Juifs et Musulmans en France
Une très ancienne proximité. Et maintenant…?

par Didier Jouault

Ethan B. KATZ ,  Juifs et musulmans  en France : le poids de la fraternité, Titre original : The burdens of brotherhood : Jews and Muslims from North Africa to France, Cambridge/ Londres,Harvard University Press, 2015,  Traduit de l’anglais ( États-Unis ) par P. Hersant, Préface de B. Stora, Paris, Belin,  2018.

Contrairement à ce qu’une imagerie simpliste, véhiculée par les médias et les «  réseaux sociaux », pourrait laisser croire, la relation complexe entre Juifs et Musulmans en France ne trouve pas son origine dans le conflit israélo-palestinien. Une telle représentation gomme la réalité de liens anciens, qu’on peut bien dire « fraternels », même si toute fraternité est parfois rugueuse.
L’épais et foisonnant ouvrage d’Ethan B. Katz a le tout premier mérite de combattre ces images trompeuses en situant ces relations anciennes dans une perspective historique qui seule permet une analyse fine et nuancée.
Cet essai historique fait émerger (ou remet en mémoire) une donnée  majeure : la relation des « Juifs et musulmans en France » s’est déployée d’abord sur le territoire français de l’Afrique du Nord, dans l’espace colonial, dans « l’Empire » – et bien entendu en premier lieu en Algérie –. C’est là que se sont nouées les premières relations, que se sont cristallisées les proximités culturelles et dessinées les connivences et les affinités linguistiques, familiales, culturelles, même religieuses. C’est sur ce fond commun aussi que, plus récemment, sont nées les compétitions, les oppositions, et les conflits.

Un axe Marseille-Strasbourg-Belleville

Attentif à dialoguer avec le réel, l’historien se fait sociologue. E.B. Katz choisit trois espaces caractéristiques de la «  proximité » judéo-musulmane, trois villes qui marquent bien ( et encore davantage depuis la fin de «  l’Algérie française ») les ressemblances comme les disparités.
C’est en Méditerranée que se trouve la source de la fraternité qui unit Juifs et Musulmans.

Delacroix/Noces Juives au Maroc/1839/Musée du Louvre

Elle se prolonge dans l’espace français. Dans l’hexagone, dans plusieurs villes, on observe la juxtaposition, parfois le mélange, souvent les solidarités entre communautés.
La première des villes est Marseille, zone de mélange extrême, porte d’entrée des travailleurs « nord-africains » que l’essor industriel « importe », puis porte principale d’arrivée des « rapatriés » du Maghreb : « petits » Juifs et Musulmans s’y mêlent, cherchent identiquement des logements qu’ils peinent à payer, s’installent pour un temps, fréquentent les mêmes épiceries « orientales », écoutent de la musique arabe en jouant aux cartes dans les mêmes cafés où les uns et les autres sont tour à tour serveur ou patron. Vus par les locaux, ils sont les Nord-Africains, sans distinction. Ils vivent un espace de communauté culturelle, quotidienne, ayant transporté dans leurs valises et leurs souvenirs, malgré eux, ces mélanges complexes mais non explosifs du pourtour méditerranéen. On se débat ensemble contre l’adversité comme on le faisait «  au pays » : l’Afrique du nord.
À Strasbourg, la situation est très différente. D’abord, on l’oublie souvent à l’heure de l’Europe, l’Alsace a longtemps été « allemande », entre 1870 et 1919 : la religion y est encore aujourd’hui sous régime «  concordataire » : depuis une époque (Concordat voulu par Napoléon) où l’islam n’est pas représenté, le culte et les institutions juives ont bénéficié d’un intégration beaucoup plus forte dans le système d’Etat (enseignement, salaire des officiants) et la société civile. D’origine presqu’uniquement Ashkénaze, la communauté juive est également intégrée depuis longtemps par une réussite sociale globale, contrairement aux «  expatriés » ou « réfugiés » Séfarades, arrivants démunis de toutes les époques- et surtout après la décolonisation.
De plus, pour les « pratiquants », le rite « Allemand » estimé par l’auteur, à tort ou à raison,  plus exigeant, permet d’affirmer une identité forte, mais non contradictoire avec l’intégration. Enfin, outre le français, les uns pratiquent le yiddish, et les autres (on le verra) s’expriment volontiers en Arabe. Ce paysage alsacien extrêmement « apaisé », qui a pu – étant allemand – échapper aux conflits de « l’Affaire Dreyfus » n’est pas altéré par l’arrivée importante de Maghrébins, travailleurs volontaires ou réfugiés, qu’attire le tissu industriel en fort développement au cours des «  Trente Glorieuses ». 
D’où ces pages sur  «  l’A.S. Ménora », club sportif alsacien dont le fanion bleu et blanc porte une ostensible Menora et qui, pendant des dizaines d’années, fédère juifs et musulmans (joueurs, entraineurs)  poussant ensemble le ballon avec un identique désir fraternel de battre… l’équipe d’en face.

