« Hiver sans printemps »

par Patricia Azerad

Yoseph Haïm BRENNER, En hiver, Titre original : בחורף 

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Choix d’extraits, présentation et traduction (inédite) de l’hébreu par Patricia Azerad

En hiver est un roman âpre, sombre, voire tragique. Yossef Brenner transpose dans cette œuvre publiée en 1903, sa propre enfance et sa jeunesse en mettant en scène un héros désenchanté, issu, comme lui, d’une famille très pratiquante, dépourvue et misérable. Ce premier roman, fortement autobiographique, retrace la première période de sa vie, avant son installation en Eretz Israël, tiraillée entre les nouvelles idées sionistes qui se répandent et les oppositions religieuses (mitnagdime/hassidim) et politiques (sionisme/marxisme) qui divisent les communautés juives d’Europe centrale et en particulier, ici, de Russie.

***

Brenner est né en 1881 dans un petit village d’Ukraine, puis a connu une période anglaise (1904-1908), pour « monter » enfin en Eretz Israël (1909) avant de connaître une mort tragique (1921) à Tel-Aviv. Son existence se partage entre l’étude, l’écriture et l’enseignement, ce qui fera de lui un écrivain, important dans l’histoire de la littérature hébraïque, un journaliste, un enseignant au gré de ses pérégrinations. 
Né l’année de la première ‘aliya, il appartient à la « nouvelle génération »/« הדור החדש »/Ha-Dor-Ha’hadach. Cette génération de pionniers cherchait sa voie. Elle était déchirée : elle aspirait à la liberté et à un idéal d’« homme nouveau » tout en étant attachée au passé et à la tradition. 

Un anti-héros
L’incipit du roman, En hiver, consiste en un bref auto-portrait qui comporte en germe toute la tragédie d’une vie :

« Je me suis fabriqué un carnet de pages vierges où j’envisage de coucher notes et aperçus se rapportant à ma vie.
« Ma vie » entre guillemets, car je n’ai ni futur ni présent ; ne reste que le passé.
Le passé ! … Si quelqu’un entendait cette dernière parole, il se demanderait sans aucun doute, quels terribles évènements j’ai à raconter de mon passé, « quelle épouvantable tragédie tourmente mon coeur et m’effraie »/Brenner reprend et détourne le verset de Jérémie 17, 10/. Mais il n’en est point ainsi ! Il n’y a dans mon passé ni affaires intéressantes ni faits qui bouleversent les cœurs, ni tragédies effrayantes ; pas de morts, pas de soucis amoureux et même pas de fortune du destin ni d’héritages inopinés. Il y a des fantômes, des aspects sombres, des larmes retenues, des soupirs…
Mon passé n’est pas celui d’un héros tout simplement parce que je ne suis pas un héros.
Je suis un maître d’école dans ce village.
Et malgré cela, bien que je ne sois pas un héros, je veux narrer mon passé, le passé d’un anti-héros. Le passé des héros a été écrit pour le monde et à son sujet on remue ciel et terre ; mon passé à moi, le passé d’un anti-héros, je l’écris pour moi-même et en secret.
Et ce prélude est suffisant »
Ba-‘Horef est aussi un roman d’apprentissage et relève aussi du roman picaresque : un jeune héros ou plutôt un anti-héros, comme il se définit lui-même, cherche à s’accomplir par l’écriture en s’émancipant de son milieu fermé, angoissant, à l’avenir restreint déjà tracé, mais ne peut se détacher complètement de ses liens avec la Tradition. 
La narration est assumée, en première personne, par Yérémiah Feuermann, un nom de famille qui s’apparente à celui de Brenner (en allemand, Feuermann = homme de feu ; Brenner de brennen = brûler). Elle s’étend sur plusieurs années, met le narrateur aux prises avec plusieurs obstacles qu’il doit surmonter pour enfin « couper le cordon » qui le relie à son passé et espérer « être un homme ».
« Être un homme », c’est acquérir une culture profane, profondément encouragée par le tourbillon et les agitations de cette fin du XIXème siècle : les idées socialistes d’une part ; les idées du sionisme qui se répandent d’autre part.

