« Écrire seulement ce qu’on n’ose croire vrai »
par Didier Jouault
Georges PEREC, W ou le souvenir d’enfance : récit, Première édition 1975, Paris, Denoël, 1983.
Tout au long de W ou le souvenir d’enfance, deux « fils narratifs » courent en alternance : d’une part, un récit mémoriel, fragmenté mais cohérent, d’un enfant juif caché, réfugié en province dans la France occupée ; de l’autre, une succession de textes, de courts chapitres intitulés « W » et qui décrivent un monde déconcertant et sombre, comme issu de la Science-Fiction. Ces deux fils sont tissés ensemble et ne forment qu’un seul récit qui, relevant à la fois de l’autobiographie et du roman, de l’intime et de l’Histoire, mêle fiction et réalité.
Georges Perec, dans cette oeuvre exigeante sur le plan esthétique, parfois déconcertante par ses audaces formelles, a porté à un degré de perfection et d’universalité l’expression du deuil et de la dévastation causée par l’extermination des Juifs.
***
Force de la forme
Ces deux fils narratifs se distinguent visuellement, sur la page, par l’usage de l’italique pour les chapitres « W ». Au sein du récit, apparait un texte prétendument écrit par un enfant de douze ans, imprimé en corps gras, qui- donc – « saute à l’œil ». Désarçonné d’abord sur le sens du texte, le lecteur est réassuré par la forme (ici typographique).
Avec sa coutumière malice, Perec glisse au sein du texte une clé de compréhension. Il se souvient de l’école : « On disposait parallèlement des bandes étroites de carton léger coloriées de diverses couleurs et on les croisait avec des bandes identiques en passant une fois au-dessus, une fois au-dessous », p.76. Il décrit là, précisément, le mode de fabrication de W ou le souvenir d’enfance …
La forme forcée
Décrire un livre de Georges Perec fait toujours courir le risque d’un excessif formalisme, d’une approche « techniciste ». Et de fait, son oeuvre est marquée par des recherches formelles qui pourraient passer pour hermétiques aux yeux de nombreux lecteurs.
L’époque à laquelle l’ouvrage a été composé s’y prêtait : le roman français des années 1970 est confronté à une « crise », fructueuse mais déroutante pour le lecteur, qui consiste à rompre avec les formes usuelles du roman dit « réaliste », à battre en brèche les invariants du roman classique.
Georges Perec, quant à lui, est membre de l’OULIPO, groupe dont les membres revendiquent clairement un projet commun : produire un texte soumis à des contraintes formelles extrêmement puissantes et qui prédominent. Il s’agit de plier l’écriture à une autre source que le réel : une consigne extra-littéraire, où le formalisme tient (au moins de façon apparente) la première place.
C’est dans ce contexte particulier d’une sorte de compétition très ludique entre forme et récit qu’on doit lire W ou le souvenir d’enfance . Et Perec joue sur les deux tableaux.
Jouer
L’emploi du verbe « jouer » convient bien à Perec, au jeu qui est une dimension de son écriture : la jubilation intellectuelle qu’il éprouve à travailler les textes selon des « consignes » externes fait partie intégrante de son œuvre. Ainsi – écho des recherches menées au sein de l’OULIPO – la préoccupation formelle constitue l’une des composantes visibles (sinon majeures) de son roman.
On pourrait penser que cette grande multiplicité de « tons et formes » porte, par sa complexité, un risque d’illisibilité. Mais l’extrême virtuosité de Perec permet au contraire de nouer tous les fils, par des recoupements au cours du récit (thématiques de l’orphelin, de la fuite, du « caché », allusions biographiques directes). On le voit clairement à la toute fin du texte qui relie d’une façon dramatique les souvenirs intimes d’un enfant juif et la description d’un univers d’horreur, identifié bien que jamais nulle part nommé dans le roman.
