Association Sifriaténou en 2024 . Avec le soutien de nos donateurs, de la FJF et de la FMS.

Par où commence-t-on la description d’un univers ? Doit-on le regarder de loin pour en donner un aperçu, ou s’en approcher pour démêler les motifs qu’il dessine, isoler les fils qui le composent ? Faut-il mesurer son étendue ? Sa puissance ? Se plonger dans son détail ? Souligner sa grandeur, peut-être sa perfection ? Épineuse question, et première difficulté qui se dresse devant quiconque entreprend la tâche ardue de rendre compte de l’œuvre de Vassili Grossman, Vie et destin.

Commençons par en donner un aperçu, un survol : ce roman est d’abord l’épopée de Stalingrad. L’action commence en septembre 1942 avec la contre-offensive de l’Armée rouge et finit au printemps 1943 après la reddition du maréchal Paulus. Voilà pour le temps. Et pour les lieux : Grossman nous entraîne sous les obus de Stalingrad, bien sûr, mais aussi à Iekaterinboug, dans des laboratoires de physique à Kazan et Moscou, à la prison politique de la Loubianka (le QG de la police secrète soviétique), dans un goulag, dans un stalag, dans les steppes kalmoukes, dans un ghetto, dans les convois, dans un camp allemand, et même à l’intérieur d’une chambre à gaz.
Vie et destin, c’est donc bien plus que la seule bataille de Stalingrad, aussi héroïque et décisive soit-elle : c’est l’épopée de la Seconde Guerre mondiale, narrée mais aussi réfléchie, c’est l’histoire, c’est l’humanité tout entière. Bref, ainsi que le suggère le titre, c’est la Vie, dans le rapport intime qu’elle noue avec la mort, et sans doute aussi avec le destin.

Une constellation de personnages

En deuxième approche, on pourrait dire en resserrant la focale que Vie et destin, c’est l’épopée de la famille Chapochnikov, et de leurs amis, enfants, époux ou ex-époux, ainsi que des amis et fréquentations de ceux-ci, dont les ramifications prennent rapidement des proportions gigantesques, semblables au delta d’un fleuve russe… On ne compte pas moins d’une vingtaine de personnages principaux, et ce serait mentir que d’affirmer qu’on s’y retrouve facilement dans ce labyrinthe. Disons qu’il faut accepter de se laisser porter, et parfois d’être perdu, mais, à la longue, on finit toujours par retomber sur ses pieds.

L’une des singularités du roman est aussi de mélanger des personnages de fiction (les familles Chapochnikov, Strum etc.) et des personnages historiques bien connus, comme Hitler, Staline, Eichmann ou le maréchal Paulus, commandant de la 6ème armée à Stalingrad. En cela notamment, mais aussi par l’ampleur du souffle épique qui traverse le roman et par le savant mélange entre narration et réflexion, Vie et destin se rapproche de son modèle assumé, Guerre et paix de Tolstoï, publié entre 1865 et 1869.

Entrons maintenant plus avant dans le roman pour faire connaissance avec ses personnages. Le personnage chez qui se croisent le plus de lignes narratives est sans doute Lioudmila Nikolaïevna Chapochnikova, épouse en premières noces du « zek » Abartchouk (maintenant au goulag), avec lequel elle a eu un fils, Tolia (dont elle ira chercher la dépouille à Saratov), puis en secondes noces de Victor Pavlovitch Strum, physicien nucléaire juif qui est sans doute le double littéraire de l’auteur lui-même. La sœur cadette de Lioudmila, Evéguénia (Génia) Nikolaievna, est aimée à la fois par le commissaire politique Krymov, qui, par une ironie de l’histoire propre aux systèmes totalitaires, va se retrouver lui-même détenu à la Loubianka, et par le commandant de blindés Novikov, qui jouera un rôle dans l’encerclement de la 6ème armée allemande. Le roman se déploie donc autour du couple Victor Strum / Lioudmila Chapochnikova et des gens qui ont partagés leurs vies, à quelque titre que ce soit.
On suit en particulier le destin de Mikhaïl Sidorovitch Mostovskoï, arrêté dans les environs de Stalingrad avant d’être déporté dans un camp de concentration en Allemagne. À cet ancien bolchevik détenu par les Allemands « répond » en quelque sorte le personnage d’Abartchouk, le premier mari de Lioudmila, qui se trouve, lui, dans un goulag en Sibérie. Autour de ces deux personnages, Grossman déploie non seulement ses réflexions sur le système concentrationnaire propre aux États totalitaires mais il montre, au moyen de situations concrètes, comment s’organise la vie dans les camps, les relations entre les détenus, les hiérarchies, la résistance ou la compromission, la faim, le froid, la nostalgie de la liberté, la congruence étrange du sublime et de l’abject dans ce lieu de privation, de dénuement et de mort.

Dans Stalingrad encerclée, Grossman nous emmène au cœur des combats, jusque dans « l’immeuble 6 bis », un avant-poste tenu par Grekov, un chef héroïque aux manières peu conventionnelles. On assiste notamment aux démêlés de Grekov avec ses supérieurs qui tentent de le mettre au pas, ainsi qu’avec le commissaire politique Krymov, qui essaie de le ramener dans le droit chemin idéologique tout en lui faisant comprendre la nécessité de se plier aux ordres et aux méthodes de sa hiérarchie militaire.

Stalingrad/Octobre 1942/Les fusiliers soviétiques du MPI combattent dans les ruines de l’usine « Octobre rouge »/ Photographie de Georgii Zelma

Un autre personnage du roman, moins important mais ô combien marquant, est Sofia Ossipovna Levintone, une amie des Chapochnikov, qui est arrêtée en même temps que Mostovskoï et déportée dans un camp d’extermination. C’est elle que l’on suit dans son wagon puis jusqu’à l’intérieur de la chambre à gaz, dans l’un chapitre les plus audacieux du roman.
Le roman est feuilleté en strates successives, et Grossman alterne les perspectives, passant d’un personnage à l’autre, d’un lieu à l’autre, tout en organisant la cohérence chronologique et la progression harmonieuse de l’ensemble, non sans s’octroyer également de fréquents retours dans le passé.

