L’âme de la Tradition

par Marianne Cense

Alexandre SAFRAN, La Cabale, Paris, Éditions Payot, 1972.

Article réalisé dans le cadre du Projet ‘Jeunes rédacteurs » initié par l’Association Sifriaténou en 2024 . Avec le soutien de nos donateurs, de la FJF et de la FMS.

De quoi est faite la tradition juive ?

En 1960, le Grand Rabbin de Genève, Alexandre Safran entreprend le considérable projet d’écrire, avec la collaboration de sa fille Esther, un ouvrage retraçant l’origine et la nature de ce qu’il appelle, par un mot calqué sur l’hébreu, « la Cabale ». Il tente de décrire les éléments constituants de la tradition, de mettre en lumière sa signification, la structure unifiante de la vie religieuse : la relation de l’homme juif à Dieu, à la nature, à l’esprit et aux lois.

Né en Roumanie en 1910, Alexandre Safran devient rapidement une grande figure du judaïsme roumain et européen. Fils de rabbin, il est devenu à son tour rabbin à l’âge de dix-huit ans ; il soutient une thèse de philosophie à Vienne dans les années qui suivirent, tout en suivant assidument les cours de l’institut rabbinique de la ville. Il devient ensuite Grand Rabbin de Roumanie à l’âge de vingt-neuf ans alors que l’Europe sombre dans la guerre ; et, face à l’accession du fascisme au pouvoir et la collaboration avec l’Allemagne nazie, il se mobilisa – via ses relations ainsi que dans la clandestinité – sauvant la vie de près de 400 000 Juifs roumains.

Après la guerre, en 1947, chassé de Roumanie par le pouvoir communiste, il s’installa à Genève où il fut nommé Grand Rabbin ; il y demeura jusqu’à la fin de ses jours. C’est durant cette période qu’il entreprit de constituer un grand ouvrage qui rendrait compte de qui fait l’âme de la tradition juive. Il souhaitait mettre en évidence son unité à travers le temps, sa permanence, mais aussi son unité interne qui relie l’ensemble les aspects pratiques et théoriques de la vie juive. Il s’agissait ainsi de dévoiler ce qu’est la קַבָּלָה/Cabale, de la révéler dans son unicité contre certaine a priori, en l’analysant comme une totalité unifiée et unifiante, qui maintient et actualise sans cesse la relation entre Dieu, l’homme et la nature.

Une tradition, dans sa plus large extension

Le terme de Cabale (on écrit aussi Kabbale), dans l’imaginaire collectif, désigne souvent une science juive mystique accessible uniquement à une élite restreinte et initiée. La définition de ce qu’est la Cabale demeure alors souvent vague, empreinte d’un ésotérisme ineffable vers lequel seul l’homme d’exception peut s’élever, conception souvent héritée d’autres cultures religieuses. Dépassant les limites de cette acception, A. Safran, dans son ouvrage offre une synthèse exhaustive de ce que recouvre le large et riche domaine de la Cabale, unissant sa dimension mystique – débarrassée de l’image trompeuse qui lui est accolée – à sa dimension légale qui composent le judaïsme dans son ensemble.
Cette présentation ne se limite donc pas à la définition restreinte de la Cabale comprise comme mystique mais bien ici comme tradition au sens large. Á cet égard, il donne toute sa place à ce qu’il désigne comme étant « l’homme de la cabale », qui représente une figure idéale, à laquelle tout Juif peut s’identifier à condition de se consacrer, à son échelle, à l’observance et la transmission de la tradition.

Une grande chaîne

Dès lors, il s’agit avant toute chose de comprendre ce à quoi correspond la notion de Cabale : dès les pages introductives, l’auteur en donne une signification historique et étymologique à partir de ce que dit la Michna (Avoth : 1,1) : elle a été introduite par Moïse qui a reçu (kibel en hébreu, d’où dérive le mot Kabalah) la Torah avant de la transmettre (ou-messara) à Josué qui l’a, à son tour, transmise jusqu’à ce que tout Israël la reçoive. La Cabale précède ainsi la Torah (écrite) qui en devient l’objet lors de la Révélation du Sinaï et constitue l’âme de la tradition qui prendra sa forme écrite quelques siècles plus tard à travers la Loi mosaïque.