L’intrigue de En hiver qui est un récit linéaire fait des boucles et des détours de telle sorte que chaque incident qui survient, chaque personnage mentionné de l’entourage du personnage principal, est l’occasion d’un nouveau récit inséré dans la narration principale. Au cœur de ces digressions, se dessine le fil d’une jeunesse difficile dont le motif – récurrent dans tout le roman- est l’errance, avant la rupture définitive : Errance géographique, d’un point à un autre, un aller-retour désespéré, un mouvement de balancier de la ville de T. à la ville de N. ; de la ville de N. à la ville de T. ; Errance intellectuelle pour échapper à une éducation passéiste afin de tenter d’acquérir une vraie culture moderne. 
Mais ces cheminements et cette perpétuelle recherche d’identité conduisent à une voie sans issue ; et c’est le titre pessimiste du roman qui en donne toute l’amère saveur, celle de la souffrance et de la désillusion : tout est hiver : « Oui, l’hiver… hiver à la maison, hiver dehors, hiver intime, dans le cœur, dans l’âme… Oh, hiver !
Oh, hiver sans printemps, sans été pour le précéder – hiver éternel.
Et dans cet hiver j’enseigne dans un village morne », Ch. 34.
Les déplacements de Yérémiah ainsi que ses pensées se polarisent autour de deux thèmes : la rivalité avec le père, symbole du combat entre tradition et modernité ; l’espoir de rédemption par l’écriture.
Tableau de famille
Un grand-père maternel chéri, Rabbi Baruch ; un père irascible destinant son fils au statut envié, à ses yeux, de maître d’école marié à un riche parti ; une mère aimante mais malheureuse, tiraillée entre son époux et son fils. Tel est le tableau de famille. 
« Je ne suis ni fils de prince ni de seigneur. Ma famille n’est pas un sujet d’histoire. Mon père est le fils d’un certain rabbi Eliezer, que la paix soit sur lui — par ce titre, il monte à la Torah — et ma mère a grandi dans la maison de rabbi Baruch, rabbi Baruch Goldiss, rabbi Baruch le tavernier.
Ce rabbi Baruch, les habitants de T., ma ville natale, s’en souviennent en soupirant : « Des Juifs comme ça, on n’en fait plus », ch. 1.
Le père, Shalom Gelitz, très tôt orphelin, erre par les villes et les villages russes, rusé et flagorneur, s’adaptant aux situations telles qu’elles se présentent : 
« Sa devise : se conformer à la coutume du milieu. Avec le hassid, devenir hassid et avec le maskil, devenir maskil. Être souple comme le roseau, et face à l’autorité être malléable comme la cire », ch. 1.
Imbu de sa personne, fidèle à sa pratique, « il pensait qu’il lui revenait de s’installer à T., là où personne ne le connaissait pour vanter l’honneur de sa famille et raconter à tous qu’il descendait de grands seigneurs et de rabbins, et que le grand rabbin de Minsk ou le grand maître de Kovno étaient de ses proches », chapitre 1.
Trouvant protection sous l’aile de rabbi Baruch, il épouse une orpheline issue d’une famille hassidique, Judith, adoptée par Rabbi Baruch, et qu’il n’aura de cesse de tourmenter : « Il était satisfait quand il lui rendait la vie dure, la menaçait de la quitter et d’en faire une ‘agouna’, une femme abandonnée à jamais », ch. 1.
