Note de lecture
rédigée par André Simha
Emmanuel Lévinas, Être juif suivi d’une Lettre à Maurice Blanchot, Préface de D. Cohen-Levinas, Paris, Payot & Rivages, 2019.
Lévinas aborde la question de l’identité juive non plus comme une essence ou une réalité constituée, où trop de tentatives (y compris les plus bienveillantes) ont voulu enfermer l’existence juive, mais comme un mouvement, saisi de manière réflexive, où la “question juive” telle qu’elle a été diversement posée, impliquant toujours, comme un invariant, l’assignation à une place ou à une fonction dans l’économie du monde et de l’histoire, est dépassée infiniment par l’expérience intime et affirmative du fait juif. Mise en abîme en quelque sorte, cette identité paradoxale qui se réclame non seulement d’une origine qui est engagement de responsabilité à l’égard de l’autre, mais aussi d’une conscience d’avoir à réaliser dans sa présence et son action une autre loi que celle du réel présent et de la facticité quotidienne où l’existence a seulement à s’affirmer dans l’être:
« Toute son originalité consiste à rompre avec un monde sans origine et simplement présent », écrit Lévinas. « Différence du “fait juif” “ que Sartre ne peut pas apercevoir (…) pour des raisons d’expérience » : le “fait juif” est vécu positivement et non pas réactivement « comme un négatif de l’antisémitisme ». La volonté d’être juif n’est pas pour Lévinas déterminée par le regard d’autrui ou par l’antisémitisme, comme l’affirment les Réflexions sur la question juive de Sartre, elle exprime la conscience à la fois de la facticité (l‘irrémissibilité de la condition), de la personnalité (notion d’élection) et de la liberté (l’engagement et la responsabilité de ce qui advient à autrui). Tel est le sens de l’expérience juive, qui dans sa différence (l’élection comme charge, non comme privilège) représente l’exigence universelle d’humanité, ou ce qui fait précisément une âme humaine.
Une lettre à Maurice Blanchot datée du 21 mai 1948 complète le dossier. Levinas y exprime ses sentiments à l’égard de cet événement incroyable et décisif qu’est « la renaissance d’Israël », un bouleversement qu’il vit avec une grande émotion, mais non sans gravité, entre espoir et tremblement. Le fait juif, par la référence à un État, entre dans un processus historique “naturel” mais en un sens demeure une signification “surnaturelle”, comme pour désigner l’impossibilité de la simple normalité et finalement, de toute conclusion à la “question”.
L’identité juive comme un mouvement peut être illustrée par la conception juive de l’idée de messianité. Alors que les notions de création et de rédemption sont en perte de vitesse dans la modernité, celle de messianisme reste très présente. Encore faut-il faire des distinctions. Dans la conception de certains orthodoxes, la notion est tout à fait instrumentalisée: repentez-vous et le messie arrivera plus tôt. Autrement dit, une combinaison de bâton (repentez-vous!) et de carotte (le messie viendra)! Une autre conception de la messianité est développée dans le très intéressant livre de Bruno Karsenti » La place de Dieu ».