L’éclaireur du passé

par Sarah Benayoun

Samuel Joseph AGNON, Tehila, Titre original : תהילה, Traduit de l’hébreu par E. Moses, Paris, Éditions Gallimard, 2014, Collection « Du monde Entier ».

Le point de départ de Tehila, nouvelle qu’Agnon a publiée en 1950, est simple : le narrateur y évoque sa rencontre avec une vieille femme. Le récit se situe à Jérusalem, précisément au sein de la Vieille Ville au temps du Mandat britannique.

On hésite à savoir s’il s’agit d’un conte hassidique louant la vie dévote d’une sainte femme ou plutôt d’une fiction moderne narrant la disparition d’un monde obsolète qui ne peut plus survivre en Israël, le monde du shtetl.  À moins que ce ne soit une création originale, paradoxale et subtile, à la croisée de l’ancien et du moderne, à la fois nostalgique et optimiste, plein de fantaisie mais lucide, spirituelle et critique.

Une rencontre à Jérusalem
C’est en 1950, soit deux ans après la création de l’État d’Israël, que Shay Agnon écrivit Tehila. L’écrivain habitait alors, depuis 1924, dans le quartier de Talpiyote.
Jérusalem était un des grands amours d’Agnon. Dans son discours du Nobel à Stockholm, il dit qu’il ressent une telle union avec Jérusalem qu’il se considérait natif de la ville sainte. Il aimait arpenter régulièrement les ruelles de la vieille ville. Et, depuis l’expulsion de l’antique communauté juive par les Jordaniens en 1948 et l’interdiction faite aux Juifs d’y rentrer, il avait pris l’habitude de monter sur le Mont des Oliviers pour regarder de loin ses ruelles bien-aimées. C’est dans ce contexte qu’il écrivit Tehila.

Le narrateur, un écrivain jamais nommé, habitant à Jérusalem mais en dehors de la vieille ville, déambule régulièrement à l’intérieur des murailles. Il revient à Jérusalem après une absence suffisamment longue pour qu’à son retour il se perde en cherchant la maison d’un sage. C’est Tehila, une vieille femme à qui il demande son chemin, qui le conduit à sa destination. La nouvelle est un récit des rencontres successives entre le narrateur et Tehila
C’est ainsi qu’il retrouve à nouveau la vieille dame en allant visiter la grand-mère d’un ami, veuve de rabbin. Croisée une autre fois lors de la prière de la nouvelle lune au Mur Occidental, elle l’invite alors à venir avec elle visiter cette dame qui est alors alitée. L’apparence, le comportement et les paroles de sagesse de Tehila intriguent beaucoup l’écrivain qui se renseigne sur elle.
Au cours d’une autre visite chez le sage, celui-ci lui apprend que Tehila lui demande de venir la voir et il s’y oblige aussitôt. S’étant elle aussi renseignée sur lui, elle avait appris qu’il était un écrivain et elle lui demande de rédiger pour elle une lettre de demande de pardon destinée à son premier fiancé que son père avait humilié en le congédiant à la veille de leur mariage.
Elle voit en effet la perte de ses trois enfants et de son mari comme un châtiment pour cette offense. Tehila a l’intention d’emporter la lettre avec elle dans sa tombe afin de demander pardon dans l’au-delà. La vieille femme, se sachant proche de mourir, s’acquitte des dépenses liées à la purification de son corps et à son enterrement. Le lendemain, l’écrivain revient la voir mais il trouve son appartement vide ; de l’eau, en signe de purification, est répandue sur le sol : « La paix du silence régnait dans la pièce, comme dans une salle de prière après la prière. Et sur le sol de la chambre achevait de couler l’eau qui avait servi à purifier Tehila », p. 70.
Une Juste
Tehila est la femme la plus âgée de Jérusalem ; c’est un personnage pieux, qui a toujours aux lèvres un verset des textes sacrés ; elle se soucie d’accomplir le plus de bonnes actions/mitsvote possibles : elle s’occupe des malades et des nécessiteux ; elle se soucie de ne pas trop parler et de lire les Psaumes tous les jours. Elle porte bien son prénom, « Tehila » qui signifie en hébreu « louange », Tehila est une femme qui voit en toute chose la bonté du Créateur, malgré ses terribles épreuves qu’elle a connues au cours de son existence.
Pour elle, le monde est régi par une justice divine, une justice qu’elle juge bonne et contre laquelle elle ne proteste pas bien qu’elle ait connu de terribles épreuves. Originaire d’un shtetl d’Europe de l’Est, Tehila pourrait être le personnage d’un conte édifiant, par son comportement et aussi par l’histoire de sa vie, ses fiançailles rompues, son mariage, ses enfants, sa demande de pardon et sa prophétie de sa propre mort.

