Vers une éthique de la norme

par Yehia Cohen

Rav SOLOVEICHIK, L’homme de la halakha, Titre original : איש ההלכה – גלוי ונסתר (1944) /Ich Ha halakha galouï venistar/ L’homme de la Halakha : Manifeste et caché (1944), Traduction de l’hébreu, notes et postface par B. Gross, Jérusalem, Israël, Organisation sioniste mondiale, Département de Éducation et de la Culture par la Torah dans la Diaspora, 1981.

La vie dans le monde moderne met à l’épreuve de multiples manières le croyant attaché à sa foi et à sa tradition. Il est attiré par l’éclat d’une culture et d’un mode de vie qui semblent incompatibles avec les traditions, religieuses dont il hérite. Comment pourrait-il y avoir une place pour les normes et les règles divines dans un univers façonné par la science et les techniques, où la satisfaction des aspirations individuelles est mise au premier plan ?
C’est à ce type de questionnement entre philosophie, théologie et exégèse talmudique que tente de répondre le Rav Soloveichik dans plusieurs de ses essais, notamment L’homme de la Halakha.

L’homme de la Halakha est le second ouvrage d’un triptyque décrivant la personnalité du talmudiste : The Lonely Man of Faith, The Halakhic man, The Halakhic mind. Là où le premier interroge la solitude du croyant confronté au monde moderne, le seconde place au cœur de son exposé la présentation phénoménologique de l’activité créatrice du talmudiste.
The Lonely Man of Faith (1965), est une méditation sur la condition de l’homme religieux dans le monde moderne. La double attache du croyant, guidé par la foi et ancré dans la modernité, le conduit à l’isolement en le tiraillant constamment entre ses aspirations individuelles et les exigences de la communauté. The Halakhic man (1983 – dans sa version finale), présente la figure de l’homme respectueux de la Loi. En tant qu’individu dévoué à l’étude et à l’observance de la loi juive, il y est décrit comme un homme qui procède à la fois du religieux et du scientifique. Enfin, The Halakhic mind (1986), examine la manière dont la pensée juive traditionnelle incarnée par la halakha peut coexister et s’enrichir d’un dialogue avec la pensée moderne.
Ainsi, Soloveitchik explore principalement la relation entre homme, la tradition et la modernité selon une perspective existentielle aux accents de phénoménologie. Il s’agit de décrire l’expérience vécue de la conscience juive dans son rapport au monde par monstration plutôt que par démonstration.

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The Halakhic man se divise en deux parties. La première présente la conception du monde et la manière de vivre propre à l’homme qui respecte les prescriptions de la Torah. La seconde partie a pour objectif de décrire la puissance créatrice de ce type d’homme. L’objectif est de montrer comment l’activité halakhique procède d’un rapport au monde absolument libre et créateur, qui suppose la conception d’un temps libéré de sa séquentialité.
Soloveitchik défend l’idée selon laquelle l’homme de la halakha est un type spécifique d’homme de foi. Ni homme religieux ni homme de science, il transcende ces deux personalités en les unifiant ; il est l’union partielle de deux types spécifiques d’homme. Plus pragmatique que l’homme religieux tourné vers l’au-delà, ses analyses portent sur le monde présent et non sur le mystère de l’essence divine transcendante. Toutefois, à la différence de l’homme de science, l’homme de la halakha ne se préoccupe pas de l’être, mais du devoir-être. Son monde est celui que Dieu ordonne à travers les lois divines. En somme, l’homme de la halakha puise sa vitalité de l’élan de l’homme religieux tout en adoptant une démarche méthodique propre au scientifique. Ce n’est ni la morale ni la vérité qui le guide, mais la volonté de Dieu autour de laquelle se structure toute son activité, qu’elle soit pratique ou théorétique.
Néanmoins, si les figures du scientifique et du religieux nous semblent de prime abord familières, la nature de leur union reste à élaborer. La définition donnée par Soloveitchik laisse en effet un nombre important de questions sans réponse. L’homme de la halakha « tient partiellement de l’homme religieux et partiellement de l’homme de science » (p. 10), mais quelle est exactement la nature de cette union ; est-ce une composition, une somme, un produit… ? Aussi, dans quelle mesure scientifique et religieux sont-ils différents ? Se distinguent-ils seulement par la différence spécifique ou également selon le genre ? Bref, bien que Soloveitchik explicite lui-même le sens des notions qu’il mobilise, leurs relations ne sont jamais clairement décrites et leurs fondements conceptuels sont toujours établis de manière éparse. Pour saisir toute l’originalité et la singularité du portait que brosse Soloveitchik, il est par conséquent nécessaire de remonter à ses fondements. Une présentation complète exige en d’autres termes une entreprise généalogique de réunification.

