Femmes Juives dans l’Italie Fasciste

par Marion Bauer


Elsa MORANTE, La Storia, Traduit de l’italien par Michel Arnaud, Gallimard, 2004, Collection Folio.

La Storia, roman monumental d’Elsa Morante, plonge le lecteur au cœur de l’Italie dévastée des années 1940, en pleine tourmente de la Seconde Guerre mondiale. Ce récit poignant, cette fiction historique, narre les vicissitudes d’une famille italienne modeste, luttant pour survivre face aux horreurs du fascisme. À travers les yeux d’Ida Ramundo, une institutrice vulnérable, et de son fils Useppe, en proie à des crises d’épilepsie, Elsa Morante dépeint la souffrance, la résilience et les espoirs d’une humanité brisée.

***

La rafle du ghetto de Rome, qui a conduit à l’arrestation de 1259 Juifs italiens le 16 octobre 1943, constitue le pilier central du roman. Mais La Storia se distingue aussi par sa dimension profondément féministe, mettant en avant la force des femmes qui élèvent seules leurs enfants dans des conditions extrêmes. De nombreux échos autobiographiques résonnent dans cette œuvre, notamment la figure de la mère d’Elsa Morante, institutrice juive, et l’incertitude entourant l’identité de son père.

Avant la Rafle

Dans La Storia, le personnage central, Ida Ramundo, incarne la lutte incessante pour dissimuler ses origines juives. Cette veuve, de mère juive, et elle-même baptisée, ne se considère pas comme une juive à part entière. Elle se réfugie dans le déni et tente de s’assimiler pour échapper aux persécutions croissantes. 

Le roman s’ouvre de manière brutale et déchirante sur le viol d’Ida par un soldat allemand, une scène qui évoque avec force les violences sexuelles commises en temps de guerre, un sujet longtemps resté tabou et impuni. Ida, vulnérable et marquée par ce traumatisme initial, élève seule son fils Useppe, né de cette agression. À une époque où la moindre anormalité justifiait la stigmatisation, Ida doit faire face non seulement aux horreurs du fascisme mais aussi aux préjugés et à la cruauté de la société. Son combat pour protéger son fils et maintenir une apparence de normalité devient l’un des fils conducteurs du récit, illustrant la force intérieure et la conviction morale de cette femme. 

Morante dépeint également l’aveuglement et l’insouciance qui régnaient parmi certaines familles italiennes, y compris celles du ghetto, face à la montée des persécutions antisémites. Cette atmosphère de déni collectif est illustrée par les réactions des personnages qui entourent Ida : « Dans certaines familles du quartier, on avait tout juste connaissance de ces décrets, comme de questions concernant les quelques Juifs de la haute qui habitaient çà et là dans les quartiers bourgeois de la ville. Quant aux diverses autres menaces qui circulaient obscurément, les informations qu’Ida en glanait là-bas étaient aussi fragmentaires et vagues que celles des radios carcérales. En général, chez ses connaissances des petites boutiques, régnait une incrédulité naïve et confiante. À ses timides allusions d’Aryenne, ces pauvres petites femmes affairées opposaient pour la plupart une insouciance évasive ou une résignation réticente. Toutes ces nouvelles étaient des inventions de la propagande. Et puis, en Italie, certaines choses ne pourraient jamais arriver. Elles comptaient sur des amitiés importantes (ou aussi sur les titres fascistes) des Chefs de la Communauté ou du Rabbin ; sur la bienveillance de Mussolini à l’égard des Juifs ; et même sur la protection du Pape (alors qu’en réalité les papes, au cours des siècles, avaient été parmi leurs pires persécuteurs). À ceux d’entre eux qui se montraient plus sceptiques, elles ne voulaient pas croire… Mais, à la vérité, dans leur situation elles n’avaient pas d’autre défense. »  p.43.

La Storia d’Elsa Morante offre un aperçu saisissant de la réalité vécue par les Juifs italiens à l’aube de la déportation, contrastant avec l’innocence et l’insouciance apparentes de nombreux habitants du Ghetto del Campo. Malgré les rumeurs et les menaces obscurément circulaires, la plupart des habitants semblent ignorer ou minimiser les dangers imminents. Leur confiance repose sur leur loyauté envers leurs dirigeants; ils s’imaginent qu’ils bénéficieront d’une protectioin ; ils croient également à la bienveillance de figures politiques et religieuses, telles que Mussolini ou le Pape. L’histoire les a démentis.  

