« La mort vécue ne peut pas se raconter »
par Jeanne Guyon
Joseph BIALOT, C’est en hiver que les jours rallongent/récit, Paris, Le Seuil, 2003, rééd. La Manufacture de livres, 2023.
Les références des citations renvoient à l’édition de La Manufacture de livres.
Cet article est la version, légèrement modifiée, d’un article publié dans la revue 813 éditée par les Amis des Littératures policières.
Le terrifiant quotidien des camps de la mort n’est pas montrable : toute tentative de représentation de cette réalité par des images serait vaine et moralement injustifiable de la part de qui ne l’a pas vécue de l’intérieur. C’est la conviction de Joseph Bialot, qui, lui, en a fait l’expérience dans sa chair et au plus profond de son âme : « Il y a, dans l’histoire des camps, ‘‘quelque chose’’, présent chez les survivants, qui ne peut être ni défini ni décrit en termes humains. La mort vécue ne peut pas se raconter… », p.13.
L’inracontable
Juif, résistant, il est arrêté le 25 juillet 1944 et déporté à Auschwitz où il restera jusqu’à la libération du camp par l’Armée rouge en janvier 45. Quel autre brevet de légitimité lui fallait-il pour tenter de “raconter” l’enfer comme il fait dans C’est en hiver que les jours rallongent. Et pourtant, il lui a fallu « plus de vingt-cinq ans et une psychanalyse pour réussir à sortir du camp », comme il l’a expliqué dans des interviews. Et plus du double pour se mesurer à l’impossible : raconter l’inracontable, même quand on l’a vécu, et qu’on y a survécu. Les mots semblent impuissants pour rendre compte de ce qui ne peut se partager. Vue de l’extérieur, on pourrait penser que l’écriture constitue une catharsis, mais comment mettre à distance ce qui vous a vidé de votre substance et transformé en spectre ?
Joseph Bialot ne prend donc pas la plume dans une tentative d’auto-thérapie et encore moins d’auto-fiction. S’il se décide à entreprendre ce récit dans lequel il sera forcé de dire je, c’est pour nous faire entrer dans ce camp, pour témoigner, pour ses contemporains et les générations futures, de la réalité de cet infra-monde dont l’existence défie l’imagination au point que certains la nieront. Le « je » qui parle est sans cesse mis à distance par l’écrivain. L’important n’est pas tant le cas de Joseph Bialot mais l’horreur quotidienne vécue par tous ses compagnons, unis dans une même souffrance qui annihile tout ce qui a constitué l’« avant ». Ce dont il s’agit pour l’écrivain, c’est de trouver les mots pour appréhender « le gouffre qui s’ouvre en chaque individu lorsque, lucide, il commence à vivre son propre deuil. (…) L’écroulement de son vécu qu’il est impossible de traduire, ce moment où chaque déporté plonge dans… QUOI ? », p. 15.
Trouver les mots, c’est trouver le ton, qui se fait goguenard, limite blagueur, quand il pose cette devinette : « Quel écrivain français, avant la guerre, a préconisé, pour les Juifs, l’attribution d’un numéro matricule au lieu d’un nom ? », p. 58. La réponse figure en note de bas de page et, à défaut d’être vraiment surprenante, elle est édifiante. Dans le même registre, Bialot livre à son lecteur un vrai manuel du détenu, un guide pratique des usages concentrationnaires. Avant toute chose, conformément au souhait de l’écrivain en question, il faut être tatoué ; c’est le sésame pour entrer ; sinon on ressort directement par la cheminée. Il s’étend longuement sur le vocabulaire propre au Lager (il évite souvent de dire « camp » qui fait par trop ‘vacances’). Il nous explique le diabolique lexique qui a cours à Auschwitz : « musulman » (qu’on prononce « mousoulmane » et qui désigne celui qui lâche la rampe et a déjà la chambre à gaz en vue), Kommando, Mütze, Häftling, sélection… etc. Telle est la langue engendrée par ce monde absurde où la règle veut qu’on porte des pavés et les déplace toujours plus vite avec des chaussures sans lacets qui vous tombent des pieds. Un monde de Sisyphe sinistre où la capacité à survivre se mesure au nombre de pavés transportés chaque jour sans tomber au sol et à obéir aux ordres les plus arbitraires. Orwell a démontré de façon lumineuse dans 1984 la capacité des régimes totalitaires à inventer un métalangage — ou plutôt un anti-langage — aussi débilitant que dangereux.
