Note de lecture
Rédigée par Laurence Chemla
Erri DE LUCA, Le tort du soldat, Titre original : Il torto del soldato, Traduit de l’italien par D. Valin, Paris, Éditions Gallimard, 2014, Collection Nrf.

Erri De Luca est un écrivain italien non juif fasciné par la culture juive : il s’est notamment pris de passion pour l’hébreu et le yiddish. Comme dans d’autres de ses livres, il nous fait partager son amour de ces deux langues –et de ces deux univers – à travers deux personnages qu’absolument tout oppose, et qui se retrouvent, un soir, dans une auberge des Dolomites.
L’un est un traducteur de yiddish, féru d’escalade – tout comme l’auteur -, les bras chargés de feuilles écrites en yiddish à traduire. L’autre est un ancien criminel nazi en fuite qui a changé d’identité et de visage. On découvre les vies de ces deux hommes à travers les deux récits distincts qui composent ce roman, les narrateurs étant respectivement le traducteur de yiddish et la fille du criminel nazi qui était avec lui dans l’auberge alpine.
Le récit du traducteur de yiddish n’est a priori pas vraiment autobiographique, bien que parsemé de très nombreuses références à la vie de De Luca. En seulement quelques pages, il nous entraîne dans un bain de culture yiddish en nous racontant les deux différentes fins de La Famille Moskat d’Isaac Bashevis Singer, en nous faisant part de son admiration pour La Cavalerie Rouge d’Isaac Babel, en rendant un vibrant hommage au rabbin Menahem Zemba du ghetto de Varsovie, en déplorant que le grand poète yiddish Avrom Sutzkever ait dû s’exprimer en russe au procès de Nuremberg, et en montrant l’héroïsme de Yitskhok Katzenelson qui cacha les plus de huit cents vers du Chant du peuple juif assassiné (« le sommet littéraire sur la destruction des Juifs d’Europe ») dans des bouteilles qu’il enterra au pied d’un arbre du camp de Vittel. Comme De Luca, le narrateur éprouve un intérêt sans bornes pour l’Insurrection du Ghetto de Varsovie dont l’un des Commandants – Marek Edelman – fut son premier héros : c’est ce qui le motiva à apprendre le yiddish, cette langue parlée avant-guerre « par onze millions de Juifs d’Europe de l’Est et rendue muette par leur destruction ».
Quant au récit de la fille du criminel nazi autrichien, il brosse le portrait d’un ancien soldat nazi autrichien qui n’éprouve pas le moindre remord, ni le moindre sentiment de culpabilité. Sa devise qui donne son titre au roman : « Le tort du soldat est la défaite. La victoire justifie tout »….
S’il s’enfuit en Argentine après la guerre, il revint en Autriche, le visage refait et sous une fausse identité, littéralement traumatisé par l’enlèvement d’Eichmann. Se sentant traqué, il ne parlait pas en public de peur que quelqu’un reconnaisse sa voix. Il devint facteur, se maria avec une très jeune femme qui finira par abandonner mari et enfant qui emménagèrent alors près du centre Simon Wiesenthal : De Luca imagine une histoire singulière qui lui permet, cette fois, de nous montrer les aspects les plus mystérieux de la langue hébraïque. Un jour, en déposant un livre dans ce célèbre centre de chasseurs de Nazis, le facteur découvrit la Kabbale et l’hébreu qui deviennent pour lui une obsession ; au point de voir des prophéties partout, et de considérer que ce « noyau ignoré du nazisme » était la cause de l’échec. On avait préféré « le massacre à l’enquête » : « c’était l’espionnage de l’âme juive qui avait manqué ».
De Luca a conçu un dénouement à la hauteur de la folie et de la perversité de ce meurtrier impuni.