« De plus, en raison de la taille réduite de ces deux populations, les juifs et les musulmans nord-africains de Strasbourg ont eu besoin les uns des autres pour perpétuer l’ambiance et les coutumes qu’ils ont connues dans le Maghreb. », p.399.
Enfin, troisième lieu – capital – Paris. Ou, plutôt, l’ Est de Paris ou – mieux encore- : Belleville. L’auteur évoque assez longuement les épisodes de «  bagarres » en 1967 et 68 – échos lointains de l’orage connu par le Moyen-Orient où l’ État d’Israël affronte des pays arabes. C’est l’un des thèmes du livre : la fraternité indéniable connue en Afrique du nord (quasiment depuis l’expulsion d’Espagne fin XVème et renouvelée par la conquête de 1830), et transplantée sur le territoire métropolitain après la décolonisation, souffre de «  l’importation de conflits extra-territoriaux ». Mais, tout comme il enrichit son regard universitaire par le dialogue de rue, l’auteur «  épaissit » la recherche par un minutieux travail d’archives et d’arpentages locaux. Non seulement il se donne la peine ( et nous offre le plaisir ) d’observer les plans de ce quartier extrêmement populaire (la « semaine sanglante » de la « Commune » de 1871 y voit tomber les ultimes barricades levées par de femmes et des hommes du peuple pauvre de l’Est parisien), mais il a également cherché tout ce qui- dans la vie quotidienne « réelle » fait de ce quartier LE quartier judéo-musulman par excellence, l’espace des mélanges fraternels, des juxtapositions amicales, des « engueulades » de café à la Pagnol et – bien sûr – de la répartition des espaces religieux.
L’auteur, par exemple, décompte les cafés ou les «  boutiques orientales » de part et d’autre du boulevard de Belleville, observe ( d’un œil attendri) qu’ici, dans tel café « arabe », les nombreux orchestres ou chanteuses vedettes sont autant juifs que musulmans.

Il relève en détail les métiers ( toujours humbles) des habitants juifs et musulmans et note que – sitôt  que leur situation s’améliore- les uns ( juifs) quittent Belleville pour d’autres quartiers « chics », alors que les autres (musulmans) – la situation misérable perdurant – restent sur place ( c’est toujours le cas en 2020 où les «  bobos » parisiens fréquentent volontiers le «  marché arabe » de Belleville), ou s’exilent vers de rudes banlieues – en particulier en Seine-Saint-Denis.


A Paris, l’une des trois villes « test » choisies par l’historien pour son enquête, cette histoire est ancienne, même si l’espace du «  mélange » s’est déplacé – car le quartier d’origine, dit « Le Marais » s’est enrichi. « Juifs et musulmans habitent sur  le même palier et se croisent chaque jour. En 1926, par exemple, au 23 rue des Jardins Saint-Paul, à l’est de la rue François Miron, on dénombre parmi les quarante-sept résidents, au moins onze juifs et huit musulmans du Maghreb ou du Levant », p. 115. « A elles deux, ces rues, de Jouy et François Miron, abritent huit cafés nord-africains appartenant à des juifs. Le recensement de 1936  fait état d’une dizaine de musulmans et de plus de soixante juifs nord-africains », p. 110. Les trois rues citées, parmi les plus anciennes de Paris, sont au cœur du « Marais », longtemps dit «  quartier juif ». 
« En 1958, selon un estimation, 40 000 juifs d’Afrique de nord vivent à Paris, et la plupart d’entre eux se concentrent dans ce quartier », p.277.