Lanière de cuir nouée autour du bras/ »Tefilines », traduit en français par « phylactères »/Source non identifiée

La Cabale, dit A. Safran signifie alors la « chaîne de la Tradition » (p. 10) telle que sa désignation courante le traduit (הקַבָּלָה  שלשלת/Chalchelète ha-Kabala), et, à travers la notion de transmission elle signifie aussi et surtout « l’acceptation », p.10. Cette acceptation – de la Parole divine – s’illustre par la chaîne qui lie Dieu à l’homme, selon une relation verticale ; c’est en cela que la Torah est l’objectivisation de cette chaîne, d’où la Révélation du Sinaï conçue par notre auteur comme un appel incitant l’homme à vivre selon les lois de Dieu. La transmission – d’abord orale – de la Torah et de ses Lois constitue de cette manière la Tradition : la « Parole divine » (p. 11) est acceptée par Israël devant Dieu, puis est transmise par les hommes à d’autres hommes au fil des générations.

Devenir l’homme de la Cabale

Et, chaque homme d’Israël qui accepte la Parole divine, c’est-à-dire qui accepte les lois de Dieu contenues dans la Torah est un maillon  cette chaîne de la tradition : il y participe et peut alors être nommé « homme de la Cabale », que A. Safran définit en ces termes : « juif idéal qui vit selon l’enseignement de la Cabale », p. 357 ; ce Juif idéal ne se confond dès lors pas avec le cabaliste qui lui, d’après la définition qu’en donne notre auteur, se consacre pleinement et exclusivement à l’étude et la pratique mystique de la Cabale.
Cette figure de l’homme de la Cabale est caractérisée par A. Safran contre des préjugés communément admis à propos de la Cabale elle-même, tel que celui d’une doctrine dogmatique, liée à l’application stricte et érudite de rites, ou encore celui de sa finalité entendue comme union – ontologique – avec Dieu. En réalité, le terme de mystique, accolée à la Cabale peut prêter à confusion car nous y entendons souvent à l’arrière-plan la conception orientale du terme, mais également la conception chrétienne de la mystique inspirée de la philosophie de Plotin. La notion de mystique implique dès lors celle d’hommes extra-ordinaires, capables de d’approcher du divin jusqu’à entrer en union avec celui-ci. Or, dans le cas de la mystique juive, pour le cabaliste comme pour l’homme de la Cabale, la quête de l’absolu est une recherche non pas de l’union immédiate mais du contact avec le divin par la médiation qu’opère la tradition. Dès lors, l’homme qui recherche cela n’est plus une figure mystérieuse, secrète voire inintelligible, mais, dans ce contexte juif, est un homme parmi les hommes qui se consacre pleinement ou non à cette recherche. L’homme de la Cabale, n’est donc pas – A. Safran insiste particulièrement sur ce point – une figure d’exception, issue d’une élite religieuse ou mystique. C’est au contraire un éthos que tout Juif peut atteindre. Il est guidé par sa relation avec Dieu symbolisée par cette chaîne que constitue la Cabale : il accepte Dieu et agit en fonction de Sa loi. La reconnaissance et la connaissance de la Loi qui accompagnent son application est dans ce sens le devoir de tout homme de la Cabale. Ainsi, nous dit A. Safran, chaque juif : « peut et doit prétendre au titre d’homme de la Cabale » car, de fait : « La Cabale est […] destinée à chaque juif, elle est faite à la mesure de chacun. Elle n’est exclusivement ésotérique ni par sa doctrine, ni par sa pratique. Ses grands idéaux sont ceux du judaïsme historique, biblique, talmudique : Torah, mitsvote, devékoute », p.34.