L’enlacement de l’universel et du particulier

Ce qui impressionne et qui fait véritablement de ce roman un chef-d’œuvre, c’est l’enlacement de l’universel et du particulier, la réflexion la plus abstraite et la description la plus quotidienne. Le concret et le général, ou plutôt l’universel dans le concret. Vie et destin, c’est l’histoire du monde incarnée dans une poignée de personnages, c’est aussi une comédie humaine et un livre d’histoire(s), qui associe l’infiniment grand et l’infiniment petit.
Une femme qui glane des épis au bord d’un chemin, un chat qui se repose au soleil, la neige qui recouvre de son manteau les toits des camps, un cavalier kalmouk observant la steppe, la lumière blafarde des chiottes du goulag, une réunion dans un laboratoire de physique de Kazan, mais aussi Hitler, Eichmann, ou Goering en dialogue, un coup de téléphone de Staline et les ordres du maréchal Tchouikov dans Stalingrad encerclée.
S’il y a incontestablement une dimension romanesque et un souffle épique dans l’œuvre, cela s’explique en partie par le fait que Grossman fut correspondant de guerre pour la Krasnaia Zvezda/L’ Étoile rouge, et que c’est en cette qualité que, d’août 1942 à janvier 1943, il a vécu de l’intérieur le siège de Stalingrad, au plus près des combats. Alors qu’on entrevoit la victoire sur les Allemands, Grossman est envoyé sur un autre front, ce qu’il vit comme une trahison. A la fin de la guerre, il appartint aux premières troupes qui découvrent les cendres encore fumantes des camps d’extermination de Treblinka et Majdanek, en juillet 1944, recueillant les paroles des témoins. Le roman est donc aussi un catalogue de choses vues, et l’on ne doute pas un instant que Grossman ait trouvé dans son activité de reporter de guerre un terreau propre à nourrir sa fibre d’écrivain et de penseur.

Stalingrad est un humanisme…

Revenons au point de départ : Vie et destin, c’est l’épopée de la bataille de Stalingrad. C’est vrai. De Stalingrad, on sait généralement une seule chose : ce fut le tournant stratégique de la Seconde Guerre mondiale. Ceux qui en savent un peu plus évoquent alors la naissance de la guerre urbaine, où l’on se bat quartier par quartier, rue par rue, maison par maison… Les images que l’on en a composent généralement un tableau sinistre autour des variations suivantes : l’horreur des bombardements incessants, le métal hurlant, les tonnes d’obus déversés par les deux parties, la résistance acharnée des combattants gelés, des morts par centaines de milliers, la boue, l’hiver, la neige, le froid, le froid encore et toujours. Bref : l’horreur et l’atrocité de la guerre portées à leur paroxysme.

Unité de l’Armée rouge essayant d’établir une ligne téléphonique de campagne à Stalingrad/1942

Tout cela est vrai, mais le lecteur du roman ne verra plus jamais Stalingrad de la même manière. Car si Grossman, certes, ne nie aucunement l’horreur que fut Stalingrad pour les hommes et les femmes qui en ont été les acteurs, il y apporte un autre éclairage : celui d’un endroit et d’un moment de l’histoire, où, précisément parce que tout y était si atrocement dur, se dévoilèrent à la fois la misère de la condition humaine, mais aussi la grandeur de l’homme, son héroïsme, et parfois même son idéalisme. D’une certaine manière, Stalingrad, c’est ce que l’homme a accompli de plus noble : le sacrifice volontaire de milliers d’individus au nom de la liberté et de la lutte contre le fascisme.
« Stalingrad avait une âme et cette âme c’était la liberté », écrit Grossman au chapitre 53, où l’on peut lire également le surprenant développement suivant :
« C’étaient des jours étonnants. Krymov avait l’impression que l’histoire avait quitté les pages des livres pour se mêler à la vie. […] Les relations entre les gens étaient belles, à Stalingrad. L’égalité et la dignité vivaient sur cette rive de glaise arrosée de sang. L’intérêt pour l’avenir des kolkhozes, pour les relations futures entre les grands peuples et leurs gouvernements était quasi général. La vie en campagne, les soldats maniant la pelle, le couteau de cuisine pour la corvée de peluche ou l’alène pour réparer les bottes du bataillon, tout semblait avoir un rapport direct avec la vie que mènerait le peuple, de même que les autres peuples et les autres États, après la guerre.
Presque tous croyaient que le bien triompherait sur cette guerre et que les hommes honnêtes, qui navaient pas hésité à verser leur sang, pourraient bâtir une vie juste et bonne. Cette croyance était touchante chez des hommes qui estimaient queux-mêmes avaient peu de chance de survivre jusqu’à la fin de la guerre, et qui s’étonnaient quotidiennement davoir pu vivre jusqu’à la tombée de la nuit. », p. 181-182.
Stalingrad offre ainsi une sorte de laboratoire d’expérimentation humaine. Peut-être Grossman entrevoyait-il dans l’humanité de Stalingrad la manifestation d’un socialisme des origines, d’un socialisme idéal, entre hommes pleinement libres et égaux, et dont l’égalité procède précisément de la certitude qu’ils sont promis à une mort prochaine.
Dans « l’immeuble 6 bis », sorte de poste avancé dans la ville tenu par un bataillon d’égaux sous la houlette de Grekov, un trublion rejetant l’autorité conventionnelle de sa hiérarchie militaire comme des commissaires politiques, se nouent des discussions sur l’avenir du socialisme, sur la liberté et sur la révolution que constitue Stalingrad. Dans ce lieu où la mort est l’horizon le plus probable de la journée, on assiste même à la naissance d’un amour entre Serioja Chapochnikov et Katia Vengrova, la jeune radio envoyée dans l’immeuble pour assurer sa liaison avec l’État-major. On y fait des projets, pour soi, pour le monde, et on y rêve d’un monde meilleur.
Mais on se bat aussi férocement pour éviter de lâcher du terrain aux Allemands. Dans ses carnets de guerre, Grossman a d’ailleurs cette fulgurance au sujet de Stalingrad. Il écrit : « Il n’y a quici que l’on sait ce qu’est un kilomètre. C’est mille mètres, c’est cent mille centimètres », in Carnets de guerre, p. 297. Cette phrase résume à elle seule l’état d’esprit de « l’immeuble 6 bis », où l’on se bat avec acharnement pour ne pas laisser cet immeuble, cet hectomètre, ce mètre aux mains des Allemands. Après tout, c’est peut-être ainsi que se joue le tournant d’une guerre.
Si le sort de la Seconde Guerre mondiale s’est bien joué à Stalingrad, le nom de la ville n’est pourtant pas durablement associé à une réforme du socialisme. Grossman, en observateur précis de la chose politique, ne se prive d’ailleurs pas de critiquer les dérives du stalinisme. Voilà pourquoi son livre fut d’emblée considéré comme un brûlot politique. Stalingrad est, si l’on peut dire, une école d’humanisme.