Généalogie de l’homme de la halakha

L’homme de l’espèce et l’homme de Dieu.
Dans les termes de la philosophie classique, l’homme est défini selon le genre prochain et la différence spécifique comme un animal rationnel. D’un point de vue existentiel en revanche, la description de l’homme se conjugue selon la façon dont il investit le monde. Soloveitchik distingue à ce titre deux modalités existentielles de l’homme, relativement à ses deux rapports au monde possibles : l’homme de l’espèce et l’homme de Dieu.
L’homme de l’espèce est l’homme dans sa relation passive au monde. C’est un être inactif qui ne crée et ne produit rien. C’est en quelque sorte l’homme ordinaire qui n’agit pas sur le monde. Celui qui, tourné vers lui-même, remplit ses journées d’occupations mondaines. L’homme de Dieu au contraire entretient un lien actif avec le monde ; il le transforme, le modifie. Son passage laisse des traces, même si elles ne sont que temporaires. Les actions de l’homme de Dieu ont une incidence sur son entourage car le développement du monde est pour lui la finalité de sa propre vie. Aussi, selon l’ordre conceptuel l’homme de l’espèce est toujours logiquement premier vis-à-vis de l’homme de Dieu. L’être humain est en effet un être égoïste d’abord tourné vers lui-même, et ce n’est que dans un mouvement de rupture vis-à-vis de cet égoïsme que l’homme de Dieu peut apparaître. Celui-ci est donc logiquement second dans la mesure où il est le résultat d’un renversement puis d’un élargissement du champ d’action dans lequel évolue l’homme de l’espèce.
Soloveitchik fonde cette distinction en la puisant dans la conception maïmonidienne de la Providence. En bon aristotélicien, Maïmonide défend une vision naturelle-collective de la Providence. Dieu ne porte son regard que sur l’espèce en général. Il veille à sa destinée et à sa conservation de manière collective, sans agir sur le sort de chaque individu. Maïmonide généralise l’utilisation de la providence naturelle à l’ensemble de la création. Il fait néanmoins une place à l’usage d’une Providence judiciaire-individuelle concernant l’être humain. Il s’agit d’une vision de la Providence dans laquelle les récompenses et les châtiments divins résultent des mérites personnels de chaque être humain. Dieu s’occupe de chaque individu et agit à son égard proportionnellement à la valeur de ses actes. Un acte bon, juste ou axiologiquement positif sera récompensé ; un acte mauvais, injuste, ou axiologiquement négatif sera puni. L’homme est la seule créature à être « responsable de ses faits et ses gestes. (…) Aussi Maïmonide place-t-il l’homme dans une situation différente de toutes les créatures, et affirme-t-il son droit à l’existence individuelle, en tant qu’individu, (…) pour tout ce qui a trait au principe de la providence », p. 132.
Selon une lecture stricte de Maïmonide, tous les hommes sont donc logés à la même enseigne. La Providence judiciaire s’applique sans distinction à l’espèce humaine dans sa totalité. Ceci étant, toute l’originalité de  Soloveitchik tient en ce qu’il fait dépendre l’application de cette providence aux deux modes d’existence de l’homme. Car l’homme de l’espèce et l’homme de Dieu ne se distinguent pas selon leur degré de spiritualité. L’homme de Dieu peut être athée et l’homme de l’espèce profondément croyant. Leur différence réside plutôt dans le passage opéré entre son interprétation de Maïmonide et sa propre conception du rapport existentiel de l’homme au monde. Malgré l’égalité de principe, en pratique tous les hommes ne sont pas égaux face à la Providence. Si l’homme reste passif, ordinaire, il choisit lui-même de se dé-responsabiliser en ne prenant pas part de manière autonome à la réalisation de l’espèce. En conséquence Dieu se comporte avec lui à la mesure de son engagement. Puisqu’il vit sans personnalité propre, comme n’importe qui dans son espèce, il en reste à l’état d’une Providence de l’espèce. À l’inverse, l’homme de Dieu, actif et productif, met en jeu sa responsabilité en tant qu’individus. Il intègre des lors un régime de providence cohérent avec son choix (p. 136). Il force, pour ainsi dire, Dieu à le regarder ; raison pour laquelle il est qualifié d’homme de Dieu. 