Simple fidèle priant dans une synagogue/Source Wikipedia

Par la Loi, l’homme approche de Dieu en se pliant à Sa volonté. Chaque homme porte ce joug – matérialisé par la Torah (qui symbolise l’alliance entre Dieu et les hommes), la Loi et les Mitsvote (qui symbolisent les clauses de l’alliance et les commandements) – selon sa force spirituelle et intellectuelle en accomplissant les volontés de Dieu si bien que : « L’homme de la Cabale ne fait […] pas l’expérience de Dieu, ne s’enivre pas de Sa substance, qui enveloppe et déconcerte le mystique. Mais il prend ses engagements devant Dieu pour la réalisation de Sa Torah. Le salut qu’il attend de Lui ne doit pas le délier de sa condition humaine mais lui permettre de l’accomplir pleinement », p.14-15. Par sa réalisation de la Torah, l’homme aspire, nous dit A. Safran, à devenir homme de Dieu quand Dieu est Dieu de l’homme selon une interdépendance symbolisée par l’attachement (devékoute/dévotion/ דבקות) qui lui permet de s’accomplir pleinement. C’est là le sens de la Cabale. Cette notion d’attachement, sur laquelle A. Safran insiste, est active, dynamique, elle a pour origine l’amour qui se réalise dans l’application de la Loi de Dieu.
L’auteur parle même ici de : « mode de vie » à propos de la devékoute qui serait ainsi une façon de se conduire vis-à-vis du divin, d’accepter son joug et d’agir selon ce qu’il commande, cela mû par un amour de Dieu, qui soit réciproque et avant tout « connaissant » (p. 17) de telle manière qu’il devient spirituel. La connaissance dont il est question ici est avant tout celle acquise par l’étude la Torah que l’homme de la Cabale approfondit en recherchant la vérité divine, du monde, du rapport entre Dieu et les hommes et de l’homme lui-même sans que cette vérité ne puisse être atteinte, si bien que cette vérité est souvent celle de la conscience de son ignorance. L’homme de la Cabale est donc tel qu’il ne cesse, en acceptant le joug de Dieu sur Terre – c’est-à-dire en se soumettant à Sa Loi dans l’action –, de rechercher la vérité par l’étude et grâce à son intuition du divin, et ce toujours avec humilité et probité.

L’agir et l’amour

L’action d’abord et l’intuition ensuite permettent la réalisation de l’attachement qui guide le mode de vie de l’homme de la Cabale. L’action en question, c’est-à-dire la soumission aux Lois divines, est régie par la Torah, qui unit la nature et la morale, et qui implique à partir de là une application stricte de ses préceptes/mitsvote/ מצוות.. L’homme de la Cabale doit accomplir rigoureusement ces commandements car c’est seulement ainsi que peut être garantie son intégrité individuelle ; ainsi, selon la tradition, il y aurait autant de préceptes de la Torah  que d’organes dans le corps humain, formant ainsi un tout, si bien que lorsqu’un seul précepte est profanée, le péril guette l’intégrité organique de l’homme. Ce respect strict des « mitsvote » qui unit l’homme à la Cabale, unit bien plus encore Israël tout entier à la Cabale. En effet, il induit la notion d’« intégration » (p. 24) de chaque homme dans le tout qu’est Israël, et dès lors l’intégrité de chacun garantit l’intégrité du tout. Ainsi la dimension de la relation de l’homme de la Cabale à cette dernière n’est pas seulement individuelle mais aussi collective : la vie d’un individu n’est que pleinement telle qu’à condition qu’elle s’insère dans la vie d’Israël en général. L’homme de la Cabale s’inscrit dans la chaîne de la tradition avec les autres, comme nous le révèle la prière du matin qu’A. Safran cite : « Ô notre Père, Père miséricordieux ! Aie pitié de nous, et donne à notre cœur l’intelligence et la sagesse nécessaire pour écouter, apprendre, enseigner, observer et accomplir avec amour toutes les paroles de la Tora. Éclaire nos yeux dans l’étude de la Tora, attache notre cœur à Tes mitsvote ! », p. 25.

