Un roman de l’espoir

par Françoise Toraille


Anna SEGHERS, La Septième Croix : Roman de l’Allemagne hitlérienne , Titre original : Das siebte Kreuz : Ein Roman aus Hitlerdeutschland , Postface par C. Wolf, Traduit de l’allemand par F. Toraille, Paris, Éditions Métailié, 2020, Collection « Bibliothèque allemande ».


La Septième Croix (1942) raconte les péripéties qui accompagnent une évasion : sept prisonniers politiques s’échappent d’un camp de concentration situé en Rhénanie;  sept croix sont dressées qui disent assez quel sort les attend s’ils sont repris. Un seul d’entre eux parvient à recouvrer définitivement la liberté, Georg Heisler. Ce personnage traqué devient le protagoniste du roman, même si, à travers ses tribulations, c’est toute « une image globale de la société », qui, par les moyens de l’art, se dessine.
Bien qu’elle ait, depuis quatre ans, quitté les lieux évoqués comme la société dans laquelle se déroule l’ action de son récit, la romancière allemande Anna Seghers, Juive et communiste, parle d’expérience : elle aussi est en fuite. Dès l’arrivé de Hitler au pouvoir, cette militante, engagée dans la vie culturelle et politique de son pays, a quitté Berlin et l’Allemagne où ses livres (qui ne tarderont pas à être jetés au feu lors des autodafés du 12 mai 1933) ont été parmi les premiers à être mis à l’index et frappés d’interdiction. Exilée en France, elle fréquente les cercles d’exilés allemands et côtoie de nombreux écrivains. 
Cette fiction s’ancre donc dans un ensemble de faits réels, quasi contemporains, sur lesquels elle s’est beaucoup documentée, en particulier auprès de compatriotes qui ont fui l’Allemagne nazie après elle. C’est à Meudon-Bellevue, où habite sa famille, qu’elle rédige, entre 1937 et 1940, La Septième Croix : Roman de l’Allemagne hitlérienne.

Modernité et efficacité narratives

La structure du roman nous semble voisine de celle qu’édifie Jules Romains dans sa grande fresque sociale, Les Hommes de Bonne Volonté . La multiplicité des points de vue, l’évocation de plusieurs trajectoires humaines se déroulant dans une même temporalité, telles sont les caractéristiques de l’unanimisme, parfois qualifié de simultanéisme.
Chez Anna Seghers, on note le grand art avec lequel s’entrelacent les divers éléments de la narration.
Certains personnages sont des « fils conducteurs » – et à ce titre, comme pour une pièce de théâtre, ils sont présentés au début du livre avec une brève indication de leur rôle, de leurs relations mutuelles, p. 10-11.
Parmi ces trente-deux personnages, deux restent anonymes, « une serveuse », « un marin hollandais, qui risque gros », le seul pour lequel est souligné le danger que lui fait courir son engagement personnel : apparu dans la scène finale, il attend Georg pour le faire monter sur la péniche qui va l’emmener vers la Hollande, vers la vie :
« Un visage tout rond […], avec des narines grand ouvertes, des petits yeux ronds, un visage qui ne laissait rien attendre de bon, et pour cette raison même, en des temps comme ceux-là, le visage qu’il fallait pour un homme honnête qui risquait gros. », p. 422.
C’est aussi la société toute entière qui est convoquée, ce peuple dont Anna Seghers se sent solidaire et proche, en dépit de l’aveuglement qui l’a précipité dans la nasse des puissants du jour.
Le récit suit une ligne chronologique, mais permet au lecteur de « vivre » en même temps les différents fils qui le tissent, d’accompagner les personnages, qu’ils soient essentiels ou épisodiques. Il est ponctué à chaque changement de décor d’indications précises qui marquent l’écoulement du temps ou soulignent la simultanéité de deux événements. Sept nuits et sept jours suffisent pour que se déroule, heure après heure, l’action évoquée. Anna Seghers fait alterner accélérations ou ralentissements entremêlés de quelques retours en arrière permettant de mieux connaître ou comprendre tel ou tel personnage.
Une foule se constitue dont chaque élément s’incarne et s’impose dans une vraisemblance supérieure à tout réalisme.