Il est cependant possible d’interpréter l’apparente insouciance des femmes du ghetto comme un mécanisme de défense psychologique, un moyen de faire face à l’horreur imminente en la minimisant ou en la niant. Face à des menaces aussi graves et inimaginables, elles se retrouvent dans une situation de vulnérabilité totale, sans véritable moyen de se protéger ou de résister.
Vulnérabilité et de déni… les personnages juifs de La Storia se trouvent pris entre deux sentiments contradictoires : la honte et le désir d’appartenance. Cette dualité reflète les dilemmes profonds de l’identité juive à une époque où la survie même de la communauté est menacée.
Les dilemmes de l’identité juive 
Ida, en tant que personnage central, incarne cette dualité complexe entre affirmation de son identité juive et désir d’assimilation. Malgré ses origines juives, elle s’identifie d’abord comme Aryenne, illustrant la façon dont certains Juifs italiens cherchaient à s’assimiler et à se distancer de leur identité juive dans un contexte politique hostile. Cependant, la montée des événements politiques dramatiques la force à réévaluer sa propre identité et à renouer avec ses racines juives, symbolisée par son rapprochement avec le Ghetto del Campo. Les illusions de sécurité et les mécanismes de défense psychologique adoptés par certains Juifs italiens face à la menace croissante du régime fasciste sont révélés avec une acuité poignante. La réalité des persécutions et des déportations a imposé une rupture brutale, contraignant de nombreux Juifs à réévaluer leur identité et leur place dans la société.
Malgré la judéité héritée de ses parents, Ida ne se considère pas pleinement comme juive et cherche à dissimuler ce qu’elle considère comme « son secret racial », redoutant les conséquences sociales et personnelles d’une révélation. Sa mère Nora est une juive de l’Italie du Nord qui a honte de ses origines. En 1938, l’annonce d’un recensement des Juifs la plonge dans une folie qui la mène à la mort. Ida vit dans la terreur que les origines juives de sa mère entraînent des persécutions à son encontre même si la loi de 1938 ne reconnaît pas comme juifs les Italiens dont seul un des deux parents est juif et qui sont baptisés, ce qui est son cas.  Son sentiment de culpabilité et d’imposture s’intensifie lorsqu’elle exerce les droits réservés aux Aryens, se sentant comme une « faussaire » et une « hors-la-loi » dans un monde qui lui est devenu étranger. 
Cette dualité intérieure, entre honte et désir d’appartenance, est au cœur des dilemmes de l’identité juive dans La Storia. La citation suivante illustre parfaitement cette tension : « Son secret racial semblait une fois pour toutes enseveli dans les archives de l’état civil ; mais elle, le sachant enregistré dans ces cases mystérieuses, tremblait toujours à la pensée que quelque chose pût en transpirer à l’extérieur, la flétrissant elle, mais flétrissant surtout Nino ! Avec la marque des réprouvés et des impurs. En outre, particulièrement à son école, en exerçant, elle, demi-juive clandestine, les droits et les fonctions réservés aux Aryens, elle se sentait en faute, comme une hors-la-loi et une faussaire. Aussi quand elle faisait ses courses quotidiennes avait-elle le sentiment d’aller mendier, tel un chiot orphelin et errant, dans le territoire d’autrui. Jusqu’à ce que, un beau jour, elle qui avant les lois raciales n’avait jamais connu d’autre Juif que Nora, gagna de préférence, obéissant à une impulsion incongrue, l’enceinte du Ghetto de Rome, se dirigeant vers les éventaires et les boutiques de certains petits Juifs auxquels il était encore permis à cette époque de continuer leurs pauvres trafics d’antan. » p.42
Ces problèmes identitaires se compliquent encore lorsque les personnages sont confrontés à des choix moraux et éthiques, où les obligations personnelles et les attachements culturels entrent en conflit.

Entre devoir et identité 

En 1938, quand les lois raciales imposent aux Juifs de se déclarer en mairie, elle y va, tétanisée, comme dans un état second. Cette inscription va d’ailleurs faire planer le suspense sur le sort d’Ida pendant toute la première partie du roman.  Cette tension intérieure est exacerbée par le fait qu’elle se sent obligée de respecter les lois, même si elles sont injustes, démontrant ainsi son profond respect pour l’autorité et la légalité. L’impulsion d’Ida de se rendre dans le ghetto de Rome révèle un désir inconscient de renouer avec ses racines juives et d’explorer une partie de son identité qu’elle avait longtemps refoulée. C’est un moment de prise de conscience et d’acceptation de sa judéité, bien que cela puisse lui sembler contradictoire ou difficile à accepter. Comme aimantée par sa judéité, elle suit une juive du ghetto qui a échappé à la rafle et à qui elle souffle : « Moi aussi je suis juive« . 