Lors de la Fêtes des Cabanes, on réunit en faisceau, en signe d’unité du peuple d’Israël, quatre végétaux (etrog [cédrat], hadass [myrte], loulav [dattier] et aravah [ saule])

De surcroît, l’action de l’homme de la Cabale dont il est question s’inscrit dans le temps présent, dans le « aujourd’hui » : A. Safran analyse le mot hébreu hayom « le jour », qui se traduit aussi par « en ce jour » et montre ainsi une performativité de l’homme dans l’instant présent, une performativité d’ordre quasi-ontologique puisque : « chaque jour doit être considéré […] comme le seul jour où il existe véritablement, où il est capable de réaliser quelque chose » (p. 111) et de se réaliser lui-même. Á l’échelle humaine, le passé n’est plus et l’avenir n’est pas encore. Seul l’aujourd’hui est. En agissant, c’est-à-dire en appliquant les Lois divines, l’homme de la Cabale renouvelle ainsi à chaque instant sa connaissance de la Torah et du monde, et en se les appropriant, il se les crée pour lui-même et se crée à son tour. En accomplissant la Torah, il crée ce que l’auteur nomme un « microcosme » en ce qu’il « quitte l’état de natura naturata pour entrer dans une phase dynamique de natura naturans », p. 113 : par son agir, l’homme de la Cabale s’approprie la Torah, s’ identifie à elle, et se crée lui-même si bien que ce renouvellement permanent, cette actualisation permanente permettent au monde, à la Torah et à lui-même de subsister, en unissant par-delà ces trois dimensions ; c’est en cela que la Cabale est dynamique, c’est une tradition vivante.
Et, agissant ainsi, l’homme actualise sans cesse sa relation avec Dieu dans le présent. Ayant conscience de cela, l’homme de la Cabale s’approprie le futur et opère ainsi l’unité de ces deux temps en un seul monde. L’action, qui permet d’actualiser l’acceptation de la Parole divine par l’agir selon Ses Lois et sa transmission, s’accompagne nécessairement du désir de vivre avec Dieu, désir mû par l’amour divin. Ce commandement d’amour divin peut être saisi par tout homme ; nous décelons là une autre vertu pratique de la Cabale : chacun peut, à travers elle, s’incliner vers Dieu pour, nous dit A. Safran, favoriser Sa présence dans le monde. Nous retrouvons là comme l’image d’une corde qui représenterait cette chaîne : aux deux extrémités se situent Dieu et l’homme, et, lorsque l’homme ne tient plus aussi fermement le bout de cette corde, lorsque son amour pour Dieu s’affaiblit, le voilà qui chute et qui rompt le contact entre le monde supérieur et le monde inférieur où il se trouve. Le peuple qui se trouve à l’extrémité de la chaîne qui le lie à Dieu c’est Israël, en vertu de ce que dit la Bible (Deutéronome : 4, 7-8), et pour maintenir fermement ce qui le lie à Dieu, ce qui maintient la présence de Dieu parmi les hommes, il lui faut L’aimer et Le désirer.

Une Loi qui est transmission

La Loi est donc ce qui unit l’homme à Dieu, comme symbole de l’acceptation du joug divin selon une dimension légale, et qui détermine l’action. Sa transmission est structurante de la Cabale comme chaîne de la tradition tant horizontale que verticale. L’homme de la Cabale qui l’enseigne et la transmet à ses pairs et ses disciples, doit répondre à une exigence d’anonymat : en effet seule sa parole compte, à l’image de Dieu qui ne se révèle que par Ses actions. Sa parole, singulière, doit s’élever vers l’universalité et son nom s’effacer ou demeurer à l’arrière-plan. Mais, nous dit A. Safran, tout Juif doit s’attacher à un tel homme de la Cabale, et accéder au rang de talmide ‘hakham/ תלמיד חכם/ élève du sage (ainsi qu’on désigne un maître de Torah). C’est à travers cet attachement – fondé sur la parole, le dialogue – qu’il s’attachera à Dieu : en imitant les actions du Sage, il accomplira à son tour la Torah si bien que la chaîne de la tradition, la Cabale, est aussi celle des maîtres et des générations auxquelles il s’adresse et qu’il guide. Cette transmission de la Loi permet d’unir le peuple juif dans son ensemble, la Cabale comme tradition entretenue par la transmission est une mystique qui s’identifie avec l’histoire du judaïsme et du peuple juif.

