Citoyen juif d’un Empire chrétien
par Damien Labadie
Capucine NEMO-PEKELMAN, Rome et ses citoyens juifs (IVème-Vème siècles), Paris, Honoré Champion, 2015, collection « Bibliothèque d’études juives ».
Quelle place pour un Juif dans un Empire chrétien ? Après la conversion au christianisme de l’empereur romain Constantin et l’avènement, sous Théodose I, d’un Empire officiellement chrétien, comment, dorénavant, pouvait-on vivre en citoyen juif ?
C’est la question à laquelle tente de répondre Rome et ses citoyens juifs (IVe-Ve siècles). Se fondant, principalement sur le Code Théodosien, grand recueil de lois dont la compilation fut commandée par Théodose II et qui fut publié en 438, Capucine Nemo-Pekelman se lance dans une savante enquête d’histoire des institutions et des législations romaines, au cours de laquelle elle explore les relations complexes, oscillant entre bienveillance et inimitié, entre souverains chrétiens et citoyens juifs. Surtout, l’historienne du droit sera parvenue à déjouer certaines idées reçues – ce qui ne manquera pas de décontenancer le lecteur – et à esquisser un panorama saisissant de cette époque singulière, creuset de l’anti-judaïsme chrétien : « Ainsi, dit l’auteur, espérons-nous, se dessinera un tableau plus nuancé et plus précis de la dynamique de création du droit relatif aux Juifs, qui rendra peut-être mieux justice aux forces socio-historiques réelles qui structurent les sociétés romaines et barbares, et surtout ce qu’on pourrait appeler la logique immanente du droit », p. 15.
Une politique juive ?
Longtemps, selon les historiens du judaïsme, à l’instar de Jean Juster – qui rédigea une œuvre monumentale, Les Juifs dans l’Empire romain, Paris, 1914 –, l’Église et l’Empire chrétien auraient eu besoin que les Juifs continuassent d’exister, même misérablement, afin qu’ils demeurassent des témoins vivants de la vérité chrétienne et de la réalité des prophéties sur le Christ annoncées dans les Écritures hébraïques. Cette position prend sa source dans une lecture particulière du Psaume 59 (58), 12 : « Ne les massacre pas, sinon mon peuple oubliera. Que ta vigueur les secoue et les rabaisse, Seigneur notre bouclier ! » ; saint Augustin notamment l’avait exposée et défendue en ces termes : « Quant aux Juifs qui mirent à mort[Jésus] et refusèrent de croire en lui, car il lui fallait mourir et ressusciter, lamentablement ruinés par les Romains, complètement déracinés du sol de leur patrie où déjà régnaient sur eux des étrangers, dispersés enfin par toute la terre (est-il lieu, en effet, où l’on ne les trouve ?), ils témoignent par leurs Écritures que nous n’avons pas inventé les prophéties relatives au Christ […] Ainsi [Dieu] ne les a pas fait périr, c’est-à-dire n’a pas détruit en eux leur qualité de Juifs, malgré qu’ils fussent vaincus et écrasés par les Romains, de peur que, oubliant la loi de Dieu, ils ne soient dans l’impuissance de rendre le témoignage dont nous parlons », Cité de Dieu, XVIII, 46.
Cette posture théologique, théorisée par les Pères de l’Église, aurait ainsi motivé la « politique juive » des empereurs chrétiens dès le IVème siècle. Or, comme le démontre C. Nemo-Pekelman, il n’y eut en fait aucune politique juive systématique et cohérente ; en réalité, la législation sur les Juifs, telle qu’elle transparaît dans le Code Théodosien, fut élaborée au cas par cas, conformément au droit romain, qui s’est toujours forgé à l’issue de « procédures contentieuses » et de « débats contradictoires », p. 23. La législation juive ne s’est pas développée sur la base d’une cause unique, enracinée dans la théologie chrétienne, mais fut motivée par la contingence des circonstances politiques, économiques et sociales. Un exemple suffira. La constitution du 11 décembre 321 de Constantin prévoyait d’annuler le privilège qu’avaient certains Juifs d’être dispensés des charges curiales. Le curiale, à la tête du municipe, était un maillon indispensable de l’administration locale de l’Empire, notamment en assurant la levée de l’impôt. Toutefois, en raison de la lourdeur des charges curiales, nombre de citoyens, y compris des Juifs, avaient obtenu des exemptions dès l’époque de Septime Sévère et Caracalla. Constantin, constatant que le manque chronique de curiales affectait la bonne administration de l’Empire, annula ce privilège de l’immunité curiale, la réservant au seul « clergé » juif, à savoir les rabbins, sur le modèle du clergé chrétien. Ainsi, ce que l’on a pu considérer comme « privilège juif » ne résultait pas de conceptions théologiques, mais de considérations pratiques, au regard desquels les Juifs n’étaient pas traités différemment des autres citoyens, y compris chrétiens.