Un méli-mélo fraternel aux saveurs de la Méditerranéenne.

L’un des attraits majeurs de ce livre attachant tient au choix d’une méthode historique où le « vivant » (serait-il sous forme de souvenirs) est primordial. Cela passe par les « traces d’humanité » repérées dans les trois villes choisies. Mais, pour rendre compte de la richesse de l’étude, il est aussi nécessaire d’évoquer les principales étapes et thèses avancées dans cet ouvrage consistant.
L’idée fondatrice,  directrice d’un bout à l’autre, est que la relation entre « Juifs et musulmans en France » ne peut se comprendre que dans cet espace très particulier – historiquement marqué, jusqu’en 1962 – qu’on a nommé « L’ Empire français », où les pays du Maghreb tiennent une place de premier plan, par l’ancienneté de leur civilisation « arabe » et la primauté de l’Islam.
En effet, l’auteur revient sur cette donnée, sans doute oubliée par nombre d’entre ses lecteurs américains ( et par là l’ouvrage marque sa distance involontaire avec le lectorat français) : en Méditerranée, il existe une authentique «  civilisation judéo-musulmane », découverte par les colons.

En Algérie d’abord, car conquise, annexée, peuplée par volonté politique d’ « exporter » la colonisation, mais également au Maroc et en Tunisie, sous des formes variables. Très puissante et ancienne, cette « civilisation » est caractérisée par des usages quotidiens, un langage partagé («  on parlait tous l’Arabe ») , une cuisine « exotique » mais rituelle, des usages de la rue, de la ville – musique et cafés – , des voisinages où, de nombreux témoins le racontent,  chacun offre un petit cadeau pour les grandes fêtes religieuses de l’autre, dont il respecte rythmes et préceptes.
C’est l’analyse fondamentale : en Afrique du Nord (c’est-à-dire à l’époque, en France) où ils vivent massivement, Juifs et Musulmans, appartiennent à une même « fraternité », sans confusion d’identité.
Dans ce territoire, certes, entre autres depuis le décret dit Crémieux, les Juifs peuvent passer pour « des porteurs de l’Empire ». Mais les deux groupes, l’auteur y insiste, sont comme « confondus » par contraste avec le colon plus récent, plus riche, plus « européen ». En quelque sorte, la différence nette avec les représentants divers de l’Empire – dont les nombreux personnels d’État – les rapproche encore, niant leur propre différence interne.
D’ailleurs,  la  Grande Guerre  va marquer ( au milieu du  temps de présence coloniale) une étape importante, comme il en est pour l’Europe entière. De 1914 à 1918, 400 000 Musulmans nord-africains et 38 000 Juifs français d’Afrique du Nord combattent. «  Le sacrifice des musulmans confirme et consolide  leur place au sein de la nation française » (p.61) mais les « musulmans restent souvent invisibles… car ils sont délibérément isolés de la population », p.87.
Cependant, « des juifs éminents (ashkénazes) profitent de leur situation plus assurée pour réclamer avec empathie des droits pour les musulmans » , p.97. Ils sont inspirés en cela par la solidarité communautaire en quelque sorte « passée » par les Séfarades nord-africains venus combattre au côté des Musulmans. Si les Juifs les plus anciennement intégrés, les Ashkénazes, habitent souvent d’autres quartiers, ils rencontrent les «  Nord-Africains » au sein des institutions communautaires ou de lieux cultuels déjà existants, de sorte que ( si l’on prend toujours l’exemple de Paris) apparaît un univers multi-culturel et multi-confessionnel, fortement marqué par les empreintes méditerranéennes originelles partagées.