Aussi, la description existentielle s’enrichit d’une teneur ontologique : « Parfois l’individu ne subsiste que par le fait de l’espèce, parce qu’il est né et provient de cette lignée », p. 134. Du fait de son rapport passif au monde, l’homme de l’espèce n’a pas d’existence propre. Il est homme pour des raisons strictement biologiques. Il subsiste dans le monde au même titre qu’une pierre ou qu’un animal. Au contraire, l’homme de Dieu façonne sa propre essence. Celle-ci est le résultat de son choix d’agir effectivement et de façon originale dans le monde. Pour reprendre une formulation bien connue, son essence réside dans son existence

La dualité du réel

Pour autant, le monde ne se donne pas toujours à l’homme de Dieu simplement et facilement. Dans ses tentatives de cerner le monde pour le transformer, celui-ci se dérobe souvent et semble inaccessible. Ce paradoxe apparemment inhérent à la connaissance du réel est le résultat d’une constitution fondamentalement duale de la réalité : « la réalité est double », p. 18. Non pas dans le sens d’un partage selon l’espace ou le degré de spiritualité, mais selon ses modes de manifestations. Le monde peut en effet apparaitre à l’homme de deux manières : dévoilé ou voilé.

Dynamique du dévoilement

Le dévoilement est le fait pour le monde de se laisser concevoir par l’homme. La dynamique de cette manifestation peut être restituée selon trois moments constitutifs.
1) L’accueil : le monde se laisse découvrir, sans opposer de résistance particulière. C’est un moment initial où la nature se dévoile dans sa globalité.
2) La soumission : la nature devient objet et l’homme sujet. La raison opère sur le monde et en rend possible la connaissance. Elle permet à l’homme d’en saisir des éléments concrets. La réalité devient docile, elle se plie à l’esprit humain. L’homme peut alors la comprendre et la soumettre à sa raison et à son savoir.
3) L’appréhension : l’organisation interne et l’essence de la réalité son finalement perçues et connues. L’homme réussit à dégager des lois de l’univers et à l’ordonner.

Dynamique du voilement

À l’opposé, le voilement est l’état du monde lorsque celui-ci semble incompréhensible. Là encore on peut en restituer les trois moments constitutifs, strict miroir des trois moments du dévoilement.
1) Le retrait, dans lequel la nature devient insaisissable en sa totalité. Ce mouvement hors du monde rend la réalité partiellement inaccessible. Même si le chercheur tente de l’appréhender, il se heurte à ses limites.
2) S’ensuit un recouvrant du monde. Bien que présent, il reste caché ou masqué derrière des couches qui empêchent sa compréhension immédiate. Toujours là, le réel est ainsi voilé.
3) Le mystère est la dernière étape du voilement. La réalité devient non seulement cachée en profondeur mais également incompréhensible en surface. Le monde dans sa totalité devient un ensemble énigmatique. C’est un moment où la nature révèle une dimension transcendante et inexpliquée. 

Le scientifique et le religieux

Finalement, c’est de ces deux faces de la réalité tout aussi premières qu’émergent naturellement deux types d’hommes de Dieu : l’homme de science et l’homme religieux. Comme le soutient en effet Soloveitchik, « La diversité des approches de l’homme de science et de l’homme religieux a sa racine dans la réalité elle-même », p. 19. L’apparition duale du monde a pour effet de faire naître une conception tout aussi duale du rapport de l’homme au monde. Ou, pour dire les choses correctement, la double modalité d’être du monde est le résultat de la double modalité d’être de l’homme lui-même. L’approche scientifique est le résultat d’une attirance pour ce que le monde renferme de clair, d’ordonné et d’accessible. La posture religieuse en revanche est l’effet d’une sensibilité au mystère, et à ce qui reste éternellement sans réponse.    

Plus précisément, il est possible de décrire les types scientifique et religieux selon cinq caractéristiques : type, motivation, démarche, conception ontologique, et activité.