Un art subtil du détail

Dans le roman d’Anna Seghers, le détail contribue de manière décisive à l’équilibre de l’architecture édifiée et ne prend souvent tout son sens que rétrospectivement. On découvre avec l’auteur les paysages autour de Mayence -sa ville natale -, la cathédrale gothique, la vie quotidienne, faite de lessive mise à sécher sur un fil, de gamins insolents et endoctrinés, des gestes répétitifs de l’usine… 
Le détail confère un grain sensible au moindre épisode. Ainsi, au début de sa fuite, Georg Heisler, le protagoniste principal qui finit par réussir son incroyable cavale, rencontre une petite vieille affublée d’un sobriquet, « Mère Fourbi » (p. 41), et sa petite-fille, qui vient de perdre le ruban attachant l’une de ses tresses ; la grand-mère houspille la gamine. Elles n’apparaissent qu’une fois, permettent à Georg d’échapper à la curiosité de « Compère Cannelle » (p. 40) qui s’inquiète de sa présence insolite, alors que Mère Fourbi, dont la mémoire flanche, l’oublie dès qu’il a disparu : il a franchi un mur surmonté de tessons de bouteilles, se blessant cruellement à la main. La femme et la fillette donnent de l’épaisseur, du « vraisemblable » à l’épisode qui aura des conséquences considérables : la blessure amène Georg à arracher la doublure d’une veste avant d’en voler une autre, la douleur lancinante le poursuit quand il se réfugie pour la nuit dans la cathédrale de Mayence, elle l’oblige à aller consulter le médecin juif Löwenstein – cela vaut à ce dernier d’être dénoncé par un vieux paysan moribond qui a reconnu Georg, recherché par la presse et la radio, dans l’étrange patient, croisé dans la salle d’attent; aux différentes personnes qui se trouvent sur son chemin, prêtes ou non à l’aider, Georg doit expliquer l’origine de cette blessure… Et même la serveuse (avec qui il passe la dernière nuit de sa fuite avant de se retrouver en sécurité sur la péniche partant pour la Hollande) l’interroge à ce sujet et devine que les explications qu’il donne cachent sans doute une autre réalité. La gamine et la Mère Fourbi, deux personnages dont la présence minime, discrète, est essentielle dans la construction du récit, ne sont qu’un exemple parmi tous ces personnages « secondaires » mais indispensables dans cette fresque de la société allemande à l’automne 1937.

Un autre exemple illustrera ce propos : dans les premières pages, Franz Marnet, ancien ami puis rival en amour de Georg, effleure une ouvrière dans la cohue des travailleurs à vélo se rendant au petit matin à l’usine : « Elle avait d’un geste rapide rabattu sur son œil gauche mi-clos, défiguré par un accident, une mèche de cheveux, qui au lieu de la cacher attirait l’attention sur la blessure comme l’eût fait un petit drapeau. Son œil sain, presque noir, s’attarda une seconde sur le visage de Marnet et prit une certaine fixité. Il eut la sensation qu’elle plongeait son regard au plus profond de lui, à l’endroit qu’il gardait clos même pour lui-même. », p. 22-23.
Nous sommes au tout début du roman, et n’accordons pas plus d’attention que cela à cette fille défigurée. Elle ne réapparaît qu’à la toute fin du récit, au dernier jour, le dimanche, quand après un moment passé autour de la table familiale de ses cousins Marnet et de la magnifique tarte aux pommes dominicale, Franz se sent « abandonné comme on ne peut le ressentir que le dimanche », p. 406. Il s’installe à une terrasse, et une petite fille se précipite vers lui, suivie par sa mère qui la gourmande.
« Franz avait l’impression de la reconnaître à sa voix rude, comme brisée ; une silhouette jeune, maigre, visage un peu caché par une petite casquette campée de travers, une grande boucle masquant à moitié ses traits… Au moment où elle avait brusquement détourné la tête, un coin de son œil gauche, sans doute abîmé par un accident du travail, était apparu. », p. 406-407.
Si Franz retrouve le souvenir de l’incident à vélo du début du roman, il a oublié que cette femme a comme lui, et avec son compagnon, été membre de l’association ouvrière Fichte, il ne reconnaît pas Lotte. Elle lui raconte son histoire, l’arrestation et la mort de son compagnon, qui a été « balancé ». Puis Franz la ramène, avec sa gamine, à la table dominicale des Marnet… Le lecteur établit le lien entre les deux épisodes, libre à lui de projeter une suite à ce récit.
Le roman foisonne de relations de ce type entre divers personnages, entre différents passages qui s’éclairent mutuellement. Le lecteur doit constamment être attentif aux liens qui se nouent entre les êtres, tissant comme autant de motifs récurrents qui s’enrichissent peu à peu.