Le tiers dominant

Mais dans ce couple que forment Juifs et Musulmans se dresse constamment un tiers : la République Française. 
C’est la deuxième grande ligne d’analyse : les relations entre Juifs et Musulmans en France ( i.e. principalement en Afrique du nord jusqu’en 1962) ne peuvent pas se comprendre sans la référence à la puissance qui n’est pas seulement symbolique de ce troisième tiers : l’État (autrement dit la métropole, autrement dit Paris), successivement monarchique, impérial, républicain, mais toujours colonisateur. Même après le célèbre Décret  Crémieux (octobre 1870) qui accorde la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie ( et pas aux Juifs de Tunisie…), Juifs jusque là ”israélites indigènes”, les deux populations coexistent, en général dans les quartiers pauvres, exercent les mêmes «  petits » métiers, se mettent – sous des formes diverses – au service du « Colon », parfois à peine moins démuni s’il n’est pas fonctionnaire, mais «  Français d’origine ». 
En métropole, à l’époque, la majorité des Juifs est «  assimilée ». D’origine ashkénaze, elle forme une partie de la classe moyenne, voire supérieure, et se reconnaît par une existence communautaire fortement organisée – CRIF, Grand Rabbin, et une forte pratique de la solidarité intégrative… Le clivage Juif/non Juif, si violemment durable, structure une part importante de la vie sociale, culturelle, politique, avec tous les insupportables excès qu’on connaît. Les deux groupes Juifs/non-Juifs sont comme « en compétition ». 
Les Musulmans, lorsque leur nombre va rapidement croître avec les besoins du développement d’après-guerre, ne disposent quasiment pas en métropole de structures communautaires solides ni représentatives, et encore moins de la solidarité active pour un accueil aidant. A l’arrivée, ils se débattent quasiment seuls, et les structures d’Etat semblent peu actives, voire soupçonneuses, en matière d’intégration véritable.
Ethan B. Katz voit dans cette différence – majeure et durable – la principale raison pour laquelle les Musulmans vont être, dès les années cinquante, sur cette question, un « public » assez facilement influencé par les idées anti-impérialistes, indépendantistes, voire révolutionnaires, d’abord «  exportées » par le militants du FLN et leur « alliés » d’une partie de  la gauche française, puis par les échos des débats relatifs à la « cause palestinienne ».

L’exportation de la déchirure

Dès l’introduction, l’auteur affirme cette conviction qui forme la fondation de la thèse : … «  l’importance et le sens même de l’identité des juifs et des musulmans sont éminemment contextuels ; ce n’est qu’à certains moments spécifiques de l’histoire, notamment dans la période post-coloniale, qu’elle a été perçue comme définitionnelle, primordiale et singulière », p.24.
La première « prise de distance » se produit avec la « guerre de libération nationale » et l’indépendance de l’Algérie. Intégrés, citoyens à part entière depuis presque cent ans (1870), les Juifs  – selon l’auteur – « font partie intégrante du peuple algérien, comme c’est la cas depuis des siècles », p.251. Ils semblent massivement favorables à un maintien de « l’Empire », avec accroissement des droits des Musulmans. Aussi, « de nombreux juifs s’engagent en faveur de l’Algérie française », p.303. Le FLN ne partage pas cette analyse, et son attitude «  pour le moins compliquée », conduit tout de même à des « violences qui ont causé la mort de plusieurs centaines de juifs algériens et poussé 6000 autres à partir pour la métropole » (p.253) – selon une donnée de 1957.
Au début des années soixante, les violences politiques à l’encontre de Juifs se multiplient – comme l’attaque de la grande synagogue d’Alger le 12 décembre 1960. Dès la fin 1961 et surtout après les Accords d’Évian (1962), très majoritaires seront donc les Juifs qui vont devoir quitter «  leur pays » : ils vont «  voter massivement pour la France avec leurs pieds. Vers la fin de l’été 1962, 130 000 d’entre eux ( sur 140 000 environ) ont gagné la métropole », p. 306. 
Les stigmates de cet «  exil vers la patrie » sont nombreux, même si les communautés continuent à coexister. Là encore, la puissante solidarité des institutions juives renforce la différence avec les musulmans, travailleurs «  appelés » ou – de plus en plus – nationalistes déçus désormais en fuite devant l’évolution  « radicale » de la politique intérieure de l’Algérie indépendante.