Quant à l’enfant : « Les relations qu’entretenaient mon père avec moi étaient différentes [de celles d’avec la mère]. Pas de sentiments d’amour particuliers et avec cela un attachement vital à ma personne, c’est-à-dire, que j’étais devenu à ses yeux le seul moyen de réaliser son idéal social. Mon excellence était son bouclier contre ceux qui voulaient le faire taire quand lui prenait l’envie d’exprimer une idée ou qui le bousculaient lorsqu’il exprimait cette idée hors contexte. N’était-il pas le père du génie de la ville ! », ch. 3.
La mère, Judith, est décrite ainsi par le narrateur-enfant qui embellit la réalité :  « Ma mère, Judith, est une « fille d’Israël » par son caractère et son existence. Parfois, aux jours heureux et idylliques, j’aimais me couler dans des réflexions poétiques au sujet de ses tourments, sa patience et le cadre limité de sa vie et voir en elle le symbole de ″la femme hébraïque″ comme la décrivent nos fameux écrivains. Et je l’imaginais aussi face à mon père, en me disant : Lui, Shalom Getzil n’est qu’un instituteur, mais elle, elle est modeste, elle est droite et elle souffre, elle est dévouée à son mari et à ses enfants, elle… Vraiment, elle est ″une héroïne juive″ », ch. 2.
Le narrateur-adulte, en revanche, la voit comme une pauvre juive humiliée, qui gagne les quelques sous du foyer en plumant et vendant des oies, en lavant du linge, en enseignant quelques traités religieux aux jeunes filles. Toujours dans l’effort, la souffrance et les larmes de sang.
Fuir la ville de T.
Le résumé que le narrateur, Yérémiah Feuermann, fait de son enfance reflète l’existence amère qu’il mènera jusqu’à son départ définitif.
« Les gens, comme on le sait, parlent d’un cœur léger de leur passé en général et de leur enfance en particulier. Les souffrances qu’ils ont supportées alors, sont oubliées depuis longtemps et les souvenirs heureux qu’ils ont connus, sont amplifiés et enjolivés et s’épanouissent dans leurs cœurs comme des parfums paradisiaques. Pas pour moi. Dans mon imagination, mon passé est recouvert d’une épaisse montagne de sable, souillée et opprimante, et les faits isolés qui émergent au milieu de cette ruine, […] sont noirs et pesants.
Les anges de mon enfance volent devant moi, les yeux barbouillés de larmes ; le bruit de leurs ailes fait entendre l’hostilité et l’abandon, la voix d’un enfant agonisant, la voix d’un petit poussin que sa mère a abandonné quand elle partit quémander son salaire. Et le visage de ces anges exprime l’affliction, l’ennui, la peine – peine profonde jusqu’aux tréfonds de l’abîme, peine morbide et trouble, tristesse sans fin ni limite, jusqu’à la fin des générations », chapitre 2.