Classes sociales en enfer
Jamais de déploration ni d’apitoiement sur soi chez Bialot. Il faut l’écouter raconter ce travail kafkaïen des bagnards sous la férule du kapo rebaptisé «chef d’orchestre », qui s’amuse avec sa matraque/baguette, dirigeant un «concerto pour taulards et orchestre ». « Quintette ou grand orchestre ? C’est un duo entre le bâton noir et le corps de l’autre. Flap ! Les derniers seront les derniers, flap ! », p.62. Quelle force de caractère, quel sens de l’humour (noir) pour écrire ces lignes, plus efficaces que n’importe quel cri d’indignation. On trouve chez lui le même sens de la dérision, la même langue décapante qui met l’horreur à nu dans un éclat de rire glaçant, que chez l’écrivain Jerry Stahl dans Nein, nein, nein. Joseph Bialot décrit avec une précision de sociologue la manière dont le Lager recrée une hiérarchie et des clivages — « Ce n’est pas parce qu’on vit en enfer qu’on élimine les classes sociales » (p.92) —, mais inversés par rapport au monde extérieur ; ici les plus aptes à se débrouiller sont les pauvres et les Juifs français de vieille souche ne comprennent pas les codes de la survie au camp et sont donc particulièrement vulnérables.
Pièce d’outillage
Survivre est l’enjeu quotidien en ce lieu où Joseph Bialobroda a « vu ce qu’aucun humain ne devrait jamais voir, à l’âge où le rêve devrait dominer », p.69.
Rappelons qu’il n’avait que vingt et un ans, l’âge où on a l’avenir devant soi, lorsqu’il a été déporté et dépouillé de son identité, de sa condition même d’être humain. Il insiste à plusieurs reprises sur la réification qu’opère « le premier centre mondial de meurtres industriels ». Lorsque l’individu a revêtu l’uniforme rayé, il revêt la peau du déporté et n’est plus, dans la terminologie nazie, qu’un Stück, un morceau, une pièce d’outillage qui servira jusqu’à l’usure. Le dessein est de mécaniser de la mort et même davantage : le but ultime des nazis est d’arriver à l’anéantissement de la mort telle que nous l’entendons ; pour que quelque chose meure, il faut lui accorder le statut de créature vivante. Or ce statut est nié par l’appareil nazi. Le déporté/Stück n’étant plus qu’un objet ; il est logique de s’en débarrasser lorsqu’il ne peut plus servir.
De là découle la question que se posent Bialot et ses compagnons, question ô combien légitime devant ce paroxysme de souffrance et d’arbitraire : Warum ? Pourquoi ? « Parce que c’est Auschwitz ». C’est ce vertigineux non-sens que Bialot tente d’exprimer à travers cette question du pourquoi, qui est fatalement sans réponse, parce que « c’est le pays du non-droit, du sans dieu, du sans âme, du sans pitié. Le pays du rien ! », p.168. On pourrait alors se dire que le souffle de l’humanité s’est définitivement arrêté au mur d’enceinte du camp, il n’en est rien. Joseph Bialot n’est pas l’auteur de A la vie ! par hasard. L’émotion propre à la vie traverse les pages de C’est en hiver que les jours rallongent, en particulier quand il évoque les femmes et leur sort : « Rester une femme… lorsque tout s’écroule, lorsque le corps, la culture, la beauté, les souvenirs sont en miettes sur le sol. », p.159. Ce qui tombe au sol, ce sont les cheveux des femmes tondues. « Ça crisse, le poil coupé, c’est comme ça qu’il pleure, le cheveu. », p.160. Et c’est nous qui pleurons en lisant les lignes que Bialot consacre à cet acte barbare et humiliant. On a la gorge serrée quand il nous parle d’Odette, de Micheline, de Perla… Celles qui périront au Lager, celles qui seront libérées mais mourront des suites de leur détention. Dans les ténèbres de l’infra-monde, elles sont des lueurs, avec « leur irremplaçable chaleur », p.166.