Mais la coexistence, reconquise par les retrouvailles locales avec la «  culture méditerranéenne », est à nouveau ( on le voit, là encore de manière « contextuelle » et non « structurelle ») menacée par la guerre, ou plutôt les guerres successives : 1967, 1973.
« Depuis 1967, les conflits du Proche-Orient, notamment du fait de leur intensification et de leur internationalisation, entraînent une plus forte politisation des corps et des espaces juifs et musulmans en France(…). De plus, alors que le problème existe depuis des décennies, on voit persister ou même s’aggraver les inégalités criantes entre juifs et musulmans en matière d’éducation, d’emploi et de revenu », p. 448.
A cela, rapidement,  s’ajoute le fait que les intelligentsias françaises, pour une part des « influenceurs », prend fait et cause pour « Les Palestiniens », représentés par le bureau de l’OLP à Paris. Les Intifada renforcent ce mouvement, mais une autre partie de l’opinion – ou des hommes politiques de la « gauche institutionnelle » (comme le très écouté maire de Marseille, Gaston Deferre) défendent des positions ouvertement proches d’Israël, et se disent «  sionistes » : l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 ou l’émergence d’un mouvement «  généraliste », SOS Racisme ( 1985, 1 500 000 badges  « Touche pas à mon pote » vendus), la «  Marche des Beurs » et le désordre politique grandissant au Moyen-Orient (1991,  Irak, puis Syrie, Lybie…), tous ces évènements de portée souvent internationale augmentent les risques d’opposition vigoureuse entre Juifs et Musulmans en France, en même temps que, par exemple, la reconnaissance par le président Chirac (1995) d’une responsabilité de l’État Français dans les persécutions antisémites du régime pétainiste –  éclaircit l’horizon des mémoires : « … la multiplication des dialogues et des paysages inter-religieux, la reconnaissance des souffrances endurées dans leur histoire par les juifs comme par les musulmans (…) laissent alors espérer que la présence visible, en France, de juifs en tant que juifs et de musulmans en tant que musulmans peut emprunter d’autres voies que celles d’un conflit inéluctable », p. 440.
Ethan  B. KATZ tient sa ligne : les conflits entre Juifs et Musulmans en France qui sont, pour lui, des communautés « proches », sont « importés » ou occasionnés par des faits politiques « contextuels ». Seuls des sous-groupes « engagés » ( y compris le Bétar juif) soufflent la tempête sur une … Méditerranée de souvenir.

La rupture d’un équilibre pluri-centenaire

L’auteur consacre son dernier chapitre aux situations de vive tension marquant la fin du XXème siècle et le début du XXIème : antisémitisme en augmentation rapide,  racisme anti-arabe croissant dans les populations désinhibées par les choix d’une extrême droite normalisée, évidences aveuglantes des extrémismes politiques porteurs de haine, violence non contenue des terroristes « nourris » au Moyen Orient…
Mais l’on perçoit aussi, à travers la rapidité des analyses, que l’historien américain maîtrise nettement moins cette période. Les sources d’archive lui font évidemment défaut, de même que les entretiens in vivo . Ce contexte, le nôtre, altère la juste perception de ce que – longtemps – ont été les relations entre Juifs et Musulmans en France.
Malgré cela, l’auteur conclut par des lignes très positives : l’existence commune des deux communautés est possible – à l’exclusion des «  extrémistes » tenant le devant de la scène médiatique. Selon lui, les deux groupes «  sont toujours en mesure de réinventer une histoire complexe où prévaudrait une parenté, et même une fraternité judéo-musulmane. En cherchant à s’abstraire ainsi du présent, ils nous rappellent que l’avenir est peut-être porteur, lui aussi, d’une histoire inattendue », p. 460.
Il observe que «  ces dernières années ont paru de nombreux livres de souvenirs, publiés notamment par des juifs originaires d’Algérie. Dans bien des cas, comme les ouvrages de fiction, ces récits dépeignent tout à la fois la coexistence harmonieuse, les tensions et les relations limitées des juifs et musulmans sous le joug colonial. De plus, depuis le début des années 2000, après une période de latence, de nombreux musiciens et amateurs juifs et musulmans aux racines nord-africaines ont fait revivre un héritage commun, celui de la musique arabe, et ces sons redécouverts ont éveillé la nostalgie des traditions communes et des échanges culturels judéo-musulmans. », p.456.