Un rapprochement inédit entre les totalitarismes

Vassili Grossman, chimiste de formation, n’avait rien d’un idéologue. Il n’a pas reçu de formation politique, n’a pas lu les grands textes de Marx ou de Lénine, mais cela ne l’empêche pas de proposer une réflexion politique originale, même si celle-ci se nourrit essentiellement de son observation sur le terrain pendant la guerre. Dans la tradition des grands romanciers russes, notamment Tolstoï et Dostoïevski, il insère dans Vie et destin de longs moments réflexifs, souvent sous forme de dialogues dans lesquels s’affrontent des visions du monde opposées.
L’un des sommets dans cette veine est sans doute la discussion entre le bolchevik Mostovskoï, détenu dans un camp de concentration allemand, et Liss, un haut gradé SS.
Liss tente de persuader son prisonnier que leurs luttes convergent, que le national-socialisme et le communisme poursuivent un même objectif, et surtout usent de moyens similaires : « Nous sommes des formes différentes d’une même essence : l’État-parti. […] Le drapeau rouge du prolétariat flotte aussi au-dessus de notre État populaire ; nous aussi, nous appelons à l’unité et à l’effort national ; nous aussi, nous disons que le parti exprime les aspirations de l’ouvrier allemand. Vous aussi, vous avez les mots « labeur » et « national » à la bouche. Vous savez aussi bien que nous que le nationalisme est la grande force du XXème siècle. Le nationalisme est l’âme de notre temps ! Le socialisme dans un seul pays est l’expression suprême du nationalisme ! […] Il y a sur terre deux grands révolutionnaires : Staline et notre Führer. Leur volonté a fait naître le socialisme national de l’État. », p. 338-339.
Liss poursuit ce rapprochement insidieux et inaudible pour le bolchevik qu’est Mostovskoï en évoquant les méthodes criminelles des nazis comme des communistes : « Staline nous a appris énormément de choses. Pour qu’existe le socialisme en un seul pays, il fallait priver les paysans du droit de semer et de vendre librement, et Staline n’hésita pas : il liquida des millions de paysans. Notre Hitler s’aperçut que des ennemis entravaient la marche de notre mouvement national et socialiste, et il décida de liquider des millions de Juifs. […] C’est dans notre « Nuit des longs couteaux » que Staline a trouvé l’idée des grandes purges de 37 », p. 339.

Vassili Grossman (à gauche) à la porte Brandenburg/1945/Source Yad Vashem

Ce rapprochement entre les deux grands régimes, entre leurs dirigeants, entre leurs conceptions de l’État, entre leurs crimes, est encore assez neuve à l’époque. Certes, Hannah Arendt a publié Les origines du totalitarisme à New York en 1951, mais Grossman n’a pas pu avoir connaissance du livre, et pour cause, puisque celui-ci n’est pas traduit en russe avant 1996…

