EN MÉMOIRE DU SOULÈVEMENT DU GHETTO DE VARSOVIE (19 AVRIL – 16 MAI 1943) : Hommage aux insurgés !

Note de lecture
Rédigée par Laurence Chemla.

Mila 18 de Léon URIS, Traduit de l’américain par J. Nioux, Paris, Robert Laffont, 1962.

Au 18 de la rue Mila, en plein cœur du ghetto de Varsovie se trouvait le quartier général de la Résistance juive, en 1943 ; lors de l’Insurrection, jusqu’à trois cents résistants juifs, de toutes mouvances (sionistes, bundistes, communistes…) se réfugièrent dans ce bunker spacieux précédemment conçu et agencé par un réseau de contrebandiers.
C’est cette adresse – symbolique et si évocatrice – que Léon Uris choisit de donner pour titre à son roman historique retraçant la vie de la population juive de Varsovie pendant la Seconde Guerre Mondiale.

Avec une grande habileté, l’auteur du fameux best-seller Exodus a combiné une fiction haletante avec les tragiques faits historiques.
Les quatre parties de ce roman font des années de guerre une longue nuit. La première partie s’intitule « À la tombée du jour » : elle commence aux derniers jours d’août 1939 et va jusqu’à la capitulation de Varsovie, le 27 septembre 1939. Commence alors « Le crépuscule » où l’obscurité nazie s’abat sur les Juifs à travers la prise de pouvoir de tout un chaînon de hauts dignitaires nazis auxquels doit se soumettre un Conseil dénommé, dans le roman, l’Autorité civile juive. Celle-ci, obligée d’édicter continuellement des ordonnances toujours plus liberticides et spoliatrices envers les Juifs et, davantage encore après l’assassinat de son premier président – Emmanuel Goldman – qui avait refusé de rédiger l’ordonnance instituant le ghetto, bientôt clos par un mur. Les « Ténèbres » s’abattent sur Varsovie ; cette période coïncide avec l’entrée en guerre des États-Unis et s’achève par l’évocation de la première et plus importante opération de déportation de la population juive varsovienne, en été 1942 (environ 300 000 Juifs déportés). Cette déportation massive sera suivie de l’organisation décisive des mouvements de résistance, donnant lieu à la quatrième et dernière partie – « L’aube » : la levée de la population juive de Varsovie, contre les Nazis et leurs complices, est comparée au lever du soleil, au petit matin, laissant ainsi augurer l’espoir d’un avenir meilleur (mais combien de Juifs du Ghetto de Varsovie auront-ils la chance de le connaître ? Si peu…).
Le roman est axé autour d’un noyau essentiel composé de quelques personnages, liés entre eux, et assez représentatifs de la petite bourgeoisie de la société varsovienne d’alors. Uris présente chacun d’eux, en détail, à un moment ou un autre du roman.
Andréi et Déborah Androfski sont frère et sœur. Lui est capitaine de la septième brigade des Uhlans – un corps d’armée polonais – et, tout en étant profondément attaché à son identité juive, il entretient une relation amoureuse avec une employée catholique de l’ambassade américaine, Gabriela Rak.
Andréi Androfski fait partie d’un mouvement sioniste – les Bathyrans – dirigé par l’historien Alexander Brandel : des extraits de son journal intime parsèment la plupart des chapitres du livre, et contribuent ainsi au rappel régulier des faits historiques. Marié à Sylvia, Brandel est le père de Wolf et du petit Moïse, né au début de la guerre.
Quant à la sœur d’Andréi Androfski, Déborah, elle est l’épouse de l’ambitieux Paul Bronski, doyen de la faculté de médecine de Varsovie : né dans le quartier juif de Varsovie, il a voulu s’en sortir – tant socialement que psychologiquement- à travers une assimilation totale (« depuis de nombreuses années, j’ai complètement rompu avec tout ce qui était juif »). Leurs deux enfants – Rachel et Stephan – ne découvriront leur judéité que lors de la mise en vigueur des ordonnances nazies et le port du brassard estampillé de l’étoile de David, ce qui fera dire à leur mère : « La première fois que nous devons réellement apprendre aux enfants qu’ils sont juifs…il faut que ce soit de cette manière ! ».
