Juifs de Kai-Feng

par Frédéric Viey

Rubrique estivale 2024/D’après Nadine Perront, Être juif en Chine : L’histoire extraordinaire des communautés de Kaifeng et de Shanghai, Paris, Albin Michel, 1998.

Carte de la Chine/Kai-Feng se situe dans la province du Henan, la région du Zhengzhou, dans la plaine du Fleuve Jaune.

En chinois classique, les Juifs étaient appelés : Tiao Jin Jiao /« La secte qui arrache les ner » … En raison de la coutume juive qui consiste à retirer le nerf sciatique à une bête qu’on abat rituellement.
La présence ancienne de communautés juives en Chine suscite bien des questions :
– Pour quelles raisons des Juifs se sont-ils installés dans le grand empire chinois. Et sous quelle dynastie ?
– D’où venaient-ils ?
– À quelle époque les Juifs de France ont-ils appris l’existence d’une présence juive en Chine ?
– Peut-on parler d’un culte juif sinisé?

Les Jésuites en Chine (1/5)
C’est le fameux Père jésuite Mattéo Ricci qui fut le premier à rencontrer des Juifs en Chine, et plus particulièrement à Pékin.

Portrait de Matteo Ricci peint en 1610 par un frère chinois Chinese brother Emmanuel Pereira (né Yu Wen-hui)

En 1605, ce prieur rencontra un mandarin nommé Ai Tian. Celui-ci était de passage, dans la capitale pour y passer un concours afin d’accéder à un grade supérieur dans la hiérarchie du mandarinat. Ricci vit chez ce haut fonctionnaire qui résidait à Kaifeng un tableau qui représentait … Rebecca et ses deux fils Ésaü et Jacob…  Ai Tian se déclara en effet comme Juif. Mathéo Ricci fit même part de cette découverte au Pape, mais l’histoire en resta là.
Il fallut attendre 1723, pour que trois autres Pères jésuites viennent visiter Kaifeng, ancienne capitale impériale des Song où ils rencontrèrent des Juifs sinisés ! Ils publièrent leurs découvertes dans « Lettres édifiantes et Curieuses sur la Chine ».
Y-a-t-il d’autres traces d’une existence juive dans cette région ?  Il a été trouvé à Dandan-Uiliq une lettre en araméen, d’un commerçant juif à son frère à propos d’achat de mouton et puis à Dung-Huang, dans la célèbre grotte aux ‘’Mille Bouddhas’’, le Professeur Aurèle Stein, a exhumé une page de « Séli’ha », cette prière de supplication qui est dite dès le début du mois d’Eloul dans les communautés juives.

Page de « Seliha »/ Bibliothèque Nationale a Paris

Les enfants d’Israël, à l’époque de la communauté de Kaifeng  étaient présents depuis le XIème siècle à Ning-po, Ninghia, Ningsia, Nanchang, Yangchow, à Zaitun (la Cité de Lumière), il y en eut également à Hangzhou, (Capitale des Song du Sud), à Nankin, à Sinchalan, Guanzhou (Canton), Kang-Tchou et à Kambalic (Pékin) où était conservée une Torah.
Enquête diligentée par l’AIU (2/5)
En 1860, en pleine création de l’Alliance Israélite Universelle, le Grand Rabbin Mahir Charleville, membre du Comité d’Administration, demanda que soit mandaté un plénipotentiaire français du corps expéditionnaire en Chine afin d’avoir une source d’information complète sur la présence de la Communauté juive de Kaifeng.
Pour le renseigner sur la situation de ces Juifs chinois qui se disaient de descendance ‘’Han’’, l’une des plus anciennes dynasties chinoise, le Comité choisit le Comte Stanislas d’Escayrac de Lauture, voyageur et explorateur français.

Portrait de Stanislas Escayrac – Lauture/ Kreutzberger, d’après Mayer et Pierson — Le Musée français – Portraits des contemporains dessinés d’après les meilleures photographies, vol. II/Paris/ 1862.

