Figures juives

au temps

du romantisme allemand

par Clara Malraux

Article mis en ligne et à la libre disposition de chacun par les bons soins de la Bibliothèque Numérique de l’Alliance Israélite Universelle ; il a été publié initialement dans la revue Évidences, n° 41, Juin-Juillet 1954,  p.27-32. Le titre, les sous-titres, de brèves coupures, les références bibliographiques, les illustrations ainsi que divers liens ont été ajoutés par Sifriaténou.

Présentation

Clara Malraux (née Goldschmitt) et Rachel Varnhagen (née Levin) étaient faites pour se rencontrer !
L’ex-épouse d’André Malraux vouait à la femme de Lettres berlinoise une plus que vive admiration. Elle intitula même l’essai qu’elle lui consacra : Rahel, ma grande sœur … C’est assez dire en quoi la biographe est moins soucieuse de l’exactitude historique de son portrait que de sa ressemblance et de sa complicité avec son modèle.
Sans doute, la femme émancipée, qui fut, au XXème siècle, de toutes les avant-gardes artistiques, de tous les combats pour l’émancipation se trouvait-elle un ancêtre dans l’impétueuse femme d’esprit qui, au XIXème, à l’époque romantique, éblouit dans son salon berlinois, par sa conversation et son esprit, les esprits les plus éminents de l’Europe littéraire. Ces deux filles d’Israël, peu portées vers le mysticisme religieux, ces deux humanistes cosmopolites, partageaient la même audace, la même curiosité, la même soif de savoir.
Ainsi, on ne cherchera point dans l’article publié en 1954 sur le « Salon Varnhagen » un travail savant, approfondi et mené dans un esprit scientifique. Il s’agit plutôt d’une évocation un peu légère et superficielle – il faut le reconnaître ! –  mais bien tournée, spirituelle et plaisante : elle esquisse des portraits sans ombre de personnages juifs, de femmes libres notamment, qui lui ont servi de modèle, ou du moins de référence. Ce sont, en quelque sorte, des portraits de famille.

Texte

Le Salon Varnhagen

Clara Malraux

Depuis la guerre de 1914, les Français se passionnent pour le romantisme allemand — le premier autant que le second, celui de Tieck et de Novalis autant que celui de Hölderlin, de Kleist, de Jean Paul ou de Büchner — mais ils ne sont le plus souvent contentés d’aimer ses œuvres sans s’efforcer de les situer dans le milieu où elles naquirent. Pourtant, la nature même de ce mouvement, révolution dans la façon de sentir et de penser, dans les mœurs, dans l’attitude religieuse et nationale, devrait pousser à s’intéresser aux hommes et à leurs vies presque autant qu’à leurs écrits. On découvrirait alors ce qu’on semble ignorer totalement en France : l’immense influence qu’eurent durant l’Aufklärung, qui précéda le romantisme et durant le romantisme même, certaines personnalités juives masculines et féminines. Il est vrai que, durant tout le temps de la domination nationale-socialiste, les érudits tentèrent d’effacer cette « honte » — sans parvenir cependant à la passer complètement sous silence. (…) Reste qu’il conviendrait de tirer, aujourd’hui, de l’obscurité́ des figures aussi marquantes que celles, par exemple, de Moses Mendelssohn, de sa fille Dorothée, de Rachel Levin surtout.

Rayonnement de Moses Mendelssohn

Le rayonnement intellectuel de Mendelssohn fut tel que Karl Hillebrand a pu écrire de lui sans ridicule qu’il « avait fait, en tant qu’individu, pour les Juifs d’Allemagne, à peine moins que la Révolution pour ceux de France. » Et, plus récemment, Marguerite Sussman, « que sa spiritualité marqua nombre d’hommes de son époque et contribua grandement à leur développement. ».

Né à Dessau, Mosès Mendelssohn, adolescent, quitta le ghetto de cette ville pour se rendre à Berlin où, seul, il étudia l’allemand, le latin et acquit une culture occidentale. En 1740 il rencontra un jeune homme de son âge : Lessing. Entre eux s’établit le plus noble des compagnonnages intellectuels et le visage de son ami s’imposera au dramaturge quand il créera le personnage de Nathan le Sage. Mirabeau, durant son séjour à Berlin, se liera, lui aussi, avec Mendelssohn et c’est grâce à cet homme exceptionnel qu’il s’intéressera à l’émancipation des Juifs. Sur les instances de Lessing, Mendelssohn se décida à publier un volume d’essais, devenant ainsi le premier écrivain juif de langue allemande et cela à une époque où le statut des Juifs dans les diverses Allemagnes, ne leur assurait encore aucune existence légale : où, pour pénétrer dans certaines villes, il leur fallait encore payer des taxes semblables à celles qu’on prélevait sur le bétail.