Écriture du rouleau de la Torah : Chaque lettre compte…

Cette histoire commence par le dialogue instauré entre les hommes et Dieu, dès lors que l’homme a accepté Sa parole, puis qu’il a accepté Ses volontés à la suite de la Révélation du Sinaï. De cette Révélation découle la Loi destinée au peuple juif qui, dans ce que nous pourrions nommer une « pré-histoire », fut asservi en Égypte avant d’être libéré : cette libération le destine, nous dit A. Safran, à vivre sous le joug de la Loi divine en même temps qu’elle le constitue comme une nation. La Loi est de cette manière à l’origine de la nation juive et l’histoire de sa transmission, qui structure la tradition et l’unité de cette nation, qui est celle de la Cabale car, plus qu’avec l’homme, c’est avec Israël comme communauté que Dieu a conclu l’Alliance, la Torah s’adresse à celle-ci toute entière et réciproquement. C’est pourquoi, avant d’effectuer un ordre divin, une mitsvah, le Juif s’adresse à Dieu par le « nous » et non le « je ». C’est par la communauté que la tradition se transmet, elle reconnaît Dieu, répand Sa parole et accomplit Sa volonté car c’est la Torah qui la rassemble. Révélée par Dieu, cette Loi est élaborée, pratiquée, pensée ; elle est ainsi incessamment renouvelée par Israël au fil des générations, maintenant l’identité et l’unité du Judaïsme. Sans être absolument figée, la Loi : « unit l’ancienneté et la nouveauté, harmonise la stabilité et le mouvement » (p.41), l’histoire d’Israël, de la Loi, renouvelle son alliance avec Dieu sans cesser de s’adapter aux vicissitudes de l’histoire – dans son acceptation la plus générale.

Permanence et renouveau

Safran cite différents rabbins ou savants, de Maïmonide à Guedaliahou Alon, qui ont mis en lumière cette intrication de l’histoire du peuple juif et de celle de la Loi. Il souligne, à travers eux, la permanence des grands principes moraux et juridiques de la Loi qui admet par la même une évolution interne tenant tant à des renouveaux philosophiques – vis-à-vis des questions ontologiques surtout – qu’à des considérations d’ordre pratique – relativement aux mœurs et coutumes par exemple. Cela constitue la tradition ; et la Loi, conservée et maintenue par celle-ci, scelle et renouvelle l’alliance entre Dieu et les hommes. La Cabale est ainsi et avant tout constituée d’un enseignement oral : elle ne se fige jamais dans l’écriture, elle se transmet par la parole du maître dans la Maison de l’étude/ beit ha-midrache/ בית מדרש comme la Parole divine se transmet par la Torah écrite ; de cette manière, la Loi, unitaire, ne se décompose pas en Loi orale et Loi écrite mais se dispose, se structure selon ces deux modalités. La Loi orale est riche : à partir des Loi générales écrites elle tire autant de prescriptions particulières qu’il y a de situations et de cas particuliers. La Torah écrite contient déjà en puissance ce que la Torah orale actualise selon les circonstances particulières pour lesquelles il s’agit d’apporter une interprétation indiquée. Et la Torah orale permet à son tour de comprendre et d’appliquer ce que la Torah écrite prescrit. Cette dépendance réciproque affirme l’unité des deux en une seule Torah.