Dans les deux brefs derniers chapitres du récit « W », l’usage de « Raus » ou « Schnell » (p.209), et la description du « costume rayé » (p.217) des prisonniers ou encore le contenu de la « Forteresse » (p.218) – « des tas de dents en or, d’alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements… », ces rares éléments d’ancrage historique précis raccrochent – in extremis – l’intime du souvenir très personnel à l’horreur de la Shoah : cette mémoire d’enfant rescapé porte malgré elle le souvenir de toutes les victimes – non désignées explicitement mais reconnues par tous.
Un passage de la partie « souvenirs » l’exprimait : « J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie », p. 59.
Les mauvais souvenirs, à distance
Le roman assez bref (220 pages) se compose de trente-sept courts chapitres, en réalité trente-six (36 – année de naissance de Perec) car le dernier se présente en dehors des récits, comme explicatif.
Tout est placé sous le signe de la dualité, qui renvoie à deux plans de l’existence : la mémoire ( le récit d’enfance réfugiée) ; et l’imaginaire (un récit lui-même dédoublé intitulé « W »).
Ainsi, le roman est constitué de deux parties séparées par une page blanche (p.85) portant seulement les signes “(…)”, indiquant rupture et continuité ; les chapitres alternent dans un ordre parfaitement rigoureux.
Selon une technique assez caractéristique de l’époque, le narrateur interrompt également le cours mouvant de la narration pour décrire longuement des photos le concernant, mais classées par sujets (l’exode, l’école) ; et c’est une irruption d’immobilité dans le flux du récit, comme un regard d’ethnologue ou de documentaliste (un des métiers qu’exerça Perec).
À de nombreuses reprises, ainsi, divers procédés introduisent l’idée de « distance » soit intérieure, soit d’ avec le monde de l’époque. Le constat est dressé sans équivoque, celui d’une ignorance de la catastrophe en cours :
« Du monde extérieur, je ne savais rien, sinon qu’il y avait la guerre et, à cause de la guerre, des réfugiés », p.118.
Ou encore :
« Tout ce que l’on sait, c’est que ça a duré très longtemps, et puis un jour ça s’est arrêté », p. 95.
Alors de quoi s’agit-il au juste?
Bien qu’il puisse être parfois dérouté par les jeux formels, le lecteur ne s’y trompe pas : ce roman, loin d’être un simple exercice de style brillant mais un peu vain, explore et « travaille » le difficile rapport sensible de la mémoire et de l’histoire, les relations non moins fragiles du réel et de l’imaginaire.
Deux trames, donc (et il est loisible de les suivre séparément en sautant un chapitre sur deux).
Il y a en premier une « bande de carton » qui raconte une perte et développe un univers inquiétant et sombre, une effrayante dystopie.
Ici, rien n’est nommé que de façon collective (« Les Athlètes », « Les Sportifs ») ; tout est démesuré, haletant, précipité, brutal.
Cette face du roman est elle-même scindée en deux parties.
– La perte d’un personnage : le héros de « W », dont le narrateur donne dates et lieux de naissance sous forme faussement informative ( « né le 25 juin19… » ; « centre d’instruction à T. », etc.) a déserté. Il vit en Suisse et apprend qu’il ne porte pas son vrai nom mais celui d’un riche enfant sourd-muet, disparu au cours d’une croisière, sans avoir laissé aucune trace. On le constate : faux vrais papiers, incertitude, suspense, disparition, extrême inconnu – le tout comme validé très subtilement par une grande quantité de chiffres et faits (dates, coordonnées) qui ne servent à rien, sinon à produire un « effet de réel » au sein d’un récit ostensiblement irréaliste.
Le lecteur s’interroge : un départ pour nulle part ? Un voyage pour rien ? Où le conduit-on ? Vers quelle perte ? L’identité de chacun n’est-elle que cette illusion, de surcroît naufragée ? Fin de la première partie, chapitre XI. On ne parlera plus du tout ensuite de ces évènements ! Une histoire sans fin, et même sans milieu.
– Le monde de «W » : dès le chapitre XIII, le texte s’enfonce dans un univers hallucinant de précisions arithmétiques et de terrifiante organisation sociale. Le personnage précédent et ses comparses ont disparu, comme s’ils avaient vu leur identité se dissoudre dans une pure et violente organisation où personne, jamais, ne porte un nom, et que dominent « Les Officiels ». Sinistre écho de l’Histoire.