Tenir
C’est peut-être grâce à elles que Joseph « tient ». « Pour tenir, il ne faut jamais faire abstraction du temps » ; il affirme l’importance de « se souvenir de soi et des autres, surtout des autres si l’on veut rester soi-même », p.169. Même si la rage, la détestation de l’autre prennent parfois le dessus, la haine de soi aussi. Tout cela est dit sans fard et sans détour dans un texte à la sincérité bouleversante. Que signifieraient les poses, les affectations et les faux-semblants quand on a touché ce fond-là ?
La hauteur de vue caractérise ce récit où s’articulent une peinture saisissante du quotidien concentrationnaire et une réflexion globale sur la folie du projet nazi — « vider l’Europe de tout ce qui pense, de tout ce qui s’interroge, de tout ce qui doute », p.203 — et aussi sur ce qui sépare ontologiquement les nazis des Juifs : « Là est le mal juif, là est la peste : ces gens-là n’ont JAMAIS été illettrés, ces sous-hommes on passé des siècles à lire, relire, disséquer et commenter les mêmes textes, ces rats pensent ! Et doutent… (…) Et ça, pour un nazi, ce n’est pas supportable. », p.203. À l’inverse du peuple juif et de son amour des mots, les dirigeants du Troisième Reich ont créé une novlangue faite d’euphémismes, d’abréviations et de termes techniques embrassant (et arasant) tous les domaines de l’existence, une langue visant à appauvrir la pensée et à éradiquer le doute. Victor Klemperer en avait recensé les mécanismes dans La Langue du IIIe Reich : Lingua Tertii Imperii.
Redevenu juif
Bialot, lui, manie la langue en écrivain, joue de tous les registres et rend un hommage vibrant à la Babel des camps au moment où ceux-ci sont libérés, décrivant cette rumeur qui monte telle une houle « faite de mots allemands, français, magyars, flamands, polonais, un jargon fou, un chant, une mélopée sans musique. » Et le voici enfin redevenu juif une fois arrivé dans un centre d’accueil pour Juifs à Cracovie.
Pourtant, métaphore d’une violence inouïe, ce qui frappe est que ce centre n’est qu’un immense appartement vide. « Le judaïsme européen de l’Est n’existe plus », tel est le constat amer et déchirant qu’il fait. Tout le savoir et la culture des dix millions de yiddishophones a disparu. « Cette langue inimitable par ses locutions, sa dérision dans la forme, sa richesse de formules faite de tous les apports européens » est partie en fumée six millions de fois. En un sens, la « Lingua Tertii Imperii » a triomphé. Ce que nous dit là Joseph Bialot devrait nous faire réfléchir. Et agir.
La fin de ce livre est empreinte d’une telle émotion qu’ il serait impudique d’en parler. Le commentaire serait ici déplacé.
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C’est en hiver que les jours rallongent n’est pas seulement un classique pour notre temps. C’est un livre éternel, intemporel bien qu’il soit fortement ancré dans l’Histoire. Ce n’est pas un récit de déportation parmi d’autres. C’est la tentative, d’un courage admirable, de partager ce qui ne peut l’être, avec la générosité qui caractérisait Joseph Bialot pour qui l’a connu. Le défi de raconter une expérience à la fois individuelle et collective, et surtout — et c’est là que réside le courage — de rembobiner le fil du temps et de retourner dans cet enfer qu’il avait mis plus de vingt-cinq ans à quitter. Pour tout cela Joseph mérite notre profonde gratitude.
Un des 613 commandements de la Torah stipule l’obligation d’écrire un Livre. Joseph Bialot n’en a pas écrit qu’un seul ! Mais on pourrait dire que « son » livre est celui-ci.