Moses Mendelssohn (à gauche) lors d’une table ronde chez lui avec le théologien Johann Kaspar Lavater (à droite) qui essaierait de le convertir, et Gotthold Ephraim Lessing (debout)/Oppenheim/1856

Cependant, les choses se modifièrent rapidement : les Juifs participèrent de plus en plus à la culture germanique, le philosophe kantien Ben David put devenir président de l’un de ces « cercles de lecture » qui commençaient à se répandre, seul lieu de ralliement des hommes cultivés. Le rayonnement de Mendelssohn crût au point que Frédéric II s’honora de le recevoir et cela, non pas comme Louis XIV reçut Samuel Bernard, pour lui emprunter de l’argent, mais pour connaître l’un des meilleurs esprits de son temps. Au demeurant, Mendelssohn, dont la générosité était grande, se serait néanmoins trouvé fort en peine pour prêter de l’argent à un souverain : son aisance fut toujours modeste et due à un emploi de secrétaire quelque peu comptable chez un commerçant en soierie dont il finit par devenir l’associé.

Dorothée, la fille Mendelssohn

L’élite allemande fréquenta la maison de cet homme modeste et il est normal que Dorothée, sa fille, de la formation intellectuelle de qui il s’occupa particulièrement, atteignît à un niveau de culture rare. Cette pauvre Dorothée fut l’un des êtres qui gêna le plus les historiens de la littérature entre 1933 et 1945. Car enfin, comment ne pas parler de la femme qui fut la compagne élue de Frédéric Schlegel, avec qui elle partagea le meilleur et le pire — le pire plus souvent — qui est l’héroïne de cette confession qui fit scandale : Lucinde ? La fille du « Sage » n’était pas fort jolie et n’aurait pu sur ce plan lutter avec Henriette Hertz, de la beauté de qui se glorifiait tout Berlin ; mais elle était, comme son père, un être passionné et loyal à la fois. Toute jeune fille, elle devint l’épouse du banquier Veit ; treize ans plus tard, elle le quitta, dans un de ces élans que le romantisme approuvait, pour devenir la maîtresse puis la femme de Frédéric Schlegel. Le plus curieux est qu’abandonné, le banquier Veit se rendit compte qu’il avait négligé non seulement sa femme mais aussi les choses de l’esprit : à chaque fois que ce lui fut possible il vint en aide à Dorothée et nous avons lu des lettres adressées à ses fils qui témoignent du fait qu’intellectuellement il rattrapa le temps perdu !

Dorothea Schlegel

Quant à Dorothée, elle fit paraître sous son nom un récit remarquable : Florentin et, sous le nom de Frédéric Schlegel, un certain nombre de traductions et de poèmes.

Salons littéraires

Mais nous voici parvenus en plein romantisme. Quelques années auparavant, Berlin n’était encore, avec ses 150.000 habitants, qu’une grande ville de province, sans université, sans vie de cour, pourvue d’une aristocratie bornée et conservatrice, d’une bourgeoisie libérale mais timorée et repliée sur elle-même et de femmes réduites au seul rôle de ménagère. Tout naturellement alors, ce fut dans les salons de la bourgeoisie juive que naquit la vie de société. Seuls les Juifs étaient en contact avec l’étranger ; seuls, ou presque, dans cette ville encore grossière, ils habitaient des maisons dont le luxe et le goût rappelaient ceux des demeures parisiennes ; on y voyait des œuvres d’art, on y marchait sur des tapis, la cuisine y était fine, les sottes questions de préséance qui obsédaient les hobereaux prussiens n’y jouaient aucun rôle. Bannis de la société pendant des siècles, les Juifs n’avaient guère de préjugés sociaux ; seul comptait pour eux l’agrément de l’hôte ; aussi les vit-on accueillir artistes, acteurs, princes, bourgeois. Leur absence de préjugés les inclinait à faire participer leurs filles à ces réceptions : ces filles étaient souvent charmantes et presque toujours cultivées. Mariées, elles continuaient de recevoir et de se cultiver. Ainsi fut-ce Henriette Hertz qui tint le premier salon littéraire de Berlin…