Perdre son identité, ne serait-ce pas le destin de tant d’individus en ce milieu de siècle ? Le monde de « W » est régi selon des « Nombres » et se targue de prendre pour modèle un univers sportif olympique qui n’est pas sans évoquer l’univers de la cinéaste d’inspiration nazie, Léni Riefenstahl.
Surtout, cet univers de corps souffrants est régi par des « Règles », lois d’un rigueur absolue, innombrables, mais sans justification. Le « peuple » est constitué d’ «Athlètes», ainsi nommés par antiphrase : ils sont à la fois en sous-nutrition en raison des compétitions quasi permanentes (les vaincus ne reçoivent rien) et sans cesse contraints à d’éternels mouvements, en général privés de sens.
La très indéchiffrable « Administration » et les dominants disposent de tout pouvoir, sans raison, sans limite, sans cohérence autre que la violence imposée au corps, et aux destinées.
La description est comme distanciée, froide, presque ethnographique : sont évoquées, successivement, les principales fonctions, occupations ou formes de vie.
Mais, alors que les chapitres se suivent et que le lecteur comprend à quel univers concentrationnaire il est confronté, le vocabulaire du narrateur se charge d’émotion ; son jugement transparaît.
Toujours sur le mode du constat, dans la dernière page de cette partie « W », il relève « toutes ces marques indélébiles d’une humiliation sans fin, d’une terreur sans fond (…) d’un écrasement conscient, organisé, hiérarchisé », p.218.
L’exceptionnelle puissance de la trame « W » vient pour une grande part de ce choix formel premier : ne pas nommer l’innommable ; ne pas pleurer l’impossible douleur ; ne pas dire la révolte ou l’émotion ; et ne rien dire sur soi-même puisqu’on n’y était pas.
Écrire sèchement ce qu’on n’ose croire vrai
Chacun reconnaît l’univers concentrationnaire nazi, mais celui-ci, en quelque sorte, perd de sa spécificité et gagne en universalité. Ici, ce n’est pas seulement le peuple juif qu’on martyrise, c’est l’humanité tout entière.
Il y a, en second (en second, car le livre commence par un chapitre série « W ») une « bande de carton », triste et malgré tout sereine : l’expérience enfantine du deuil et de la guerre au milieu d’un famille juive dispersée par la violence du temps. Ici tout est nommé, individualisé, mesuré. Perec raconte ses origines familiales, marquées par la double « disparition » de son père – suite à une blessure de guerre en juin 1940 – et de sa mère en déportation, même si « un décret de 1958 la déclara officiellement décédée (…) à Drancy ».
Cette partie intime, en opposition délibérée à l’autre, contient de nombreuses données inscrivant le narrateur dans sa famille, son temps, la vie à Paris (avant l’Exode de 1940) ou dans ses divers refuges à Villard-de-Lans, institution catholique ou home d’enfants.
Il n’y est pas si malheureux : il vit, il joue, il rit. Là aussi, on repère à l’oeuvre les caractéristiques si reconnaissables du texte de Perec : les longues énumérations (par exemple de tous les événements présents dans la presse le jour de sa naissance) ; les jeux de forme (avec les segments de droite formant la croix gammée, l’étoile de David, le signe sur le brassard du dictateur de Chaplin, p.106…) ; les descriptions d’images, « tentatives d’épuisements » de lieux qu’il visite et revisite, collèges à Villard, rues d’enfance à Paris…
Dans ces chapitres consacrés aux « souvenirs d’enfance », Perec, tout en laissant libre cours à son imaginative et prolifique virtuosité, accumule les scènes qui font de lui ( à Paris) un banal enfant pauvre d’une communauté intégrée, puis un « petit Français » en quelque sorte préservé de l’actualité, à Villard -de-Lans, même si la prudence quotidienne (Perec cheveux courts, en costume marin !), et la menace permanente s’ajoutent à la douleur inapaisée du deuil.