Une réflexion éthique sur le totalitarisme

Immédiatement après cette réflexion dialoguée mettant aux prises deux adversaires idéologiques, Grossman insère une réflexion de nature plus essayistique, dans laquelle il transfère la réflexion politique sur le plan éthique et philosophique. La révolution, qu’elle soit fasciste ou communiste, s’opère au nom d’une certaine vision du monde et de l’homme, elle poursuit un but que chacun des acteurs de cette révolution appellera « le bien ». Cette longue réflexion se développe dans l’un des plus beaux moments du roman, qui se trouve au chapitre 16 de la deuxième partie, et qui est aussi connu sous le nom de la « Confession d’Ikonnikov ». En effet, en quittant le bureau de Liss, Mostovskoï emporte une liasse de feuillets rédigés par l’un de ses camarades russes, et en commence aussitôt la lecture.
Que dit Ikonnikov dans sa confession ?
Ikonnikov entreprend ni plus ni moins de démonter l’idée de bien, pour en souligner la relativité historique, géographique ou idéologique. « La plupart des gens sur terre ne se fixent pas pour but de définir le « bien ». En quoi consiste le bien ? Le bien pour qui ? Le bien de qui ? Existe-t-il un bien en général, applicable à tous les êtres, à tous les peuples, à toutes les circonstances ? Ou peut-être mon bien réside-t-il dans le mal d’autrui, le bien de mon peuple dans le mal de ton peuple ? Le bien est-il éternel et immuable, ou, peut-être, le bien d’hier est-il aujourd’hui un vice et le mal d’hier aujourd’hui le bien ? », p. 340.
Combien de crimes ont été commis au nom du « bien » ? Dans le fond, le bien et le mal sont-ils distinguables ?
« Mais alors, peut-être que la vie, c’est le mal?, poursuit Ikonnikov. J’ai pu voir en action la force implacable de l’idée de bien social qui est née dans notre pays. Je l’ai vue au cours de la collectivisation totale ; je l’ai vue encore une fois en 1937. J’ai vu qu’au nom d’une idée du bien, aussi belle et humaine que celle du christianisme, on exterminait les gens. J’ai vu des villages entiers mourant de faim, j’ai vu, en Sibérie, des enfants de paysans déportés mourant dans la neige, j’ai vu des convois qui emmenaient en Sibérie des centaines et des milliers de gens de Moscou, de Leningrad, de toutes les villes de la Russie, des gens dont on avait dit qu’ils étaient les ennemis de la grande et lumineuse idée du bien social. […] Maintenant, l’horreur du fascisme allemand est suspendue au-dessus du monde. Les cris et les pleurs des mourant emplissent l’air. Le ciel est noir, la fumée des fours crématoires a éteint le soleil. Mais ces crimes inouïs, jamais vus encore dans l’univers entier, jamais vus même par l’homme sur terre, ces crimes sont commis au nom du bien. », p. 343.
Pourtant, malgré la fragilité du bien, malgré l’évidence hélas incontestable du mal, Ikonnikov refuse de s’abandonner au nihilisme et au relativisme. Car au-delà du bien idéologique, philosophique, national ou religieux, il existe un autre bien qui vit dans le cœur des hommes et qu’Ikonnikov nomme « la bonté ». Cette bonté ne procède d’aucune pensée, d’aucun système philosophique, elle n’est pas non plus le résultat de spéculations religieuses, et bien que fragile, elle résiste à tout et fait la gloire de l’humanité. La bonté, c’est par exemple cette grand-mère russe qui soigne un soldat allemand qui s’est blessé avec son propre revolver dans son isba. Il est entièrement à sa merci, elle pourrait le tuer, elle devrait le tuer, mais elle préfère lui apporter l’eau qu’il réclame et panser sa blessure.
Ce faisant, elle se met en danger, elle met en danger la patrie, elle met en danger le sort de la guerre et de la révolution, mais elle sauve peut-être l’humanité.

Jeunes garçons russes arborant des armes allemandes/Février 1943

Ce message d’espoir est peut-être d’autant plus fort qu’il n’est pas le produit d’un illuminé quelconque qui écrirait depuis sa tour d’ivoire, il est délivré par un prisonnier  voué à la mort depuis l’intérieur d’un camp de concentration. « J’ai trempé ma foi dans l’enfer », écrit Ikonnikov, et l’on pourrait sans doute en dire de même de Grossman, qui fut un excellent connaisseur de l’univers concentrationnaire.

