Le chef cosaque et le chien-loup
par Cécile Rousselet
Présentation et traduction inédite d’une nouvelle de David BERGELSON : Deux assassins, Titre original : Tsvey rots’him/ צװיי ראָצכים, Naye dertseylungen, Buenos Aires, Ikuf Farlag, 1949, p. 208-215.
Nous tenons à remercier M. Arnaud Bikard, Maître de conférences en langue et culture yiddish à l’INALCO qui a bien voulu relire et amender cette traduction.
Qui est David Bergelson ?
David Bergelson participe à la transformation de Kiev en un centre majeur de la culture yiddish moderne, de 1903 à 1921. Dans le sillage de la Révolution de 1917, il est un membre actif des mutations culturelles et s’engage dans une organisation juive laïque créée en 1918, dont le but était de promouvoir l’éducation, la littérature, le théâtre et la culture en yiddish. Il devient l’un des éditeurs du journal Eygns/Ce qui est à nous entre 1918 et 1920.
Installé à Berlin en 1921, il fait publier la première édition de ses œuvres complètes, et contribue au Forverts basé à New York. Ses œuvres, pour la plupart des nouvelles et des romans, décrivent le déclin du shtetl dans une tonalité mélancolique.
En 1926, en dépit du choix assez large de pays qui l’accueilleraient, c’est en Russie soviétique qu’il choisit de s’installer. Il publie un article, intitulé « Dray tsentern »/Trois centres où il explique que si la culture et littérature yiddish se déploient dans trois lieux principaux (les États-Unis, la Pologne et la Russie), seule l’URSS lui offre la possibilité d’un véritable développement, la promesse d’ « un avenir brillant« . Il écrit : « Certes, le nouvel artiste juif verra lui aussi la destruction autour de lui, une destruction inévitable criant vers les cieux […] tout cela, mais dans la perspective d’une régénération nouvelle, jeune, avec l’espoir plus assuré d’un renouveau régulier, lent – peut-être même très lent. La Russie soviétique est un pays puissant et revitalisé, qui ne se laisse pas asservir, un pays aux richesses naturelles qui veut et doit se construire. Elle est remplie d’une soif constructive de vie, elle a besoin d’innombrables mains constructrices, et pour les masses juives ruinées, pour tous ceux qui ont des mains pour aider ce travail, l’avenir est brillant et rayonnant ».
C’est donc à Moscou qu’il vit à partir de 1934, ville dans laquelle il devient une figure centrale de la vie culturelle yiddish soviétique. Il y publie Baym Dnyeper /Sur le Dniepr (1929-1932) et des récits de la Seconde Guerre mondiale (1947), dans un style proche de celui des auteurs soviétiques contemporains. Il a été un membre actif du Comité juif anti-fasciste.
Cela lui vaudra d’être arrêté quelques années plus tard, en 1949, lors de la campagne antisémite menée par Staline. Condamné pour « crimes anti-soviétiques », après des années de torture en prison et un procès factice, il est condamné à mort et exécuté le 12 août 1952.
Présentation de la nouvelle
de
David BERGELSON : Deux assassins (1926)
Entre 1881 et 1921, trois vagues de pogroms firent plus de 60 000 morts, principalement en Ukraine. Comme tant d’autres, David Bergelson ressent l’urgence de témoigner. Tsvey rots’him est une nouvelle de 1926, rédigée alors que Bergelson est encore à Berlin.
Le thème est glaçant : Madame Ginter adopte un nourrisson, mais son chien-loup, extrêmement jaloux, finit par dévorer le petit enfant. Pourtant, il n’y aura pas de procès, car le meurtrier n’est qu’un chien. Cette histoire macabre, grâce à de subtils mécanismes narratifs, est racontée à travers le parcours d’un autre personnage : Anton Zarembo, ancien chef cosaque qui avait pillé et décimé des villages juifs lors de pogroms qu’il perpétrait avec sa « petite bande ».