L’homme de la raison
1) L’homme de science est de type cognitif. Ce qui définit son mode d’être c’est la raison. Il est au monde sur le mode de la faculté rationnelle. Il a pour objectif de connaître le monde en son être. Sa motivation principale est de résoudre le problème que pose le monde. Il refuse de faire une place à l’inexpliqué. L’essence du monde est accessible, et la raison est le meilleur moyen pour y accéder.
2) Les maîtres-mots de la démarche de l’homme de science sont ordre et méthode. On décrira alors cette démarche selon deux axes. Du point de vue de l’objet, l’homme de science présuppose l’existence d’un monde ordonné. Celui-ci est cohérent par nature, et c’est au savant de mettre à jour son organisation. Du point de vue du sujet, il s’agit par conséquent d’établir un protocole méthodique en mesure de faire apparaitre l’essence structurée du monde. Ce protocole prend la forme de la formulation de règles et l’établissement de principes en mesure d’expliquer les différents phénomènes mondains. Au bout du compte, la démarche scientifique doit faire émerger la nécessité casi mécanique du monde.
3) Car l’homme de science pose comme principe ontologique l’identité entre l’existence et la nécessité. Ce qui détermine l’existence c’est la nécessité et le déterminisme : « Le déterminisme, c’est le premier et le dernier mot de l’existence », p. 16. Deux sens peuvent être donnés à cette assertion. Au sens large elle signifie que l’être est de part en part constitué par la nécessité. Dans le détail, cela veut dire que tout ce qui existe doit pouvoir être rattaché en amont et en aval à un ordre causal. Tout chose existante est nécessairement à la fois cause et effet d’une autre chose existante ; réciproquement, tout couple cause/effet est un couple qui existe. Autrement dit, ce qui n’a pas de cause ou ce qui ne produit aucun effet n’existe tout simplement pas. L’homme de science n’exclut donc pas la possibilité qu’il y ait quelque chose d’accidentel ou d’inexplicable. Toutefois, il relègue les phénomènes de ce genre en dehors du monde c’est-à-dire en dehors du champ de la connaissance possible.
4) Finalement, l’action propre du savant, ce qui détermine sa démarche et ce qui le définit dans son rôle distinctif, se caractérise par deux pôles : « l’acte du savant c’est l’invention et la découverte », p. 17. Ces deux dimensions sont complémentaires et fondent la spécificité de l’activité scientifique. « L’invention » renvoie à la capacité créative du savant. Sa propension à la création de nouveaux concepts, outils, théories, ou modèles explicatifs qui permettent d’appréhender la réalité d’une manière inédite. L’invention ne se limite pas à la fabrication matérielle, mais désigne surtout des innovations théoriques. Le savant est perçu par Soloveitchik comme un créateur. C’est un individu capable d’imaginer des solutions nouvelles aux problèmes posés par le monde. La « découverte » fait référence à la mise au jour de ce qui existe déjà dans le monde, mais qui était jusqu’alors inconnu ou caché. Elle implique que le savant ne crée pas de toute pièce la réalité, mais qu’il en révèle des aspects ignorés ou inaccessibles. L’invention est l’acte par lequel l’invisible ou l’inconnu devient visible et connu grâce à l’effort de la recherche scientifique.

L’homme de foi

Tout à l’opposé « l’acte de l’homme religieux consiste à recouvrir et à voiler », p.18. Son activité est le strict contraire de celle du scientifique.


