Présence de Martin Buber

par André Néher

Martin BUBER, Gog et Magog : Chronique de l’épopée napoléonienne, Titre original : Gog und Magog (1949), Traduit de l’allemand par J. Loewenson-Lavi, Gallimard, 1958.

Article mis en ligne et à la libre disposition de chacun par les bons soins de la Bibliothèque Numérique de l’Alliance Israélite Universelle ; il a été publié initialement dans la Revue « Évidences », p.59-60, Avril-Mai 1959, n°77. Les sous-titres, de brèves coupures, les références bibliographiques, les illustrations ainsi que divers liens ont été ajoutés par Sifriaténou.

La fascination exercée par l’épopée napoléonienne sur le monde hassidique constitue l’un des chapitres les plus curieux et les plus significatifs de l’histoire juive : elle manifeste avec éclat que l’authentique spiritualité juive ne passe pas, avec indifférence, à côté de l’événement ; elle s’y accroche, au contraire, révélant, par ce souci d’une présence à l’histoire, — bien mieux que par des homélies ou par des traités apologétiques — l’essence irréductiblement universelle de la religion juive.

Gog et Magog en témoigne.

Napoléon et les Rabbis hassidiques

En guise de préambule au récit de Martin Buber, on relira avec intérêt les pages consacrées à cette époque des hauts faits napoléoniens par l’historien du hassidisme, Simon Doubnov. La part étant faite du scepticisme ironique dont le rationaliste qu’était Doubnov n’a pu se départir, il reste que les Rabbis hassidiques qui intervinrent, à des titres très divers, dans le drame qui ébranlait alors le monde, ont un relief saisissant et assument, avec la farouche obstination des héros de tragédie, les écrasantes responsabilités qu’ils ont choisies en pleine conscience. L’un d’entre eux, Zalman Schneour, le fondateur de la doctrine du Habad, prend activement position en faveur du Tsar : il craint, en effet, que les armées françaises, en plantant le drapeau de la liberté́ en Europe Orientale, n’y déclenchent le processus d’assimilation que l’Occident connaît depuis la Révolution. La persécution est indispensable au maintien de la foi, à la rigueur de l’Exil, à la fidélité́. Et tel son contemporain Fichte, en Prusse, le Rabbi Salman Schneour appelle les Juifs de Russie à la résistance contre Napoléon. Tel Fichte encore, érigeant le peuple allemand en parangon absolu de tout peuple aspirant à la liberté, un autre Rabbi, le Magguide de Kosniz s’efforce d’éclairer les Princes polonais dans leur lutte indécise pour l’indépendance (qui donc les trahira, le Tsar ou Napoléon ?) par l’exemple du peuple juif, écartelé́ dans ses choix, mais éperdument convaincu de l’imminence quotidienne de la rédemption. En 1812, le même Magguide de Kosnitz fait cause commune avec Rabbi Yaakov Yitzhak, le « Voyant » de Lublin, et Rabbi Menahem Mendel de Rymanow, pour tenter l’assaut du ciel et obliger le Dieu de l’histoire à conférer la souveraineté universelle à Napoléon.

Napoléon, le Prince du Mal

Car, en Napoléon, les trois Rabbis ont reconnu, sans méprise possible, le Prince du Mal, Gog, du Pays de Magog, dont l’Empire préludera à l’avènement du Messie.

Aider, par la prière magique, cet Empire à s’instaurer, c’est, du même coup, préparer inévitablement la venue du Messie. Un disciple du Voyant de Lublin, enfin, le « Juif de Pzysha », groupe autour de lui la communauté des Hassidime qui refusent d’intervenir. Non parce qu’ils craignent l’audace politique, mais parce que la Rédemption n’est pas liée à l’acte magique ; elle ne peut être que le fruit de la conversion des cœurs. Le dénouement du drame est digne de la tragédie antique : avant même que l’aventure napoléonienne ne soit achevée, dés 1814, les protagonistes meurent, de manière subite. Les trois Rabbis « conspirateurs », mais le « Juif » aussi. Et c’est un échec aussi pour Schnéour Salman, car on sait que les persécutions tsaristes du XIXème siècle, qui seront féroces à souhait, n’empêcheront pas la maison juive de craquer, et l’assimilation sévira sous les pogroms, comme elle eût sévi à l’ombre des arbres de la liberté.

Chronique intérieure

De cette histoire, Martin Buber a extrait une chronique dont la sobriété, le resserrement volontaire en « quatre coudées » sont exemplaires. C’est qu’à l’inverse de Simon Dubnov, qui observe les choses du dehors, l’auteur des Récits hassidiques est dedans, et cette présence au point central, d’une intelligence vivante, anime et intensifie les dimensions du cercle, si exiguës soient-elles.