L’individu et le système nazi

Toutes les couches de la société sont présentes, adhérents opportunistes ou convaincus au système ou opposants plus ou moins déclarés, isolés ou organisés au sein de mouvements de résistance et dont la prudence la plus extrême est le mot d’ordre, hommes et femmes, paysans, ouvriers, artisans, petits entrepreneurs, qu’ils soutiennent le nouveau régime et participent à la grande entreprise d’endoctrinement et de répression, qu’ils se situent dans une résistance passive, guidée par la peur et la prudence, ou plus active, opposants souvent intimidés ou brisés par la répression, mais auxquels la situation d’urgence fait retrouver le sens de l’engagement et de l’action…
Les représentants du pouvoir, Fahrenberg, le commandant du camp de Westhofen, ses subordonnés Bunsen et Zillich, son successeur Sommerfeld, des SS, tous font l’objet, à petites touches successives au gré de l’action, de portraits qui, sans avoir pour objectif de leur trouver la moindre circonstance atténuante, permettent de comprendre ce qui fait agir ces personnages souvent médiocres. Ainsi pour Fahrenberg, commandant du camp de Westhofen au moment des évasions : destiné à des études de droit, il est contraint de reprendre la plomberie familiale après le décès de son frère aîné tombé au front pendant la Première Guerre mondiale. 
« Plutôt que d’aider son vieux père à poser des tuyaux à Seeligenstadt, il voulut contribuer au renouveau de l’Allemagne et, avec sa troupe de SA, partir à la conquête de petites villes et avant tout de sa ville natale où jusqu’alors il passait pour un bon à rien.», p. 222.
Ici seulement s’éclaire, l’expression « vainqueur de Seeligenstadt » (p. 13) qualifiant le personnage à la première page du roman. « Faire le coup de feu dans les quartiers ouvriers, tabasser des Juifs… » (p. 222), voilà qui lui permet de compenser les frustrations et les complexes qui le torturent.
Retrouver la petite ville et l’entreprise familiale, c’est pour lui le cauchemar absolu : « De tous les fantômes qui avaient poursuivi Fahrenberg au cours des trois dernières nuits [depuis l’évasion], le plus fantomatique était un sosie en bleu de travail, plombier en train de dégager une canalisation bouchée », p. 223. La médiocrité du personnage trouve un exutoire dans l’adhésion au nouveau parti…
Il en va de même pour son « âme damnée » Zillich, paysan misérable et être médiocre lui aussi : Fahrenberg, dont il est l’exécuteur des basses œuvres, a été « le premier à lui accorder une confiance absolue », p. 35. L’idée de se retrouver dans la crasse et la misère de sa ferme est pour lui tout aussi insupportable que l’est pour son chef le souvenir de sa vie civile. Il adhère aux SA et « pour lui, cette paix poisseuse, c’était fini. », p. 351. Ces quelques portraits permettent au lecteur de mieux comprendre comment certains individus ont été particulièrement réceptifs à la propagande national-socialiste. Les traces laissées – en particulier chez les anciens militaires – par le traité de Versailles sont profondes elles aussi.
Les opposants à Hitler, incarnés d’abord à travers certains des évadés, mais aussi présents au sein de la population, sont, dès son arrivée au pouvoir, réduits au silence par les arrestations et détentions. Les premiers camps ouvrent dès le début de 1933 et on y interne surtout des prisonniers politiques, souvent communistes. Au bout de quelques semaines, certains sont relâchés et parviennent à quitter le pays – la Hollande est mentionnée à ce propos – d’autres retrouvent leur vie d’avant mais gardent silence sur ce qu’ils ont vu et subi. La méfiance se généralise, imposée par une élémentaire prudence, et certains épisodes du roman illustrent ces situations terribles : quand Paul Röder, ami d’enfance de Georg qui l’a accueilli chez lui et entreprend de trouver un contact qui puisse l’aider, se rend chez deux anciens camarades dont Georg est absolument sûr, il tombe devant une porte fermée chez le premier, emmené peu auparavant à Westhofen, et dont la femme a été obligée de déménager. Le second, architecte du nom de Sauer, a peur que le visiteur, qui essaie de lui transmettre l’appel à l’aide de Georg, soit un mouchard et lui tende un piège : il l’éconduit. Liesl, l’épouse de Paul Röder, fait de même avec Franz venu chercher des nouvelles du fuyard auprès de son mari, dont il s’est souvenu comme d’un ami fidèle de Georg : elle aussi le prend en effet pour un mouchard…
La perte de confiance entre les êtres, décrite comme un mal qui les ronge, le spectre de la délation possible à tout instant entravent et en même temps protègent. L’expérience des réseaux qui s’écroulent pour un mot imprudent est omniprésente. 
Les filatures – de superbes scènes dignes du meilleur roman ou film policier traversent le récit – les courses-poursuites à travers ruelles et rues, et même sur les toits d’un grand hôtel pour l’artiste Belloni, l’un des sept évadés, qui plutôt que de tomber aux mains de ses poursuivants se jette dans le vide, tous ces moments contribuent à construire un rythme haletant dont le cinéma a su très tôt s’emparer (avec la transposition à l’écran signée Fred Zinnemann en 1944) : véritable tour de force que de construire un tel suspense dès les premières pages, alors que le début du roman en livre déjà le « happy end »…