1) L’homme religieux se distingue d’abord par sa position face au monde et au divin. Son mode d’être est défini par son aspiration à maintenir l’énigme de la Création, plutôt qu’à la clarifier. L’homme religieux se place devant le monde avec l’idée que celui-ci contient des réalités cachées, mystérieuses, et qui dépassent la simple compréhension humaine. Là où l’homme de science s’efforce d’élucider le monde, l’homme religieux accepte ses limites en cultivant une relation intime avec l’inexplicable.
2) La démarche de l’homme religieux se construit aussi dans une relation dynamique avec son objet de connaissance, mais sans que cette relation ait pour but un dévoilement, comme c’est le cas dans la démarche scientifique. L’homme religieux valorise le caractère voilé de l’objet. L’essence du monde lui apparaît à travers ce voile mystérieux. S’il cherche à le lever, c’est pour le replacer aussitôt. L’homme religieux refuse d’instaurer un ordre clair et causal, car il reste fasciné par le charme du voile mystique qui couvre l’objet. Il ne préfère pas le tohu-bohu ou le chaos au cosmos, il se préoccupe simplement davantage du mystère que recèle l’ordre des choses.
3) Du point de vue ontologique, l’homme religieux ne nie donc pas l’ordre du monde ni la loi causale qui régit l’univers. Plus radicalement il ne s’en satisfait pas. L’homme religieux voit dans le déterminisme lui-même l’énigme la plus secrète et la plus profonde. On soutiendra en effet que « l’homme religieux aspire à connaitre et à comprendre, mais c’est la connaissance elle-même qui est la plus grande et la plus grave énigme. », p. 22. Le mystère ne disparaît pas avec la connaissance des causes ; tout au contraire, celle-ci le renforce. L’ordre du monde révèle une loi plus profonde. C’est elle que l’homme religieux cherche à appréhender. Non dans un esprit de compréhension rationnelle, mais dans une perspective de révérence et d’émerveillement face au miraculeux.
4) Aussi, pour l’homme religieux la connaissance n’est pas la simple compréhension des rapports de cause à effet. C’est une activité qui consiste dans l’appréhension du merveilleux et du miraculeux dans les lois de l’existence. La loi elle-même, loin d’annuler le mystère, révèle l’insondable qui sous-tend la réalité. Chaque découverte engendre de nouveaux mystères et non une clarté définitive. Cette perspective contraste avec celle de l’homme de science, pour qui la découverte des lois du monde permet de réduire l’inexpliqué.

Dépassement dialectique de l’homme de la halakha : Monde d’en haut et monde d’en bas

En tant qu’homme de science et homme religieux, l’homme de la halakha reconnait le caractère imparfait du monde. Car le monde est marqué par une double défaillance : épistémologique et axiologique. D’un côté, le monde matériel est prisonnier des « limites étroites de la sensibilité. » p. 52. Il s’agit d’un topos de la philosophie. La connaissance à laquelle donne accès le monde physique relève par définition de l’expérience sensible. Or les sens constituent un moyen de connaissance déficient et limité. Ils rendent la perception du réel souvent trompeuse. Par ailleurs, le monde sensible est également imparfait à cause du mal « et de la destruction maligne de la vie » qui y résident à tous les niveaux », p. 53. La matière étant soumise au changement et à la finitude, elle devient le théâtre d’événements souvent préjudiciable ; qu’il s’agisse des actions humaines fréquemment tournées vers des désirs égotistes ou des événements naturels qui affectent la vie de manière aléatoire et inexpliquée.
La réponse qu’offre ainsi l’homme de la halakha aux défauts du monde physique est double. Soloveitchik affirme d’abord que « l’homme de la halakha ne rejette pas l’existence et le monde réel. », p. 64. La forme négative de l’assertion n’est pas anodine. La philosophie et la religion ont en effet postulé à plusieurs reprises l’existence d’un monde intelligible, sans défaut absolu et stable. Dans le paradigme onto-théologique classique, le monde physique est considéré comme une source de bonheur et de connaissance à rejeter. L’arrière monde est la seule réalité véritable parce qu’elle n’est pas soumise aux aléas du devenir. En refusant explicitement cette voie, la conception halakhique affirme donc une position ontologique positive à l’égard du monde empirique. Celui-ci n’est plus perçu comme un obstacle à surmonter ou une illusion à dépasser, mais comme le lieu même de la réalisation spirituelle. Soloveitchik soutient dès lors positivement que « l’homme de la halakha affirme sa force en ne quittant pas ce monde. », p. 53. Là où la pensée religieuse naïve tend à concevoir la puissance spirituelle comme une capacité de détachement du monde matériel, la perspective de l’homme de la halakha propose une vision diamétralement opposée. La force ne réside pas dans la faculté de s’extraire du monde, mais précisément dans la capacité à y demeurer pleinement engagé. Cette position implique une redéfinition fondamentale de ce qui constitue la puissance spirituelle authentique.
Aussi, l’homme de la halakha ne cherche pas à s’évader vers un arrière-monde idéal ; au contraire. Il considère sa mission comme la responsabilité de rendre le monde meilleur et de manifester la présence divine dans un environnement imparfait. L’homme de la halakha « fait descendre la gloire divine et la sainteté (…) dans le domaine limité de l’existence humaine. », p. 53. La « gloire divine » évoque la perfection et l’absence de défaut de la condition divine que l’homme de la halakha cherche à intégrer dans le monde physique. Il ne fuit pas les limites de la matière, mais cherche plutôt à la transformer par sa pratique religieuse. Le monde matériel n’est pas une simple apparence à dépasser mais le lieu même où doit se réaliser l’idéal religieux. Il s’agit d’une conception qui rompt avec le dualisme traditionnel opposant le monde sensible au monde spirituel.
C’est dans cette perspective que la halakha devient le moyen pour réparer le monde. Cette réparation se réalise également en deux temps :  négativement d’abord, puis positivement ensuite.