La valse des empereurs
Tout au long de la fin du IVème siècle et de la première moitié du Vème, les empereurs manifestèrent une attitude ambivalente à l’égard des Juifs ; cette attitude, encore une fois, ne fut pas gouvernée par des raisons théologiques, mais guidée par des nécessités pratiques. Tout d’abord, les empereurs, comme en témoignent de nombreuses lois, s’efforcèrent de protéger les synagogues contre les exactions qu’elles subissaient, fréquemment, de la part de certains chrétiens trop zélés. À la suite de l’affaire de Callinicum (Raqqa en Syrie actuelle) de 388, au cours de laquelle des moines incendièrent une synagogue, Théodose I prit des mesures coercitives (bastonnade pour les coupables et reconstruction de la synagogue aux frais de l’évêque), encouragé par les supplications du patriarche juif Gamaliel V et de son ami le rhéteur Libanius. C’est, en conséquence, par souci de maintenir l’ordre public, restaurer leur autorité et faire cesser l’atteinte aux biens iniuria (c’est-à-dire en infraction à la loi) que Théodose I et Théodose II protégèrent les Juifs et les synagogues ; cette position est explicitement formulée dans la constitution du 29 septembre 393 de Théodose I à l’adresse de son commandant en chef des troupes orientales :
« Il est assez manifeste que la secte des Juifs n’a été interdite par aucune loi. Voilà pourquoi nous sommes sérieusement émus d’apprendre que leurs assemblées ont été prohibées en différents lieux. Aussi votre sublime Excellence voudra-t-elle bien, dès réception du présent ordre, réprimer, avec la sévérité qui s’impose, les excès de ceux qui prennent liberté de commettre des actes illégaux au nom de la religion chrétienne, et cherchent à détruire et dépouiller les synagogues ».
Cependant, après une crise advenue en 423, durant laquelle le moine syrien Barsauma, accompagné de quarante moines aguerris et armés, détruisit temples païens et synagogues, Théodose II adopta une attitude plus clémente à l’égard des malfaiteurs, dans l’espoir de prévenir une nouvelle flambée de violence ; il n’en condamnait pas moins l’éradication gratuite des synagogues, au même titre que celle des temples païens.
Néanmoins, Théodose II, marqué par les exactions de 423 et soucieux de ménager la susceptibilité des évêques, poursuivit une politique destinée à entraver le développement des synagogues. Toutefois, si le contexte était nouveau, l’usage de contrôler les lieux de culte était ancien. En effet, les empereurs se sont souvent permis de mettre la main sur les aedes sacrae / édifices sacrés, en particulier sur leur trésor. Les synagogues, quant à elles, ne bénéficiaient pas du statut d’édifices sacrés, comme l’avait cru Jean Juster, mais elles étaient, selon le droit romain, de simples maisons privées ; les empereurs durent donc mettre au point quelques stratagèmes législatifs pour pouvoir s’emparer, au besoin, des richesses des synagogues. Ainsi les synagogues déclarées in vacantia/à l’état d’abandon pouvaient être légalement pillées et détruites (loi du 20 octobre 415). De même, il était dorénavant interdit d’agrandir les synagogues ; seules celles qui menaçaient ruine pouvaient être réparées. La valse des empereurs, surtout de Théodose II, manifeste à l’envi les hésitations et les incohérences de leur « politique juive », bien davantage déterminée par les vicissitudes historiques que par des considérations théologiques propres aux rapports ambigus que le christianisme a toujours nourris envers le judaïsme.
Lutter contre l’influence juive
Dans un Empire au sein duquel, au fil des ans, les Chrétiens devinrent de plus en plus nombreux, la législation à l’égard de Juifs, mais aussi des païens et des Samaritains, se durcit graduellement. Ainsi les empereurs, conseillés par des évêques, mirent-ils en œuvre divers moyens pour limiter l’influence juive.
Premièrement, la conversion au judaïsme fut déclarée crimen publicum. Selon une loi du 18 octobre 329, dont le ton inhabituellement anti-judaïque surprend – serait-elle de la main de l’évêque Ossius de Cordoue, selon l’hypothèse formée par Capucine Nemo-Pekelman ? –, les Chrétiens convertis au judaïsme sont traités comme tous les autres apostats et sont, par conséquent, passibles de la peine capitale. Cette sévérité inédite contraste avec la période antérieure à la christianisation de l’Empire, où la conversion au judaïsme n’était en aucun cas incriminée.