Dans le Mémoire sur la Chine qu’il rédigea à son retour en Europe, celui-ci note à propos des cultes étrangers en Chine : «  Des Juifs étaient venus sous les Xan /Han, et probablement deux siècles avant Jésus-Christ, ils n’avaient point fait, et probablement ne cherchaient point de prosélytes. »
Il précisait :
« C’est à Kai-fon, autrefois Pyen, capitale actuelle du Xo-nan, bâtie près du (… ) Fleuve jaune, que les Jésuites avaient rencontré ces juifs. Kai-fon a été visité depuis. En 1850, deux chrétiens chinois, munis d’une lettre écrite par un négociant israélite d’Europe, établi en Chine, s’y rendirent, y passèrent quelques jours et y recueillirent de précieux renseignements. L’authenticité de leur voyage ne saurait être mise en doute, puisqu’ils en ont rapporté plusieurs livres ou portions de livres saints, dont la comparaison avec les textes que nous connaissons présente de l’intérêt ».
En réalité, Stanislas d’Escayrac de Lauture ne … visita jamais lui-même Kaifeng ; il fut fait prisonnier, torturé et rançonné par des bandits chinois !
Durant sa captivité, en revanche, il eut le temps de se renseigner sur ce sujet. Il lut également beaucoup et répéta ce qu’il avait appris. À son retour, il s’installa à Fontainebleau et dicta son Mémoire sur la Chine…
De nombreuses sources parlent ainsi de l’installation des fils de Jacob dans l’Empire du Milieu. En réalité, ce sont des Juifs d’Asie centrale qui, au Xème siècle, demandèrent à Taizu, empereur des Song du Nord, la possibilité de se domicilier à Kaifeng (Province du Hennan) en ayant remonté la Route de la Soie.
Les synagogues de Kai-Feng (3/5)
Un petit groupe de Juifs d’Asie centrale, après être passés en Inde, arriva en Chine en 960. Ils rapportèrent de ce pays de nouvelles pièces de tissu : de la toile de lin. A leur arrivée, l’Empereur les reçut de fort bonne façon en leur donnant l’autorisation de s’installer dans sa nouvelle Capitale Pien Liang/Kaifeng et leur accorda un quartier entre la « Rue du Marché de Terre et celle du Sanctuaire du Dieu du Feu ». Kaifeng abritait déjà de nombreux cultes : le confucianisme, le bouddhisme, l’hindouisme, le zoroastrisme, le nestorianisme, le chamanisme, l’islam…. Par cet accueil, le judaïsme prenait rang de religion d’État reconnue par l’Empire.

Vue de Kai-Feng

Or, avant de pouvoir faire construire une synagogue, il a fallu que les Juifs fussent sinisés après avoir épousé des femmes nestoriennes converties au Judaïsme. Ce fut en 1163, sous la dynastie des Yuan (Mongols) que les fils d’Israël purent faire construire la première synagogue grâce à l’apport financier de quelques mandarins juifs : les Shi, Ai, Kao, Chin, Chang, Chao et Li. Ceux-ci avaient suivi les différents examens conduisant à des postes importants dans cette classe dirigeante des Mandarins.
La synagogue fut détruite plusieurs fois : les inondations du Fleuve Jaune, le feu, les rébellions… Mais elle put être rebâtie à chaque fois jusqu’en 1850. La Guerre des Taiping et l’ingérence des Anglo-Britanniques dans l’Empire du Milieu, avait appauvri les Chinois et plus particulièrement la communauté juive commerçante.  Dans les jardins de la Synagogue deux stèles commémoratives avaient été installées qui racontaient l’histoire du peuple juif et son installation en Chine.
Après la reconstruction des différentes synagogues (1279, 1421, 1445, 1480, 1512, et 1653), les Juifs de Kaifeng, réussirent à obtenir des copies de Torah, notamment à Nin-po, ou bien à en recopier.

Juifs de Kai Feng/Début du XXème siècle

Un culte syncrétique (4/5)
La synagogue en forme de pagode de Kai Feng se situait à l’ouest de la rue qui se nommait « La ruelle de la Religion qui extirpe les nerfs » …. À l’entrée, on lisait la phrase : « Ch’ing Chen Su » qui signifie « Temple de la Pureté et de la Vérité ».
Le Père Domenge a fait les plans extérieur et intérieur de la synagogue. Il décrivit ce « temple » ainsi : peint en rouge, aux fenêtres jaunes, orné de frontons verts, l’édifice était orné, en son faîte, de petites figurines représentant des démons et des dragons couraient le long des toits pour chasser les mauvais esprits, les « Gui Long Zi’ »… Ce détail incline à penser à une forte imprégnation de la culture chinoise, voire à un syncrétisme.

Plan de la synagogue de Kai-Feng/d’après les croquis réalisés par le Père Domenge de la Compagnie de Jésus/ 1721

