Les combats d’Israël (1)

par Marie-Laure Rebora

Joseph Kessel, Terre d’amour et de feu, Paris, Librairie Plon, 1965.

« Ce sont les Juifs qui retournent à la terre de Chanaan. Malgré tous les obstacles ». p. 33. Ainsi, Joseph Kessel assiste, témoin direct et enthousiaste, à la renaissance d’Israël, à sa construction progressive et rapide ainsi qu’à ses nombreux combats.
Nous présentons ici trois voyages et séries de reportages consacrés par le grand Jef à l’État juif : Les pionniers, Les guerriers et Les juges, respectivement rédigés et publiés en 1924, 1948 et 1961, à trois moments fondamentaux de l’histoire de ce pays à la fois récent et antique.

Visa n°1 

« Allô ! Allô ! Haïfa Tower… »

Les appels du pilote retentissent de plus belle en ce matin du 15 mai 1948, tandis que l’avion de Kessel et de ses cinq compagnons de vol survole la côte de la Palestine. La veille, David Ben Gourion avait proclamé la naissance, ou plutôt la renaissance, de l’État d’Israël. Acquis à l’enthousiasme général, le journaliste note : « Ainsi prenait vie la chimère, le délire. Ainsi les rêveurs, les mystiques, les fous avaient eu raison. En ce matin du 15 mai 1948 (…) allait revivre en sa terre retrouvée, le peuple de la Bible. », p. 94. Les prophéties se sont réalisées : l’espoir ancestral du Retour n’a donc pas été vain.

Kessel et ses camarades de bord ne sont donc pas de simples spectateurs de ce jour de renaissance historique mais en deviennent pleinement des acteurs de premier plan : ils sont les passagers du premier avion « à toucher le sol de la Palestine libre, de l’État d’Israël », p. 95. Ils passent « le premier contrôle », voient « la première police, la première douane de l’État d’Israël ». Kessel reçoit même le privilège insigne d’obtenir le visa n°1, le premier « visa d’entrée de l’État millénaire qui venait de ressusciter « (p. 96), écrit-il en des termes qui retranscrivent toute l’émotion de ce moment à jamais unique. Une juste récompense pour celui qui, vingt-quatre ans plus tôt, à l’invitation de Haïm Weizmann (qui sera nommé en 1948 premier Président du nouvel État), s’était rendu en Palestine où il avait renoué avec ses racines juives et s’était pris de passion pour l’aventure sioniste, cette renaissance du peuple juif et de sa patrie, alors encore à ses débuts.

Joseph Kessel

Toutefois, en cette heure symbolique où les six compagnons de route arrivent sur le sol israélien, l’ombre de la guerre plane déjà sur le tout nouvel État : les six nations arabes voisines s’apprêtent à fondre sur Israël, jurant de n’en faire qu’une bouchée et, suivant leur slogan désormais popularisé, de « jeter les Juifs à la mer ». L’avion de Kessel n’était d’ailleurs pas censé se poser à Haïfa, zone d’embarquement pour les troupes britanniques prêtes à quitter Israël, mais devait atterrir à Tel Aviv, première ville juive à être bâtie en Palestine en 1909. Ce n’est donc pas que la création de l’État d’Israël mais aussi la guerre d’Indépendance que le célèbre reporter s’apprête à couvrir pour France-Soir, la suivant – il insiste sur ce point – du premier jour jusqu’au dernier.

L’ambiance est donc aux préparatifs de guerre et à l’envoi de troupes et Kessel croise précisément à son arrivée un convoi d’hommes armés en route pour le combat. Ces hommes aux apparences si diverses, certains blonds comme les Slaves, d’autres bruns comme les Arabes, ou encore arborant des traits mongols, mais tous animés par une même foi, sont le point de départ d’une réflexion sur le miracle d’Israël et du peuple juif, de son unité par-delà l’immense diversité des communautés et de sa pérennité en dépit d’une histoire faite de drames, de persécutions et d’exils incessants :
« Et tandis qu’ils défilaient, camion après camion, avec leurs casques et leurs armes, je me demandais par quel mystère, par quel miracle, ils étaient là. J’essayais vainement d’imaginer, d’inventer les chemins qui, de génération en génération, depuis deux mille ans, et après la dispersion romaine, les avaient ramenés en ces lieux légendaires. À travers quelles migrations, quelles expulsions, quelles proscriptions, quelles inquisitions, à travers quels massacres, quels autodafés et quels pogromes. À travers des siècles et des siècles d’effroi, de mépris et de tortures », p. 97.