Elsa Morante/Dans son appartement romain/1961

Le poids de l’appartenance 

La différence juive est considérée comme une infamie, une faute, une tare, non seulement par les autorités de l’époque et une partie de la population, mais également par les héroïnes du roman, Nora et Ida, qui semblent croire à l’existence d’un destin hostile s’acharnant tragiquement sur les juifs. Nora considère son identité juive comme une malédiction et refuse la possibilité de l’exil, à la fois pour des raisons administratives et financières, mais aussi par conviction morale. Ce nationalisme assumé repose sur la conviction qu’ils sont chez eux, là où ils se trouvent. Cette dualité souligne les conflits intérieurs et les décisions déchirantes liées à l’identité juive et à l’attachement à la patrie.
Ida, née de Giuseppe Ramundo, un paysan de l’extrême sud calabrais, et de Nora Almagià, d’origine padouane et juive, incarne cette dualité identitaire. Cette double appartenance, entre racines méridionales et héritage juif, ajoute une dimension supplémentaire à son conflit intérieur. Prise entre deux mondes, chacun avec ses propres stigmates et défis, Ida ressent une honte et une culpabilité exacerbées par le contexte historique et social de l’époque, où les lois raciales et la persécution des Juifs sont omniprésentes.

Une  illustration parfaite de cette situation de désespoir et d’isolement : « Elle avait beau continuer d’envisager diverses solutions, examinant tous les continents et tous les pays, pour elle, sur le globe tout entier, il n’y avait pas la moindre place. Et pourtant, au fur et à mesure que les jours passaient, la nécessité et l’urgence de fuir s’imposaient à son cerveau enfiévré. Il lui venait l’idée de quitter Cosenza, de se transporter ailleurs. Mais où cela et chez qui ? À Padoue, chez ses parents juifs, ce n’était pas possible. À Rome, chez sa fille ou, dans la région de Reggio, chez ses beaux-parents, sa présence étrangère serait plus que jamais remarquée et enregistrée, et compromettrait même les autres. Et puis comment imposer l’intrusion d’une vieille femme neurasthénique et obsédée à ceux qui avaient déjà tant de soucis et de tourments personnels ? Elle n’avait jamais rien demandé à personne ; dès son adolescence, elle avait toujours été indépendante. Elle s’était toujours rappelé deux versets entendus au Ghetto, dans la bouche d’un vieux rabbin : « Malheur à l’homme qui a besoin des autres hommes ! Heureux l’homme qui a seulement besoin de Dieu. » Alors, partir pour une autre ville ou pour un pays anonyme, où personne ne la connaîtrait ? Mais partout il fallait se déclarer, présenter des papiers. Elle médita de s’enfuir dans une nation étrangère, où n’existeraient pas de lois raciales. Mais elle n’avait jamais été à l’étranger et elle n’avait pas de passeport ; et se procurer un passeport, cela voulait dire, là aussi, des enquêtes de l’état civil, de la police, des douaniers : tous des organismes qui lui étaient interdits, menaçants, comme à un bandit. » p.38.

Les personnages juifs du roman sont pris au piège, entre le besoin de fuir et l’impossibilité de trouver un refuge sûr. La rafle du ghetto, un événement tragique dans l’histoire des Juifs italiens met un terme à cette situation de vulnérabilité.

Au-delà de l’indicible : la rafle du ghetto
La rafle du ghetto marque un tournant dans l’histoire des Juifs italiens. Cette description d’Elsa Morante met en lumière l’atmosphère de chaos et de désespoir qui règne dans les wagons surchargés : « L’intérieur des wagons, brûlés par le soleil encore estival, retentissait toujours de ce brouhaha incessant. Dans son désordre se chevauchaient des vagissements, des altercations, des psalmodies de procession, des chuchotements dénués de sens, des voix séniles qui appelaient leurs mères ; d’autres qui conversaient à l’écart en aparté, presque cérémonieuses et d’autres, même, qui ricanaient. Et de temps en temps, dominant tout cela, s’élevaient des cris stériles, glaçants : ou bien d’autres cris, d’une nature bestiale, hurlant des phrases élémentaires telles que « à boire ! » ou « de l’air ! ». Dans l’un des tous derniers wagons, dominant toutes les autres voix, une femme juive poussait de temps à autre des hurlements convulsifs et déchirants, typiques des douleurs de l’accouchement. », p.128.