La Septième Croix, roman juif?

Roman juif, voilà un terme que nous n’emploierions pas spontanément : Anna Seghers ni ses personnages ne revendiquent explicitement leur identité juive. Elle s’attache avant tout à décrire la solidarité entre les ouvriers, employés, intellectuels engagés dans la même lutte politique. La perspective politique dans son analyse de la situation des Juifs est prépondérante.
Cependant, une lecture plus attentive rend perceptible la subtilité avec laquelle elle perçoit et détecte un antisémitisme spécifique, profondément ancré dans l’idéologie nazie qu’elle saisit dans les toutes premières orientations prises dès le début, par le régime hitlérien.
Encore une fois, tout est dans le détail révélateur.
Anna Seghers rend compte d’une atmosphère générale, mais évoque également les premières mesures discriminatoires et leurs conséquences dans un contexte – une semaine en octobre 1937 – où le pouvoir nazi est bien en place mais n’a pas encore édicté les lois raciales, un monde d’avant la Nuit de Cristal du 12 novembre 1938 et les camps d’extermination…
Les notations, au détour d’une phrase, ou dans la présentation d’un personnage, sont ténues, mais nombreuses : Alfons Mettenheimer, peintre en bâtiment et beau-père de Georg, travaille à la réfection d’une maison ayant appartenu à des Juifs contraints à l’exil ou expropriés et « le nouvel occupant, Brandt, avait demandé que soit désinfecté par fumigation tout ce qui lui rappelait les Juifs, vœux que l’entreprise Heilbach s’était empressée de satisfaire », p. 95.
Une phrase comme en passant, et cependant si lourde de sens et d’anticipation …
Pour faire soigner sa main blessée, Georg se rend chez le médecin juif Löwenstein, chez qui les patients vont en se cachant… Georg, en frappant à sa porte, se dit : « Voilà celui qui sera obligé de m’aider » (p. 104), car le médecin dont la situation est elle-même déjà précaire risquerait gros en le dénonçant. La visite de Georg au médecin juif, signalée à la police par un des patients qui l’identifie en entendant son signalement à la radio, va en effet s’avérer fatale pour Löwenstein : interrogé par le commissaire Overkamp en même temps que d’autres témoins, il n’est pas relâché à l’issue de son interrogatoire : «… tous les témoins, à l’exception de Löwenstein, revinrent aux frais de l’État à leur point de départ. », p. 181.
Là aussi, la situation est précisée avec grande efficacité par une simple apposition, comme une remarque anodine…
Fahrenberg aussi bien que Zillich, dans les premiers temps de leur adhésion à la SA, affirment leur puissance : « Faire le coup de feu dans les quartiers ouvriers, tabasser des Juifs… » (p. 222), voilà qui permet à Fahrenberg de s’affirmer, tout comme Zillich ; le camarade de guerre qui le recrute pour la SA déclare : 
« Viens donc, Zillich, rejoins-nous. C’est ce qu’il te faut, t’es un camarade, un vrai, un soldat, un nationaliste, tu es contre la racaille, contre le système, contre les Juifs. », p. 350-351. 