Juin 1948/Soldats israéliens sur la route 7 vers Jerusalem pendant la Guerre d’Indépendance/Keystone Features/Getty Images

Puis il ajoute, faisant référence à la violente répression des révoltes de Judée par les Romains, entre 66 et 135 de l’ère commune, qui entraîna un exil massif de Juifs sans oublier la destruction traumatique du Second Temple de Jérusalem par Titus en 70 : « Un jour, à l’orée de l’ère chrétienne, la volonté de Rome jeta ce peuple à tous les vents. Les racines en semblaient arrachées pour toujours de cette terre. Près de vingt siècles passèrent. Et les vents de tous les pays, de tous les horizons avaient rapporté ici les semences de ce peuple indestructible et elles avaient repris racine avec une rapidité et une force prodigieuses. Et l’arbre avait repoussé et le peuple juif était de nouveau chez lui, en terre, en État d’Israël. », p. 97.

Le rassemblement des exilés

Cette image « des vents de tous les pays, de tous les horizons … » n’est pas sans rappeler la bénédiction du rassemblement des exilés/Birkate Kibboutz Galouyote, dixième bénédiction de la ‘Amida, prière fondamentale du judaïsme ; ce qui peut à première vue sembler étonnant car Joseph Kessel n’était pas religieux ; il retrouve les accents et les images de l’antique prière juive.
Le journaliste identifie même le Mur Occidental du Temple (le Kotel) comme le point de ralliement de ces exilés venus des quatre coins du monde : « (…) il n’y avait qu’un seul lien : là-haut, dans Jérusalem, difficilement accessible, le mur qui subsistait du temple détruit et qui voyait, derrière vingt siècles, surgir de nouveau les bataillons d’Israël. », p. 98.

Kessel était particulièrement attaché à Jérusalem et notamment à la Vieille Ville, puisque, d’après son biographe Yves Courrière, il aurait confié à ses plus anciens amis israéliens, le chorégraphe et peintre Baruch Agadati, Isaac Hasin, « le dandy de Tel Aviv » et le journaliste Israel Finkelstein, venus le saluer à son hôtel, que son seul regret était de ne pas avoir pu revoir la Vieille Ville de Jérusalem, tombée aux mains de la Légion arabe du roi de Jordanie après de féroces combats et une résistance acharnée.