Étude juive

L’oralité est alors synonyme de dynamisme : la tradition orale met en acte, en mouvement le texte écrit, elle lui donne une âme par le commentaire, et c’est seulement ainsi que la Torah écrite peut subsister à travers le temps et avec elle Israël. Autrement, la vitalité spirituelle ne subsisterait pas, comme ce fut le cas chez les Samaritains que A. Safran évoque : ils ont rejeté toute exégèse si bien que seulement fondée sur la Torah écrite, la pratique rendue simple et formelle s’est amenuisée jusqu’à disparaître. Á l’inverse, Israël a rendu la Torah vivante, en a fait une « Torah de vie/Torate hayim » (p.55) par la tradition qui lui assure son unité avec Dieu. De cette unité découle une forme de connaissance du divin, par l’entremise de la Loi, connaissance qui est cependant marquée par le mystère puisqu’il demeure impossible de se représenter parfaitement l’Absolu.

Transmission, écriture et oubli

La permanence d’Israël par la Loi, repose donc aussi sur une lutte contre la disparition. La Cabale combat l’oubli comme la Bible nous dit : « Souviens-toi ! » ; en commandant, elle appelle à l’action, rappelant à celui qui la réalise sa signification. Elle préserve et entretient la mémoire par son caractère oral qui oblige toujours à faire l’effort de se souvenir – là où au contraire l’écriture la plongerait dans l’oubli. C’est seulement quand le danger guette la mémoire et la transmission de la tradition qu’il convient de la mettre à l’écrit, comme cela eut lieu en Terre Sainte au début de l’ère chrétienne : les Sages face à l’oppression politique ont dû formuler de nombreuses interprétations légales afin de s’adapter au nouveau contexte, et leur multiplication a rendu nécessaire leur mise à l’écrit afin de les conserver puis les diffuser. Cet acte, ordinairement proscrit, s’est justifié par l’urgence imminente qui menaçait la Loi. Dès lors, pour combattre l’oubli qui risquait sans cesse de s’abattre sur les grands principes de la Loi en raison des événements historiques qui eurent lieu à partir du Ier siècle, ces grands principes furent mis à l’écrit, avec, progressivement accolées, les discussions plus ou moins divergentes qui précédaient, accompagnaient et suivaient leur élaboration.
Ces écrits étaient destinés par les maîtres à leurs disciples en vue de la nécessité de maintenir la mémoire de la tradition, mais l’enseignement demeurait et demeure toujours oral. C’est ainsi que Rabbi Yehouda ha-Nassi rédigea la Michna au début du IIIème siècle en couchant par écrit les arrêts halakhiques des maîtres avec souvent les interprétations qui les justifiaient. Rabbi Yehouda ha-Nassi avait pour but de constituer une somme qui soit garante de la Tradition dans le sens où elle assurerait l’exactitude et la fidélité de l’enseignement de la Loi par l’inscription des grands principes qui le fondent. Son texte servit de modèle – dans les siècles qui suivirent – à l’élaboration du Talmud de Jérusalem par Rabbi Yohanan ben Napaha et du Talmud de Babylone par Rav Achi, qui commentent la Michna d’une part et la Bible d’autre part mêlant ainsi en une unité la halakha et la haggada, le juridique et le narratif – qui s’entrelacent par ailleurs dans l’ensemble de la Cabale puisque l’une comme l’autre établissent des règles de conduite et de vie. La rédaction des deux Talmud ne signifie pas pour autant la fin de la Torah orale qui n’a cessé et ne cesse encore de s’enrichir.
Il est important de noter, comme l’observe A. Safran, que l’oralité s’était aussi imposée contre les erreurs que peuvent contenir les écrits des hommes, l’écriture fixe ce qui peut être confus, obscur et, dès lors, peut susciter des interprétations divergentes qui apportent encore plus de confusion et éloignent de la vérité.