Souffrance extrême à laquelle participent le père et les écoliers : « Il me punissait pour chaque action, pour la moindre parole, pour chaque mouvement, qui ne lui convenait pas. Tous [les élèves] me regardaient, m’observaient – et je devais faire attention à chaque pas, être irréprochable. Et en plus : il me demandait de faire des merveilles. Par mon excellence, considérer les autres comme des nuls, mais gare à moi si je sortais du troupeau. Je devais ressembler à tous — et les surpasser. Il me tourmentait sur le fait de ne pas être scrupuleux dans ma tenue vestimentaire, sur le fait d’être plongé dans mes pensées. Cela ne sert à rien !… 
Au ″ ‘hédère″, je payais pour les bêtises des fils de nantis, contre lesquels mon père craignait de jeter son courroux. Hirchké, le fils du trésorier ne connaissait pas la leçon de la semaine mais il avait une mère nommée ″Shimka Kozak″ ; de ce fait, la colère vengeresse s’abattait sur ma tête sous la forme d’un coup de poing ». […].
Les enfants de mon âge prenaient un malin plaisir à mon malheur, aimant me provoquer, me pincer, se moquant de ma silhouette, de ma démarche, de mes mouvements que je considérais moi-même comme un grand péché. Ils me donnaient toutes sortes de surnoms injurieux : ″vieil homme″,″vieux paresseux″… Je n’étais pas ″des leurs″, j’étais l’étranger, celui qui ne partageait ni leurs courses ni leurs jeux. En écrivant ces exemples, je me remémore beaucoup d’images de nos bagarres et querelles, ou, plus exactement, des images de leurs persécutions, pleines d’une subtile cruauté enfantine », ch. 4.
Et c’est cette atmosphère que l’enfant espère quitter :
« Alors, comme on pouvait s’y attendre, s’éveilla en moi cet orgueil secret, enfoui, maladif, assorti d’une réplique vengeresse dure comme le fer : ″ Évidemment ! Ce sont des ″goyim″, ils resteront à jamais ici et  seront de simples boutiquiers comme leurs pères… Et moi ?… J’irai en Lituanie, dans une Yeshiva… Je les dépasserai tous ! », ch. 4.
À cette première révolte, s’ajoute un talent naissant pour l’écriture qui encourage ses rêves, malgré les réserves de son père : « Le démon de l’écriture me saisit dès ma plus tendre enfance. Je me suis toujours énormément inspiré du ″Chevète Sofer″/« La Plume de l’écrivain », responsa du rabbin Simha Bonan Sofer, sur les quatre parties du Choul’hane Aroukhe/ pour tout ce qui m’entourait, pour tout ce qui se faisait à la maison, au ‘hédère et à la synagogue – ces trois lieux que je connaissais. Et j’aimais faire des résumés de mes leçons, poser les choses par écrit et m’en délecter pendant les vacances. Mon esprit était plein de divers fantasmes au sujet du Grand œuvre que je composerai sur le Talmud et les quatre sections du Choul’hane Aroukhe […]. Mon père estima qu’il fallait montrer ce travail à tout le monde afin que les hommes sachent que son Yérémiah est un homme de lettres. Et malgré cela il m’empêchait d’écrire selon mon souhait. Il pensait qu’il suffisait d’une seule grande démonstration élogieuse pour se distinguer et pas plus. Inutile de passer trop de temps là-dessus ! 
Et quand je prétendais, parfois, de façon maladroite, que je n’écrivais pas pour les autres, la discussion se terminait par une claque de réprimande », chapitre 6.