Les mots que Kessel consacre à Jérusalem trouvent sans doute un écho dans toute âme juive, religieuse ou non ; en témoigne la grande affluence de Juifs de tous horizons au Kotel, cœur du peuple juif. Mais Kessel prête également une valeur universelle à ce lien indéfectible des Juifs à leur terre, moteur du sionisme, face auquel nul ne saurait rester insensible : « À quelque parti, confession ou opinion que l’on appartînt, on ne pouvait être que saisi de stupeur et d’émerveillement devant cette aventure sans pareille dans l’histoire de la persévérance et de la vaillance humaines », p. 97-98.
Cette insistance sur le rassemblement des exilés du peuple juif, fondement sur lequel repose l’État d’Israël, est présentée sans surprise dès la première page de l’introduction rédigée par Kessel lui-même, toujours en association avec Jérusalem, dans une double évocation de la Hatikvah, l’hymne national, et de la conclusion du rituel du Seder de Pessa’h qui mêle accents religieux et espoir national enfin réalisé : « Jamais l’âme juive n’a perdu le souvenir de la Terre Promise. Des ghettos d’Europe orientale jusqu’à l’East Side de New York, en passant par les communautés israélites de l’Afrique du Nord et du Yémen, de l’Iran et des Indes, ou de Whitechapel à Londres et de la rue des Rosiers à Paris, on a répété sans cesse depuis des années et des siècles : L’an prochain à Jérusalem », p. 21-22.
Ce thème peut en effet être identifié comme étant le fil directeur qui unit les trois parties correspondant aux trois voyages et séries de reportages de Kessel sur 40 ans, présentés en une sorte de triptyque qui, selon les dires mêmes de l’auteur, présente « l’enfantement, la naissance et l’âge de la souveraineté » (p. 21) du jeune État d’Israël, paradoxalement également « le plus ancien du monde », p. 24. Ces exilés revenus en Terre d’Israël seront successivement « les pionniers » qui transformeront une terre insalubre et pestilentielle en nouvel Eden florissant, puis « les guerriers » se battant courageusement pour leur terre, au prix parfois de leur vie, au cours de la guerre d’Indépendance, avant de devenir « les juges » souverains qui condamneront à mort à Jérusalem, en la capitale d’Israël, lieu symbolique voulu par Ben Gourion, Adolf Eichmann, figure majeure de l’Amalek nazi.
Un lyrisme au service du témoignage
Ces désignations et titres glorieux s’inscrivent parfaitement dans le lyrisme voulu et parfaitement maîtrisé de Kessel qui rend toutes ses lettres de noblesse à l’histoire incomparable de la renaissance de la souveraineté juive en Eretz Israel et s’inscrit tout à fait dans les canons sionistes et israéliens les plus classiques. Ainsi, il emploie par exemple une expression très israélienne pour désigner les héros d’Israël considérés comme le sel de la terre /mela’h haaretz (p. 23), formule souvent employée en Israël à propos des jeunes soldats, notamment ceux qui sont tombés pour le pays.
Les descriptions des paysages, qu’il s’agisse de Jérusalem, de ses monts et collines, de ses pierres rose et or (p. 50), de Haïfa et de sa baie que surplombent le mont Carmel et ses pins, de Jaffa et de ses orangers, des plaines vertes de l’Emek, des pierres et du sable gris comme des éléphants qui tapissent la route de Jérusalem vers Jéricho, des palmiers poussant de l’eau, des allées de cyprès et d’eucalyptus en Galilée, de la mer Morte et du lac de Tibériade en contraste absolu l’une avec l’autre, puisent dans le même répertoire que les chants folkloriques traditionnels, bien connus des Israéliens, qui feront plus tard les succès du groupe Gevatron, de Naomi Shemer et de Yehoram Gaon parmi tant d’autres. Elles traduisent l’inépuisable diversité d’un pays « que l’on peut traverser dans toute sa largeur en une journée d’automobile » p. 31.

Un caroubier/Mont Arbel/Galilée

Le lyrisme de Kessel n’est pas gratuit, mais se met au service de son travail de journaliste alliant vérité du témoignage et poésie : « Je n’exagère pas, je ne me laisse pas emporter par un lyrisme facile. Ce que j’écris, je l’ai vu, j’en ai été le témoin. », p. 66. Sa vision est donc celle du témoin mais du témoin impliqué, engagé, amoureux d’Israël dont il défend la juste cause et dont, assurément, il saisit toute l’âme et toute la complexité.
Les pionniers, bâtisseurs du retour juif en Palestine
De cette terre millénaire qui vient tout juste de renaître de ses cendres, il raconte l’histoire ; il narre aussi la construction de tout un pays dans « Les pionniers ». Une histoire et une construction qui se sont bâties sur la foi inébranlable de milliers d’hommes et de femmes prêts à tout quitter et à tout sacrifier pour contribuer au « réveil juif en Palestine », p. 50. Joseph Kessel identifie cette foi présente chez tous les Juifs de Palestine, aussi bien ceux qui y sont nés que ceux qui y ont immigré, comme étant « le véritable levain du sionisme », p. 36. Cette foi de laquelle le sionisme, – théorisé par Theodor Herzl, « le voyant génial du nouvel Israël » (p. 22), dans L’État des Juifs en 1896 – , tire sa force provient, nous dit Kessel, de la tradition qui prône le retour à la terre des Hébreux (p. 22), conception qui se résume en un slogan : « Un État juif, certes, mais en Palestine seulement » (p. 22), au cœur des résolutions adoptées lors du premier Congrès sioniste mondial à Bâle en 1897. Et non en Ouganda, terre proposée au sixième Congrès sioniste mondial en 1903 face au refus ottoman.
Rapportant les propos d’un membre de ce congrès, Kessel raconte « la fièvre des prophètes » qui saisit alors de nombreux délégués sionistes à la seule évocation d’une autre terre, car il leur était évident que, « hors de Jérusalem et de ses collines, il n’y avait point de terre juive », p. 23. Selon Herzl lui-même, lequel déposa pourtant le projet Ouganda, ce pays n’aurait de toute façon pu qu’être une solution temporaire, car « l’Ouganda n’est pas Sion, et elle ne sera jamais Sion ».
Il fallait en effet de la foi pour se lancer dans la culture d’un sol aride, désertique, comportant aussi des zones marécageuses et insalubres. Mais cela était sans compter sur le mot d’ordre de la jeune génération juive, ce « nous ferons » (p. 87), qui se lance les défis les plus fous, tels que faire de Haïfa le plus grand port du Moyen-Orient, faire refleurir les oliviers de Judée, faire jaillir le pétrole en Mer Morte… ou, plus simplement, construire un puits dans le désert. On aura reconnu là les prémices de l’audace insolente/la ‘houtzpa bien israélienne !