Chagall/Souvenirs/1918/Musee-Guggenheim/New York

Cependant, c’est le personnage masculin du Juste/Tsadik/צדיק que les contes hassidiques mettent en général en leur centre ; les femmes, bien que très présentes n’y occupent que rarement le devant de la scène. Tout porte à croire que Tehila serait la version féminine du Juste comme l’attestent sa conduite pieuse, son humilité, son inébranlable foi en la bonté de Dieu et ses actions bienfaisantes. Le sage la qualifie de juste : « Que dire sur elle ? C’est une juste. Une juste au sens propre. », p. 37, le narrateur d’ange divin : « N’eût été que les femmes ne peuvent ressembler à des anges, je la comparerais à un ange divin. », p. 9.
Son allure de jeune fille, son agilité physique et mentale, le fait qu’elle sache exactement quand elle va mourir et sa demande de pardon lui confèrent même une aura de sainte prophétesse.
Tehila serait donc un conte hassidique modernisé dont les codes auraient été légèrement bousculés ? La vieille femme pieuse prendrait la place de Juste ?
Une Israélienne
Pourtant, même si Tehila se conduit généralement de la façon archétypale d’une femme pieuse, elle est néanmoins loin d’être un stéréotype. Ainsi au Mur occidental, un policier britannique arrache un tabouret à une vieille femme car les Anglais interdisaient aux fidèles juifs d’apporter des sièges leurs permettant de s’assoir pendant la prière. D’un regard, Tehila convainc le policier de rendre le tabouret. La vieille femme ne se conduit ici ni avec humilité ni avec pudeur mais adopte une attitude de défi : la résignation ne fait pas partie de ses vertus. Elle fusille du regard le policier qui avait fait tomber une vieille femme de son tabouret ; d’où le commentaire du narrateur : « La puissance de vos yeux est plus forte que toutes les promesses de l’Angleterre car l’Angleterre nous a donné la déclaration Balfour et nous envoyé ses fonctionnaires pour l’annuler (traduction littérale du mot לבטלה) et vous, vieille femme, vous avez posé vos yeux sur ce méchant et vous avez réduit à néant ses mauvaises intentions », p. 20-21.