D’une ville à l’autre : une errance sans fin
« Là-bas » : de l’espoir…
Treize ans, l’âge de la bar-mitsvah, l’âge de toutes les promesses ! à l’horizon le sentiment de délivrance, le sentiment qu’une vie nouvelle commence pour notre héros ou anti-héros : « Moi, qui étais insatisfait de moi-même, qui ressentais toujours que ce n’était pas ainsi qu’il fallait vivre, qui à tout instant ressentais le besoin de changer, de commencer une nouvelle vie – j’espérais que la bar-mitsva apporterait le changement souhaité à mon existence. Dès ce fameux jour, je serai quelqu’un d’autre, je serai un homme, serai compté parmi le peuple d’Israël, me fortifierai davantage dans mon « combat existentiel », dès lors que la conséquence de mes actes, de mes pensées et des péchés y afférents retomberont sur moi et non sur la tête de mon père. Et mes résolutions, en vue de ce jour-là, étaient vraiment variées et nombreuses… Cependant, ce jour-là fut un jour comme les autres. […]
Peu de temps passa, avant que n’advienne ma deuxième et principale ambition : partir dans une Yechiva. Ainsi, je serai dégagé de la férule paternelle et dépendrai de ma propre autorité. Eux, les fainéants, les idiots, ″les goyim″, demeureront dans l’obscurité de cette ville tandis que je partirai… Y-a-t-il plus grand bonheur ! », chapitre 8.
… à la désillusion 
« Mes années de décrépitude à la maison d’études se répartissent en deux périodes. Lors de la première, j’étais un étudiant de Yechiva naïf, patient, plein de bonne volonté, un jeune homme bizarre et timide, mais conscient de sa valeur. J’avais cependant le sentiment d’une humiliation dans ce que j’attendais d’un hôte étranger, pas du fait que je mangeais le pain de miséricorde (ceux qui m’accueillaient le faisaient au nom d’une mitsvah envers les étudiants de Torah), mais par le fait qu’ils me regardaient de façon injurieuse, parce qu’aux yeux de ce monde pétrifié j’étais un « moins que rien », un inutile, un jeune homme pauvre qu’on ne pouvait comparer à un fils de bourgeois. À cette époque je considérais tous les livres profanes comme un péché. Je ne rédigeais que des écrits sur la Torah et de longues lettres et même cela, que de temps en temps. Lors de la deuxième période je me trouvais déjà entre ciel et terre, plus préoccupé par mon apparence que par mon peu d’assiduité et, d’autres fois, plongé dans les études jusqu’à n’en plus pouvoir. J’ai lu, alors, divers ouvrages, je les ai combattus, je leur ai opposé les vieux traités, je me suis éloigné d’eux, j’en ai eu la nostalgie et j’y suis revenu. J’ai aussi beaucoup écrit et pas seulement sur des sujets religieux ; j’ai détesté mon existence dépendante de l’avis des autres, « le pain de miséricorde », ma nécessaire hypocrisie. Mon âme était autrement accablée : elle ressemblait à un mur fortifié, prêt à s’effondrer … Mes tourments grouillaient de doutes, faisaient trembler les fondements, mes rêves –Dieu est mort », ch. 9.
Constatant que « la yeshiva n’était pas un lieu d’études… », le jeune Feuermann harangue son ami Ovadia : « Abandonnons la yeshiva, partons pour une grande ville. Là-bas nous étudierons comme il faut, là-bas, nous serons des hommes », ch. 9.
Mais le projet n’aboutit pas car sa passion de l’écriture allait de nouveau le couvrir d’opprobre : « À cette époque, j’ai beaucoup écrit. Ces écrits, dus à un grand choc émotionnel, étaient pour la plupart des imitations et des parodies de poèmes, d’histoires, d’articles et de romans-feuilletons, que j’avais ingurgités sans discernement. Ovadia et d’autres personnes partageant notre secret me conseillèrent d’envoyer le fruit de mon travail à un éditeur, mais empli d’une crainte religieuse devant chaque mot imprimé, je répondis que mes écrits ne rencontreraient sûrement pas de succès ; mon rêve me suffisait : je collaborerai dans quelque temps à un journal. Et de fil en aiguille, je décidai d’être mon propre éditeur. Ovadia et d’autres encore parmi les gens cultivés, qui par la suite, me désignèrent comme responsable, reçurent ma proposition avec enthousiasme. Notre journal s’intitulait « le petit flambeau, lueur de la yeshiva » ; ses articles – discussions diverses entre Torah et Science, riches et pauvres, Yechivote et enfants de bourgeois, foi et étude, ‘hassidime et mitnagdim, nationalistes