Rappelé à l’armée, quelques jours avant l’invasion allemande du 1er septembre 1939, et ce, malgré son âge déjà avancé, Andréi doit céder sa place de doyen au Dr Franz Koenig, ressortissant allemand qui, après son adhésion gratifiante au Parti Nazi, saura se venger de n’avoir pas été nommé plus tôt doyen à la place de Bronski.
Par l’intermédiaire de son frère Andréi, Déborah a fait la connaissance d’un journaliste catholique italo-américain de l’Agence Suisse d’information – Christopher de Monti – dont elle est devenue la maîtresse.
Pour ajouter un peu de piquant romanesque, Léon Uris imagine également une histoire d’amour improbable : Wolf – le fils du sioniste Alexandre Brandel – et Rachel, la fille de Paul Bronski, devenu membre de l’Autorité Civile Juive (correspondant au Judenrat), tous deux adolescents, tomberont amoureux l’un de l’autre, et s’engageront aussi, malgré leur jeune âge, dans la Résistance du Ghetto, puis au sein des Partisans juifs.
En avertissement du roman, il est écrit : « À l’exception des personnalités historiques ayant véritablement existé, les personnages sont le produit exclusif de l’imagination de l’auteur ; ils n’ont aucun rapport avec quiconque appartient ou a appartenu au monde réel ». Pourtant, dans ses remerciements – qui constituent une sorte d’avant-propos au roman – Léon Uris précise : « Les personnages sont imaginaires, mais je serais le dernier à nier qu’il y eut des êtres de chair et de sang tout à fait semblables à ceux que j’ai dépeints dans ce livre ». Et pour cause : il est impossible de ne pas voir en l’assimilé et ambitieux Paul Bronski, membre de l’Administration Civile Juive, l’ombre d’Adam Czerniakov, le président du Judenrat : tous deux ont longtemps échoué à discerner le réel objectif nazi qui était d’exterminer les Juifs ; ce qui les a poussés au suicide lorsque la tragique vérité s’est imposée à eux.
De même, comment ne pas remarquer une analogie entre le personnage d’Alexandre Brandel et l’historien Emanuel Ringelblum et son mouvement Oyneg Shabbes, lui qui, dans son journal intime, a inlassablement relaté la situation dès les jours précédant la guerre, et qui a créé tout un réseau de « témoins-rédacteurs » – les écrits ayant été cachés dans des contenants enfouis dans différents endroits du ghetto – Et il y a bien d’autres personnages inspirés par de véritables protagonistes de cette sombre période.
C’est donc à partir de ces personnages fictifs, à travers leurs vies et leurs propos, et aussi à travers « la Société des Orphelins et d’Entraide » gérée par le réseau d’Alexandre Brandel, qu’Uris raconte l’invasion de la Pologne par les Nazis, le combat valeureux des soldats polonais (200 000 soldats polonais dont 30 000 Juifs), le pacte Germano-soviétique et l’Occupation allemande, les ordonnances nazies contre les Juifs, le Judenrat, l’instauration du ghetto et l’édification du mur, les déportations ainsi que la Résistance et son univers souterrain. Et par-dessus tout, la terreur meurtrière permanente, semée tant par les Nazis que par leurs complices.
L’écriture du récit est particulièrement vivante. Le lecteur est invité à une balade dans la Varsovie moderne de l’été 1939, encore préservée du nazisme et des destructions. Les quartiers juifs et pauvres du nord de la ville sont évoqués : « Entre le boulevard de Jérusalem et la rue Stawki, plus de trois cent mille âmes vivent dans un monde dont vous ne connaissez rien. Vos célèbres, vos formidables écrivains l’appellent le « Continent Noir ».