Soloveitchik rappelle en effet que « l’homme n’atteint la sainteté ni par la communion métaphysique avec l’inconnu, ni par la communion mystique avec l’infini, ni par l’extase qui le projette en dehors de ses limites. », p. 58. La voie de la sainteté est définie par la négative, dans le refus des trois modes traditionnels d’accès au divin.
1) La première voie rejetée est celle de la communion métaphysique. Elle peut représenter la tentative intellectuelle et philosophique de saisir le divin par la pensée rationnelle. Cette approche suppose qu’une compréhension profonde et intellectuelle des mystères de l’existence pourrait élever l’homme à un état de sainteté et d’union avec Dieu. En la récusant, on pourrait suggérer les limites d’un usage exclusif de l’intellect dans la quête spirituelle.
2) La seconde voie écartée est celle de la communion mystique. Elle fait écho vraisemblablement écho aux traditions de pensée qui ont cherché une union directe et immédiate avec le divin. Cette approche, qui privilégie l’expérience spirituelle pure sur la compréhension rationnelle, est également présentée comme insuffisante pour atteindre la véritable sainteté.
3) Enfin, le rejet de l’extase semble critiquer les pratiques ascétiques et extatiques qui visent à transcender la condition humaine par des états modifiés de conscience. Cette troisième négation termine de souligner que la fuite hors de la condition humaine concrète ne constitue pas une voie authentique vers la sainteté.
Positivement, c’est donc par la concrétisation de la halakha dans le monde réel que l’homme répare et améliore la condition du monde. On peut lire, par exemple, à la suite directe du passage précédent, que l’homme doit parfaire le monde « à travers sa vie corporelle, par l’intermédiaire de ses œuvres sensibles, par l’insertion de la halakha dans la vie concrète. », p. 58. Il y a là une gradation en trois moments, qui part de la vie physique en général et qui débouche sur le respect et la pratique de la halakha. Il s’agit d’actualiser de manière concrète les normes du droit talmudique dans la réalité empirique. La sainteté n’est plus à chercher dans un état extraordinaire accessible par des voies exceptionnelles. C’est bien plutôt une façon d’habiter pleinement l’humanité, à travers une pratique concrète.
Soloveitchik défend cette thèse dans plusieurs autres passages de son ouvrage. Elle est la clé de voûte de son système. La concrétisation de l’activité de l’homme de la halakha améliore en effet le monde en ce que l’homme se crée lui-même par son respect des règles halakhiques. En réalisant sa propre essence l’homme créer celle du monde. En effet, « le principe essentiel pour l’homme est le devoir de se créer soi même. », p. 118. Mais il affirme également que « l’homme (…) doit (…) réparer les défauts de la création » et que « la créature doit participer avec le créateur », p. 112. Est-ce alors le monde ou lui-même que l’homme est censé réparer ? La réponse est simple. C’est précisément la faillibilité de l’homme qui entraine la fiabilité du monde. C’est elle qui empêche le sensible de faire apparaitre la vérité. C’est donc au travers de son auto-transformation que l’homme est en mesure de transformer le monde. L’homme contribue avec le créateur à transformer le monde au sens où c’est sa propre transformation qui change le monde.