Décentrement

L’actualité de Daech – et le refus du terrorisme – ont remplacé violemment ce que fut la centration des consciences sur « La cause palestinienne » dans certains groupes de pensée. L’opposition n’est plus désormais entre « Juifs » et « Arabes », le «  Califat » n’est pas une terre vivante à reprendre ( la Palestine) mais un univers dogmatique à construire. Du coup, le centre du conflit s’est  pour l’instant comme déplacé, quittant ( pourrait-on croire) le territoire historique et symbolique de l’État d’Israël et des territoires palestiniens. L’auteur observe que « l’extrême-droite délaisse en partie l’antisémitisme pour se concentrer sur la protection de la civilisation occidentale face aux «  Arabes »… », p.402. 
Le travail de Ethan B. Katz s’est terminé avant les meurtres du Bataclan ou de «  l’Hyper Casher », qu’il n’intègre pas à son travail, mais qui n’infirment pas sa thèse : c’est par le contexte ( ici l’hyper violence d’un terrorisme radical, en large part « conduit de l’extérieur ») que se redéfinissent les relations entre Juifs et Musulmans en France, et non pas de manière «  définitionnelle ».

 Un historien sociologue d’abord soucieux de réalités humaines

Universitaire américain, l’auteur peut se permettre d’échapper aux déformations «  subjectives » qu’entrainent inévitablement les «  visions de près ». On sait l’apport  majeur de «  l’École américaine » aux travaux consacrés à la France de Pétain. En un peu plus de 570 pages ( dont VIII planches de photos très documentaires, 70 pages de « notes » exceptionnellement érudites et vingt pages d’une bibliographie affirmée «  sélective » – mais on s’y perd un peu …) , Ethan B. KATZ parcourt un panorama intellectuel et sensible de relations complexes.
Pour cette thèse, travaillée pendant presque dix ans, il a passé – entre autres – une année en France (Ecole Pratique des Hautes Études) et une autre en Israël.
Ces informations ne sont pas anecdotiques : elles décrivent la méthode originale et productive mise en œuvre pour cette longue et minutieuse recherche. Au-delà des approches bibliographiques ou des cours et séminaires, le livre s’attache en effet à planter ses fondations dans le terreau d’une réalité vibrante, celle des femmes et (surtout !) des hommes ayant vécu sur les terres de cette Histoire. Ainsi, lors de son séjour en France, le chercheur a-t-il interrogé des dizaines de personnes, des humbles habitants de Belleville (LE quartier judéo-musulman de Paris dans les années soixante) ou des sommités des deux communautés.
Son récit – fluide, de lecture aisée – en acquiert une épaisseur, une vérité de mémoire et d’émotion où le sociologue « engagé » rejoint l’historien « impartial ».

***

Dans cette communauté judéo-musulmane multiculturelle et pluri-confessionnelle, lourdement secouée par «  l’écho lointain de l’orage », toutes les bonnes volontés et toutes les aspirations à une fraternité reconquise existent encore. Ce message – probablement plus facile à formuler depuis un bureau d’université américaine que depuis Belleville – traverse tout le livre. A chacun de nous de tenter de le faire vivre.

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