Henriette Hertz/Anton Graff/1792

Elle pouvait-elle s’entretenir avec ses visiteurs en anglais, en italien, en espagnol, en suédois, en hébreu et, plus tard, quelque peu en turc et en malais. Certes, il y a là une légère affectation et même du ridicule, mais combien préférable à la parfaite ignorance qu’affichaient alors sans honte la plupart des femmes allemandes. Les étrangers d’élite reçus dans ces maisons — et il y en eut beaucoup, entre autres Benjamin Constant — en sortaient éblouis. « L’influence des salons juifs sur le progrès des idées à la fin du XVIIIème siècle, écrira encore Karl Hillebrand, est sans conteste un des événements les plus importants de l’Allemagne nouvelle. »

Rachel Varnhagen

Cependant, si, le plus souvent, ces lieux de rencontre témoignaient d’une aisance certaine, l’un d’eux pour le moins modeste, fut le centre d’attraction le plus vrai et le plus durable de l’époque : nous voulons parler de ce qu’on appela « la Soupente » — et qui ne fut guère plus — de Rachel Levin. Menue, souffreteuse, à certain moment presque pauvre, de son propre aveu autodidacte, celle qu’on appelait familièrement « la petite » exerça, le plus souvent avec une extrême douceur et un certain humour, une indiscutable influence sur tous ceux qui l’approchèrent. Les témoignages sont là : Grillparzer affirma qu’elle était la seule femme qui aurait pu le rendre heureux ; Custine écrivit d’elle : « C’était du génie mis au service de l’intimité et même de la société. » Le prince Louis-Ferdinand de Prusse, longtemps, ne put se passer un seul jour de la voir. Elle charma le prince de Ligne, Jean Paul l’admira profondément. Elle parvint même, au cours d’une conversation de deux heures en tète à tète, à séduire Mme de Staël, qui pourtant n’était guère indulgente pour celles en qui elle soupçonnait des concurrentes. Morte, enfin, elle continua de séduire. Taine fut ravi par elle, Brandès alla jusqu’à affirmer qu’elle avait été « la plus grande femme moderne ». Rachel Levin est née le 17 mai 1771 dans le vieux Berlin — très exactement à l’angle de la Spandauerstrasse et de la Königstrasse — et non, comme on le dit souvent, dans la Jaëgerstrasse, où ses parents n’emménagèrent qu’après sa naissance. Elle fut l’ainée de cinq enfants, trois fils et deux filles. Son père, Markus Levin, était orfèvre. Il a laissé la réputation d’un homme de caractère difficile. « Mon père, rude, sévère, violent, capricieux, génial, presque fou », écrit-elle, non sans admiration peut-être. Reste que cet homme, déjà, tenait maison ouverte et avait un goût prononcé pour la bohème intellectuelle. Sa mère, effacée, semble s’être aigrie avec l’âge ; elle avait cependant gardé de fort jolis côtés de tendresse ; il n’est, pour s’en convaincre, que de lire la description que fait Rachel de la fête qu’elle prépara pour célébrer l’anniversaire du mariage de sa fille Rose. Brusquement l’on se sent introduit dans l’intimité́ d’une famille qui, sans être orthodoxe, vit tout naturellement à l’intérieur de la tradition juive. Trop d’auteurs ont voulu faire de Rachel un être de révolte contre les siens : je crois que c’est faux. Elle les aima, même quand elle souffrait de leurs défauts ; vieillissante, elle se consacra à ses neveux et nièces et, parmi ses frères, il en est qui lui furent toujours proches, comme le médiocre et gentil poète, Louis-Robert. Cependant, il est vraisemblable qu’elle sesentit écrasée par l’autorité de son père et par la tendresse qu’elle lui portait. « Mon père m’enleva presque tout talent pour l’action sans parvenir à affaiblir mon caractère », écrit-elle fort lucidement. Très jeune, elle s’installa pour y recevoir dans la fameuse « Soupente », où un grand portrait de Lessing accueillait le visiteur dès l’entrée. Parmi ses premières amies se trouvent les deux filles de Mendelssohn, Henriette et Dorothée. Elle « recevait » presque tous les soirs, mais pas tous les soirs de la même façon ; certains jours étaient réservés aux intimes, d’autres revêtaient un caractère plus officiel. Rachel, que ce soit parmi les siens ou au milieu d’étrangers, ne pérore jamais comme la fille de Necker ; elle sait être tour à tour une « écouteuse » et une « parleuse » qui, selon le moment, est spirituelle, mordante ou attendrie ; le tout avec le plus élégant naturel : « Je tue le pédantisme à deux lieues à la ronde », dit-elle. Que cela est peu allemand et comme est peu allemand aussi son sens de la formule, son goût de la concision, son besoin de lucidité́ et de psychologie !