La concrétisation halakhique comme telle

Une des thèses majeures de L’homme de la halakha réside dans sa caractérisation novatrice du mode d’être de l’homme de la halakha. La façon dont ce dernier habite le monde s’éclaire lorsqu’on la met en parallèle de la démarche du scientifique dans son propre rapport au monde. Tous les deux investissent le monde à travers la manière dont leur activité théorique s’exerce sur leur représentation du monde. L’approche de l’homme de la halakha serait ainsi comparable « à celle du mathématicien qui se forge un monde idéal et l’utilise afin d’établir un rapport entre de dernier et le monde réel », p. 31. Il qualifie ainsi une telle approche de relation cognitive-normative. Cognitive car elle procède d’un rapport théorétique au monde ; normative parce qu’elle a pour but de produire des normes avec lesquelles l’homme pourra ensuite s’orienter dans le monde. 
L’approche scientifique et halakhique du monde est marquée par trois moments caractéristiques : le moment de découverte, le moment de construction, et le moment de l’application.
1) La découverte : il s’agit d’abord pour l’homme de science autant que pour l’homme de la halakha d’entretenir une attitude d’observation et de questionnement vis-à-vis du monde. L’approche du réel est une exploration ouverte et sans préjugés. Le scientifique « aborde le monde sans aucune préparation préalable. », p. 29. Loin de toute prétention à la maîtrise, il fait preuve d’humilité face à la complexité du monde, jusqu’à ce qu’il se retrouve face à un paradoxe : d’une part le monde semble régulier et stable, d’autre part il reste mystérieux.
2) La construction : confrontés à la complexité du réel, scientifique et homme de la halakha construisent chacun à leur manière un cadre théorique qui leur permet d’appréhender le monde et d’y évoluer avec méthode. En vue de répondre au caractère paradoxal de la réalité, ils se construisent un appareil conceptuel selon des modèles formels propre à leur domaine d’étude. Le scientifique « construit un monde idéal, ordonné et stable, précis et parfaitement clair. », p. 29. De la même manière, l’homme de la halakha « s’approche du monde armé de son bâton et de son sac, de ses lois, règles, principes et préceptes, dans un rapport a priori. », p. 31. Pour l’un, les règles sont les lois mathématiques et les équations qui régissent l’univers ; pour l’autre, ce sont les normes de la lois juives qui sont organisées selon des principes fondamentaux et théoriques. Dans les deux cas il s’agit de constructions abstraites indépendantes de la réalité. Cette conception est le résultat d’un parti-pris épistémologique néo-kantien. Le scientifique ne tire pas ses lois de l’observation du monde. L’expérience n’est qu’une occasion pour élaborer des règles, mais ce n’est pas de l’expérience que ces dernières sont tirées. Les systèmes normatifs que mettent au point scientifique et homme de la halakha sont a priori. Leur catégorie provienne de la pensée pure et n’ont pas vocation à se conformer à la nature. Au contraire, le scientifique créer des lois et observe le monde à travers elles. Le mode opératoire du scientifique est donc le même que celui de l’homme de la halakha. Il consiste à assigner aux données empiriques de l’observation des valeurs quantitatives et formelles pour être en mesure de s’orienter rationnellement dans le monde. Pour le scientifique la couleur n’est plus seulement une expérience sensorielle mais une longueur d’onde de la lumière. Du point de vue de l’homme de la halakha les phylactères ne sont pas un objet de culte sacré. Ce sont des objets régit par des règles et des principes, auxquelles sont associées des caractéristiques absolues de taille, de longueur, de hauteur ou de couleur.
3) L’application : Finalement, ces données pourront ensuite être manipulées de façon autonome vis-à-vis de leur corrélat physique, et seront enfin réinjectées dans la réalité pour en obtenir des résultats inédits. Lorsque le scientifique « a besoin de la réalité et qu’il veut utiliser la loi idéale a priori dans le domaine concret du réel, il avance et présente sa théorie a priori. », p. 29. Il n’est pas question d’une simple application, mais d’une confrontation active entre un modèle conceptuel et le monde. La réalité empirique est non seulement observée, mais aussi investie d’une signification conceptuelle qui dépasse la simple perception sensorielle. En construisant un modèle a priori, le scientifique ou l’homme de la halakha ne se contentent pas d’appliquer des concepts abstraits à la réalité ; il réinterprète cette réalité en fonction d’un système de valeurs et de significations. Dans le cas de l’homme de la halakha en particulier, cela signifie que son observation du monde est intimement liée à sa compréhension de la loi divine et aux prescriptions religieuses qui en découlent.
Au travers de leur construction a priori, c’est donc le phénomène même du monde qui change de plan. Pour l’individu ordinaire par exemple, lever et coucher du soleil ne signifient pas grand-chose sinon que la journée débute ou se termine. Du point de vue d’un astro-physicien en revanche, l’apparition du soleil et sa disparition s’insèrent dans une appréhension plus globale de l’univers, de ses mécanismes et de son fonctionnement. Pour l’homme de la halakha également, le soleil qui se couche un vendredi soir n’a pas la même signification que celui qui se couche le reste de la semaine. Ce coucher l’engage dans un tout nouveau rapport au monde, composé de normes et de prescriptions de toute sorte. Ce moment marque ainsi une transformation dans sa perception du monde qui est déclenchée par le cadre conceptuel et normatif dans lequel il s’inscrit.