Mais au fil des pages, et au fur et au mesure de l’aggravation de la situation pour la population juive, on se rend compte de la croissante et cruelle disparité entre le ghetto de Varsovie – instauré par les autorités nazies qui y créaient des pénuries – et la partie « aryenne » de Varsovie, où les mondanités se poursuivaient, comme si de rien n’était. Pourtant, le monde non-juif, dans son ensemble, minimisait ou feignait d’ignorer la gravité de la situation. Ainsi, lors de la visite de Gabriela Rak à l’archevêque Mgr Klondonski, pour lui demander d’aider les enfants du ghetto, Mgr Bonifacy lui dira : « Nos rapports sont basés sur les inspections faites dans les ghettos polonais par une organisation internationale responsable, c’est-à-dire par une commission de la Croix-Rouge suisse(…) Ses rapports jusqu’ici ne confirment pas vos dires. Nous avons l’impression que les Juifs ont une tendance naturelle à tout exagérer. »
Et l’archevêque Klondonski précisera : « La vérité c’est que nous pourrions faire davantage pour eux s’ils acceptaient de se convertir. Evidemment, s’ils nous permettaient de donner à leurs enfants une instruction religieuse catholique… ».
Ces personnages sont fictifs, mais cette scène s’est-elle réellement produite ? En tout cas, il est avéré que la Croix-Rouge n’a rien trouvé à redire sur le Ghetto de Varsovie. On ignore également si le « Rapport des organisations juives associées sur les centres d’extermination en activité dans le territoire du gouvernement général de Pologne », daté de juillet 1942, et transcrit dans le chapitre 8 de la 3e partie du livre, est précisément celui effectivement établi par la Résistance. Sa lecture décidera Christopher à rejoindre la Résistance juive.
Au-delà de l’indifférence malsaine, Uris dénonce aussi le regain de haine des Polonais à l’égard des Juifs. Ainsi, Zoshia, la domestique si dévouée et si proche des Bronski vole l’argenterie au moment de leur déménagement pour rejoindre le ghetto : « elle est à moi et plus qu’à moi, pour toutes les années que j’ai passées à nettoyer votre crasse juive ! (…) C’est vous qui avez amené les Allemands en Pologne ! (…) le curé nous l’a dit ! C’est tout de la faute des Juifs ! »
Léon Uris déploie une verve sarcastique qui rend plus saisissants les portraits qu’il esquisse. Staline est, par exemple, qualifié de « joueur d’échecs perspicace ». Alors que le couple Koenig s’apprête à se rendre à une réception organisée en l’honneur et en présence d’Hitler, l’écrivain écrit que la femme de Koenig « ressemblait à un arbre de Noël richement décoré, à moins que ce ne fût à un porc garni de clous de girofle et prêt à mettre au four ». Le commissaire de Varsovie, d’origine bavaroise, est également gâté par la causticité de l’écrivain : « Ses échecs lui furent expliqués d’une manière séduisante. La responsabilité de sa situation piteuse ne lui incombait pas ; il était tout simplement victime des complots ourdis de par le monde contre sa nation. Il devint aussi nazi. (…) En sa double qualité d’ivrogne et de mari brutal, il avait abondamment prouvé qu’il était dépourvu de toute moralité personnelle ; la moralité ne lui posa donc aucun problème ».
Cependant, Léon Uris peut être lyrique également quand un personnage écrit ce vibrant hommage à l’héroïsme des résistants du Ghetto de Varsovie : « Je cherche dans les livres d’histoire pour essayer de découvrir un parallèle. Ni sur l’Alamos, ni aux Thermopyles, la bataille n’a opposé deux forces plus inégales. Je crois que des dizaines, des centaines d’années pourront passer, mais que rien ne pourra arrêter la légende qui surgira des cendres du ghetto, pour chanter l’épopée de la lutte de l’homme pour la liberté et la dignité humaine.
Cette misérable armée dépourvue de toute arme valable a mis aux abois pendant quarante-deux jours et quarante-deux nuits la plus formidable puissance militaire que le monde ait jamais connue ! Cela semble incroyable, quand on se rappelle que plusieurs nations ont succombé au bout de quelques heures devant l’assaut allemand. Toute la Pologne n’a pas tenu un mois. »
Mila 18, qui fut un best-seller mondial à sa parution, mériterait grandement d’être remis au goût du jour, car il n’a rien perdu de son efficacité narrative ;  ni de sa valeur d’édification.