et assimilationnistes. Ces deux derniers termes, nous les avions empruntés à des journaux, sans en comprendre précisément le sens. Le mot « nationalisme » nous était particulièrement important, une forme honorable, et le terme « assimilation » – une injure, terme qui fut objet de friction, et que nous avions longuement trituré dans tous les sens comme de vrais intellectuels. Il est évident que je ne savais pas ce que contenait le terme « assimilation », c’est-à-dire, que je ne l’avais jamais vu et seuls quelques-uns dirent qu’il signifiait : « nous serons comme tous les habitants des pays, nous n’avons pas besoin de Sion ni de Jérusalem », et Sion était pour moi, en ce temps-là, mon amour, ma pureté, ma beauté », chapitre 9. 
Au départ affaire privée, le projet de journal et son contenu contraire à l’orthodoxie ambiante, s’ébruitent, irritent le Directeur, embrasent la yeshiva. Humiliés en public, renvoyés, l’adolescent et son ami Ovadia, retournent chez leurs parents à T.
Premier retour : dans la ville natale de T. 
Ce retour dans le foyer familial de Yérémiah et de son acolyte, Ovadia, n’était envisagé que comme une étape temporaire pour partir ensuite dans une grande ville. Mais les circonstances mettent à mal leur projet :Ovadia reste àT. et Yérémiah part momentanément dans une petite ville, « « une communauté » de ratés » où l’ambivalence le rongeait entre :
« Prier avec plus de conviction, ne parler que de Torah, se réjouir de mon labeur, ne pas regarder les femmes, se purifier, s’attacher et se sanctifier ».
Ou : « entrer dans la maison d’un maskil de la ville, lui montrer mes poèmes et tout lui raconter […]. Les jours passèrent et se suivirent. J’avais déjà dix-sept ans…J’étais toujours à la synagogue …La crise existentielle arriva. La synagogue fut détruite. Le Mur des lamentations disparut. Dieu se détourna. Le brasier s’enflamma. Ma jeunesse se dissipa », ch. 10. 
Étouffant dans l’atmosphère pesante de cette petite « communauté de fainéants », assoiffé de culture, il décide de partir pour N., la grande ville. En route, il fait étape dans sa ville natale T., le livre d’Ahad Ha-Am, À la croisée des chemins, dans ses bagages. Colère du père qui s’en prend « à ceux qui consument le peuple, qui demandent de l’instruction », (ch. 10), et qui tente de le dissuader de partir.
Rien n’y fait. Son père alors le rejette : […] Au nom du Dieu d’Israël… Pars…Tu t’en repentiras après coup, Yérémiah ! Rappelle-toi que tu le regretteras plus tard !
J’étais sûr que je ne le regretterai pas. J’essayai de convaincre Ovadia de venir avec moi mais il refusa », ch. 10.
Alors, à nouveau, Yérémiah prend la route, cette fois pour la grande ville.
« Là-bas » : dans la ville épicurienne de N. : l’illusion de la liberté
Il y arrive dépressif, sans un sou, dépourvu« comme un nouveau-né »malgré ses dix-huit ans. 
Et pourtant, il précise : « mes sentiments ne furent jamais d’une seule nuance : en même temps que la conscience de ma chute et de ma nullité, en même temps que la profonde et particulière tristesse qui nichait en moi à cette période, mes yeux se tournaient vers l’avenir, sentant profondément la force et la puissance de l’emporter. Je fus même très heureux des attaches religieuses qui désertaient mon esprit, de la liberté qui m’appelait, du joug tombé de mes épaules. Se comporter avec une liberté totale, ne pas croire aux futilités – ceci était mon credo incontestable et enivrant à la fois. Le néant qui avait laissé le vide dans mon cœur, ne se manifesta plus dans toute sa mauvaiseté. Je ne ressentis pas alors, la crainte pesante d’une existence sans Dieu, et même Lui qui avait été exclu de mon être et s’était rétracté de douleur, bourdonnait à l’approche de la nouveauté, qu’elle vienne et s’accomplisse », ch. 11.
