Note de lecture
Rédigée par Michael Löwy.

Article initialement paru dans la revue Archives des sciences sociales de la religion, 110 | avril-juin 2000 : Varia, p. 89-90

BERNARD-LAZARE Le Fumier de Job, Texte établi par Philippe Oriol, Paris, Honoré Champion, 1998.

(…) Ces notes et fragments furent rédigés peu avant sa mort (1903) par Bernard-Lazare, le premier défenseur du capitaine Dreyfus, écrivain symboliste et penseur libertaire, militant sioniste et anarchiste, considéré par Charles Péguy comme « un des plus grands parmi les prophètes d’Israël ».

L’histoire de la publication du document témoigne de son caractère subversif et non-conformiste. Peu avant sa mort, son auteur a rédigé un testament où il demande à ses amis Lucien Herr et Émile Meyerson de publier ce Fumier de Job, ensemble de notes à peu près classées gardées dans son coffre. Or, ils ne l’ont pas fait. Furent-ils rebutés par les passages trop vigoureux du document (hypothèse qu’envisage P. Oriol) ? En 1908 le jeune frère de l’auteur, Edmond Bernard, établit le texte et annonce publiquement la parution du livre, préfacé par son ami Pierre Quillard. En fait, il faudra attendre 1928 pour que paraisse enfin l’ouvrage, sans la préface, et dans une version incomplète. Pourquoi ce retard ? En tout cas, manquent certains des passages les plus virulents du document… Ce n’est que maintenant, dans sa version intégrale, qu’on peut lire ce texte sulfureux – presque un siècle après sa rédaction !

Le thème central du livre est la découverte que le Juif est condamné, dans l’Europe moderne, à rester un paria : « Partout le Juif est traqué, objet de l’exécration pour tous, paria sur qui le poids de toutes les calamités retombe ». Le parvenu, le Juif riche et assimilé, honteux d’être juif, méprise et chasse de sa table les parents pauvres, les Juifs russes ou roumains, mais il ne peut pas non plus échapper à son origine. Tout en saluant l’émancipation décrétée par la Révolution – ce qu’il appelle « le coup de tonnerre de 1791 » – Bernard Lazare constate que si la discrimination légale disparaît, le préjugé antisémite reste (Observons que cette analyse sera intégralement reprise à son compte par Hannah Arendt, dans ses brillants essais sur la condition juive paria et les pièges de l’émancipation). Non croyant, il apprécie le judaïsme dans la mesure où il est, contrairement au catholicisme, une religion sans dogme ni prêtre, une sorte de déisme rationaliste. Depuis la chute du Temple, écrit-il, le prêtre a disparu de la vie religieuse d’Israël ; d’où le danger d’une restauration de la nationalité à Jérusalem : « la reviviscence du prêtre » …

À ses yeux, chaque révolution éthique dans le christianisme – de la Réforme jusqu’au tolstoïsme – n’est, au fond, qu’un retour au judaïsme. C’est la raison pour laquelle l’Église a constamment combattu le judaïsme en elle, notamment sous la forme de l’égalitarisme des Dulcinistes, des Puritains, des Niveleurs, etc. Bernard Lazare distingue, de façon tranchée, entre le Jésus des évangiles, qui serait « la fleur suprême de l’esprit juif », et le Christ des Églises, figure haïssable, responsable des persécutions contre les juifs. Contrairement au chrétien, le Juif ne croit pas à la vie future et place sur cette terre le règne d’un Messie réalisant la justice : voici quelle serait la raison de l’adhésion de tellement de Juifs au socialisme. Si le Juif se convertit, c’est, regrette-t-il, « un ferment de révolution et d’affranchissement perdu pour le monde ».

Malgré sa sympathie pour le sionisme, il se méfie de ce qu’il appelle « l’utilisation du juif pauvre par le juif riche » et ne cache pas son mépris pour ce qu’il considère comme les variantes bourgeoises du mouvement nationaliste : « Aller à Sion pour être exploité par le juif riche. Quelle différence avec la situation présente. C’est là ce que vous nous proposez ? La patriotique joie de n’être plus opprimé que par ceux de sa race ? Nous n’en voulons pas ».

Livre atypique, fiévreux, traversé par ce que son auteur appelle « ma haine d’opprimé, mes colères d’humilié, de paria », et par son désir désespéré de se « refaire une dignité et une personnalité » en revenant à la source, ce document est unique en son genre. Oublié pendant longtemps, il fut redécouvert par H. Arendt qui l’a placé au cœur de ce qu’elle appelle « la tradition cachée » du judaïsme moderne. (…)