Le Salon Varnhagen

Elle se connut elle-même mieux que ne le firent les autres, jugea sans morgue et sans fausse humilité de son influence : « J’ai toujours mieux aimé passer mon temps avec les hommes qu’avec les livres… J’ai appris à Bruckmann à feuilleter les hommes… Je suis destinée à la vie. » Certes, elle est une romantique et son premier salon — car elle en eut plusieurs — est romantique ; on y voit Schlegel, Schelling, Schleiermacher, Kleist, Novalis, Chamisso, Tieck, Fouqué, Jean Paul — mais elle est avant tout une « Gœthéenne ». De sa jeunesse à sa vieillesse, son admiration pour le « Weimarien » est constante ; le fait de comprendre le « grand homme » comme il convient peut servir de billet d’introduction chez elle. Elle ne tentera jamais — ce qu’elle eût pu, car sa réputation était immense — de pénétrer dans l’intimité́ du « grand homme » et se contentera d’une rencontre et de deux visites qu’il lui fera, mais elle ne cessera de voir en lui l’incarnation la plus parfaite de l’esprit de son temps.

Dans l’amour aussi, son attitude, d’abord, fut romantique ; elle l’aborda avec ferveur et exaltation, sans restriction et sans préjugés — et ce fut aux préjugés qu’elle se heurta. Certes, l’Allemagne de l’époque voulait tout remettre en question, on parlait « d’un individualisme nouveau, presque religieux, de sociabilité́ humaine ». Le théologien Schleiermacher, dans sa « Lettre confidentielle à Frédéric Schlegel », s’élevait contre toute union où « l’être de l’homme est rabaissé à n’être qu’une utilité́, un instrument de plaisir ou de labeur ». Mais le jeune hobereau prussien qui l’aima et qu’elle aima, le comte Karl de Finkenstein, ne trouva pas le courage de l’imposer à sa mère et à ses trois sœurs, qui végétaient sur leur terre brandebourgeoise, quand déjà cependant Sarah Mayer était devenue la femme du baron Grothus et la fille du banquier Itzig, l’épouse du baron von Arnstein. Finkenstein, lui, hésita, louvoya et, pour finir, ce fut Rachel qui, courageusement, l’autorisa à reprendre sa parole. Puis elle alla chercher refuge contre sa douleur à Paris, ce qui nous vaut une série de lettres dont certaines témoignent d’un grand dépaysement ; d’autres, en revanche — l’une, entre autres, qui décrit avec une précision toute féminine la mode parisienne — sont d’une drôlerie charmante et font comprendre pourquoi on qualifiait parfois leur auteur de « malicieux petit lutin».
Puis ce fut le retour à Berlin, la reprise de contact avec ses amis et sa seconde déception amoureuse: cette fois, il s’agissait d’un aristocrate basque, secrétaire de la légation d’Espagne. L’homme était certainement indigne d’elle, mais elle accepta la passion qu’elle ressentait pour lui : « Je vous aime. J’en porte la faute et suis heureuse de la porter », lui écrivait – elle. Deux ans plus tard, la même femme écrivait : « Je choisis l’inconnu du désespoir ».