Les camps

Revenons un instant sur les parallèles entre les deux systèmes totalitaires, et attardons-nous sur la représentation des camps chez Grossman.
En effet, c’est sur la vie dans un camp de concentration en Allemagne que s’ouvre le roman, et ceci est tout sauf un hasard. Car le camp, qu’on l’appelle « camp de concentration » ou bien « goulag », c’est le point d’aboutissement des deux grands systèmes totalitaires du XXe siècle, en même temps que le point de négation le plus absolu de l’humanité et de ce qui fait tout le prix de l’existence humaine : la liberté. Sans elle, il n’est point de dignité, pas d’espoir, pas d’amour, pas de vie possible. C’est la thèse principale de Grossman, et dans ce sens, Vie et destin est une splendide ode à la liberté.
Grossman incarne son propos sur les camps à travers les destins singuliers de deux bolcheviks de la première heure : celui d’Abartchouk, prisonnier dans un goulag sibérien, et celui de Mostovskoï, détenu dans un camp de concentration allemand.
Chacun des deux arrive dans le camp avec son passé, son caractère, et surtout ses convictions. Comment celles-ci vont-elles être mises à l’épreuve dans le dénuement, l’arbitraire et le sadisme qui règnent dans le camp ?
Le tout premier chapitre du roman s’ouvre donc sur la description de l’aube qui se lève sur un camp de concentration allemand. On peut supposer qu’il s’agit d’Auschwitz, mais on n’en saura pas plus. Grossman choisit l’uniformité architecturale du camp comme symptôme de son inhumanité :
« Les alignements des baraques formaient des rues larges et rectilignes. Leur uniformité exprimait le caractère inhumain du camp. Parmi les millions d’isbas russes, il n’y a et il ne peut y avoir deux isbas parfaitement semblables. Toute vie est inimitable. L’identité de deux êtres humains, de deux buissons d’églantines est impensable… La vie devient impossible quand on efface par la force les différences et les particularités. », p. 3.
C’est donc dans ce lieu négateur de toute individualité qu’arrive Mostovskoï, quelques jours après son arrestation dans les faubourgs de Stalingrad, en août 1942. Dans ce monde dont Grossman décrit le fonctionnement froid et rationalisé, soumis à l’ordre des « droits communs » érigés en Kapos et à la hiérarchie féroce des Lagerälteste (chef de camp), Blockälteste (chef de baraquement), Stubenälteste (chef de chambre), qui tiennent sous leur contrôle toute la vie du camp. Mostovskoï ne tarde pas non plus à comprendre que le camp est aussi la négation de la vie pour une autre raison, toute simple :
« Les destinées des hommes du camp trouvaient leur ressemblance dans leur diversité. Le souvenir du passé pouvait être lié à un jardinet au bord d’une route italienne poussiéreuse, au mugissement lugubre de la mer du Nord ou à l’abat-jour de papier orange au-dessus de la table dans la maison d’un responsable dans les faubourgs de Bobrouïsk, mais pour tous les détenus sans exception, ce passé était merveilleux. Et plus ce passé d’avant le camp avait été difficile, plus le détenu mentait avec ferveur. Ces mensonges ne poursuivaient pas de but pratique, ils servaient à glorifier la liberté : un homme hors du camp ne saurait être malheureux. », p. 5.
Le camp, pour tous, sans exception, et quelles que soient les raisons de leur présence là-bas, c’est aussi la négation du bonheur en même temps que l’antithèse du passé.
À l’autre bout de l’Europe, aux confins de l’Union soviétique, Abartchouk est prisonnier dans un goulag de la Kolyma, cette région minière de l’extrême nord-est de la Russie. Comment ce communiste intransigeant et jusqu’au-boutiste va-t-il évoluer, dès lors qu’il se retrouve à son tour jugé par un régime qu’il était si fier de servir ? Sa foi communiste peut-elle s’accommoder du fait d’être traité en ennemi et en traître à une cause à laquelle il continue de croire ? Supportera-t-il d’être torturé, humilié, rabaissé ?
Relisant son arrestation récente et son interrogatoire, il perd certes quelques illusions sur les méthodes de la révolution prolétarienne : « Il avait compris que le but recherché, c’était moins d’obtenir des aveux ou des accusations contre d’autres, que de le faire douter de la cause à laquelle il avait consacré sa vie. Durant l’instruction, il avait d’abord cru qu’il était tombé entre les mains de bandits et qu’il suffisait d’obtenir une entrevue avec le chef du service pour faire arrêter le juge d’instruction criminel. Mais le temps passa et il comprit qu’il ne s’agissait pas seulement de quelques sadiques. », p. 137.
Pourtant, Abartchouk demeure un communiste convaincu, qui tente, jusque dans cette société étrange, protéiforme et complexe qu’est le goulag, de faire triompher ses idéaux : « Abartchouk avait été toute sa vie implacable à l’égard des opportunistes, de droite et de gauche, toute sa vie il avait haï les hésitants, les hypocrites, les ennemis objectifs. Sa force morale, sa foi reposaient sur le droit de juger. Il avait douté de sa femme et il l’avait quittée. Il l’avait crue incapable de faire de son fils un soldat de la révolution et il avait refusé de donner son nom à son fils. […] Il avait fait condamner quarante ouvriers qui avaient quitté le chantier pour retourner dans leurs villages. Il avait renié son bourgeois de père. », p. 144.
Jusqu’où peut-il pousser le reniement de soi pour sauver la révolution ? Est-il prêt à reconnaître des erreurs ? C’est le grand enjeu de la discussion qu’il a avec son ancien mentor Magar, communiste de la première heure lui aussi, lorsque celui-ci est à son tour interné dans le même goulag. Se retournant sur leur passé de révolutionnaires, Magar assène à Abartchouk : « Nous nous sommes trompés. Et voilà où ça nous a mené, notre erreur, regarde… (…) Nous n’avons pas compris ce qu’est la liberté. Nous l’avons écrasée. Marx aussi l’a sous-estimée : elle est la base et le sens, l’infrastructure des infrastructures. Sans liberté, il n’y a pas de révolution prolétarienne. », p. 150.
De tels propos sont d’une audace quasiment suicidaire dans l’Union soviétique du début des années 1960, même si Staline est mort en 1953 et que son héritage est déconstruit par Khrouchtchev dans le cadre de la « déstalinisation ». Bien sûr, Grossman n’assume pas ces propos sulfureux à titre personnel et prend soin de les placer dans la bouche d’un personnage — d’un personnage qui va se suicider qui plus est — mais il est encore un peu tôt pour critiquer la révolution prolétarienne au nom de la liberté individuelle, et encore davantage pour oser rapprocher le totalitarisme soviétique du totalitarisme fasciste par le biais des camps.

Judéité et antisémitisme

Bien sûr, le camp de concentration est d’abord et avant tout lié à l’extermination des Juifs. Cet aspect n’est nullement passé sous silence par Grossman, bien au contraire.
Rappelons d’abord que Grossman est juif et que sa mère, Ekaterina Savelievna Grossman, est morte assassinée par les Allemands, le 15 septembre 1941, en même temps que les 30.000 Juifs de Berditchev. Le roman lui est dédié.