Pionnier sioniste/Affiche de Franz Krausz (1905-1998)/Circa 1935

Les habitants juifs viennent donc à bout de toutes ces difficultés, non sans privations, pauvreté, déceptions, difficultés et revers cependant vite surmontés, par une « vie vouée au travail des muscles et de l’esprit, pleine d’une très haute et très noble sagesse » (p. 53), ce qui n’est, de manière amusante, pas sans rappeler, d’une certaine manière, l’idéal du paysan virgilien des Bucoliques ! De ce dur labeur quotidien sortiront cultures florissantes, arbres fruitiers, grandes agglomérations juives, routes, réseau d’électricité, bois d’eucalyptus qui permettent de dessécher les marécages et vident ces terres des moustiques paludéens.
Les Juifs rendent leur fécondité à des terres jugées incultivables par les fellahs arabes. La plus grosse réalisation dans ce domaine est indéniablement la vallée de Jezréel, vaste plaine du Nord de la Galilée qui, des portes de Haïfa, descend vers la Samarie, qualifiée d’ « enfant prodige d’Israël » (p. 62), qui émerge de marécages pour faire refleurir l’antique vallée biblique d’Esdrelon.
La réussite majeure et incontournable, pour ce qui est des villes, est bien sûr la création de Tel Aviv, véritable « miracle » sioniste jailli des dunes dont Kessel narre la genèse. Exténuées par les agressions constantes des Arabes, notamment à l’égard des jeunes filles, la quinzaine de familles juives de la vieille ville de Jaffa décide d’acheter des terres jugées inutilisables que les membres se partagent en lots. Quand on contemple les vieilles photographies en noir et blanc de ces lots de terres, on a du mal à imaginer qu’en ait pu surgir une cité à l’européenne, disposant d’eau courante, d’égouts, de son réseau d’électricité, sous l’impulsion de son premier maire Meïr Dizengoff, dont une célèbre rue de Tel Aviv porte le nom, et encore moins la Tel Aviv moderne. Lorsque Kessel visite la ville en 1924, il la décrit comme un gigantesque chantier de 40 000 habitants où se côtoient boulevards aménagés et, juste à côté, constructions en cours et tas de pierre déposés par les ouvriers.