Enfin, le destin des Juifs contraints à l’exil est évoqué une seconde fois dans les dernières pages du roman : au cours de la réunion familiale chez les Marnet, qui permet à Franz de retrouver furtivement son ami Hermann, membre du réseau « dormant » grâce auquel Georg sera sauvé, autour de la tarte du dimanche, sœur Anastasia, « une des Ursuline du couvent de Königstein » (p. 403), évoque le sort de la famille Katzenstein. La religieuse rapporte le départ de cette famille juive installée de longue date dans le village où elle tenait un magasin de tissu. Des propos acides ou clairement antisémites sont échangés, le fils SS de l’un des parents dit : « Une Sarah de moins » (p. 404) et crache par terre.
La religieuse détend l’atmosphère en évoquant Dora Katzenstein : « Dora, elle était très gentille. » (id.), phrase que reprend Mme Marnet, la maîtresse de maison : « Très gentille. » (id.) La narratrice commente : « Dora Katzenstein est déjà à bord du bateau qui l’emporte vers l’exil, mais un petit drapeau flotte en son honneur dans la cuisine des Marnet, comme un hommage funèbre. » (id.) 
Les allusions sont peu nombreuses mais d’autant plus efficaces, à l’image de cette présence insidieuse, et de plus en plus affirmée, de l’antisémitisme préfigurant la mise au ban de toute une partie de sa population ; puis la Shoah…

Le message d’espoir malgré tout 

La peinture nuancée d’une société allemande dans laquelle toutes les formes de courage, de lâcheté, d’adhésion ou de refus du nazisme s’expriment, est, en fin de compte, porteuse d’un message d’espoir. La population, et avant tout la jeunesse, est soumise à un endoctrinement intense, qui passe par l’école, gangrène les familles à travers les enfants engagés dans les mouvements de jeunesse, organisation des « Pimpfe » pour les plus jeunes, « Hitler Jugend » pour les adolescents.

Affiche de propagande/KDF

Lorsqu’au début du roman, la chasse à l’homme pour reprendre les prisonniers est engagée, elle se déroule dans le village des Marnet, où vit aussi Franz, l’ami de Georg. Un des évadés est repris alors que Georg, caché là lui aussi, réussit à échapper aux poursuivants. Et quand au soir, à la table familiale, la discussion vient sur l’attitude qu’aurait eu chacun en la circonstance, au fils de famille arrogant qui affirme qu’il aurait livré le fuyard, le berger Ernst, dont l’indépendance semble un des traits caractéristiques, oppose une position claire : il ne livrerait pas le fugitif, car, dit-il « à l’endroit où justement je regarderai, là, il n’y sera pas, c’est sûr. », p. 159.
Ici, tout est dit de la marge de manœuvre dont dispose tout un chacun : ne pas regarder pour ne pas voir… La propagande et les promesses du parti au pouvoir atteignent les plus influençables au sein des familles – les frères et la mère de Georg illustrent ce constat – le plus jeune, le frère chéri de Georg lui-même est tombé dans ses filets. Mais un des autres frères et la mère, en dépit des pressions que lui font subir deux de ses fils, sont décidés à protéger Georg s’il vient leur demander de l’aide.
Enfin, Paul Roeder, ami d’enfance de Georg, et sa femme Liesl, soucieux de leur tranquillité et du bien-être de leurs enfants, jouent un rôle décisif : ils apprécient les mesures natalistes mises en place par Hitler, les excursions à prix réduit de l’organisation de loisirs Kraft durch Freude (la KdF) et cependant n’hésitent ni l’un ni l’autre à tout risquer pour ne pas abandonner Georg…