Des facteurs contradictoires qui provoquent l’action, Martin Buber n’a retenu que les deux déchirures structurales : celle qui, horizontale, coupe les Rabbis tentateurs du ciel dont ils font le siège ; et celle qui, verticale, sépare du Maître le disciple, le « Juif », refusant d’user de la Voyance autrement qu’au niveau de l’intériorité́ morale. Mais cela suffit — et cela, sans doute, était nécessaire — pour faire de Gog et Magog un chef-d’œuvre de la littérature juive contemporaine : le livre hassidique par excellence.

Dans ces tableaux qui se suivent, au fil d’une narration ramenée à l’essentiel, ce n’est pas seulement la poésie du hassidisme qui nous est restituée, ce n’est pas seulement sa pensée, mais c’est sa vérité. Le grouillement pittoresque et bariolé du petit village polonais, auquel Peretz ou Shalom Asch ont consacré́ le meilleur de leur talent de miniaturiste, est transfiguré par Buber en une fresque altière et royale. La « cour » des Rabbis miraculeux, dans laquelle l’historien du hassidisme, Simon Dubnov, n’aperçoit qu’une burlesque caricature des petites résidences de style germanique, devient avec Buber le relai princier du Royaume de Dieu. « Le monde à venir est ici, dans ce monde-ci, et chez ce Rabbi », fait dire Buber à l’un des disciples du Voyant de Lublin. Et cette intuition théologique a son répondant esthétique : tout est imprégné́ de sens. Ici-bas, tout est altitude. Le moindre geste purifie l’acte. La pensée la plus fugitive est éternellement incarnée. C’est la force de Buber que d’avoir découvert dans le hassidisme, en traits à jamais réels, l’idéal de signification vers lequel aspire l’homme cloîtré dans l’insignifiance de son identité organique et technique.
Que de récits, de contes, de rêves — que de plongées dans l’Esprit, dans cette véritable anthologie du hassidisme ! Que de personnages secondaires, au relief saisissant, tel Rabbi David de Lélow, « qui accepte le monde de Dieu comme il va », tel Rabbi Eisik de Kalew, « le chantre d’amour, gardeur d’oies dans son enfance, qui rend sa baute signification à la musique tombée du ciel parmi les pâtres ! » Les « Récits du Baal-Chem », les « Récits de Rabbi Nahman de Bratslav », les « Récits hassidiques », ne sont que des esquisses, 1e « Message hassidique » n’est qu’un essai, lorsqu’on les compare à  Gog et Magog , où l’œuvre hassidique de Buber s’affirme avec plénitude.

Drame napoléonien, tragédie hitlérienne

Présence de Martin Buber ! (…) Avec Gog et Magog c’est véritablement Buber le Juif qui pénètre dans les lettres françaises. (…) Voici Buber tout entier et tout réel, dans sa grandeur et dans sa faiblesse, dans sa nostalgie naïve, émouvante et vraie. On peut regretter que l’édition française n’ait pas reproduit la postface de l’édition allemande, dans laquelle Buber s’explique sur la genèse de cette œuvre. Mais la lecture suffit, sans doute, à faire comprendre qu’elle ne pouvait se cristalliser et naître, alors que l’auteur la portait en lui depuis longtemps, incapable de lui donner forme, qu’à l’occasion de l’incarnation du Mal dans l’Histoire sous les traits de Hitler et de Gœbbels. En chaque génération, le Mal se pose comme un problème que chacune se doit de résoudre pour elle-même. Mais en chaque génération aussi, le Mal, s’il modifie sa physionomie, ne change pas d’âme, et celle-ci tente et flatte et séduit, par ses déchirures, l’âme humaine elle-même divisée. C’est à la lumière de la tragédie hitlérienne que Buber a repensé le drame napoléonien.

C’est à la faveur de l’expérience juive du XXème siècle que Buber a revécu l’expérience hassidique. Avec le « Juif » de Pzysha, Buber choisit le « Retour », « le passage du Chemin de l’homme au chemin de Dieu ». Et s’il n’est pas possible que ces chemins soient identiques à ceux que connaissaient et construisaient les Hassidime d’autrefois, du moins Martin Buber avance-t-il « jusqu’à l’étroite arête que deux ne peuvent passer de front. » Comme le Maître et le Disciple, Buber et le hassidisme sont éternellement « séparés — et pourtant l’un avec l’autre ». Buber se tient sur le seuil d’une maison dans laquelle il n’a jamais pénétré, mais qu’il connaît parce qu’il l’aime, et parce qu’enfin toutes les routes de ses errances le ramènent vers ce seuil.