Les lettres de Rachel à Urquijo ont un son qui souvent rappelle celui des lettres de Julie de Lespinasse. Et comment ne pas trouver tragique la passion de cette femme lucide, courageuse, certainement l’un des esprits les plus originaux de son temps, dont l’accueil en soi était déjà une faveur, pour un homme qui ne la comprenait en rien. Elle-même considéra plus tard cet amour comme une aberration — mais avant d’en arriver là elle souffrit et se débattit. Puis, en 1813 — elle était alors Mme Varnhagen von Ense — à Prague, un soir, un vagabond s’approcha d’elle et lui tendit des lacets : c’était Raphaël d’Urquijo, banni par son nouveau gouvernement et qui supplia Rachel d’intercéder en sa faveur. Il faut, pour admettre le romanesque de la situation, vivre aujourd’hui où pareille rencontre, pour étrange qu’elle soit, n’est pas invraisemblable. Quant à Rachel, elle constata, bouleversée, qu’il était « aussi innocent que la hache qui fait tomber la tête d’un grand homme ».
Mais une certaine ardeur était morte en Rachel ; certes, elle participait encore à sa propre vie et à celle de ceux qui l’entouraient ; elle continuait de se dévouer pour ses amis, pour sa patrie même — elle soigna les blessés pendant la retraite allemande de 1813 — mais le personnage essentiellement romantique qu’elle avait été céda la place à une femme assez proche d’une humaniste du XVIème siècle, à une femme que tout destinait à devenir la conseillère de Heine, à s’intéresser à Lassalle, à Karl Marx, à Gans, qui, les uns et les autres, furent reçus chez elle. En pleine Allemagne réactionnaire, Rachel tint un salon libéral anti-obscurantiste et même quelque peu saint-simonien. Il est vrai qu’en cela elle était entièrement d’accord avec son mari : curieux personnage que ce Varnhagen, qui rencontra Rachel quand il n’avait que 19 ans, s’en éprit, l’attendit pendant onze ans, l’épousa en 1814 — elle avait alors 41 ans — et ne regretta jamais son mariage. Il avait commencé des études de médecine, participé comme officier d’intendance, du côté des Alliés, aux dernières guerres contre l’Empire ; il assista même en tant que diplomate au Congrès de Vienne et à celui de Paris, mais son goût le plus précis fut toujours l’observation. Dans le salon de sa femme il regardait, écoutait, prenait des notes… et découpait des silhouettes. L’admiration qu’il portait à Rachel ne se démentit jamais. Tant qu’elle vécut il s’efforça d’adoucir son existence de demi-malade, lui assura, grâce à sa fortune, un bien-être qu’elle n’espérait plus. Après sa mort, il fit paraître sa correspondance précédée de la plus tendre — et sans doute de la plus juste — des préfaces.
Et maintenant, la question se pose de savoir comment cette femme, profondément mêlée à une vie intellectuelle cosmopolite, ressentit sa condition de Juive. Élevée dans une famille dont la foi était faible, elle en éprouva longtemps les difficultés sans en sentir les compensations. Cependant, elle était jeune encore, quand elle écrivit : « J’aspire à ne pas trahir ma corporation, à ne pas renier l’uniforme que j’ai apporté en naissant. » Pour épouser Varnhagen, elle accepta néanmoins de se convertir au protestantisme, ce qui, étant donné sa nature, ne fut pas un geste uniquement social. Mais elle n’avait rien d’une mystique : si elle était croyante, c’était d’une croyance qui se refusait aux dogmes, si bien qu’on a pu dire d’elle qu’en définitive elle n’était, de fait, ni juive, ni catholique, ni protestante, ni libre-penseuse — ce qui, à une époque où l’excès en matière religieuse était courant, paraît exceptionnel ! Il reste que, vers la fin de sa vie, quand, entourée des soins d’une affection vraie, l’apaisement fut venu pour elle, elle ressentit le fait d’être juive « comme un bonheur et comme un enrichissement» et que, peu de jours avant sa mort, elle alla jusqu’à dire à Auguste Varnhagen « qu’à aucun prix elle n’aurait voulu ne pas naitre Juive. »

Les hôtes fameux du Salon Varnhagen : Kleist, Lessing, Moses Mendelssohn, E.T.A. Hoffmann, Bettina von Arnim…

Extraits de sa correspondance

Rencontrer Goethe

Extrait d’une lettre adressée à Varnhagen, à Paris :

Francfort-sur-Main, le 8 septembre 1815, vendredi après-midi, 3 heures et demie.

Voici qui vaut une lettre ! Et maintenant, même toi, tu vas être content de ce que je me sois encore trouvée ici. Mon bon, mon cher Auguste, Gœthe était ce matin à neuf heures et demie chez moi. Voilà mes titres de noblesse. Mais moi, je me suis conduite aussi mal qu’il est possible pour quelqu’un que son roi vénère plus que tout, honore, que son roi vaillant et sage consacre d’un coup d’épée devant le monde entier. Je me suis très mal conduite. Je permis à peine à Goethe de parler ! Oh ! ce devait être un pressentiment, hier, qui animait mon âme quand je t’écrivis que j’avais un goût excellent et que cependant j’agissais toujours sans goût et sans grâce ; que je devais toujours sembler sans goût et sans grâce ! Et, une fois de plus, ce n’était pas de ma faute : une vingtaine de circonstances, d’événements se donnèrent la main pour me contraindre, me précipiter de force dans ce comportement. Vois donc, hier et avant-hier, le fait de ne pas recevoir de réponse de Goethe me préoccupait secrètement comme une maladie chronique (reçois, une fois encore, de moi cette immense déclaration d’amour : ce n’est que par amour pour toi, pour t’être agréable et t’obéir que je lui ai écrit, immolant ainsi ma passion secrète) — et je pensais qu’on ne lui avait pas remis la lettre ou qu’il lui était difficile de trouver un messager ; et je m’imaginai sa venue ou l’arrivée d’un messager venant de sa part et j’étais sûre que ce serait à un mauvais moment et quand je ne m’y attendrais pas du tout ; comme toujours ! Mais je ne pouvais quand même pas imaginer ce qui est arrivé́ : 9 heures et quart, c’est trop fort ! Mon œil, hier, était échauffé et rouge et j’éprouvais cette gêne aux yeux que tu me connais. Quand je me suis réveillée ce matin, mon œil n’était plus rouge, mais mes deux yeux me faisaient mal comme si de la poussière s’y était introduite ; alors, pour ne pas lire et pour les reposer, je restais dans mon lit, sinon j’ai pris l’habitude de me lever assez tôt à présent, déjeune dans mon lit, trainasse et me lève enfin à neuf heures. Je me brossais les dents, vêtue de ma flanelle, quand mon hôte vint prévenir Dören qu’un monsieur voulait me parler. Je pensai qu’il s’agissait d’un commissionnaire venant de la part de Goethe.