Après mille souffrances, il trouve du travail et un hébergement, fréquente des étudiants, s’initie à la littérature russe, celle d’Ivan Gontcharov, de Gogol, de Tourgueniev, Dostoïevski, de Tolstoï. ; il approche aussi la littérature hébraïque naissante. Tout cela est vain car rien ne le mènera à son but, l’écriture à travers laquelle se dessine « sa mission » : « J’avalais des livres pendant des mois, avec une grande satisfaction. Je ne m’intéressais pas trop aux questions métaphysiques en soi ; les plus importantes à mes yeux étaient les questions sur l’existence, les sujets sur l’évolution de l’humanité et les fondements de la société. Les préoccupations concernant l’au-delà et ce qu’il advient après ne m’occupaient pas alors. L’essentiel de mes pensées portait sur mes relations avec la société. Je me disais alors, que la vie personnelle n’était rien, qu’un homme comme moi, était apte, ou plus exactement qu’il n’avait d’autre choix que de se consacrer entièrement au bien commun. En cela mon individualisme pouvait se concrétiser. Une sorte de foi m’assurait que la société m’attendait. La société, c’est-à-dire le peuple d’Israël, la nation juive, pour laquelle je devais vivre, me dévouer corps et âme pour son bien, attendait que je vienne et la délivre », ch. 11.
Mais il vacille tour à tour entre périodes d’enthousiasme et de dépression : « Mais cette période, cette période où j’étais plein d’idées, de conceptions et de connaissances nouvelles, s’envolait soudain, s’affaiblissait et était remplacée par une période de réflexion, de doutes et d’ennui profond », ch. 11.
Sous l’impulsion de son ami, Haïmovitz, fils d’un riche juif déchu, il est bousculé, son pessimisme confronté à une autre vision du monde, celle de Marx et Engels, celle qu’Haïmovitz lui expose et qui sauverait le peuple du joug de la bourgeoisie, de la religion ; du sionisme et de cette vieille langue, l’hébreu. 
Même les propos d’autres compagnons d’infortune discourant passionnément, chacun défendant ses positions idéologiques, entre sionisme et communisme, offrant une large place aux auteurs russes, philosophant, chantant les vieux refrains de révolte de Stenka Razine/Chef cosaque, 1630-1671, mena un soulèvement contre la noblesse et la bureaucratie tsariste. Des chants écrits à sa gloire ont été chantés en Eretz Israël au début du sionisme et jusqu’aux premières années de l’État/, buvant pour s’oublier, ne lui apportent qu’ennui et lassitude. 
Et toujours revient ce questionnement : « Maintenant je suis à la croisée des chemins, c’est-à-dire qu’à cet instant, j’ai commencé à sentir que la situation ne pouvait en aucun cas continuer ainsi, qu’un changement devait se produire, advienne que pourra : quitter N [car] une crise arrivera obligatoirement. […]. « Là-bas » n’est qu’une illusion comme toutes les illusions et  » le meilleur se trouve là où nous ne sommes pas ». […]. Malgré cela, dans un coin oublié de mon cœur s’éveilla un ancien désir à réaliser : partir à l’étranger », ch. 18.
Mais avec quels moyens ? économiser pendant un an un salaire d’instituteur ?pour finalement constater que : « il serait bien, vraiment, en considérant les faits, qui étaient pour l’heure la chose principale, de m’installer à T., ma ville natale pendant un an car j’y gagnerai ma vie plus facilement, mais retourner chez mes parents – Non, chose impossible.
L’idée même de retourner là où résident mes parents ne me vint pas naturellement mais se concrétisa par une lettre que m’adressa Ovadia, le fils du rabbin », ch.18.
Ovadia, partant se marier dans une autre bourgade, lui offre de le remplacer dans ses fonctions d’instituteur, alors que son ami de N., Haïmovitz met « toute sa force de persuasion pour me mettre en garde contre ce pas dangereux. En vérité, il s’était toujours opposé à l’enseignement dispensé dans les bourgades (il m’appâtait pour que nous allions ensemble en usine) », chapitre 18.
Le narrateur décide de retourner à T. après deux ans passés à N.
Deuxième retour dans la ville de T.
Ce retour est difficile : « Et à la fin d’une période de Chavouote, je pris le train pour T. ; j’avais très mal à la tête, mon cœur battait et je réfléchissais à ce que signifiait ce  mal de tête et à ce fils qui retourne chez ses parents. « Voilà je reviens — qu’est-ce que je ressens ? – J’imaginais exprès mon avenir dans ma maison avec des couleurs très noires… « Afin que cela ne me soit pas plus difficile après » –me persuadais-je – mes sentiments sont intéressants finalement : plusieurs années que je n’y avais pas été, dans le berceau de mon enfance, lieu de bons souvenirs… ma mère…mes sœurs – mais rien ne surgit. Aucun espoir agréable… juste la souffrance, la souffrance, la souffrance. », ch. 18.
L’accueil des parents est chaleureux jusqu’au moment où