Et les questionnements s’entrelacent, petite et grande histoire trouvant dans cette anecdote un point de rencontre : dans les deux cas, le coupable est-il vraiment coupable ? Pourquoi le sang a-t-il été versé ? Pourquoi n’y a-t-il pas de procès ? Comment les « deux assassins » peuvent-ils se sortir indemnes de toute condamnation ?
Cette nouvelle est d’une cruelle ironie : Zarembo, écoutant le récit de Madame Ginter sa logeuse, se souvient des villages qu’il a détruits mais en même temps de son propre village natal (quant à lui, épargné, on le devine). Ce meurtrier, qui a du sang sur les mains, souhaiterait vivement pouvoir « prendre par la main » sa grasse propriétaire, Madame Ginter, dont le poing spongieux ressemble à celui d’une épouse de « boucher ». Et comment ne pas voir en cette main rougeâtre l’image (inversée ?) des petits doigts que le nourrisson se fourre dans la bouche, avant d’être victime du chien-loup ?
L’ironie macabre est d’une grande violence : se superpose à l’image du cou violenté du nourrisson celle des chiffons et nippes qui gisaient à côté des corps sanglants dans le shtetl après son passage.
Oui, il y avait bien urgence à témoigner.
Références bibliographiques
David Bergelson, Three Centers, Traduit du yiddish vers l’anglais par J. Sherman, in Joseph Sherman et Gennady Estraikh (sous la direction de), David Bergelson: From Modernism to Socialist Realism, Studies in Yiddish, n°6, Londres, Legenda, 2007, p. 353.
DEUX ASSASSINS
de David Bergelson
Traduction inédite de Cécile Rousselet
Sur Kottbusser Damm, dans la cuisine de Madame Ginter, sur un petit tapis tricoté, était allongé Tel, un grand chien-loup poilu à la gueule aiguisée qui reposait sa tête robuste au creux de ses pattes avant étendues. Tel faisait semblant de sommeiller. Mais en réalité il était réveillé. Ses petits yeux presqu’humains se fermaient toujours face à celui qui voulait les sonder, ne laissant entrevoir qu’une inexpression renfrognée et fainéante. Pourtant, très nombreux étaient ceux qui aspiraient à plonger ainsi dans son regard – le regard du plus célèbre des six cent mille chiens que la ville de Berlin possédait, de celui qui fit l’objet d’un article dans le journal et de dépêches envoyées dans tous les pays, et contre qui aurait dû avoir lieu un véritable procès, avec juge d’instruction, procureur et avocat de la défense. Et si le procès n’eut finalement pas lieu, c’est uniquement en raison de la nature de l’assassin, parce qu’en fin de compte, Tel n’était qu’un chien, même s’il s’était fait un nom pour le meurtre qu’il avait commis, et qu’il était, en cela, mondialement connu.
Madame Ginter, sa maîtresse, était une veuve de guerre : son mari, le photographe Herbert Ginter, était tombé à la Première Guerre mondiale – de manière héroïque, si l’on peut dire, tel une abeille qui serait morte alors qu’elle fabriquait son miel. C’était une Allemande de stature moyenne, grossie par les années, aux petits yeux noirs brumeux, à la poitrine respectable, et qui comptait un certain nombre de doubles mentons. Il s’agissait d’une femme affable, comme une cuisinière rassasiée dans une maison cossue lorsque ses propriétaires s’en vont en voyage pour longtemps, sans lui laisser de travail derrière eux. Avec son accent berlinois, elle disait « Fien » au lieu de « Bien », et tous les deux mots, prenant une mine telle qu’on pourrait croire qu’elle vous demandait conseil, elle ponctuait son discours d’un : « Non ? Nicht wahr ? Pas vrai ? »
Madame Ginter vivait de sa pension de veuve de guerre, et complétait ses revenus par la location de la plus large et obscure de ses trois chambres ; elle n’avait pas d’enfant. Habitait alors chez elle un émigrant, Anton Zarembo, auparavant écrivain administratif d’un district ukrainien, et ataman ayant déserté la petite bande cosaque qu’il conduisait, et qui avait l’habitude de piller des shtetls juifs et d’en égorger les habitants. Zarembo se parait toujours de vêtements brodés et colorés : il faisait partie d’une compagnie de joueurs de balalaïka de la Garde Blanche qui passaient leurs nuits, dans un état d’ivresse avancé, à divertir la clientèle d’un quelconque restaurant-cabaret. Son visage grêlé était sans cesse dans un état de demi-veille, à force d’enchaîner les nuits à entraîner les clients dans leurs soûles folâtreries. Cela faisait maintenant cinq ans qu’il était à Berlin, et il avait juste appris de quoi comprendre et bafouiller un peu d’allemand.