Jamais mon hôte n’était entré chez moi, ni dans cet état qui ressemblait à la peur. Je fais demander de qui il s’agit et dis à Ebren de descendre ; elle revient avec la carte de Goethe et m’informe qu’il est disposé à m’attendre quelque peu. Je donne l’ordre de le faire entrer et le laisse attendre le temps seulement de passer et boutonner une robe d’intérieur ; il s’agissait d’une robe ouatinée noire, et c’est ainsi que je me suis montrée à lui ! Je me suis sacrifiée pour qu’il ne m’attende pas une seconde ! C’était la seule chose que j’avais en tête ! Et j’ai oublié́ de m’excuser et je l’ai seulement remercié. « Je vous remercie », lui ai-je dit, et je pensais qu’il savait pourquoi ? Mais d’être venu ! Je ne me suis pas excusée, car il me semble qu’il doit savoir que moi je disparais tout à fait et qu’il n’y a que lui qui compte. C’est cela qui — hélas ! — a été le premier mouvement de mon cœur. Et voici qu’à présent, avec le plus vif, le plus comique, le plus torturant remords, je pense tout autrement ! Il me dit, dans une langue sans apprêt mais avec un léger accent saxon, qu’il regrettait de ne pas avoir su que je m’étais rendue chez lui. « Je voulais seulement savoir si le paquet vous était parvenu!.. Nous l’avions confié à un commerçant viennois qui l’a porté jusqu’à Leipzig. ». — « Vous remercierez beaucoup monsieur votre époux, vous lui transmettrez mes compliments ; je voulais d’ailleurs lui répondre sur-le-champ, mais, bien souvent on ne trouve pas le temps de faire les choses intéressantes. Je vous remercie infiniment. » — « Oh ! Je suis d’accord avec vous, il en est de même pour moi. D’ailleurs je voulais seulement savoir si vous l’aviez reçu ».

Il répète qu’il t’envoie ses compliments et cela à trois reprises, je crois, et demanda où tu te trouves. Je lui expliquai ce qui en était de mon voyage pour aller te rejoindre, la façon dont le congrès avait agi sur moi ; alors, plein de sagesse et de détachement, et comme s’il avait eu deux cents ans, il se déclara entièrement de mon avis ! Et il affirma aussi qu’on ne pouvait relater ce congrès, car il était informe ; je lui dis que mon expérience m’avait appris que la guerre tuait mais ne détruisait pas et lui avouai qu’on pouvait s’en rendre compte à Francfort — dont nous louâmes à l’envie les environs. Et il me dit qu’il pensait que les choses rentreraient bientôt dans l’ordre et que nous aurions peut-être de bonnes surprises. Il est si modéré, si confiant dans la nature, si paisible, si amical, si dépourvu d’assurance, si vague et solide à la fois. Ce m’était une joie ! Il me conseilla de me rendre à Bieberich et à Wiesbaden et de faire ce voyage ; il reconnut que l’endroit qu’il habitait était le plus agréable de la ville. Il fit l’éloge de Heidelberg, dont il déclara qu’on voyait que c’était une ancienne résidence. Et quand je lui parlai des maisons dans lesquelles on habite et de la puissante influence qu’elles exercent sur nous, il acquiesça : « Puisqu’il faut bien que nous y vivions, le rôle d’une maison est important.» Il me demanda où se trouvait notre résidence habituelle.

