Note de lecture
Rédigée par Nancy L. Green. Article initialement publié dans la revue des Annales , Année 1988, 43-1, p. 217-218. Ce texte a été mis gracieusement à disposition du public par les bons soins du site Persée.
Steven J. Zipperstein, The Jews of Odessa : A Cultural History (1794- 1881)/Les Juifs d’Odessa : Une histoire Culturelle (1794-1881).
Odessa, ville-frontière de l’Empire russe, avant-poste économique et culturel des Juifs de la Zone de Résidence appartient au folklore yiddish. « Vivre comme Dieu à Odessa » affirme le dicton. Steven Zipperstein nous livre un aperçu fascinant de l’expérience des Juifs dans ce centre où le modernisme économique engendre un modernisme culturel, où la recherche de l’argent et des plaisirs de la ville portuaire sert d’arrière-plan original à la haskalah, aux Lumières juives.
Pendant les deux tiers du XIXème siècle, Odessa, fondée en 1794, est une ville commerçante prospère et cosmopolite dont les fondements économiques et même architecturaux doivent beaucoup un émigré français, le duc de Richelieu, qui, de 1803 à la chute de Napoléon, fut préfet de la nouvelle ville. Comme ses successeurs, Richelieu incarne un nouveau type d’administrateur russe, promoteur des échanges économiques, de l’investissement étranger, de la libre entreprise. La croissance de cette ville de Nouvelle Russie attire un grand nombre d’immigrés : Russes, Juifs, Ukrainiens, Polonais.
Les Juifs ont bénéficié du souci de Catherine II de développer les provinces peu peuplées du sud en dérogeant à ses propres lois afin de permettre aux Juifs de s’installer.
C’est autour de la spécificité de cette expérience aux bords de la mer Noire et surtout de sa qualité de ville-frontière que va s’organiser la vie religieuse et culturelle des Juifs d’Odessa.
Steven Zipperstein réussit une analyse où l’histoire culturelle s’explique en partie par l’histoire socio-économique ; l’ histoire des idées rencontre l’histoire matérielle, pour une fois dans une heureuse combinaison. Peut-être Odessa s’y prête-t-elle facilement ?
Si au début du siècle un rabbin est roué de coups dans la rue du fait de son désir de renforcer l’observance des lois religieuses, le XIXème siècle est surtout marqué dans la ville par l’élaboration d’une série d’institutions combinant les idées progressistes de la bourgeoisie juive commerçante avec les structures religieuses. Par son école juive et sa synagogue, la communauté Odessa ressemblait plus à la haskalah allemande qu’aux autres communautés juives de l’Empire russe. Ville-frontière sur le plan économique, elle devient un modèle de la réforme religieuse.
Même les intellectuels juifs, d’abord méfiants pour ce qu’ils considéraient toujours comme un haut lieu d’hédonisme, sont attirés. Pendant les années 1860, la presse juive et les imprimeries de la haskalah trouvent là une terre fertile. La seule succursale en dehors de la capitale de la Société saint-pétersbourgeoise pour l’avancement des Juifs (Society for the Promotion of Enlightenment Among Jews) est créée en 1867.
L’expérience des intellectuels d’Odessa nous instruit sur la différence capitale entre les Enlightened/les disciplines des Lumières et les assimilés. Si Osip Rabinovich le plus connu des Odessiens parallèlement à ses critiques des traditionalistes, prônait une russification des Juifs, il s’inquiétait également d’une trop forte poussée assimilationniste, du matérialisme de bon nombre de commerçants et surtout du nombre des jeunes sans religion.
Ensuite vint le pogrom de 1871. Il apparaît dans le livre comme il surgit peut-être pour la plupart des Juifs odessiens : sans explication suffisante.
Mais encore une fois, le cas d’Odessa est précurseur de développements qui se répéteront ailleurs dans la Zone de Résidence. La vraie désillusion des intellectuels par rapport aux perspectives d’amélioration du statut des Juifs ne viendra pas des excès de l’assimilation mais de leur vive déception face au retour de l’antisémitisme. Les stratégies vis-à-vis du modernisme et l’espoir d’une intégration dans la société russe se brisent contre les pogroms.
La Société pour l’avancement des Juifs fermera ses portes en 1872. Dans le demi-siècle qui suit une grande partie de l’intelligentsia juive russe choisira la révolution nationaliste-sioniste ou socialiste tandis que les masses voteront avec leurs pieds. On aurait pu souhaiter un traitement plus approfondi des relations entre Juifs et non-Juifs dans cette ville cosmopolite (la rivalité commerciale avec les Grecs par exemple qui est origine directe du pogrome de 1871) mais le livre de Zipperstein fait date par sa volonté nuancée de situer un milieu culturel dans son environnement socio-économique.
Odessa est la fois exceptionnelle et typique dans le sens où elle préfigure l’histoire des Juifs de Russie de la fin du XIXème siècle. Elle méritait bien ce bel ouvrage.