Yérémiah, de retour dans le sein familial avoue ne plus étudier la Torah, affolant son père : « Non ?! Je, vraiment, je, euh… Je ne crois plus …Je ne crois pas …mon petit cerveau ne comprend rien, comment un homme laisse tomber tout cela, lui qui a passé tous ses jours dans l’étude ?… et parce qu’il s’agit du Talmud, il y voit du tort ? […]. Je n’ai jamais souhaité que tu sois un rabbin ; à mon avis, un riche commerçant et un érudit valent mieux qu’être rabbin…Je ne demande pas que tu étudies pour l’étude en soi, mais …mais si tu l’envisageais seulement comme un aspect culturel…ne reconnaîtrais-tu pas que c’est une sagesse comme toutes les sagesses… […] Et tu m’avais assuré que tu n’abandonnerais jamais la Torah… », ch. 19.

Jusqu’au moment où… 

Yérémiah reconnaît être dépourvu, sans diplôme, sans recommandation d’un rabbin, sans fortune pour aider ses parents qui avaient mis tant d’espoir en lui : « Aïe, aïe, lorsqu’à présent je me remémore mes rêves à son sujet ! Yérémiah viendra… habillé comme un prince…Personne n’osera l’approcher… « un aristocrate » craignant Dieu… la part de Dieu à Dieu, ce qui revient aux humains aux humains…Il sait trouver grâce aux yeux de tous…Il faut parler avec une jeune fille – même cela il sait faire ! (Et cela est recommandé, et comment !…). Gloire de ses pères…chacun s’efface devant lui …Et Shalom Gelitz est vivant, Shalom Gelitz se sent au-dessus des potentats de la ville. 
Peuh …Yérémiah est venu…nu et manquant de tout…honteux devant tout un chacun…ni ceci, ni cela : ni un hassid, ni un aristocrate…Et grâce à Dieu…personne ne sait encore toute la vérité… », ch. 31.

Jusqu’au moment où… 

son père veut le marier en espérant, outre la dot confortable apportée par Rachel Moïseyvna, éloigner son fils de « la mauvaise compagnie à laquelle il s’était joint et des mauvais livres, ces livres qui faisaient perdre la tête », Ch. 22.
Mais la tentative d’engagement matrimonial du père pour son fils, tourne court.  Un autre événement vient dérouter le cours de l’histoire : une lettre reçue de N.
Nouveau départ vers l’inconnu
La vraie raison qui avait ramené notre « héros » dans sa ville natale, était l’amour impossible pour la belle et délicate Rachel Moïseyvna, justement celle que son père lui destinait ; Rachel conquise par le beau, le bavard, le désinvolte Alexandre Borseiff, l’opposé du taiseux, honteux et maladroit Yérémiah . 
Or, ce dernier reçoit une lettre de son amie Rivka Lerner, encore à N. Elle y demande de l’aide pour son ami Haïmovitz et pour elle-même. Les parents y voient une trahison morale : cette jeune fille ne serait-elle pas une liaison amoureuse illicite ? et une trahison vis-à-vis de l’arrangement matrimonial avec Rachel Moïseyvna. La rupture est inévitable : « Je n’ai pas de fils… Mon fils est mort, il est mort… gémit ma mère », ch. 33.
Malgré l’opposition de ses parents, il va à N. pour aider Rivka Lerner. Le dénuement de la jeune fille est à l’image de celui du jeune homme tel qu’il l’exprime : « J’ai une devise où il est dit : « Regarde les chemins devant-toi : l’un porte ta servitude, l’autre ta volonté—le savoir et la mort sont entre tes mains ». Et tu as choisi la mort !», ch. 34.

Pourtant dans un dernier sursaut, il refuse l’anéantissement comme il l’écrit à un ami : « Aujourd’hui, le soleil se lèvera. Non pas ce soleil d’un matin d’hiver ressemblant à un visage de jeune femme, faible et pâle, mais un soleil d’été, puissant, grand, brillant au point de ne pouvoir le regarder. Lumière et chaleur alentour. Et moi, j’aime la vie. Oh, mon frère, comme j’aime la vie, comme je me réjouirai de mes sentiments, de mon âme ! mon cœur déborde… Et je sais, que la deuxième partie de ma vie sera autre et différente… », ch. 36.
Le lendemain, Yérémiah Feuermann, prend le train, s’arrête dans une gare inconnue et dort à la belle étoile…tandis que « des gouttes de pluie et la neige tombaient sur la terre ».
L’hiver encore et toujours ?

Indication bibliographique

Anita Shapira, Yosef Haim Brenner : A life, Stanford University Press, 2015.

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