***

C’est donc un message d’espoir que, finalement, livre ce roman : dans des temps aussi sombres, il a été possible à un seul évadé de trouver sur sa route des mains aidantes, des portes se sont ouvertes ou entrouvertes. Et ce seul être échappé à l’étau est le gage que c’était possible, que le pouvoir en place n’est pas infaillible. Le réseau de solidarité que le pouvoir cherche à briser et que les dangers encourus par ceux qui y participent ne parviennent pas à détruire, le regain de courage et d’engagement, la petite flamme que les circonstances réveillent, quand le seul choix possible est d’apporter son aide quel qu’en soit le prix, voilà ce que l’on découvre au fil de ce roman.
Paul Roeder, qu’avec Anna Seghers, le lecteur se plaît à appeler « le petit Paul », exprime après une nuit d’interrogatoire par la Gestapo une évidence qui l’a aidé à surmonter sa peur : «… ils sont bien loin de tout savoir. Ils savent ce qu’on leur dit. », p. 400.


Références bibliographiques

Jean-Luc Tiesset, Chronique d’une évasion dans l’Allemagne des années trente, Publié le 5 avril 2020 dans la revue en ligne : En attendant Nadeau.

Une Allemande contre le nazisme : Anna Seghers, la voix de l’exil.
Ariane Singer, journaliste littéraire, présente pour Akadem un entretien avec la traductrice de La Septième croix, Françoise Toraille. Une impeccable présentation de l’auteur et de son oeuvre (Vidéo de 11 minutes).

Pour découvrir l’oeuvre de Anna Seghers

Cycle de quatre émissions proposé et composé par Ariane Ascaride et Hélène Roussel. Réalisation : Marguerite Gateau.
Durée  de chacune des émissions (58 minutes). En libre rediffusion.
Voici la présentation qu’en donne le site de France-Culture  
Épisode 1 : Diffusé le 10/04/2020
Une enfance à Mayence et la naissance d’un écrivain (1900-1933)
Netty Reiling naît avec le XXème siècle, à Mayence, dans une famille juive aisée et cultivée. Après des études en histoire de l’art, elle se décide pour l’écriture et devient Anna Seghers. Encore inconnue, elle obtient en 1928 le prix Kleist, le plus grand prix littéraire allemand d’alors.
Épisode 2 : Diffusé le 17/04/2020
Les années de transit (1933-1941)
Devenue communiste, Anna Seghers assiste à Berlin à l’effondrement d’une Allemagne minée par la crise mondiale et la montée du nazisme. De cette époque datent La Septième croix et Transit
Épisode 3 : Diffusé le 24/04/2020
Les années d’exil à Mexico (1941-1947)
Au Mexique, après un grave accident, Anna Seghers écrit la plus forte de ses nouvelles : L’Excursion des jeunes filles mortes.
Épisode 4 : Diffusé le 01/05/2020
Retour à Berlin (1947-1983)
Le retour en Allemagne, en 1947. En manque de sa langue maternelle et de son pays, elle regagne en 1947 une Allemagne divisée et un Berlin méconnaissable. Un retour au pays ? Mais quel retour et dans quel pays ? La nouvelle La Nef des Argonautes (1949) porte en filigrane la trace de telles interrogations. Vivant à Berlin-Est, elle ne renoncera pas, même si le réalisme socialiste y devient doctrine officielle, à son écriture propre. Sa nouvelle La Rencontre insolite (1973) livre discrètement les bases de son art poétique.

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