Ce jour-là, le troisième qu’il était locataire chez Madame Ginter, il était assis dans la cuisine, s’étant levé tard. Et l’Allemande, elle, faisait avec lui ce qu’elle faisait avec chacun de ses nouveaux locataires : elle l’abreuvait de vrai café – dans un premier temps, du moins –, et des aventures de son chien mondialement connu, futé et criminel : « Un chien, c’est comme un homme, non ? Tout le monde sait cela, nicht wahr ? Mais qu’un chien soit jaloux, comme un homme doué de raison pourrait l’être, je dis bien autant qu’un mari, et même encore plus qu’un mari, personne n’aurait pu l’imaginer, nicht wahr ? » Et elle regarda Tel, avec des yeux qui disaient : « Tu n’es qu’un voyou ! », tout en fronçant ses propres babines graisseuses comme pour donner un baiser.
— Et Tel n’est jaloux que lorsqu’il est question de moi, de moi et de personne d’autre.
Elle tendit à Zarembo un petit bras rouge, un petit poing spongieux comme celui d’une épouse de boucher, et elle lui dit, tout en feignant de détourner le regard : « Allez-y, voyez par vous-même, essayez donc de me prendre la main »…
Zarembo-au-visage-grêlé répondit à l’invitation, très lentement, paresseusement, mais volontiers. Elle lui plaisait, sa molle et affable propriétaire de cent kilogrammes. La curieuse manière qu’elle avait de caqueter en allemand lui évoquait la familiarité des bavardages des femmes juives, dans les petits shtetl ukrainiens qu’il avait, avec sa bande, pillés et décimés. Et cela suscitait en lui une certaine nostalgie de son propre village natal. Mais avant même qu’il ait eu le temps de prendre, comme il convient de le faire, la main de Madame Ginter, Tel ouvrait ses yeux somnolents. Les molles lèvres de sa gueule aiguisée laissèrent paraître la couleur sanguinolente de son intérieur moite, et, du plus profond de sa gorge, ses entrailles émirent un râle hostile, comme si toute une assemblée de prière s’était soudain mise à se rincer le gosier : Brrr… Brrr… Sans même relever la tête de ses pattes avant étendues devant lui, il regardait méchamment Zarembo, de ses yeux figés et criminels.
« Brrr…
– Alors, fit l’épaisse Allemande, vous avez vu, ou pas ?»
Et là, au sourire de ses petits yeux brumeux, il était évident qu’elle était comblée de voir son chien si épris d’elle, et si jaloux de ce qui pouvait la concerner.
« Et il ne laissera personne m’approcher, en aucun cas !»
Pour Zarembo, il s’agissait là d’une chose assez regrettable, que le chien le prive de toute opportunité de devenir intime avec sa propriétaire : il avait dû se résoudre à renoncer à la prendre par la main. Or, les années lui avaient appris que toutes les bonnes choses commencent par « se prendre par la main ».
Le grand chien-loup poilu lui faisait peur. D’autant plus que Madame Ginter avait chez elle un bon paquet de coupures de presses, contenant les preuves de la véracité du terrible incident qu’elle relatait : en bref, par jalousie pour sa maîtresse, le chien criminel avait arraché le cou d’un enfant de huit mois.