La première femme parachutiste israelienne/-Yocheved Kashi/1950


Cette même attitude se retrouve quand elle tient tête aux fossoyeurs qui se moquent un peu d’elle : « Pourquoi êtes-vous si pressée ? Elle répondit dans un murmure : « J’ai déjà convoqué les purificatrices et les laveuses et il est inconvenant de se moquer de ces femmes charitables. » p. 68.
Tehila devint même une femme d’affaire après la mort de son mari, et après la disparition de sa fille, elle part vivre en Israël. De sa propre volonté, elle apprend l’hébreu et choisit de s’installer dans le vieux foyer juif de Jérusalem au lieu de vivre dans les quartiers des nouveaux émigrants. Elle y vit une vie qu’elle décide, dont elle possède la maîtrise, allant jusqu’aux nombre de mots qu’elle utilise. Elle fait ainsi preuve d’une indépendance proprement moderne. Ainsi Tehila, pourtant veuve, n’est jamais nommée « veuve d’un tel », ou « fille d’un tel », au contraire de la veuve du rabbin qui se réclame fièrement de ce titre.
Le seul nom propre associé à Tehila est celui de la ville « Jérusalem » : « Il y avait une vieille à Jérusalem » (p. 9) est la première phrase du récit. Jérusalem, cité à laquelle elle voue un amour et une révérence immenses. Elle connaît chacune des ruelles de la vieille ville, et elle voit avec tristesse le quartier juif disparaître peu à peu et tomber aux mains des Arabes. C’est Jérusalem et ses habitants qu’à l’approche de sa mort, Tehila est triste de quitter.
Personnages entre deux mondes
Pour mieux caractériser l’originalité de ce personnage, il convient de faire un détour… La toute première nouvelle publiée par Agnon s’intitule « Agounote »/ עגונות : une agouna est soit une femme dont le mari a disparu sans qu’il soit possible de savoir s’il lui serait arrivé malheur, soit une femme abandonnée par son mari. Faute de la reconnaissance officielle de cette séparation, la agouna ne peut ni divorcer ni se marier : elle se retrouve entre deux statuts. Elle ne partage plus sa vie avec son mari, mais, n’étant pas divorcée, elle ne peut se remarier.  Elle vit entre deux mondes.
Par analogie, cette situation indéterminée peut s’appliquer à la situation d’écriture propre à Agnon lui-même et à son personnage, Tehila…. Ainsi, l’écrivain adopte le pseudonyme « Agnon » en relation avec ce statut ; peut-être parce qu’il venait d’un monde orthodoxe, et s’en était éloigné ? peut-être parce que son père était hassid et sa mère mitnaged /opposant ? peut-être parce qu’il venait d’Europe de l’Est où il avait parlé yiddish et était parti vivre en Israël où il ne parlait plus qu’hébreu.
Il semble que Tehila se trouve également dans ce passage d’un monde à un autre : elle est la femme religieuse obéissante du Shtetl, à qui ses parents et son mari dictent ses choix, et aussi celle qui, pour se libérer, trouve, sans renier sa religion, son indépendance et gagne en spiritualité jusqu’à devenir le personnage central de la nouvelle, occupant la place réservée traditionnelle au Juste.
Ainsi, s’il y a donc bien du conte hassidique dans la nouvelle d’Agnon, il y a donc aussi une critique des normes qui le régissent, une critique de la vie orthodoxe d’Europe de l’Est.
Au reste, les autres personnages de la nouvelle : le sage, et la veuve de rabbin sont moins typiques : ils n’ont ni la conduite, ni la foi emblématique qui caractérisent les acteurs d’un conte hassidique. Le sage n’est ni nommé, ni très caractérisé ; la veuve du rabbin, qui également n’est pas nommée, se plaint en permanence ; elle ne sait pas remercier et critique la qualité de ce qui lui est généreusement donné alors qu’elle vit dans une extrême pauvreté. Derrière cette ingratitude, son intelligence et son verbe piquants rappellent beaucoup la franchise des Israéliens modernes.
Ces remarques acerbes ne sont pas dénuées de toute lucidité et cela confère non seulement une certaine touche d’humour à la nouvelle mais aussi paradoxalement offre une vision du monde beaucoup plus sombre que celle de Tehila : pour la veuve, le monde ne serait que mensonge : « Ah, monde, monde ! mensonge tu es, et mensonge est tout ce que tu contiens », p. 32. Alors que Tehila semble admirer le progrès, la veuve, elle porte un regard critique sur les innovations : « Certes, on ne peut pas exiger des innovateurs qu’ils atteignent la perfection ; il leur suffit de s’en donner l’air », p. 17. De même, quand celle-là voit de la sainteté dans chaque enfant d’Israël, celle-ci désapprouve tout le monde et même les nouveaux rabbins qui ne peuvent, bien entendu, égaler son père, le défunt rabbin de Jérusalem. Car malgré sa pauvreté, imbue de l’ancienne supériorité hiérarchique de sa famille, elle porte sur la société une regard âpre et condescendant.
Le narrateur, quant à lui, en vérité le deuxième personnage principal n’est pas moins atypique. Écrivain aimant se promener à Jérusalem, élève d’un sage de Jérusalem, il rappelle Agnon. Pour ajouter à cette ressemblance, le narrateur mentionne s’être absenté de Jérusalem pendant une longue période à l’égal de l’auteur qui après avoir fait son aliyah en 1908, partit s’installer en Allemagne en 1913 pour revenir à Jérusalem en 1924.