Série de la RAI/Actrice : Jasmine Trinca/ Réalisatrice Francesca Archibugi/2025

Les sons discordants et les cris de détresse créent une cacophonie qui reflète l’horreur et l’inhumanité de la situation. Les vagissements, les altercations, les psalmodies et les chuchotements dénués de sens évoquent un mélange de peur, de confusion et de résignation. Les voix séniles appelant leurs mères et les cris bestiaux réclamant de l’eau ou de l’air soulignent la déshumanisation et la souffrance extrême des victimes. Le hurlement convulsif et déchirant de la femme en train d’accoucher ajoute une dimension particulièrement poignante à cette scène. Il symbolise non seulement la douleur physique, mais aussi l’angoisse et le désespoir de donner naissance dans des conditions aussi inhumaines. Cette opposition entre la vie et la mort, entre l’espoir et le désespoir, est profondément antithétique et souligne l’absurdité et la cruauté de la situation
Dans l’œuvre de Morante, la déportation des Juifs se déroule dans un climat d’indifférence et d’irréalité totale. Ida Ramundo se retrouve confrontée à un pouvoir sans visage, anéantissant silencieusement un peuple, en toute impunité. L’absence totale d’humanité dans cet acte génocidaire, à la fois absurde et parfaitement rationalisé par les forces nazies, lui confère une dimension irréelle et hors norme. Face à cela, la grande majorité de la population italienne est plongée dans la perplexité et l’apathie.
Après cette sombre période, émergent des thèmes tels que l’anarchisme, la résistance, la survie, la perte de la foi, mais aussi la capacité à trouver l’amour et l’espérance, même au milieu du chaos. Cette transition de la mort et de la déportation vers la survie et l’amour peut sembler paradoxale, mais elle révèle la capacité humaine à puiser du sens et du réconfort dans le désespoir.


La déportation et la mort marquent une rupture brutale avec la vie normale, jetant les personnages dans un abîme de souffrance et de désespoir. Cependant, c’est précisément dans ces moments de ténèbres que les instincts de survie et de résistance se manifestent avec une force inattendue. Les personnages, confrontés à l’horreur indicible, trouvent en eux-mêmes des ressources insoupçonnées pour continuer à vivre et à espérer.
L’anarchisme et la résistance deviennent des moyens de lutter contre l’oppression et de préserver une part d’humanité. La perte de la foi, quant à elle, reflète la remise en question des croyances et des valeurs face à l’injustice et à la cruauté. Mais même dans ce contexte de désillusion, des lueurs d’amour et d’espérance subsistent. L’amour, sous toutes ses formes, offre un refuge et un sens à ceux qui ont tout perdu. Il devient un acte de résistance en soi, un moyen de défier la logique de la haine et de la destruction.
C’est cette fusion entre le rêve et la réalité qui fait la beauté et la profondeur de ce roman, offrant une réflexion nuancée sur la nature humaine et sur notre capacité à trouver de la lumière même dans les ténèbres les plus profondes : « Chaque individu, même le moins intelligent et le dernier des parias, se donne dès son enfance une quelconque explication du monde. Et il s’arrange à vivre dans celle-ci. Et sans elle, il sombrerait dans la folie. », p.213.

***

La Storia est un témoignage qui ravive avec force la mémoire de la rafle du ghetto del Campo del Fiori, un épisode historique souvent méconnu. 
C’est aussi un ouvrage, résolument féministe, qui met en lumière la force et le courage des femmes face à l’adversité.
La finesse psychologique des personnages est remarquable. Elsa Morante parvient à créer des figures profondément humaines, dont les complexités et les contradictions sont explorées avec une rare subtilité. L’humour, présent même dans les moments les plus sombres, enrichit ce récit riche et nuancé, qui oscille entre hallucination et réalité, nous entraînant dans un univers où les frontières entre le rêve et le quotidien sont constamment redéfinies. 
Ses réflexions sur l’anarchisme et la nature humaine confèrent à ce récit une grande profondeur. Il invite à la méditation.
La Storia est bien plus qu’un roman : c’est un roman-monde, une œuvre qui embrasse l’ensemble des expériences humaines, de la tragédie à la joie, de la banalité à l’extraordinaire. 

%d blogueurs aiment cette page :