Vassili Grossman/Photographie de F.Guber-E.Korotkova Grossman

Avant d’examiner le traitement iconoclaste de la représentation de la Shoah, revenons de façon plus générale sur la question de la judéité et de l’antisémitisme dans Vie et destin.
La question est présente en différents endroits du roman, notamment lorsqu’un groupe de pilotes se dispute au cours d’un repas à la cantine pour savoir si leurs camarades juifs sont aussi dignes de confiance que les autres. Certains leur reprochent leur manque de loyauté, tandis que d’autres les défendront. L’un des pilotes juifs se voit provoqué par un camarade qui insinue qu’il ne peut prendre ses permissions qu’à Berditchev, capitale de « vous autres », les Juifs. Ironiquement, ce sera l’aviateur juif victime de la provocation qui sera finalement puni, au motif qu’il attise le nationalisme bourgeois, faisant ainsi obstacle à la réalisation du projet communiste.
Mais la question de la judéité va essentiellement se concentrer autour de la figure du physicien Victor Pavlovitch Strum, double romanesque de l’auteur, et de sa mère, Anna Semionovna Strum.
Pour Strum, comme sans doute pour de nombreux Juifs soviétiques, la situation avant la guerre se résumait ainsi : « Strum n’avait jamais réfléchi avant la guerre au fait qu’il était juif, que sa mère était juive. Jamais sa mère ne lui en avait parlé, ni dans son enfance, ni plus tard, quand il était étudiant. Jamais, pendant ses années d’études à l’université de Moscou, un étudiant, un professeur, ou un directeur de séminaire n’avait entamé de conversation sur ce sujet.
Ni à l’Institut ni à l’Académie des sciences il n’avait eu, avant-guerre, l’occasion d’entendre des conversations sur ce sujet. », p. 68.
Pendant la guerre, la situation va toutefois évoluer, notamment lorsque Strum se voit inexplicablement relégué au sein de son propre institut de physique, et comprend que la raison principale est sa judéité. Strum entre en conflit avec sa direction, se voit retirer ses moyens, ses objets de recherche. Il devient progressivement un paria dans son propre laboratoire, obligé de confesser des fautes qu’il n’a pas commises. Ce moment met en lumière le phénomène peu connu de l’antisémitisme d’État sous l’Union soviétique. On peut rappeler que Grossman fut, avec Ilya Ehrenbourg, le co-auteur du Livre noir sur l’extermination des Juifs en URSS, et que ce livre, censuré par Staline, ne vit jamais le jour. Par ailleurs, l’un des rédacteurs du livre, l’acteur yiddish Solomon Mikhoels, immensément populaire, sera liquidé en 1948 sur ordre personnel de Staline.
Un jour, Strum reçoit de sa mère une lettre, écrite depuis le ghetto de Berditchev sur le point d’être « liquidé ». « Je suis sûre, Vitia, que cette lettre te parviendra, bien que je sois derrière la ligne de front et derrière les barbelés du ghetto juif. Je ne recevrai pas ta réponse car je ne serai plus de ce monde. », p. 57. Dans cette lettre bouleversante, Anna Semionovna raconte donc la longue descente aux enfers des Juifs du ghetto de Berditchev, la perte de leurs droits, l’obligation de porter l’étoile, l’interdiction de marcher sur les trottoirs, le relogement, la promiscuité, la misère, la faim, la maladie, le malheur, mais aussi l’espoir qui résiste au milieu du malheur. La docteur Anna Semionovna va faire des visites aux malades et se prend d’amour pour ses camarades de misère, elle devient « une âme forte », p. 63. Réfléchissant à sa condition, elle s’interroge aussi sur sa judéité, et rejoint largement ce qu’en dit son propre fils, et ce que pensait Grossman lui-même : « Je ne me suis jamais sentie juive ; depuis lenfance, je vivais parmi des amies russes, mes poètes préférés étaient Pouchkine et Nekrassov, et la pièce où jai pleuré avec toute la salle, au congrès des médecins de campagne, était Oncle Vania”, avec Stanislavski dans le rôle principal (…). Et pourtant, en ces jours terribles, mon cœur sest empli dune tendresse maternelle pour le peuple juif. Je ne me connaissais pas cet amour auparavant. », Chapitre 18, p. 57 et suivantes.
Les dernières semaines de vie d’Anna Semionovna seront donc consacrées à cet amour, et elle oscillera jusqu’au bout entre don de soi, espoir d’une vie meilleure et désespoir tenaillant devant la certitude de la mort imminente.
La vie au ghetto lui donne aussi l’occasion d’observer les hommes au plus près, dans leur grandeur et leur faiblesse. Après des mois dans cette nouvelle condition, elle tire le bilan suivant: « Que te dire des hommes? Ils m’étonnent en bien et en mal. Ils sont extraordinairement divers, bien que tous connaissent le même destin. Mais si, pendant l’orage, tous s’efforcent de s’abriter de la pluie, cela ne veut pas encore dire que tous les hommes sont semblables. D’ailleurs, ils s’abritent chacun à sa façon. », p. 63.
Dans sa lettre, elle essaie de rendre hommage à la diversité des hommes, à leur unicité, à la multiplicité de leurs réactions face à la mort en approche, et cette diversité se reflète d’abord en elle-même, qui subit ce mouvement de balancier incessant entre espoir et désespoir.

Commençons par l’espoir

Ce qu’Anna Semionovna observe dans le ghetto, c’est la vie qui continue, envers et contre tout. Et dans cette vie, aussi misérable soit-elle, il y a l’espoir qui continue de s’infiltrer. « Ainsi le ghetto est lendroit du monde où il y a le plus despérance. Le monde est rempli d’événements qui n’ont qu’un sens, qu’une cause : le salut des Juifs. L’espoir est indéracinable ! Et la source de cet espoir est une : l’instinct de vie, qui résiste sans aucune logique à l’idée effroyable que nous sommes tous condamnés à périr sans laisser de traces. […] On a même ouvert une maternité. Les lessives se font, le linge sèche sur les cordes, à partir du 1er septembre, les enfants vont à l’école et les mères interrogent les maîtres sur les notes de leurs enfants. », p. 64-65.
Et pourtant, le désespoir est omniprésent, comment pourrait-il en être autrement, dans le ghetto sous occupation allemande ? « On dit que les enfants sont notre avenir, mais que peut-on dire de ces enfants-là ? Ils ne deviendront pas musiciens, cordonniers, tailleurs. Et je me suis représentée très clairement, cette nuit, comment ce monde bruyant de papas barbus et affairés, de grand-mères grognons, créatrices de gâteaux au miel et de cous d’oies farcis, ce monde aux rituels de mariage compliqués, ce monde des proverbes et des jours de sabbat, je me suis représenté comment ce monde disparaîtrait à jamais sous terre; après la guerre la vie reprendra et nous ne serons plus là, nous aurons disparu comme ont disparu les Aztèques. », p. 67.
« Comment finir cette lettre ? » se demande Anna Semionovna. « Où trouver la force pour le faire, mon chéri? Y a-t-il des mots en ce monde capables d’exprimer mon amour pour toi? […] Souviens-toi qu’en tes jours de bonheur et qu’en tes jours de peine l’amour de ta mère est avec toi, personne n’a le pouvoir de le tuer. Vitenka… Voilà la dernière ligne de la dernière lettre de ta maman. Vis, vis, vis toujours… Ta maman. », p. 68.
Cette lettre, Grossman l’a inventée, elle est le pur fruit de son imagination. Nul doute cependant qu’il aurait bien aimé la recevoir, ou à défaut, recevoir de quelconques nouvelles de sa mère avant son assassinat. Au lieu de quoi, il en apprit les circonstances en 1944, trois ans après les faits. Ekaterina Savelievna, tout comme Anna Semionovna, a été fusillée après avoir été obligée de creuser sa propre tombe. On connaît les regrets de l’auteur, car on a retrouvé de façon posthume deux lettres de Grossman adressées à sa mère, rédigées respectivement 9 ans et 20 ans après la mort de celle-ci. Ces lettres constituent le miroir bouleversant de la lettre d’Anna Semionovna à son fils.