Agnon /Jérusalem/1950/Agnon House

Le narrateur étudie chez un sage ; il prépare soigneusement l’aumône pour le donner aux pauvres ; il se rend pour prier au Mur Occidental ; il paie de son argent un poêle à la veuve pour qu’elle puisse se chauffer en hiver en lui faisant croire que c’est un cadeau de son petit-fils. Il est donc croyant et pratiquant ; cependant, à la différence des autres personnages, il ne vit pas dans la vieille ville ; il vit avec les nouveaux émigrants dans un nouveau quartier de Jérusalem. Il apporte avec lui la modernité comme l’attestent le poêle portatif (vertement critiqué par la veuve), son stylo à plume (qui impressionne Tehila mais elle préfèrera tout de même sa propre plume), sa fréquentation de touristes et sa vision politisée de la vie juive pendant le Mandat britannique. La scène de prière au mur Occidental est particulièrement riche à ce sujet : « Sur l’esplanade du Mur, les policiers mandataires étaient assis dans leur guérite pour bien montrer à la foule que les fidèles ne pouvaient compter que sur leur protection. Ce que voyant, nos provocateurs ne manquaient pas de provoquer », p. 19.
Le narrateur est ainsi sioniste, religieux et moderne ; il est tout aussi épris de la vieille ville de Jérusalem, et bien qu’il ne connaisse pas encore bien ses chemins, il raconte la ville avec beaucoup d’amour et de poésie. Il pourrait être un personnage de fiction mais il serait anachronique dans un conte hassidique. Il semble à l’aise avec le sage et de la veuve mais Tehila l’intrigue beaucoup. Il cherche à en découvrir le plus possible sur elle, admire son intelligence, sa vivacité, son humilité et sa bonté. Tehila, intriguée par cet écrivain, semble, en retour, s’être renseignée sur lui, et elle le convoque pour qu’il écrive « sa » lettre. Cette convocation est la seule demande que Tehila ait jamais faite.
Les deux personnages se cherchent donc mutuellement mais à quelle fin ? Serait-ce pour que le narrateur, ce moderne, fasse un dernier éloge d’un ancien monde qui disparaît à jamais, à la fin de l’histoire ? Est-ce que l’incertitude entre deux mondes conduit à enterrer le monde précédent, ancien et obsolète ?
Cela aurait pu en effet être l’interprétation définitive si Agnon n’avait pas parsemé la nouvelle d’indices indiquant une autre possibilité. Ainsi dés le début de la nouvelle le narrateur dit en parlant de Tehila : « Tant que je ne fus pas sorti de Jérusalem, je ne la connaissais pas ; lorsque je revins à Jérusalem, je la connus. Et comment se fait-il que je ne la connaissais pas auparavant ? Comment se fait il que vous ne la connaissiez pas ? », p. 9.
Tehila serait-elle donc un personnage initiatique, que tout être humain serait amené à rencontrer au cours de son chemin personnel ? La nouvelle commence avec le retour du narrateur et se poursuit avec ses retours successifs dans la vieille ville. Le narrateur visite et revisite la vieille ville, seul ou avec des touristes et, à chaque fois, il la redécouvre : « (…) Jérusalem ne cesse de se renouveler. À chaque occasion que j’ai de me rendre dans la ville, elle me parait neuve. J’ignore pourtant ce qu’elle a de nouveau », p. 35.
Le narrateur pourtant ne semble connaître bien son chemin qu’à la fin de la nouvelle, après avoir été guidé plusieurs fois par Tehila, et après avoir lui-même guidé des touristes. En effet, tout commence quand il se perd et demande à une vieille femme qu’il croise sur son chemin. À trois reprises, elle l’oriente dans les ruelles ; par trois fois, il marche à ses côtés la suivant et l’écoutant, découvrant ainsi les ruelles et l’âme de Jérusalem.
Dès la première rencontre, il réalise que la vieille femme n’est pas une vieille femme ordinaire. Puis la vieille femme le convoque pour lui raconter son histoire et lui demander qu’il écrive pour elle sa demande de pardon pour l’au-delà. L’écrivain devient ainsi dépositaire de l’histoire de la vieille femme, c’est par lui que l’histoire se transmet que et le personnage de Tehila se perpétue. L’écrivain réalise, par son œuvre, le passage entre les deux mondes : il ouvre la voie qui mène d’un monde à l’autre.

***

C’est, sans doute, le message véritable d’Agnon qui se considérait comme appartenant au monde orthodoxe de l’Europe de l’Est et à celui, moderne et parfois résolument laïque, des Israéliens ? Agnon, qui, par son hébreu même, établit la liaison entre la langue sainte et la langue moderne, et qui, par ses écrits parsème de ce même mélange épicé de nombreuses anecdotes sur les débuts de l’État Juif… Son hébreu est unique, c’est un langage savoureux embaumé par l’air antique du royaume d’Israël et par l’air frais du jeune État d’Israël.

Tout en déployant une critique acérée de chacun des univers décrits, Agnon cherche la continuité, et non la fracture, et avec Tehila, il montre que le lien avec le passé, loin d’être voué à la disparition, est nécessaire pour s’orienter dans un monde nouveau qui, sans cela, n’aurait plus de sens.
Tehila allie nostalgie et optimisme, la foi religieuse et la lucidité. On ne peut s’empêcher de songer que son auteur y formule aussi son espoir de pouvoir, un jour, marcher librement à nouveau dans les ruelles de la vieille ville de Jérusalem, lui qui ne pouvait, à l’époque, que les contempler depuis le Mont des Oliviers.

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