Au total, il se conduisit comme le plus distingué des princes, mais aussi comme un homme d’une extrême bonté ; plein d’aisance mais évitant toutes les questions personnelles et aussi avec distinction. Assez intrigué par toi ; extrêmement sociable. Il ne tarda pas à s’en aller. Je n’ai pu lui parler ni de la Pereira, ni de la Gronhuses, je n’ai pu lui parler de rien ! Tout au début, cependant, je lui ai dit : « C’est moi qui, à Mederrad, ai crié quand votre voiture a passé ; j’étais là-bas avec des étrangers, justement parce qu’ils m’avaient parlé ; j’étais trop surprise. » Il ne releva pas ces mots. Et je trouvai que c’était bien. Je sentais qu’au total je m’étais conduite comme autrefois, à Wiesbaden. Avec cette activité précipitée, et que j’avais été bien loin de montrer mon beau cœur paisible et modeste. Mais quand on parvient à voir quelqu’un pendant quelques instants, après tant d’années d’amour, de vie, de prières, de mouvement, d’occupations, les choses sont ainsi. Et mon « négligé » et le sentiment de ma maladresse m’ont totalement abattue ; et la rapidité́ de son départ. Mais maintenant, je vais lui rendre visite ; il y a déjà̀ longtemps que les Otterstedt le veulent ; c’est moi qui ne voulais pas.

Au total, c’est immense qu’il soit venu. Il ne voit personne. Il a absolument refusé de voir la princesse Salmes, la belle-sœur du roi et son nouvel époux anglais. Bref, au milieu de mon humiliation, je me sens honorée au-delà de toute expression. Gœthe m’a, pour l’éternité, consacrée chevalier. Le ciel m’est témoin, le ciel le sait ! Aucun Olympien ne m’aurait honorée davantage, ne pouvait me donner plus de ce qui est mon honneur. Je voulais tout d’abord, mon Gusty, t’envoyer une carte ; mais je n’ai pas eu confiance dans la poste. Et maintenant, apprends à quel point je suis ridicule : lui partit, je me suis très bien habillée ! Comme si j’avais voulu me rattraper, comme si j’avais voulu rectifier ce qui avait eu lieu — une belle robe blanche avec un joli col haut ; un bonnet de dentelle, un châle de dentelle, le châle moscovite ; puis j’écrivis, pour demander à Mme de B… si elle voulait me voir et cependant c’était à un autre que je voulais sembler digne de lui !

La sombre figure de Kleist

Fragment d’une lettre adressée à Alexandre de Marvitz, après le suicide de Kleist : Berlin, le 23 décembre 1811. Samedi matin, 11 heures et demie.

…Venantde Kleist, ce geste ne me surprend pas ; ce qui se passait en lui était dur. C’était un homme vrai et il souffrait beaucoup. Vous savez ce que je pense de l’attentat contre soi-même : la même chose que vous. Je n’aime pas que ces créatures infortunées, les hommes, boivent le calice jusqu’à la lie. Si on conçoit ce qui est vraiment grand, infini, on peut s’en approcher par toutes les voies, mais aucune de ces voies ne nous est compréhensible ; il nous faut compter sur la bonté́ divine et celle-ci prendrait fin très précisément après un coup de pistolet ! Il serait donc permis aux malheurs de toutes sortes, à la plus misérable des fièvres, à un morceau de bois, à une tuile du toit, à n’importe quelle maladresse, de me porter atteinte et ce ne le serait pas à moi ? Il faudrait donc que je traînasse sur des lits de misère et de maladie et, si les choses tournent bien, que je devienne vers les quatre-vingts ans un imbécile heureux et qu’à partir de la trentaine déjà̀ j’accepte de me détériorer de façon répugnante ? Je me réjouis de ce que mon noble ami — car le cœur gros et les larmes aux yeux je le proclame mon ami — n’ait pu supporter ce qui est indigne ; il avait suffisamment souffert. Aucun de ceux qui, peut-être, le blâment ne lui aurait tendu dix thalers, ne lui aurait consacré́ des nuits entières, n’aurait eu d’indulgence pour lui s’il s’était montré devant lui dans un état de délabrement. Tous ces gens n’auraient jamais cessé de se livrer à des calculs, pour savoir s’il avait ou non droit à une tasse de café ! Je ne sais rien de sa mort, sinon qu’il a d’abord tiré sur une femme puis sur lui-même. Ce qui est du courage. Qui donc ne quitterait cette existence usée jusqu’à la corde et « incorrigible » s’il ne redoutait, davantage qu’elle encore, les sombres possibilités ! Nous détacher de ce qui mérité d’être désiré́, le cours des choses s’en charge de lui-même…