Deuxièmement, la loi du 21 mai 383 interdit aux Juifs de « tester », c’est-à-dire la capacité à faire des testaments. Cette restriction visait, en réalité, à dissuader les candidats à la conversion au judaïsme car, une fois juifs, ils ne pourraient plus transmettre d’héritage à leurs enfants.
Troisièmement, la loi constantinienne du 21 octobre 355 interdit à un Juif de circoncire son esclave ; une fois circoncis, l’esclave devait être rendu à sa liberté et le propriétaire était condamné. Cette nouvelle disposition avait pour objectif affiché de restreindre les possibilités de conversion parmi les esclaves demeurant au sein d’un foyer juif.
Quatrièmement, les mariages mixtes furent strictement prohibés ; une telle union, d’après la loi du 14 mars 388, était assimilable à un adultère (adulteri crimen) : « Qu’un Juif ne prenne pas de femme chrétienne en mariage et qu’un chrétien ne choisisse pas de femme juive pour épouse. Car si quelqu’un commettait un acte de ce genre, son crime serait tenu pour un adultère susceptible d’une accusation publique. ».
Enfin, cinquièmement, dès le 10 mars 418, les Juifs furent exclus de la fonction publique : « Que soit fermé l’accès de tout service à ceux qui vivent sous la superstition judaïque. »
Comme le remarque très justement l’auteur, cette législation antijudaïque, mise en place dès Constantin, fut très certainement inspirée par des prélats (Ossius de Cordoue) ou des chrétiens intransigeants (le préfet du prétoire Maternus Cynegius) qui avaient l’oreille de l’empereur et qui jouissaient d’une position favorable à la cour. Indéniablement, leur immixtion dans l’élaboration du droit eut des conséquence funestes pour le destin des Juifs de l’Empire. Capucine Nemo-Pekelman conclut ainsi : « Cette chasse aux apostats, largement inspirée par l’Église, installait un climat fâcheux pour les juifs, dans la mesure où leur religion se trouvait en quelque sorte criminalisée », p. 164.
À rebours de la thèse de Hanna Arendt
Pourtant, jamais dans cet ouvrage n’est employé le terme « antisémite » pour caractériser la législation romaine défavorable aux Juifs. Selon la thèse d’Hanna Arendt, assez généralement admise, la législation impériale aurait assigné un statut juridique spécial aux Juifs, les privant d’une émancipation juridique et d’une pleine participation au champ politique ; ayant instauré, en quelque sorte, leur infériorité de jure, cette législation anti-judaïque serait ainsi la cause lointaine de l’antisémitisme moderne. L’historienne du droit et des idées politiques, forte des résultats recueillis à l’issue de ses recherches et soucieuse d’exactitude, bat en brèche la thèse de la philosophe allemande et récuse tout lien direct entre anti-judaïsme antique et antisémitisme moderne. En effet, pour elle, Hanna Arendt est encore trop attachée à une lecture théologique de l’histoire : l’attitude des empereurs aurait été informée, pour une large part, par la position d’Augustin sur la question de la survie indispensable des Juifs comme témoins de la vérité chrétienne. Mais, – cette position est défendue avec brio –, les empereurs chrétiens furent surtout mus par des raisons politiques et non par des raisons théologiques ; de surcroît, la législation impériale apparemment anti-judaïque s’appliquait généralement aussi aux païens, aux Samaritains et Chrétiens hérétiques. Ainsi les privilèges accordés aux Juifs ne traduisaient nullement le souci de les préserver comme témoins vivants, mais résultaient des buts politiques que poursuivaient les dirigeants, de « manière prudente et pragmatique », p. 275. De même, lesdites lois de « protection » (notamment au sujet des synagogues) avaient pour objectif, en réalité, de faire prévaloir le droit dans un contexte insurrectionnel. Enfin, tempère l’auteur, la criminalisation progressive de la religion juive fut le fait d’ecclésiastiques qui, en qualité de conseillers du prince, « semblent s’être d’abord préoccupés d’impliquer le pouvoir civil dans leur combat contre la concurrence missionnaire de la religion judaïque », p. 276.
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Rome et ses citoyens juifs (IVème-Vème siècles), minutieuse enquête au cœur d’une législation impériale élaborée au fil des circonstances, offre une admirable leçon d’histoire du droit, mais aussi de philologie latine. Présentant chaque texte de loi en langue originale et en version française, qu’elle assortit de nombreux commentaires érudits, Capucine Nemo-Pekelman fait aussi œuvre de traductrice à la plume sûre et acérée, invitant ainsi le lecteur à s’initier à une littérature aride aussi dense que, parfois, déconcertante.
Très intéressant.