La Torah, un perpétuel renouvellement

Par la Torah, la Cabale embrasse tous les domaines de la vie, de la pensée, de l’action humaines. La Révélation avait permis de fixer, nous dit A. Safran, la « pensée divine » car : « La Tora orale avait pris une extension telle que son auteur – Dieu lui-même ! – a ressenti le besoin de la réduire à la taille de l’homme », p.73. Ainsi, la Torah orale précède la Torah écrite : avant la Révélation elle ordonnait à l’homme d’obéir à Ses volontés, et, après la Révélation, cette parole divine correspond à des mitsvote/des prescriptions divines déterminées. Cette écriture est alors une concentration de la pensée divine auquel l’homme peut avoir accès afin ensuite de la déployer, oralement, et ainsi de parachever la Révélation. De cette façon quand l’homme étudie la Cabale, il se tourne vers le divin, vers la Torah céleste – inaccessible dans toute sa lumière – dont il saisit une trace par le tsimtsoum et vers laquelle il remonte via la Torah terrestre qu’il constitue. Ainsi, dans la Torah, la raison – insuffisante quand elle est seule – cherche à appréhender le divin supra-rationnel, celle-ci étant d’origine céleste et de là élaborée par l’homme.
Cette étude de la Torah, cette tentative d’appréhension est un renouvellement. Pour A. Safran cette notion est ici centrale : Dieu renouvelle sans cesse le monde, entendu comme unité de la nature et de la morale, la création est effective dans le sens où il y a répétition et introduction de nouveaux phénomènes. Simultanément Il (re)crée la Torah comme Il (re)crée le monde, deux ordres que l’homme s’approprie à chaque instant dans leur unité en tant qu’ils s’entrelacent, la halakha devant s’appliquer au monde. Chaque réalisation dans la nature doit s’accompagner d’une réalisation dans la Torah, autrement elle demeure partielle. C’est seulement à l’époque du Messie que l’homme unifiera intégralement la Nature et la Torah en un seul et même monde, c’est là la tâche originelle de l’homme. Mais, pour favoriser la venue du Messie, l’homme doit procéder au Tikoune/תיקון la réparation du monde et du passé, afin que la chaîne de la Cabale soit transmise dans son intégrité, comme réparée des péchés des pères. Cette notion de renouvellement est solidaire d’une conception du temps où le passé, le présent et le futur sont compris les uns dans les autres, car le temps est un, comme la Torah. Et, quand le renouvellement marquera, affirme A. Safran, un aboutissement, le Messie arrivera. La Cabale, par ce renouvellement actualise continuellement la relation qui unit Dieu à l’homme, et invite ce dernier à le chercher pour le connaître, à travers la Torah.

Hommes en prière, vêtus du Talite/טַלִית, vêtement à quatre coins frangés.