Transfiguration du monde

L’idée de transformation du monde à travers une transformation de soi s’explique dès lors dans le fait que, en adoptant cette vision halakhique, l’homme se transforme intérieurement. Il oriente son esprit et son comportement pour se conformer aux exigences de la loi divine. L’homme de la halakha ne voit pas la réalité comme un observateur passif, mais comme un acteur impliqué dans un système de valeurs transcendantes. Ce changement intérieur transforme à son tour sa relation au monde, puisque chaque élément de la réalité devient porteur d’une nouvelle signification, d’un appel à l’action et à la méditation religieuse.
C’est ici que prend place la nature religieuse de l’homme de la halakha. C’est sa méthode scientifique couplée à la nature des objets qu’il manipule qui lui font acquérir un mode d’être qui excède le scientifique. L’homme de la halakha se fonde en effet sur des objets et des normes qui portent une valeur religieuse. Il aborde ces normes avec une rigueur méthodique, mais il ne les traite pas simplement comme des faits extérieurs : il les intègre dans son être. L’un se nourrit donc de l’autre. La norme religieuse héritée de la tradition se charge d’une signification scientifique et abstraite lorsque l’homme de la halakha l’envisage sous le prisme de l’a priori. En retour, cette norme élevée à un plus haut degré de rationalité imprègne l’homme de la halakha et lorsqu’elle s’applique dans son quotidien, elle lui fait apparaitre un monde neuf. L’ouvrage se conclut par ces mots : « La liberté totale de l’homme de Dieu ne se réalise, comme nous l’avons expliqué ci-dessus, que par la saisie de la norme comme loi existentielle de l’être individuel et libre d’esprit ; grâce au principe de la halakha intégrée dans son âme pure, auquel ne se rattache aucune nécessité et que l’homme n’accueille pas “comme contraint par une force cachée inconnue”, mais se réjouit de son existence et de son accomplissement », p 144. 

Ce passage souligne le fait que la « liberté totale de l’homme de Dieu » se réalise par « la saisie de la norme comme loi existentielle ». Ce concept est central : l’homme de la halakha ne se contente pas de suivre des règles religieuses parce qu’elles lui seraient imposées par une divinité transcendante, « cachée et inconnue ». Au contraire, il les accepte et les intègre librement, de manière volontaire, comme une partie intrinsèque de son identité et de son existence. La loi n’est plus une série de commandements à exécuter passivement. Elle est un principe intérieur qui guide chaque aspect de sa vie justement parce qu’elle découle de sa construction a priori. La norme devient par cela une sorte de loi personnelle, une loi qui structure son être. Cette intégration a donc pour conséquence que la norme n’est pas perçue comme une contrainte, mais comme un moyen essentiel d’« accomplissement » et de joie.

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Ainsi, l’homme de la halakha transforme le monde en modifiant sa propre perception et son propre rôle dans ce monde. En intégrant les valeurs halakhiques dans sa vie quotidienne, il modifie non seulement sa vision du monde, mais également la manière dont il interagit avec celui-ci, dépassant en cela la démarche du scientifique qui, par ses théories, modifie sa compréhension mais non sa pratique du réel. Ce n’est donc pas simplement une transformation du monde extérieur ; c’est une transformation intérieure de soi, qui permet d’attribuer une nouvelle signification au monde, de sorte que chaque acte, chaque moment, s’intègre dans un ordre saint et signifiant.

Indications bibliographiques  

Oeuvres du Rav Soloveitchik

Bibliographie  établie par Tradition, revue de pensée juive orthodoxe.

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