Le chapitre 49 : au centre du mal

Il y a donc la Shoah par balles, minutieusement décrite dans le roman. Mais il y a bien sûr aussi les camps de concentration.
Dans sa représentation de la Shoah, Grossman ne craint pas de briser le tabou littéraire et moral ultime, puisqu’il entraîne le lecteur au cœur de l’abîme, au centre du mal, à l’intérieur de la chambre à gaz.
Mais revenons d’abord un peu en arrière.
Arrêtée en même temps que Mostovskoï dans les faubourgs de Stalingrad en 1942, Sofia Ossipovna Levintone est déportée en direction de l’ouest, dans un camp allemand. Dans le wagon à bestiaux, elle fait la connaissance d’un jeune garçon orphelin, le petit David. Au cours des interminables heures qui les mènent jusqu’au camp, elle se prend d’affection pour lui, elle qui n’a jamais eu d’enfant. Elle le couve et lui apporte jusqu’au bout le peu de réconfort que l’on peut apporter dans cette situation, et finit par entrer avec lui dans la chambre à gaz. Tout l’infernal processus est décrit par Grossman, depuis l’acheminement, la sélection, la rampe, le déshabillage, l’attente, l’entrée dans la chambre à gaz, l’injection du Zyklon dans la « douche ». En vérité, la description de cette marche vers la mort s’étend sur une dizaine de chapitres (41 à 50), dans la 2e partie du roman (p. 453 à 473).
Il serait frivole de vouloir re-narrer ici ce que Grossman raconte des derniers instants de Sofia Ossipovna Levintone. On peut en revanche s’attarder sur quelques questions que pose le fait même de raconter cela. Est-il légitime, littérairement et moralement de vouloir représenter l’irreprésentable ? Peut-on ainsi forcer le seuil de la chambre à gaz ?
On peut aborder le problème de la représentation littéraire de la chambre à gaz sous au moins trois angles distincts.
Historiquement d’abord, Grossman était-il armé pour décrire un camp d’extermination, pour rapporter de façon crédible le gazage et la crémation des corps? Certains spécialistes peuvent lui reprocher quelques inexactitudes factuelles, sur la disposition des lieux notamment, voire sur l’organisation hiérarchique du camp. D’autres au contraire mettent en avant la solidité de ses connaissances dans le champ d’énonciation de l’époque (rappelons que la rédaction du roman s’est achevée en 1962, soit bien avant qu’un certain nombre de détails ne pénètrent les consciences européennes, après les procès de Francfort entre 1963 et 1966), la minutie de sa collecte d’informations, et le fait que Grossman fut l’un des premiers à entrer dans Majdanek et Treblinka, en juillet 1944. Son texte « Lenfer de Treblinka » figurera d’ailleurs parmi les témoignages au procès de Nuremberg. On en sait donc sans doute bien plus aujourd’hui, mais compte tenu du savoir disponible en URSS à la fin des années 50, sa description est d’une précision remarquable.

Mais moralement, toutefois, Grossman a-t-il le droit d’approcher d’aussi près le Mal absolu ? D’en faire une image ? De témoigner à la place de ceux qui, par définition, n’ont jamais pu témoigner ? De redonner à vivre une deuxième fois ce qui n’aurait jamais dû exister ? Par ailleurs, se rend-il coupable d’obscénité en voulant représenter l’obscénité d’Auschwitz ? Et enfin : est-il légitime d’introduire de la fiction dans la documentation de faits historiques aussi tragiquement sérieux que ceux-ci ? Ainsi, cette dernière question nous amène finalement au troisième aspect du problème.
On peut en effet se demander s’il est littérairement acceptable d’insérer de la fiction et des personnages imaginaires dans un champ qui appartient à l’Histoire. Peut-on prêter un nom, des sentiments, un passé inventé à des personnages de fiction, pour les soumettre ensuite à l’épreuve historiquement documentée du mal absolu ? Certains y voient un tabou, voire un blasphème, tandis que d’autre y voient la possibilité de pallier une lacune qu’aucun livre d’histoire ne pourra combler en incarnant les victimes de cette tragédie. Ce qui peut gêner dans l’entreprise de Grossman, c’est éventuellement aussi qu’en donnant une forme littéraire à sa description (qui se distingue donc de celle d’un reportage, par exemple) il enrobe sa description historique dans une forme esthétique, faisant naître chez le lecteur une émotion qui procède aussi de la beauté de sa prose, de l’admiration pour la construction romanesque de la scène, fût-ce pour relever sa capacité à dire l’horreur.
Sur ces questions, chacun se fera son opinion.

Disons simplement en guise de conclusion que Grossman réussit à transformer cette partie de son récit en autre chose que l’acceptation d’une pure négativité. En effet, au moment ultime, tandis qu’elle se sent partir avec le petit David dans ses bras, Sofia Ossipovna est traversée par une dernière pensée : « Je suis mère », se dit-elle, avant de retomber, morte, « poupée sans vie », p. 473. Elle qui n’a jamais porté d’enfant, elle a su accompagner un orphelin dans l’ultime passage, lui apportant tout le réconfort qu’une mère peut apporter dans de pareilles circonstances : une présence pleine de préventions, de la chaleur, de l’affection, des mots qui tentent de rassurer. Ce faisant, Grossman introduit de la vie dans la mort, et même dans l’absolu de la mort qu’est la chambre à gaz. In extremis, Sofia Ossipovna comprend la signification de la maternité, qui est d’être là pour autrui.
On peut considérer que ce récit est un témoignage, et que ce témoignage est là pour autrui. Grossman porte la parole des disparus, fût-ce par le truchement de la fiction, et dans ce témoignage, il a voulu rendre présente, incongrue, la vie jusque dans la mort. On peut donc le lire comme une épitaphe, comme une protestation éthique contre le scandale du mal, et en même temps comme un message d’espoir adressé à un avenir incertain, un refus de capituler devant la mort.