Tel Aviv entre 1920 et 1930/Préparation d’un bâtiment

Cent ans plus tard, Tel Aviv compte plus de quatre millions d’habitants ; la longue promenade en bord de mer, les parcs et les fontaines radieuses prédits par Kessel ont été réalisés. À ses yeux comme pour les Juifs de Palestine, Tel Aviv symbolise « l’étonnement orgueilleux d’être enfin réunis en Terre Promise et d’avoir édifié la première cité d’Israël triomphant », p. 49.
L’utopie des kibboutzim
Face à ces développements urbains imitant le modèle occidental, Kessel décrit aussi des structures bien spécifiques au nouvel État : les kibboutzim, que Kessel nomme kvoutza et décrit comme des sortes de phalanstères – des laboratoires et cellules autonomes, mais reliées à un organisme central, où tout, école et équipe agricoles, se trouve mis en commun.
En 1924, Kessel en visite un certain nombre en Galilée, notamment Beit Alfa, et verra les kibboutzim du Néguev ainsi que Beit Yossef dans la vallée du Jourdain lors de la guerre d’Indépendance. Ce qui le frappe le plus, c’est la force de leurs habitants qui, tant les hommes que les femmes, sont très musclés et corpulents, si bien qu’il est parfois ardu de les distinguer, ainsi que les repas frugaux et les chambres où s’entassent les travailleurs sur des lits sans matelas.
Il est également surpris par la bibliothèque collective d’un kibboutz galiléen, richement fournie en traités de philosophie, d’histoire, de maths et de chimie, en hébreu, allemand, anglais, français et russe, qui, tranchant avec l’environnement très manuel, évoque les origines intellectuelles de certains des kibboutznikim. Ce décalage est encore accentué par les chants collectifs qui entonnent à la suite l’Internationale, rappel de l’idéal socialiste des kibboutzim, et … un psaume de David -alors même qu’ils sont complètement irréligieux !

Membres du Kibbutz Ein Harod en 1936./ Polaris/Eyevine

Enfin, dans cette utopie un peu folle de ce « grand rêve communautaire » (p. 54), Kessel nous renseigne sur une expérimentation assez particulière, menée par le pédagogue d’origine russe Pougatcheff à Kfar Yeladim/« le village des enfants » que le journaliste appelle « la république des enfants », p. 69. Ce kibboutz a en effet la spécificité d’être intégralement autogéré par des enfants, au nombre de 110, des deux sexes, âgés de 12 à 15 ans environ, qui sont tous des orphelins placés par l’influente communauté juive d’Afrique du Sud. Le but de Pougatcheff était de développer un modèle pédagogique alternatif en créant une microsociété autonome où les enfants vivraient exclusivement entre eux, selon des règles élaborées par eux-mêmes et avec leurs propres constitution, comité directeur et tribunal. Néanmoins, ce que ne rapporte pas Kessel, Pougatcheff devait vite se heurter à la puissante Histadrout (syndicat des travailleurs), laquelle, plus conservatrice qu’escompté en matière d’éducation, lui préféra un modèle éducatif plus traditionnel. Kessel demeure témoin des premiers pas des kibboutzim, à l’heure où ceux-ci sont encore des producteurs d’utopies, plus ou moins réussies, en effervescence qui devaient contribuer à la formation de l’État d’Israël.
Le sabra, prototype du Juif attaché à sa terre
La foi mystique des pionniers, alliée à leurs expérimentations, vise en outre, comme Kessel l’a bien saisi, à former un nouvel homme juif, non plus opprimé par des siècles d’exil et de persécution, mais fier d’être sur sa terre, fier de la cultiver et de la défendre, coûte que coûte, sans céder « un pouce de terre juive » à l’ennemi, comme l’énonce avec fierté l’un des habitants de colonies juives du Jourdain interviewés par Kessel (p. 118). C’est l’idéal israélien du sabra /« cactus », c’est-à-dire du jeune Juif né en Terre d’Israël, ce « quelque chose de neuf dans la Palestine antique » que Kessel ressent en parcourant du regard les visages « aussi brûlés, mais plus vifs, plus agiles » des Juifs de Palestine (p. 33) qui le font s’exclamer, en un élan quasi mystique : « Ce sont les Juifs qui retournent à la terre de Chanaan. Malgré tous les obstacles ». p. 33.  C’est une fille d’un kibboutz galiléen qui incarne véritablement, selon Kessel, l’idéal de la sabra : « la grâce mélancolique, la beauté parfaite des lignes, l’éclat doux et profond des yeux allongés, cette espèce de souple mollesse qui fait en Orient ressembler les femmes aux gazelles, un charme sérieux et spirituel » qui sont pour lui le propre de qui naît au milieu des « collines fermes et tranquilles de Judée », p. 54. La fusion des physiques est d’autant plus nette chez les enfants : aux yeux de Kessel, petits blonds Lituaniens et jeunes Afghanes à la peau cuivrée « acquièrent une indéfinissable ressemblance, que façonnent le climat et des habitudes communes », p.82.
Et le journaliste de conclure : « Ce ne sont plus les enfants de la diaspora, de la dispersion, mais les fils de la Terre Promise », bien éloignés des « petits Juifs malingres de la rue des Rosiers. », p. 82.