Cependant, au XVIème siècle, l’historien missionnaire portugais Antonio de Gouvea donne une description de ce qui passe à l’intérieur : « Au milieu (de la Synagogue) une stèle dorée, avec le nom de l’empereur actuel écrit en lettres d’or. Et encore un pavillon dressé, d’où il lit la Sainte Ecriture en hébreu ; après l’avoir lue, on la rentre dans sa boite dorée, et tous les lecteurs viennent l’accompagner jusqu’à l’arche, en demandant à Dieu d’une voix éplorée qu’il envoie le messie, et leur restitue leur royaume ».
« Leurs vêtements sont ordinaires, seulement sur les épaules ils mettent une étoffe de coton blanc qui descend presque jusqu’au sol (…).
L’arche carrée, bien dorée, est recouverte de sept rideaux. Ils entrent après avoir retiré leurs souliers à l’endroit où elle se trouve, et ils reviennent par les côtés sans tourner le dos à l’arche (…). A l’entrée (on voit) une petite construction avec un chandelier portant de nombreuses lumières. Le vendredi soir, on brûle des parfums en l’honneur du Sabbat ».
On constate ainsi que les usages, l’agencement du lieu, les rituels pratiqués sont tout à fait les mêmes que ceux qu’on peut observer dans les synagogues traditionnelles, jusqu’à nos jours…
Il note même – est-ce une autre constante ? – ce qui ressemble à une certaine désinvolture dans le comportement d’une partie des fidèles : « Ils célèbrent cet office avec peu de respect, et moins de gravité, parce que tandis que les uns chantent, les autres parlent » …
Perpétuation et déclin (5/5)
La principale préoccupation des Jésuites en visitant la Communauté juive de Kaifeng fut d’avoir accès aux rouleaux de la Torah afin de savoir si les Juifs en Europe n’auraient pas falsifié leurs écrits en supprimant le nom de Jésus. En consultant et en comparant les textes, ils constatèrent que les écrits conservés étaient identiques à ce qui était utilisé ailleurs et comportaient bien l’ordonnancement des cinquante-quatre sections de la Torah.
Le Rabbin leur fit remarquer que l’un des rouleaux des Cinq livres de Moïse (Ta-Kin, en chinois !) provenait de Boukhara. Malgré leurs connaissances limitées en hébreu, les Jésuites purent identifier également divers traités du Talmud de Babylone, des morceaux de Haftarote ainsi que différentes parties des Hagiographes, et des livres apocryphes… En plus de cela, les Juifs possédaient des livres de prières, des calendriers spécifiant la date des montées à la Torah, une grammaire hébraïque, ainsi qu’un lexique sino-hébraïque…
La synagogue était ornée par différentes inscriptions en hébreu et en chinois dont la prière du Chema’ Israël ou le Nom Divin en chinois. Les Juifs possédaient aussi un registre de décès retraçant la généalogie des grandes familles juives de cette ville ; il était écrit en hébreu et en chinois.
La plupart des éléments de ces objets de culte furent achetés à la fin du XIXème siècle par le Hebrew Union Collègue de Cincinnati et par la Société Canadienne pour Sauver les Juifs de Chine à Toronto.  Dès le milieu du XIXème, des Sociétés de sauvegarde ont essayé de réhabiliter cette communauté ; l’Alliance Israélite Universelle créa des comités pour tenter de régénérer la vie juive partout dans le monde.

Noam Urbach distingue deux voies qui ont été adoptées pour ressusciter ce judaïsme en Chine : « la réintroduction » (des Juifs de l’étranger enseignent les bases de la religion telle qu’elle est pratiquée par le reste du monde juif) et la « restauration » (les traditions autochtones seraient ressuscitées). Mais ce travail est compromis par les politiques des dirigeants communistes de ce pays, constantes dans leur volonté d’éradiquer toute identité juive.
Aujourd’hui, quelques descendants de ces communautés chinoises ont fait leur ‘alyah et reviennent au judaïsme grâce au travail de l’Association « Shavei Israël ». Ainsi pourrait se perpétuer, en Israël, le rameau des Juifs de Chine et sa culture.

Indications bibliographiques

Caroline Rebouh, Les Juifs de Chine : Histoire d’une communauté et ses perspectives, Persée, 2017, Collection L’arbre du savoir.

Présentation de l’éditeur :
Des découvertes archéologiques démontrent une présence juive en Chine depuis le VIIIe siècle. Par ailleurs, des inscriptions prouvent que des familles juives y étaient installées – essentiellement à Kaïfeng – depuis la dynastie des Han et sans doute avant. Caroline Rebouh nous fait découvrir l’histoire attachante et surprenante de cette communauté. Celle-ci s’est maintenue en dépit des difficultés, elle réclame aujourd’hui d’être légalement reconnue en tant que communauté juive et de pouvoir vivre son judaïsme en paix. 
Ce livre nous fait découvrir que des Juifs fuyant l’Europe nazie ont trouvé refuge dans cet ancien empire du Milieu et y ont fondé une dizaine de communautés, parmi lesquelles celles de Pékin (Beijing) et Shanghaï ; des synagogues actives se trouvent encore dans ces villes, de nos jours, tandis que d’autres centres culturels juifs, disséminés en Chine, sont en train d’éclore.