Le 2 février 1943, au milieu des ruines, ces deux snipers soviétiques lèvent leurs fusils pour célébrer la victoire de Staline. Le Generalfeldmarschall allemand Friedrich Paulus vient de donner à ses troupes l’ordre de se rendre/Source Magazine Géo

Vie et destin d’un manuscrit

On le comprend donc, le roman de Grossman était inacceptable, à plus d’un titre.
Par l’audace de sa conception de la littérature, à qui il confie des pouvoirs inouïs, en en faisant l’instrument d’une réflexion historique, politique, éthique et psychologique, mais aussi par la nature même de ses analyses. On l’a vu, Grossman se risque à rapprocher les totalitarismes, à l’aune de l’annihilation de la liberté individuelle, qui trouve sa manifestation la plus éclatante dans l’enfermement concentrationnaire et la destruction d’une race ou d’une classe.
On l’a déjà dit plus haut, malgré la mort de Staline en 1953 et la « déstalinisation » entreprise par son successeur Nikita Khrouchtchev, Grossman s’est montré bien optimiste sur la capacité du régime à recevoir une telle critique. En octobre 1960, Grossman confie son manuscrit à Vadim Kojevnikov, un directeur de revue, qui, effrayé par ce qu’il lit, le transmet aussitôt au KGB, la police politique. Le 14 février 1961, le KGB effectue une perquisition chez l’auteur et confisque les différentes versions du manuscrit, ainsi que le papier carbone et le ruban encreur de la machine a écrire. Chose inouïe, « on arrête un livre, pas une personne », dit le traducteur de Grossman, Alexis Berelowitch. L’auteur, lui, voit les choses un peu différemment : « J’y tiens comme un père tient à ses enfants. Me priver de mon livre est comme priver un père de son enfant », écrit Grossman.

Samizdat de Vie et destin/Sur Wikipedia/Photographie de Nkrita

Celui-ci pourtant ne se résigne pas, et adresse en février 1962 une lettre à Khrouchtchev, elle aussi reproduite en fin de volume dans l’édition Laffont, dans laquelle il implore le Premier secrétaire du parti : « Je vous prie de rendre la liberté à mon livre. […] Ma situation actuelle, ma liberté physique n’a aucun sens, elle n’est que mensonge, car le livre auquel j’ai consacré ma vie, se trouve, lui, emprisonné. […] Je vous prie de rendre la liberté à mon livre ».
« Votre roman est hostile au peuple soviétique », lui fait savoir Mikhaïl Souslov, membre du Bureau Politique en charge des questions idéologiques, en juillet 1962, cinq mois après la lettre à Khrouchtchev et un an après la confiscation du manuscrit. « Pourquoi ajouterions nous votre livre aux bombes atomiques que nos adversaires préparent contre nous ? Sa publication aiderait nos ennemis », se justifie Souslov. Le censeur idéologue ne s’y trompe pas, et reproche à Grossman qu’on trouve dans son livre « des parallèles entre nous et le nazisme hitlérien ». Un autre affirme à Grossman que son livre ne pourra pas être publié avant 250 ans.

Désespéré, malade, Vassili Grossman meurt d’un cancer le 14 septembre 1964, sans avoir eu la satisfaction de voir publier le livre de sa vie.
Cependant, deux autres copies du manuscrit ont été cachées, l’une sous un sac de pommes de terre à la campagne, l’autre à Moscou chez le poète Semion Lipkine. Cela, seule la femme de Grossman et deux de ses amis proches le savent. Les manuscrits sont alors transférés sur microfilm par Andrei Sakharov, puis exfiltrés à l’Ouest par Vladimir Voïnovitch. Il faut encore un patient travail de déchiffrage, d’édition et de traduction avant de voir le roman paraître aux éditions L’Âge d’homme, à Lausanne, en 1980. Le manuscrit, cependant, n’est pas totalement complet. Il manque quelques passages, ce qui est matérialisé par des crochets dans les différentes éditions en circulation.
La première publication en URSS interviendra finalement en 1989, peu de temps avant la chute du régime. Enfin, en 2013, les services secrets russes remettent officiellement le manuscrit saisi en 1961 au ministère de la culture russe pour qu’il puisse être conservé aux archives d’État, consacrant le statut de Grossman dans son pays.
Notons toutefois que depuis 2021, la comparaison entre le stalinisme et le nazisme est passible de prison en Russie.

Indications bibliographiques

Outre le texte de Vie et destin, on pourra se référer aux textes suivants de Vassili Grossman:
Lettre à Khrouchtchev, Éditions Laffont, p. 1005-1008.
Cette lettre, conservée par les ayant-droits de Vassili Grossman, a été adressé par Grossman au Premier Secrétaire du Comité central du PCUS en février 1962.
Entretien avec M. A. Souslov, p. 1009-1012.
À la suite de sa lettre à Khrouchtchev, Grossman est convié à une rencontre avec Mikhaïl Souslov, membre du bureau politique, responsable des questions idéologiques. Au sortir de la rencontre, Grossman retranscrit le discours que lui a adressé Souslov, en juillet 1962.
Lettres d’un fils à sa mère, Paris, Laffont, p. 1013-1015.
Après la mort de Grossman, ses proches ont découvert dans ses papiers personnels deux lettres écrites à sa mère, l’une en 1950, l’autre en 1951.
L’Enfer de Treblinka, Traduction anonyme, Paris, Éditions Arthaud, 1945.
Une partie des réflexions sur le problème du chapitre 49 sont empruntées à une conférence donnée par l’écrivain Jérôme Ferrari au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (MAHJ) en juin 2023, sous le titre : « Vassili Grossman, « Vie et destin » et l’écriture de l’irreprésentable. »