Billet que, peu avant sa mort, Kleist avait adressé́ à Rachel :

Bien que je n’aie pas eu la fièvre, je me suis néanmoins, à cause d’elle, senti pris d’un grand, d’un très grand malaise ; j’aurais fait un bien mauvais consolateur ! Mais que vous êtes triste dans votre lettre ! Vous avez dans vos mots autant d’expression que dans vos veux. Égayez-vous de nouveau : ce qu’il y a de meilleur ne vaut pas qu’on le regrette ! Dès que j’aurai terminé le Steffen, je vous l’apporterai.

Mirabeau

Samedi 1er novembre 1812.

Lors de son passage à Berlin, j’ai vu Mirabeau, vêtu d’un costume bourgeois et ayant tout à fait l’aspect d’un homme de cour de son pays : vêtement simple qui, bien que tenue de société ou même de cour, penchait fortement vers le vêtement anglais qui lui succède ; il portait un « toupet » légèrement frisé, un catogan, des souliers et des ba» et le costume convenant à tout cela : sans or, argent ou broderie. Ses veux sont sombres et animés et, malgré de forts sourcils, leur regard est doux ; il est marqué de petite vérole, est d’une large stature, mais non pas lourde. Il a l’air d’un homme qui a beaucoup vécu et avec des gens de toutes sortes, et il s’agite plus que les hommes de sa classe n’en ont l’habitude, car il n’a rien de compassé ; jusque dans le plus faible et le plu» indiffèrent de ses gestes il se révèle actif et, comme quelqu’un qui contrôle tout par lui-même, veut tout connaître et tout approfondir ; c’est de cette façon qu’il fait usage de son face-à-main et, pourrais-je dire, de son propre moi. Quand il allait à la Comédie Allemande, il se rendait dans les coulisses ; il portait chaque jour lui-même ses lettres à la poste ; c’est là que je le vis ; il y restait des demi-heures, des heures même, tandis qu’une dame et son fils de sept ans l’attendaient dans la voiture. Mon père me le montra en me disant seulement que c’était là le comte Mirabeau ; j’ignorais tout de lui, et je n’en accorde que davantage à mon impression de l’époque : il me fit une bonne impression ; bien qu’il me semblât vieux et pas du tout gentil ni beau ; car j’étais alors presque encore une enfant et n’aimais que les êtres blonds et élancés. C’est tout ce dont je me souviens : il avait l’air de quelqu’un qui a beaucoup souffert et beaucoup lutté.

« L’esprit de la tsedaka« 

A Verhagen, à Hambourg, le 20 avril 1813.

Ce matin, je vais courir pour me procurer ces chemises que Markus distribue : il faut que je le fasse, je ne veux me laisser rebuter ni par la nécessité́ de monter des escaliers ou de faire une course, ni par un discours ou une conversation avec des gens vulgaires ; car je pense que plus un secours est rapide, plus il est un secours ; parce que je sais ce que c’est que d’être malade et que je considère que de ne pouvoir se vêtir de linge est comme de ne pas en posséder. Notre grand hôpital était dans un état effroyable ! Par suite d’une mauvaise organisation et de déprédations. Mais à peine la ville en fut-elle informée qu’il y eut une levée générale. Chacun cria, courut et donna. J’écrivis à Markus, celui-ci à Böhm, Böhm au gouverneur civil : le premier résultat des quêtes parvint en trois jours. Le nouvel hôpital nous envoya tout ; les médecins quêtaient, circulaient avec de grandes bourses.

Les Juifs donnent tout ce qu’ils possèdent. C’est à eux que mes appels s’adressèrent en premier lieu. Henriette Hertz est d’une inlassable activité ; je l’ai incitée à faire davantage encore.

Indications bibliographiques

  • Hannah Arendt, Rahel Varnhagen : la vie d’une juive allemande à l’époque du romantisme suivi de Lettres de Rahel (1793-1814), Titre original : Rahel Varnhagen, Lebensgeschichte einer deutschen Jüdin aus der Romantik, Traduit de l’allemand par H. Plard, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2016, Petite biblio Payot.
  • Claude-Catherine Kiejman, Clara Malraux : l’aventureuse, Présenté par Jean Lacouture, Paris, Arléa, 2008.
  • Clara Malraux, Rahel, ma grande soeur : un salon littéraire à Berlin au temps du romantisme, Paris : Ramsay, 1980.