Une fois, Madame Ginter en avait même eu presque assez de raconter cette histoire à tout le monde. À cette époque-là, du matin au soir accouraient des journalistes, auxquels elle devait étaler l’intégralité de son conte. Et tous engloutissaient ses mots, en se précipitant pour consigner leurs notes dans leurs calepins. Mais depuis, les jours ont passé. Tel, qu’on peignait ou photographiait dans des poses les plus variées, avait été oublié de manière ingrate, comme sont oubliées en général la plupart des choses remarquables. Il en semblait offensé, et Madame Ginter aussi, et c’est donc avec une jouissance particulière que celle-ci racontait encore une fois l’histoire à son nouveau locataire. Qui était-il, Tel, quand il lui tomba dans les bras la première fois ? Il n’était rien, une créature d’à peine un an, qui avait cela de particulier qu’il était un petit chien malin et curieux – un pitre. Il aimait fourrer sa truffe partout, traîner autour de Madame Ginter, et lécher sans arrêt les mains de sa maîtresse.
Elle l’avait acheté du temps où son homme était mort au combat, et qu’elle s’était retrouvée seule. Et à chaque fois qu’elle rentrait, après l’avoir laissé enfermé dans l’appartement, il se jetait sur elle en manifestant sa grande joie de la revoir. Et cela procure beaucoup de plaisir, nicht wahr ?
Tel avait ainsi vécu avec elle pendant trois ans. Mais un dimanche, Madame Ginter s’était rendue avec ses voisins dans un orphelinat, elle y avait vu quelques nourrissons, et cela procure aussi beaucoup de plaisir, nicht wahr ?… Il y en avait notamment un qui lui plaisait, un petit être d’environ sept mois. Le bébé, couché au milieu de petits coussins, bavait et fourrait son petit poing dans sa minuscule bouche, et il gazouillait de manière si agréable que les voisins de l’Allemande avaient commencé à fortement l’inciter à le prendre, afin de l’élever chez elle. Elle avait répondu qu’elle avait déjà Tel chez elle, mais elles avaient répliqué, et avaient fini par la persuader : le petit était vraiment « knorke »/curieux), nicht wahr ?… De plus, elle avait appris que lorsqu’on prend un enfant à l’orphelinat, on est remboursé de l’intégralité des frais engagés. Alors elle avait pris l’enfant. Elle l’avait ramené chez elle, au milieu de ses petits coussins, et l’avait montré à Tel. Tout d’abord, le chien avait reniflé plus ou moins paisiblement le couffin ; mais lorsqu’entre les coussins dépliés, il avait aperçu un petit être vivant, il s’était mis à bondir et à lui aboyer dessus, si bien que la propriétaire avait dû le gronder, en tapant des pieds et en criant : « »Pfiou !… Pfiou !… ». Mais cela n’avait pas aidé. Tel se calmait quand elle couchait l’enfant, puis bondissait en poussant de grands hurlements quand elle le reprenait dans ses bras.
Ainsi avait passé une semaine, voire davantage, une semaine de grands cris, tant et si bien que les voisins avaient commencé à se plaindre de Madame Ginter à la police. Alors, il ne lui était plus resté qu’à acheter un bon fouet de cuir tressé : à l’orphelinat, elle avait signé un contrat stipulant qu’on ne pouvait rapporter un enfant avant ses deux ans. Et quand on signe un contrat, on doit tenir ses engagements, non ? Nicht war ? De son fouet, elle s’était mise à battre Tel à chaque hurlement qu’il poussait à la vue de l’enfant dans ses bras, d’abord très légèrement. Mais plus le chien aboyait, plus croissait en elle une obstination à lui apprendre qu’il devait cesser d’être tracassé par cette situation. Elle le battait à chaque fois plus durement, jusqu’à ce qu’il eût retenu la leçon : quand elle portait le nourrisson, lui, devait se retirer dans la cuisine et se coucher sous la table. Dans les premiers temps, allongé sur le petit tapis, il l’avait encore épiée, de ses yeux, et avait fait comme toujours : Brrr…, Brrr… !, de la même manière qu’il l’avait fait à l’instant où Zarembo, lui-même, avait voulu la prendre par la main. Mais peu à peu, il avait arrêté même ces grognements. Il était devenu un chien négligent et silencieux, perpétuellement allongé sous la table de la cuisine, la tête posée sur ses pattes avant étendues devant lui, les yeux endormis. Tous les voisins l’avaient constaté – il était devenu fainéant : « Pfiou, Tel ! Faulpelz /Boule de poils paresseuse ! » Tel, quant à lui, ne faisait pas attention à eux. Mais de temps à autre, elle, Madame Ginter, remarquait, au tortillement de sa longue queue, qu’il se languissait… la désirait ardemment… Elle était d’avis, à ce moment-là, qu’elle avait tout vu avec lui. Mais un dimanche matin…
L’enfant était couché au milieu de ses petits coussins, et jouait avec son petit poing, le fourrant dans sa minuscule bouche pleine de bave. Madame Ginter s’était rendu compte qu’il lui manquait des denrées pour le déjeuner, or il était presque dix heures, et l’épicerie allait baisser le rideau. Elle avait fermé la porte de la chambre à coucher, où se trouvait le nourrisson, et elle avait couru à la boutique.