Historiettes, récits de genre, évocations de lectures et apprentissage de la « bataille navale mouvante » se mêlent à des considérations rapides sur le souvenir lui-même : « Je ne sais pas si j’ai réellement vécu cet accident ou si, comme on l’a déjà vu, à d’autres occasions, je l’ai inventé ou emprunté », p.182.
Si l’on ajoute des jeux formels (un hilarant passage sur la gaucherie contrariée, simple prétexte à un morceau anthologique d’autodérision, p.183) et de nombreuses références à l’incertitude du souvenir (personnel ou familial), ce récit pourrait presque n’être que celui d’une enfance ordinaire. D’autant que de la « découverte » des camps n’a lieu que lors du retour du garçonnet à Paris (et c’est l’ultime chapitre de la partie « souvenirs »).
Toute la puissance du roman provient précisément de cette juxtaposition entre les deux tons, entre les deux mondes – W ou le Vercors : par les échos et la grande rapidité de l’alternance des chapitres, chacun, d’une certaine manière, « déteint » sur l’autre, le pénètre, le contamine.
Même dans les petits bonheurs du réfugié, le bruit du monde, son horreur finissent par se faire entendre…
L’irruption de l’Histoire dans le souvenir individuel
Les deux parties de « W ou le souvenir d’enfance » renvoient très souvent l’une à l’autre, de façon allusive. C’est seulement à la fin du livre que la dernière clé est donnée – ou presque : la dystopie n’est pas une imagination « gratuite », mais la description voilée, « distanciée », stylisée, rendue délibérément anonyme (et ainsi déshumanisée) d’un univers concentrationnaire que le narrateur se garde d’ inscrire dans une histoire déterminée, figée par des dates.
Le lecteur – mais ne l’avait-il pas déjà pressenti ? – comprend que le monde de « W » est la description sans nom de l’horreur sans nom.
***
Plusieurs décennies après sa publication, W ou le souvenir d’enfance fait partie de la bibliothèque du souvenir juif commun – cela est désormais acquis. Mais en 1975, cette appartenance n’était pas garantie. L’extrême subtilité de la construction, l’opposition de l’individuel affirmé juif et d’un collectif imaginaire non nommé, concouraient certes à une prise de conscience mais provoquée en sourdine, discrètement, avec l’air de ne pas y toucher.
L’entremêlement si réussi de souvenirs modestes racontés sans recherche d’apitoiement, et de descriptions d’un véritable enfer inhumain donne à l’ensemble une rare force d’évocation. L’anonymat de « W » amplifie le crime – qui paraît cependant (dans son monde) « régulé », « banal ». Et la simplicité des souvenirs – sans héroïsme, sans autre évocation douloureuse que la perte des parents – émeut par sa réserve, sa distance avec l’événement.
De ce mélange de « banalités » résulte un texte qui gagne en tout point : plaisir de la construction imaginaire ; empathie de l’expression de sensibilité ; admiration de la prouesse technique.
Ainsi, quand se réunissent les deux « bandes » de récit, cette irruption de l’Histoire commune dans le souvenir individuel confronte in fine le lecteur à sa propre dualité ordinaire : le voici qui lit, mais que fait-il ? Et l’univers monstrueux de « W » n’est-il vraiment qu’une part du souvenir des hommes, ou, par son anonymat et sa banalité, ne décrit-il pas aussi le risque d’une part de l’avenir inhumain des hommes ?
La question n’est, bien entendu, pas posée aussi explicitement par Perec, dont l’œuvre est délibérément « non engagée » – au moins en apparence. Mais «W», sans doute, est celui de ses textes le plus en résonance avec l’Histoire, malgré les « mises en distance » qu’il multiplie.
Il ne s’en cache d’ailleurs pas. Le très bref chapitre (XXXVII), l’ultime chapitre qui fait à peine plus d’une page, consiste presque exclusivement en une longue citation de L’univers concentrationnaire de David Rousset, et se termine par un amer constat : la Terre de Feu, terre du Chili, choisie pour y installer la dystopie imaginaire de « W » sert « aujourd’hui » (en 1975) de camp de déportation.