A. Safran cite Rabbi Yechayahou Horovits pour qui le secret de la Cabale se rencontre par l’application de ce conseil biblique : « Connais le Dieu de ton père et sers-Le », p.230. Dieu, conçu ni comme un objet ni comme un sujet, est l’Essence, le Moi, le connaître n’est donc pas une affaire de raison ou de science mais d’écoute, d’amour envers Lui, de reconnaissance et d’acceptation de Son joug et de confiance en celui-ci. C’est par cette connaissance du Moi que l’homme parvient à se reconnaître lui-même, à connaître sa liberté comme ses limites ontologiques. Tout homme de la Cabale peut accéder à cette connaissance en appliquant les commandements divins. Et, en y accédant, l’homme découvre que ce qui est si élevé est aussi fixé profondément en lui, et est donc avec lui. Il reconnaît ainsi que seule cette Réalité est Vraie, elle est originelle et précède l’ensemble des choses : ce qui l’entoure – les réalités naturelles – n’en est alors que le vêtement. Connaître Dieu c’est alors regarder le monde avec la foi, dont la racine hébraïque est identique à celle de la vérité, c’est donc reconnaître Sa réalité dans la réalité naturelle. Cela implique que le Dieu de la Cabale n’est pas celui de la philosophie, la connaissance du divin n’est pas accessible par un raisonnement théorique fondé sur la recherche d’une cause suprême et sujette au doute. Loin de cela, il ne s’agit pas de démontrer l’existence de Dieu, car il ne peut pas ne pas exister. Il existe car Il le veut et comme Principe Il ne peut qu’Être. L’homme l’appréhende, le ressent par son cœur, lieu de sa foi et de son âme, qui la transmet à l’esprit, à la raison. Cette foi est ainsi confiance en Dieu, attachement à Dieu, elle est entière et en même temps ne cesse de chercher à connaître le divin qui demeure à distance, c’est pourquoi au lieu de chercher vainement à connaître la nature de Dieu la foi s’attache à connaître les intentions de Dieu lors de la création. En effet, la Cabale comme tradition attachée à la Torah constitue une métaphysique dont les deux pivots, pour reprendre le terme d’A. Safran, sont  le récit de la création (ma’assé beréchit) et le récit du chariot (ma’assé merkava, qui correspond à la vision d’Ezéchiel et par-delà au thème de la connaissance de Dieu). Elle débute en cela par la création – sans la précéder par d’obscures investigations sur des choses cachées telle que la nature de Dieu comme le font d’autres mystiques – et se poursuit dans l’action humaine. Elle se distingue de cette manière d’une cosmologie à propos de la création et d’une théogonie à propos du chariot divin et des relations entre Dieu et les hommes. L’homme de la Cabale, en étudiant la Torah, s’emploie donc à chercher les intentions de Dieu lors de la création comme manifestation de Sa volonté. La raison est ainsi vouée à la foi, à la foi dans le Vrai qui lui permet d’unir les deux mondes, inférieur et supérieur et de s’attacher à Dieu, dans un renouvellement incessant.
Pour connaître Dieu, par la foi, il s’agit donc de s’attacher avant tout à la Torah, où Il se révèle à travers la morale et l’histoire. C’est pourquoi l’homme de la Cabale doit se soumettre à une préparation morale nécessaire afin d’étudier les secrets et les mystère de la Torah, guidé par la foi qui l’enveloppe dans son entier. Dans le texte, il cherche et découvre les noms désignant Dieu bien que le Dieu de la Cabale conçu comme Principe ne soit pas nommé car, en tant que tel, il demeure inconnaissable et aucun nom ne peut rendre compte de son essence insaisissable. L’étude de la Torah, accompagnée de la foi, permet plutôt de se rapprocher de Dieu et non de saisir son essence ; le hassidisme est à ce sujet éclairant, A. Safran souligne que dans ce courant, la foi se traduit également par « attraction » car l’homme de la Cabale, par sa foi, attire vers lui la Réalité de Dieu jusqu’à l’attachement (devékoute). De cette manière, le renouvellement intime et collectif de la Torah, motivé par la foi et se souvenant toujours de la sortie d’Égypte et de la Révélation, comme nous le dit le Zohar, permet d’actualiser sans cesse la relation entre Dieu et les hommes et l’attachement qui les unit. C’est cela qui constitue la tradition et sa transmission, et donc la Cabale.

Vitalité de la Torah

A. Safran écrit : « La Cabale unit la révélation aux commentaires, la poésie à la loi, les récits aux nombres », p.186. La Cabale est un témoignage du divin invisible dans la Loi visible, elle est dans ce sens une « science de la vie », qui entrelace le légalisme et le mysticisme et cela fait d’elle, selon les mots d’A. Safran, l’âme de l’histoire juive, son principe unificateur. Elle constitue l’unité entre sens littéral et sens mystique de la Torah qui s’incarne dans l’âme des maîtres et des Justes, qui réalisent l’unité du Judaïsme. Elle permet de maintenir toujours vive la relation entre Dieu et les hommes, fondée sur l’obéissance des Lois tant par l’homme que par Dieu : Il doit obéir à Sa propre Loi, Loi qu’il a soumise aux hommes comme condition du rapport unissant Dieu et Israël. Par-là, de l’unité intérieure d’Israël, dépendant de la vitalité de la Cabale, s’établit l’unité entre Israël et le monde, et la nature. Cette vitalité de la Cabale, de la tradition, se rencontre particulièrement dans la controverse et dans les débats d’interprétation entre sages, qui témoignent d’une liberté de penser permettant de décider des grandes questions avec raison et exhaustivité.

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Elle est à l’image de la vitalité d’Israël. Tout homme – à son échelle – peut l’entretenir et la renouveler, et devenir ainsi homme de la Cabale en s’attachant à Dieu et au joug de Ses Lois, guidé par sa foi.