Donc, voilà… c’était là, quelques minutes plus tard, que le drame s’était produit. Quand elle était revenue, tout était fini : Tel était, comme toujours, allongé sur le petit tapis sous la table de la cuisine, mais la porte de la chambre à coucher était ouverte, et sur le plancher, l’enfant était mort, ensanglanté, le petit cou arraché… Elle avait poussé de grands cris. Les voisins s’étaient attroupés. La police, naturellement, avait accouru elle aussi promptement. On avait établi un procès-verbal. Bien entendu, le juge d’instruction avait accouru tout aussi vite. Et, lui aussi, il avait établi un procès-verbal. On avait embarqué Tel au commissariat, mais on l’avait rapporté deux jours plus tard à sa propriétaire : le vétérinaire considérait que le chien était en bonne santé, et en aucun cas fou. Madame Ginter, elle, raconte qu’elle attendait un procès, et qu’elle attend toujours. Elle se plaint :
— Il n’y a eu aucun procès…
***
Le visage grêlé d’Anton Zarembo est empli de tristesse et de nostalgie – tristesse des nombreuses nuits d’ivresse passées, et de celles auxquelles il doit encore faire face. Ses yeux gonflés de fatigue regardent Tel. L’histoire de l’enfant sanguinolent, étendu sur ce même parquet, le petit cou déchiqueté, lui rappelait de nombreuses histoires similaires des petits shtetl d’Ukraine, que sa bande avait pillés, et dont elle avait égorgé les habitants. Le sang… il se remémore le sang dans les maisons juives, dans les rues, où entre toutes sortes de chiffons et de nippes traînaient des corps sanglants, et quelque chose comme une tête à la barbe poivre et sel, elle aussi arrachée ; et Zarembo lui-même, avec sa bande, la compagnie tout entière, tantôt ivre tantôt sobre, chantant indéfiniment la nouvelle chanson à la mode :
« Petite pomme, petite pomme !
Où est-ce que tu rou-oules… »
Pris par sa tristesse et sa nostalgie, il lui vient l’envie de raconter à sa propriétaire volubile comment tout cela s’était déroulé, et, s’ajustant à son interlocutrice, il scande inlassablement son discours : Nicht wahr ? Elle, affable et appliquée, comprend très mal son allemand estropié, surtout elle ne comprend pas qui est coupable et qui est innocent dans cette affaire, et les raisons pour lesquelles on a versé du sang. Il n’y a qu’une chose qui est claire : autour de son locataire aussi il y avait eu, sur le plancher, des enfants ensanglantés – beaucoup, beaucoup d’enfants ensanglantés aux petits cous arrachés.
– Et alors, il y a eu un procès ? demande-t-elle à Zarembo, pleine d’intérêt.
Zarembo se tait.
Madame Ginter scrute son visage grêlé, réfléchit. Il y a là encore quelque chose qui n’est pas clair. Elle se hâte de sortir de la pièce.
Désormais, ils sont seuls dans la cuisine, Zarembo et Tel. L’un est assis sur une chaise, à côté de la table ; l’autre est allongé sur le petit tapis, la tête posée sur ses pattes avant étendues devant lui. Autour d’eux, tout est silencieux. Ils se regardent, les yeux dans les yeux, avec une grande tristesse, avec nostalgie.