Immigrants yéménites dans un camp proche d’Ein Shemer, en 1950

À ce nouveau peuple qui reprend vie sur sa terre, Kessel oppose « les maudits de Naplouse » (p. 75), autrement dit les Samaritains qui se sont séparés des autres tribus au moment du schisme, révérant le mont Gerizim, en Samarie, au lieu du Temple de Jérusalem et refusant les enseignements de la Loi Orale. Les Samaritains, aux visages évocateurs des bas-reliefs assyriens et aux pratiques consanguines de génération en génération, appartiennent au passé auquel ils sont condamnés. Un fait cocasse se trouve relaté à leur propos dans le reportage de Kessel : la venue massive de jeunes sionistes en Palestine avait suscité en eux un « espoir sexuel « (p. 78), car ils se trouvaient à ce moment-là en manque de femmes et espéraient donc en obtenir parmi les Juives. Mais, à l’exception d’une prostituée tel-avivienne, aucune femme juive ne s’unit jamais avec un Samaritain et ils durent se résigner à leur tragédie matrimoniale que Kessel associe à la « malédiction lancée par ceux de Juda et d’Israël », p. 78.

La renaissance de l’hébreu

Si Israël vit, c’est aussi grâce à la renaissance non seulement de la souveraineté du peuple juif sur sa terre mais aussi à celle de sa langue, l’hébreu, « la langue des prophètes » (p. 79), « la langue à la fois millénaire et nouvelle » (p. 81), à l’image de son peuple.

Le « père » de l’hébreu moderne : Eliézer Ben Yehoudah/Quartier de Talpyiote

Kessel raconte brièvement comment, grâce à l’œuvre poétique de Haïm Bialik et au travail colossal de codification d’Eliezer Ben Yehuda, en vue d’établir un dictionnaire actualisé de la langue hébraïque, « l’hébreu, réservé jusqu’alors aux talmudistes et aux philologues, est devenu rapidement une langue populaire usuelle « (p. 80), avec « le même amour que pour féconder la terre », p. 81. Par le biais des 46 écoles de Tel Aviv et, surtout, de l’établissement de l’Université hébraïque de Jérusalem en 1918 et du Technion à Haïfa en 1924, la langue hébraïque devient bel et bien « le drapeau du sionisme « (p. 81), le moule unificateur du peuple juif, qui, au gré de ses exils et pérégrinations, s’était accoutumé aux langues locales, les mêlant à l’hébreu sacré jamais oublié.

Les enfants d’abord !

Le rôle des enfants est là aussi primordial, et ce, dès les origines mêmes de l’hébreu, souvent ironiquement surnommé « la seule langue que les enfants apprennent à leurs parents » – phénomène bien connu des ‘olim en Israël – puisque le premier locuteur natif de l’hébreu fut le fils d’Eliezer Ben Yehuda. Les enfants qui grandissent avec l’hébreu pour seule langue se font véritablement « les instinctifs propagateurs de l’hébreu » et, par cela même, « les plus sûrs agents de la future cohésion juive en Palestine », p. 82. Kessel rapporte à ce titre une anecdote amusante : alors qu’il se trouvait dans un baraquement de ‘hassidime polonais près de Haïfa, Kessel aperçut des petites filles creusant la terre, en vraies pionnières, sous la surveillance d’un ‘hassid. Kessel s’approcha alors du ‘hassid et lui posa des questions en russe. L’une des petites filles, s’arrêtant de travailleur, leur cria : « Rak Ivrite/seulement en hébreu ». Des rues bondées et laïques de Tel Aviv jusqu’aux faubourgs ‘hassidiques de Haïfa, cette petite phrase, Rak Ivrit, retentit comme « un cri national, un cri de ralliement « (p. 81) qui constitue le ciment du peuple juif. « Il exprime, poursuit Kessel, la volonté d’unir, de lier un peuple jusque-là dispersé, un patriotisme qui couvait depuis des siècles, et qui se réveille aujourd’hui avec la résolution de triompher », p. 81. Les enfants sont les garants de ce triomphe de l’hébreu et du nouvel État.

(À suivre)

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